3 destins : Allemand, Français, Anglais.

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Les leçons d'humanité du paysan-soldat

C'est en partant à la recherche de lettres envoyées à leur famille par des soldats de la première guerre mondiale qu'un collègue, le jeune historien allemand Bernd Ulrich, fit en 1987 une découverte étonnante aux archives militaires fédérales de Fribourg-en-Brisgau.' un manuscrit de plus de trois cents pages dactylographiées relatant la vie quotidienne d'un soldat allemand au front. L'auteur du texte est un certain « Dominique Richert, cultivateur à Saint-Ulrich en Alsace »,
D'abord sceptiques quant à l'authenticité du manuscrit, nous fûmes rapidement fascinés par son style lapidaire, très différent des autres récits et souvenirs de cette guerre. Dominique Richert renonce en effet à toute « héroïsation », Dès le début de la guerre, il manifeste peu d'enthousiasme à l'idée de partir au front. Il lui faudra quatre ans pour concrétiser son plan toujours avorté.' déserter. Sa réticence à la guerre est d'autant plus digne d'admiration que le pacifisme n'était guère répandu parmi la troupe. Beaucoup de soldats allemands,notamment les paysans, surent se conforter dans l'idée qu'en dévastant des contrées lointaines, ils protégeaient leur patrie de la destruction. Pour Dominique Richert, sa petite patrie, la seule qui comptait, c'était son village du Sundgau, alors à la frontière francoallemande et placé sur la ligne de front pendant toute la durée de la guerre 1914-1918. Dominique Richert ne souhaitait qu'une chose.'que la guerre cessât et qu'il pût rentrer chez lui.
Toujours très distant à l'égard des figures de soldats-héros, Richert n'a pas cherché dans la rédaction de ses souvenirs à se donner un rôle, à se poser en combattant épris de gloire et de bravoure. Il peut ainsi détailler avec précision les horreurs qu'il a vécues, la peur qui l'accompagnait au combat, mais aussi évoquer, non sans fierté, les stratégies qu'il a mises au point pour se soustraire à des combats qu'il jugeait inutiles. Le soldat Richert ne s'aliène pas dans l'embrigadement, ne découvre pas soudain en lui un « Urmensch» meurtrier qui change sa personnalité: pris dans les griffes de la guerre, il tente de lui échapper pour sauver sa peau. Pas de motivations abstraites, seulement une justification humaine :je ne veux pas tuer parce que je ne veux pas être tué. Dans les tranchées adverses, il ne voit pas – sauf rares exceptions – des ennemis à abattre, mais des êtres humains, des pères de famille, des paysans, de pauvres diables comme lui.

Les sentiments humains de Dominique Richert sont sincères, entiers, irréfléchis, c'est-à-dire un peu ambigus aussi parfois. Il redoute ce qu'il ne connaît pas. Sans réfléchir plus avant, il change de ton selon les adversaires qu'il découvre. Le fossé qui le sépare des troupes coloniales anglaises – les «Noirs» et les «Indiens» comme il les nomme – est plus grand qu'avec les Russes. Les Anglais quant à eux, déjà un peu moins «étrangers », ne sont pourtant pas aussi familiers que les Français. Richeri considère tout ce qu'il découvre – pays et gens – à la manière d'un ethnologue voyageur du XIXe siècle: il s'étonne et enregistre.
Le lecteur trouvera ainsi dans le récit de Dominique Richert davantage de choses que l'auteur n'a voulu y mettre. Son langage et son comportement évoluent, de manière très naturelle, lorsqu'il devient sous-officier. Il traite ses subordonnés comme des camarades, continue de les tutoyer, se préoccupe de leurs problèmes, mais il montre un sens des responsabilités, s'intéresse à de nouveaux sujets, l'armement par exemple. Ce texte n'est donc en rien un «journal de guerre» classique, même si l'auteur décrit les scènes de combats avec un luxe de détails. Une interrogation s'est fait jour après une première étude du manuscrit: le narrateur a-t-il réellement existé ou n'est-il qu'une figure littéraire crééepar un auteur ayant amalgamé des scènes de guerre vécues par d'autres dans une mise en scène rendue plausible par une écriture à la première personne du singulier, avec indication de lieux précis, de dates? La question méritait d'être posée tant les qualités littéraires du texte sont fortes et atypiques. Une petite
enquête s'imposait. C'est ainsi que nous sommes partis sur les traces du soldat Dominique Richert. 
La première piste était un nom sur la couverture du manuscrit, indiquant que le texte avait été envoyé de Paris à Fribourg-en Brisgau par un certain Jean-Claude Faffa. En 1987, personne de ce nom-là n'habitait Paris. Impasse.

