Le béton : support d'une expression militaire et combattante.

 

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Auteur : Michaël Seramour

 

« Visite aux canonniers des batteries, transformés en hommes des cavernes. Celles-ci, taillées dans la craie, sont ornées de dessins, de fleurs, de photographies. On lit sur les entrées : Robert, Clémentine, villa des ronchonneurs, abri des costauds, abri des sans-souci, etc. Les officiers ont des lits ingénieusement construits, des bougeoirs sculptés dans des branches d'arbres. Un lieu de réunion, plus vaste, renferme des fauteuils en branchages, un lustre façonné avec une racine. Les Troglodytes de l'antiquité n'en reviendraient pas[1] ! ».

Ainsi le capitaine Léon Riotor, commandant la 5e Section de Munitions d'Artillerie implantée en Artois durant la Grande Guerre décrit-il les abris des canonniers… Les hommes baptisent leurs cagnas comme ils en aménagent l'intérieur : en exorcisant la guerre et la mort de leurs lieux de vie. Cette pratique se retrouve sur tous les fronts des conflits contemporains, des carrières du Soissonnais aux postes de contrôle de Bagdad en passant par les collines de Dien Bien Phû. Aux terminologies numérologiques d'états-majors se substituent des appellations inspirées des mœurs des soldats, de la culture militaire comme populaire ou de la nature du terrain défendu, les éléments de ce dernier, récupérés et transformés permettant de « civiliser » l'environnement des combattants. L'iconographie des blockhaus suit cette logique.

Intéressons-nous aux blockhaus de Lorraine et d'Alsace ; ceux construits par les allemands durant la Première Guerre mondiale autour de Thionville, Metz et Strasbourg et ceux érigés par les français à la veille de la Seconde Guerre mondiale, pour renforcer les intervalles des puissants forts de la ligne Maginot. Les composants du champ d'investigation abordé ont été abandonnés de toute occupation militaire de longue date. Les abris les plus anciens ont été achevés voici plus de 90 ans, les plus proches de nous depuis sept décennies. Les traces d'une présence militaire active sur ces sites plus ou moins fréquentés restent palpables… Ainsi n'est-il pas rare de buter sur des sacs de ciments solidifiés, quelques ustensiles rouillés – seaux, fragments de pelles… – voire des douilles de fusil.

Les soldats-terrassiers nous ont pourtant laissé bien plus que les restes quelconques de leurs outils ou de leurs armes. Malléable dans les heures suivant sa coulée, le béton – mélange coagulant de ciment, de mortier, de galet et d'eau – devint en effet le support d'exécution d'une iconographie à jamais figée dans la masse en cours de solidification. Des moulages en ciment – poudre grisâtre de calcaire, d'argile et de gypse durcissant au contact de l'eau – préparés à l'avance ou rapportés au terme des finitions, ainsi que des graffiti et peintures exécutés sur les parois définitivement sèches par des occupants fixes ou temporaires complètent également la gamme du corpus analysé.

Esthétiquement riche et variée, fruit d'une multitude de pratiques plastiques, cette expression tantôt planifiée, souvent spontanée, nous en apprend énormément sur les comportements socioculturels des artisans et des servants de ces « petits bétons ».

DE LA CONSTRUCTION À L'OCCUPATION D'UN BLOKHAUS : UNE EXPÉRIENCE COLLECTIVE

Il importe tout d'abord d'insister sur le fait que l'édification d'une position solide et durable obéit comme nous l'avons vu précédemment à une unité de temps et d'action précise : seuls la paix, l'éloignement ou l'inertie de l'adversaire permettent de débiter des troncs d'arbre et de couler du béton à profusion. En période de guerre, les secteurs calmes ou les trêves occasionnelles peuvent permettre aux belligérants de créer ou de renforcer des abris et des nids de mitrailleuses mis à mal par les bombardements. Les cellules bétonnées de notre champ d'étude sont issues de cette conjoncture essentielle. Les blockhaus allemands de la Moselstellung sont ainsi coulés pendant toute la durée de la Première Guerre mondiale, alors que les français sont à plusieurs kilomètres des groupes fortifiés… Les soldats terrassiers de la position du Froidmont, au sud de Metz, furent de loin les plus exposés face aux tranchées adverses de Xon-Lesménils, mais bénéficièrent de l'assoupissement du secteur sitôt le front stabilisé à l'automne 1914. Les premiers blockhaus français de la ligne Maginot sont quant à eux apparus en temps de paix, puis au fil des mois de la léthargique Drôle de Guerre. La coulée du béton constitue donc un acte préparatoire aux combats, une anticipation du contact, point certes évident mais fondamental pour comprendre l'iconographie abordée et que nous approfondirons plus loin.

Cette planification recouvre une symbolique profonde et forte liée à la terre, à la défense du sol, dans un rapport quasi-filial : la mère-patrie pour les français, Vaterland outre-Rhin.

Inlassables « remueurs de terre », les soldats allemands sont reconnus pour la solidité et l'organisation de leurs positions. De la qualité de leurs constructions sur la plaine de la Woëvre comme en périphérie des reculées places de Thionville, Metz et Strasbourg dépend respectivement la conservation de leurs acquis territoriaux d'août-septembre 1914 et de l'annexion de 1871, avec, en arrière plan, l'aura de la « Grande Allemagne ». Ainsi, certains abris de Thionville et de Metz se posent-ils en véritables pivots idéologiques et culturels de la civilisation germanique, arborant les attributs impériaux et de véritables professions de foi de la valeur du soldat allemand et de son œuvre défensive. Le soin apporté à l'architecture des blocs jusqu'à portée de l'artillerie française atteste également de cette revendication qualitative consécutive du choc des civilisations dans lequel l'autre devient l'ennemi barbare[2]. La finesse des vastes abris défilés sur la butte du Froidmont illustre à merveille ce propos. Pied de nez à la guerre et monuments cristallisant toute la maîtrise architecturale allemande en première ligne de l'affrontement culturel, ces reliefs de colonnes, ces gouttes moulées, ces voûtes crépies accompagnent un texte à la calligraphie soignée : au sud de Metz, le béton protecteur devient l'avant-poste robuste et artistique d'une nation bien installée dans la cité lorraine depuis la précédente défaite française de 1870[3].

Employés tout au long de la Première Guerre mondiale à reconquérir le terrain perdu jusqu'au redressement de la Marne aux prix d'offensives coûteuses, les français ne conçoivent dans un premier temps que des tranchées de médiocre qualité, la priorité étant d'envahir celles de l'adversaire. La faillite des tentatives de percées conjuguée à l'étirement en longueur d'un conflit espéré court, conduisent finalement à la rédaction et à la diffusion d' « Instructions sur les travaux de campagne à l'usage des troupes de toutes armes[4] » en 1915, réimprimées bien au-delà de 1918.

« La frontière, c'est moi. Ma poitrine est la borne de la France » a écrit M. Laurentin dans les carnets de guerre qu'il rédigea entre 1914 et 1918[5]. Travaillant vingt ans plus tard en parallèle d'une frontière encore paisible, les fils des combattants de la Grande Guerre obéissent plus que jamais à la mystique du sol et au principe de 1915 selon lequel « tout soldat doit manier l'outil aussi bien que le fusil, et le combattant doit travailler. » Le général Corbe, commandant la 20e D.I. positionnée dans le sous-secteur de Marville en octobre 1939 ne considère-t-il pas qu'une « troupe qui travaille bien se bat bien[6] » ? Le traumatisme des offensives de 1914 et leurs conséquences sont dans tous les esprits. Pour les soldats et les états-majors régimentaires de 1940, ne disposant pas de la feuille de route stratégique des alliés et dont le regard ne porte que sur quelques kilomètres de « front », les vagues d'assauts allemandes doivent se briser sur le béton : la France doit être inviolable.

En 1914-1918 du côté allemand, comme dans la seconde moitié des années 1930 en France, l'aménagement du terrain concentre ainsi une part importante du service des unités terrestres. De nombreux écrits relatent cette dimension « ouvrière » de l'activité militaire et combattante. Deux récits – l'un allemand, l'autre français – permettent d'en saisir certaines subtilités. Le premier est tiré des cahiers de Dominique Richert, alsacien mobilisé dans l'armée allemande et envoyé sur le front russe en 1916. À la tête d'une section de mitrailleuses, il se retrouve dans les positions situées au sud d'Illuxt pendant plusieurs semaines, et, devant les intempéries qui persistent, décide avec ses hommes de se construire un abri, sous les tirs imprécis de l'adversaire :