Deuxième piste,' dans son manuscrit, Richert parle d'un compagnon de l'hôpital militaire dans la famille duquel il a passé sa première permission. Le petit village allemand, sur la Sieg, n'existe plus, sans doute rattaché à une autre commune. Mais certaines indications de l'auteur (le nombre de kilomètres à pied entre la gare et ce petit village) permirent, après études cartographiques et compilation  de l'annuaire téléphonique, de trouver un fils de cet ami. Il nous apprit le nom du village de Dominique Richert, Saint-Ulrich, dans le Sundgau, à la limite méridionale de l'Alsace, près de la
Suisse et du territoire de Belfort. Deux familles de ce village portaient le patronyme de Richert, par ailleurs très répandu en Alsace.
Il s'agissait des deux fils de Dominique, Ulrich et Marcel. Une correspondance nourrie s'établit.

Dominique Richert n'était, ainsi que nous le présumions, plus en vie. Mort en 1977 à quatre-vingt-quatre ans, il avait travaillé la terre jusqu'à un âge avancé. Né en 1893, il avait rejoint l'école vers 1900, pour la quitter malgré de bons résultats après sept années, ses parents ayant besoin de lui à la ferme. Appelé à l'armée en 1913, il revint cinq ans plus tard et, après avoir repris son travail aux champs, commença sans tarder la rédaction – en allemand – de ses souvenirs, travaillant pendant les mois de relative inactivité en hiver. Dominique Richert se maria en 1922 avec Adèle Kayser, la
fille du meunier. Les revenus étaient trop faibles pour nourrir la petite famille et Dominique Richert dut travailler en forêt pour compléter le budget. Malgré la rudesse de sa vie, l'ancien soldat restait gai, serviable, attentionné. Il aimait dessiner et peindre, chanter à la chorale. Et il lisait beaucoup,' des ouvrages qui renvoyaient à sa propre expérience, récits de voyage, romans. Ses livres de prédilection furent – peut-on s'en étonner? – A l'Ouest rien de nouveau, d'Erich Maria Remarque, et Les Croix de bois de Roland Dorgelès, dans sa traduction allemande de 1930.

La seconde guerre mondiale, après la première, marqua fortement Dominique Richert. L'Alsace ayant été annexée au Reich, l'ancien combattant ne voulut pas que les drames passés happent ses fils. En 1941, le service civil allemand, puis militaire, devint obligatoire pour les jeunes Alsaciens. L'occupant allemand menaçait de déporter les parents de ceux qui se soustrayaient à cette obligation mais Dominique Richert, l'ancien combattant, ne voulant pas que ses fils vivent les mêmes cauchemars que lui, les incita à passer clandestinement
en Suisse. Courageuse décision, sacrifice même, car les époux Richert furent arrêtés par la police et déportés en Allemagne, condamnés
aux travaux forcés dans une ferme du Palatinat jusqu'à leur délivrance par les troupes alliées en 1945.

Voilà ce que nous confièrent par écrit les fils Richert en nous invitant à venir découvrir sur place l'univers de leur père.
La famille avait conservé les cahiers originaux manuscrits.' huit in-quarto, remplis d'une écriture serrée, la calligraphie allemande Sutterlinschrift. Il ne s'agit pas là d'un de ces manuscrits raturés et corrigés d'écrivains en mal d'inspiration. Rares sont les mots ajoutés ou barrés, les hésitations ou les reprises.' Dominique Richert savait par coeur ce qu'il avait à écrire. Nous apprîmes en effet sur place que le soldat-écrivain était aussi un conteur hors pair. Chaque dimanche après-midi, au stammtisch, la table des habitués du café du village voisin, Mertzen, il retrouvait amis et proches, jeunes et vieux. Quand il se mettait à parler, les tables faisaient silence, les chaises se rapprochaient, on écoutait attentivement.