« Pour améliorer notre habitat, nous avons décidé de construire un nouvel abri. On commença par creuser un trou carré de la dimension d'une petite chambre, puis on se mit à abattre des sapins solides et à scier des poutres et de bonnes poutrelles. Ce travail n'était pas une tâche facile, mais comme nous étions tous solidaires on en eut rapidement terminé. Le toit de l'abri était fait de six couches de troncs de sapins disposés en quinconce. Les interstices étaient remplis de terre. (…) Puis on passa à l'aménagement intérieur. D'un côté, on installa trois lits superposés. L'un d'entre nous était maçon dans le civil et construisit un joli fourneau avec des briques. On fabriqua une table avec des planches et, derrière la table, on installa une sorte de sofa, rembourré d'herbes sèches et recouvert de toile de sacs neufs et décousus. Comme j'avais quelques talents en dessin et en peinture, je fis plusieurs dessins que j'encadrai ensuite avec une solide écorce de bouleau avant de les fixer au mur. On tapissa les murs avec l'écorce des sapins abattus et que nous avions soigneusement écorcés. Devant la petite fenêtre, un camarade, jardinier de métier, avait planté un petit carré de fleurs forestières en forme d'étoile, un autre, sculpteur sur bois, confectionna une mitrailleuse de bois d'un mètre et demi de haut. Elle fut érigée au milieu du parterre de fleur, dans un socle de pierre. Quand tout fut achevé, nous étions tous heureux de notre travail, y compris notre chef de compagnie, le lieutenant Matthes, qui était un chef bon et compréhensif, et qui nous félicita. Notre mitrailleuse était installée dans un abri en béton muni de meurtrières, prête à tirer[7]. ».

Le caporal Richert ne dit pas si son équipe a suivi les préceptes énoncés avant-guerre en matière de fortification de campagne… Il détaille par contre les grandes constantes du projet commun que constitue l'édification d'un blockhaus : la solidarité dans le labeur, la satisfaction du travail bien fait, et donc de la hiérarchie, enfin, la conjugaison des savoir-faire individuels au service d'une réalisation conjointe différente de toute autre tant par son aménagement intérieur que par le soin apporté à son apparence externe.

Vingt ans plus tard, le sous-lieutenant de réserve français Jacques Riboud – cité plus haut – mesure l'impact positif de la création collective sur ses hommes, lui qui construit à son tour un observatoire en avant de la forêt de Haguenau (Bas-Rhin) au printemps 1940 :

« Un ouvrage de deux mois pour mes hommes qui travaillent comme maçon, coffreurs, ferrailleurs. Le travail leur plaît. Ils ont une occupation, ils réalisent quelque chose qui, une fois achevé, assurera leur propre protection ; ce n'est même pas cela qui compte, c'est le plaisir de bâtir.

 

 

 

 

 

Au début, le travail progresse lentement, le sol est gelé sur une cinquantaine de centimètres. Enfin, au bout de deux mois, nous avons un observatoire en béton armé adjoignant un abri profond pouvant abriter plusieurs hommes. Nous l'inaugurons. Caron est rouge comme une tomate en trinquant avec le commandant à la gloire du 237, et plus particulièrement du Ve groupe[8]. ».

À l'image de Richert, le sous-lieutenant Riboud exprime tout le bénéfice retiré par la mise en œuvre du chantier, rompant avec la routine des entraînements ou la léthargie d'une guerre cette fois sans bataille : l'occupation des bras se transmet à l'esprit[9].

La dureté de la tâche parachève le processus de cohésion d'un groupe qui a appris à se connaître tout au long de l'hiver 1939-1940 et que le rapport de solidarité physique soude définitivement à l'issue d'un labeur de deux mois destiné au service et au bénéfice salvateur de tous. Riboud ne le précise pas ici, mais les canonniers paraphent le béton frais avant le décoffrage[10] : au « plaisir de bâtir » succède un attachement foncier tout particulier de ses hommes envers « leur » cellule de combat. Comme l'a joliment dit l'ancien poilu Jacques Meyer, « l'abri, c'était la maison[11]» .

Si les soldats de Richert s'identifient avec une mitrailleuse sculptée incarnant la nature de leur section, les artilleurs de Riboud immortalisent leurs noms sur le béton devenu armure « individualisée » à l'échelle de la collectivité, comme l'aviateur arbore son emblème personnalisé sur la carlingue de son aéronef ou les artilleurs un patronyme sur le tube de leur pièce[12]. Géniteurs d'une structure originale imaginée par leur hiérarchie, les soldats-terrassiers baptisent leur œuvre, fixent son millésime[13], premier cérémonial auquel succède celui de l'inauguration officielle avec l'officier supérieur. Trois clés se détachent ici de notre trousseau de réflexion : une partie de notre corpus s'inscrit tout d'abord parfaitement dans cette identification collective des bâtisseurs transgressant l'anonymat de la guerre de masse, ainsi que dans cette appropriation foncière comme cette préparation symbolique à l'épreuve du feu, revendiquant son savoir-faire aux siens, sa force à l'adversaire et confirmant sa propre confiance.

Situé à l'autre extrémité de l'Alsace par rapport à celui de Riboud, un autre observatoire coulé en 1940 au lieu-dit Kingelerain, au sud de Mulhouse[14], expose le mieux ces idées mêlées d'identification, d'appropriation foncière et de vecteur symbolique. Conçu comme une flèche de béton horizontale transperçant la pente, il présente deux visières recouvertes d'inscriptions, l'une alignant le nom de tous les hommes qui ont participé à son élaboration – identification collective, appropriation foncière et portée symbolique réunies – l'autre la mention « Propriété privée » – appropriation foncière on ne peut plus explicite ! – l'angle pointant une tête de mort au ciel – symbole de force et de défi déclaré au monde extérieur.

À cette épreuve collective de la construction, succède celle de l'occupation, par les bâtisseurs eux-mêmes dans certains cas, ou par d'autres hommes suivant que le bloc ait été entièrement réalisé par le génie ou qu'il fut construit en temps de paix par des conscrits de passage.

Naturellement, l'existence des occupants de la fortification légère n'est pas comparable avec celle de sous-mariniers des garnisons de festen ou des équipages d'ouvrage de la ligne Maginot. En 1914-1918 comme en 1939-1940, les conditions de vie au cœur même des abris passifs ou des chambres de tir se placent sous le signe de la promiscuité. Le manque d'espace est en effet le problème majeur. Les chambrées des abris sont exiguës et la forme hémicirculaire de beaucoup d'entre-elles n'arrange certes pas les choses. La palme du confort revient néanmoins à certains abris allemands dotés de latrines intérieures – sièges équipés de lunettes en bois et de battants !

Dans les blocs de tir, l'installation des servants dépend de l'agencement de l'armement et des inévitables caisses de munitions qui servent de sommiers à défaut de hamacs suspendus.

Seuls de rares blockhaus disposent de couchettes dignes de ce nom[15]. Suivant leurs moyens et leur ingéniosité, des baraques de torchis improvisées ou les granges des environs composent l'habitat des soldats tributaires des roulantes et des corvées d'eau… Loin des combats, la douceur de l'été rend la situation somme toute viable, ce qui n'est plus du tout le cas durant les longs mois des rudes hivers de la Grande Guerre (en particulier 1917) et de 1939-1940 (-28°C). Les anecdotes relatives au vin gelé sont omniprésentes dans les rapports d'anciens combattants quand il ne s'agit pas plus sérieusement de leurs propres membres.

Jeune appelé de la classe 1938 incorporé au 41e Régiment de Mitrailleurs d'Infanterie Coloniale, Louis Ory raconte sa Drôle de Guerre au blockhaus C 18 B, dans le Secteur Fortifié de la Sarre :

« Au bloc, le service n'est pas compliqué, il faut faire acte de présence, c'est tout. Dans l'immédiat, rien à craindre dans le secteur. Je passe mon temps à ruminer mes pensées, je lis, j'écris, je sors, je rentre. Un camarade m'apporte ma pitance. Journées d'ennui. La chambre de tir du canon est exiguë et je suis assis sur les caisses d'obus devant une petite tablette rabattable. Seul, entre les parois de béton, le grand créneau fermé par les lourds volets d'acier, j'ai l'impression de me trouver dans un tombeau. Je m'éclaire avec une petite lampe à pétrole et m'évertue à faire ronfler le petit poêle, dans l'angle arrière gauche, avec des planches chapardées au génie. Le tuyau évacue la fumée en passant par le créneau. Je calfeutre soigneusement l'espace libre sous le tuyau, entre les volets. Demain, je descendrai au village, un copain me remplacera. Je passerai deux jours avec les camarades du groupe et ensuite, je remonterai au bloc et ainsi de suite[16]. ».