Après avoir terminé la rédaction de ses cahiers, Dominique Richert les rangea dans un tiroir au grenier de la maison. On les redécouvrit bien après la dernière guerre, au hasard d'un grand nettoyage de printemps. L'un des cahiers était rongé par les souris. A contrecoeur, cédant à la pression insistante de ses fils, Dominique Richert s'employa à reconstituer les passages disparus. Au même moment, un jeune étudiant ami de la famille, Jean-Claude Faffa, le mystérieux expéditeur du manuscrit, entreprit de dactylographier le texte, convaincu qu'il fallait des lecteurs à ces cahiers du plus haut intérêt. Mais toutes les démarches pour trouver un éditeur restèrent vaines. Sauf une.' Heinrich Bôll, à qui le manuscrit fut adressé,
confirma la qualité du texte et se déclara prêt à remettre le manuscrit à des archives. Ce qui fut fait, à Fribourg. C'est là que nous le découvrîmes et entreprîmes d'en préparer l'édition. Parallèlement, la famille Richert mit elle-même en route la traduction française des cahiers, confiée au gendre d'Ulrich Richert, Marc Schublin. Les deux initiatives ont donc permis, à quelques années d'écart, de publier les souvenirs de Dominique Richert en allemand puis en français, les deux langues d'expression de l'auteur et celles des deux pays qui se sont le plus opposés en Europe durant sa vie.

Une fois rassurés quant à l'existence réelle de l'auteur du manuscrit et à la réalité de ses souvenirs, nous avons souhaité vérifier l'exactitude de la myriade d'informations militaires données par
Dominique Richert : dates des opérations, détails des combats, des unités engagées, personnages et lieux cités, etc. Aux archives militaires
allemandes de Potsdam, nous retrouvâmes, miraculeusement rescapé des bombardements de 1945, le journal de marche du 112e régiment d'infanterie du pays de Bade, où Dominique Richert servit au début de la guerre. La confrontation des deux documents fut étonnante,' tout concordait dans les moindres détails, dates, lieux, noms …
Nourries d'événements scrupuleusement consignés, les réflexions de Dominique Richert acquièrent ainsi une densité, unejustesse, une
force de conviction incomparables. Jamais le narrateur ne s'est laissé impressionner par le poids dramatique des circonstances. Au coeur de ses observations il s'efforce toujours de découvrir des lueurs d'espoir: en sachant manifester pitié et solidarité en des temps qui remettent en cause les devoirs d'humanité, en restant fidèle à luimême, il rend ainsi la parole à tous ses frères d'armes, vainqueurs comme vaincus, devenus muets après la guerre, incapables même de s'avouer ni la vanité de leur sacrifice, ni l'horreur de la guerre.

  Bien que se retrouvant, par les hasards de l'Histoire – l'Alsace redevenant française en 1918 -, du côté des vainqueurs, Dominique Richert est persuadé d'être, en tant que soldat de la première «boucherie moderne» du XXe siècle, toujours du côté des perdants, de ceux qui sont condamnés à être tués. Il nous transmet la vérité universelle d'un homme qui ne comprend que par bribes ce qui lui arrive mais est capable de rester fidèle aux exigences immémoriales de respect de la dignité humaine.
Dominique Richert aurait pu faire sienne la devise du brave soldat Chvéïk: «Je crois en Dieu qui laisse pousser les fusils, mais aussi le
blé dans lequel on les jette. »
ANGELIKA TRAMITZ

(préface de l'édition originale du livre, adaptée et traduite de l'allemand par Bernard
Reumaux et Pascal Schweitzer)

Extrait du film extrait des cahiers de Dominique Richert « marschierten in Rich- tung Mülhausen »