Engagé volontaire en mai 1938, Édouard Bernad est mobilisé à l'avancée d'Holving en 1939. Comme Ory, il évoque le caractère spartiate de son blockhaus et les agréments du système D :

« L'équipage de notre bloc ne dispose pas d'abris sous rondins à proximité ce qui nous oblige à aménager l'intérieur de la chambre de tir pour quatre hommes y compris le sergent. Arrivé en dernier, mes camarades ne m'avaient pas attendu pour construire deux lits superposés en bois de chaque côté du canon, contre les murs latéraux. Les caisses en bois contenant les obus de 25 mm s'empilent contre le mur du fond et l'ouverture bouchée précitée. La porte d'accès en acier pour l'équipage est très basse. Elle s'ouvre dans la façade Ouest. (…) L'exiguïté des lieux empêche d'installer des crochets ou autre penderie. Nos paquetage au complet, vêtements, équipements, traînent sur les caisses, au pied des lits, voire en dessous. Impossible d'installer une table et des chaises pour manger. (…) Aucune peinture blanche ne rehausse la grisaille des parois intérieures. Des bougies nous éclairent. Mais il ne faut les allumer qu'avec modération car, vu l'absence de volet de créneau, la lumière signale très loin l'emplacement du bloc. Par prudence, les dernières semaines nous n'éclairons plus du tout. »

Même constat, enfin, pour le soldat Joseph Gast, du 149e Régiment d'Infanterie de Forteresse, mobilisé au blockhaus R.F.M. Db 21, dans le SF. Crusnes :

« L'effectif du blockhaus était de sept hommes et l'armement se composait d'un canon de 47 fixe, d'une mitrailleuse montée sur trépied et d'un fusil-mitrailleur. À cela s'ajoutaient le fusil individuel, les munitions et un périscope.

 

 

 

 

 

La vie du blockhaus était très primitive : pas d'eau courante, pas d'éclairage (bougies), pas de toilettes (feuillées dans la forêt), pas de téléphone, pas de chauffage. Nous avons pu avoir un réchaud à alcool pour nous faire une boisson chaude et nous avons reçu de l'alcool à boire durant l'hiver 39-40. Pour le repos, nous étions couchés dans des hamacs, d'autres se sont installés sur des caisses à munitions. Nous allions chercher les repas à Laix (à deux kilomètres) à la cuisine roulante [17]. ».

Si le temps nécessaire à toute création est à disposition des hommes, l'encombrement de l'espace et la pénombre entretenue ne permettent qu'une iconographie limitée par rapport à celle des bâtisseurs. La rugosité de certaines surfaces brutes de décoffrage et l'ondulation de la tôle métro largement employée découragent également l'élaboration de compositions complexes, ce qui explique la parcimonie des peintures murales mises au jour – une vingtaine à peine – et que le crayon et la craie aient été préférés au pinceau.

CONSTANTES ET VARIATIONS

La construction d'un blockhaus réunit donc un ensemble de facteurs matériels – malléabilité du béton frais – sociologiques – dynamique de groupe, affirmation individuelle – et culturels – us et coutumes militaires – favorables à l'apparition de formes d'expression très diverses, poursuivies dans une moindre mesure au cours de leur occupation définitive. Tous les blocs examinés ne recèlent pas toutefois de traces iconographiques, loin de là. La tenue d'un « cahier des charges » strict, la cadence des chantiers, la discipline imposée par certains cadres, le manque de savoir-faire ou simplement de motivation constituent autant de barrières castratrices au développement d'une pratique créative, certes marginale au regard du total bâti, mais bien imprégnée à la totalité des secteurs abordés. Sur le nombre de 6 000 unités construites pendant la Première Guerre mondiale par les allemands et entre 1935 et 1940 par les français, 414 blocs – antichars, mitrailleuses, observatoires, abris passifs – sont ainsi concernés par notre étude, soit un peu plus de 6 % de l'ensemble réalisé en presque dix années de labeur. Plus de 60 ans après la coulée des derniers blockhaus, un laps de temps comparable nous fut nécessaire pour fouiller les vestiges de cette fortification légère que nous estimons aujourd'hui aux quatre cinquièmes du parc d'origine. Il ne faut en effet également pas perdre de vue que toute exhaustivité absolue ne peut être prétendue dans ce recensement. Nous l'avons évoqué, certaines positions ont disparu au fil du temps, détruites ou ensevelies. À cette absence directe du « support » d'étude s'ajoute celle d'une iconographie éphémère, « mouvante ». Tel est le cas des panneaux de bois annotés et décorés, fixés sur les frontons à l'instar du Club des Crocodiles ou Les cénobites tranquilles malicieusement appropriés à certaines cagnas disparues du Secteur Fortifié de Thionville[18], ou encore de l'insigne du 172e R.I.F. peint et accroché au béton du blockhaus du pont de Kehl[19] (Strasbourg), rasé après l'Armistice. Certains blocs des Secteurs Fortifiés de Boulay et de Faulquemont portaient la maxime lorraine « Qui s'y frotte, s'y pique » ou la devise des troupes de forteresse « On ne passe pas », observées par l'artilleur Jean Vindevogel[20] et photographiées pour Match en 1940, fragiles adages rédigés à la craie et rapidement délavées par les intempéries. Ces ornements pouvaient être facilement détruits par les bombardements ou démontés par les vainqueurs. Nous travaillons donc de fait sur un échantillonnage limité légué par des circonstances de conservation aléatoires, mais dont la dominante plastique – moulage ou gravure sur béton – apparaît néanmoins consistante du fait de l'insoumission encore active du béton face aux lois de la nature comme de l'urbanisme et au sertissage dans la masse des cartouches de construction.

L'expression de deux cultures militaires et combattantes

Les 414 éléments ornés recensés concentrent 718 traces iconographiques dont 162 ont été mis au jour sur 120 blocs de la fortification allemande et 556 sur 294 sites de la ligne Maginot. À nombre de blocs et temps investi équivalents, les allemands créent donc trois fois moins que les français, mais dans les deux camps, une grande majorité de leurs « œuvres » est étroitement liée à l'achèvement de la construction, soit respectivement dans 80 et 73% des cas. Nous l'avons souligné, l'aménagement intérieur des « petits bétons » ne permettait qu'une expression restreinte aux occupants.

Les statistiques générales nous révèlent d'autres tendances, à commencer par les différences flagrantes entre les pratiques ornementales allemandes et françaises. Calquée sur l'opposition technique détaillée dans le chapitre précédent, la comparaison plastique est tout autant révélatrice de deux occupations du terrain bien distinctes. L'homogénéité encadrée de la production iconographique allemande se démarque de la variété et de l'improvisation française. Si les premiers ne pratiquent que des moulages simplement utilitaires – numérologiques et millésimés – ou plus savamment idéologiques et disciplinaires – icônes patriotiques, noms des officiers, numéros d'unités –, les seconds font également apparaître, des insignes, des noms, des messages, mais par le biais des techniques les plus variées comme le moulage, la gravure sur béton frais ou sec, sur ciment, et dépassent même parfois le stade de la matrice de bois ou de la lame de couteau pour recourir aux clous, aux cailloux ou à la mosaïque. Une telle différence pourrait trouver son explication grâce à l'analyse comparative des unités engagées de part et d'autre : seuls quelques régiments de garnison travaillent au renforcement des fortifications allemandes des places de l'Empire alors qu'un tiers de l'armée française est employé, par roulement, au renforcement de la ligne Maginot du Nord-est. Toutefois, au regard des productions respectives étudiées à l'échelle de l'ensemble des champs de bataille de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, tant sur le plan technique qu'iconographique – tels l'occupation et l'ornement des creutes de l'Aisne – la variation observée ici confirme bien, une fois encore, les différences sociologiques et culturelles profondes distinguant les armées françaises et allemandes. L'influence des cadres et l'effacement de l'individu derrière la symbolique de groupe sont criants sur les ornements de Thionville et Metz. Au-delà des matricules, presque omniprésents à Thionville, croix de fer, lauriers et feuilles de chêne sont incontournables autour de maximes guerrières très explicites. Quelques abris reprennent même à leur compte ni plus ni moins que les devises de caserne rédigées sur les souvenirs de conscription. Bien entendu, les murs des abris et des blockhaus sont vierges de toute inscription, les rares graffiti retrouvés ayant été réalisés a posteriori. L'iconographie allemande résulte donc en premier lieu d'un acte collectif conditionné par la hiérarchie, soigneusement pensé et préparé au moment de la construction à destination des futurs occupants et en prévision de l'épreuve du feu. L'exception à la règle se limite à de minuscules noms gravés à la pointe fine dans le ciment frais, à l'entrée d'un abri situé dans le bois de Gaumont (Metz) et d'un observatoire bordant le ruisseau du Kieselbach (Thionville).

Vingt ans plus tard, il serait cependant faux de prétendre que les Français créent dans l'anarchie la plus totale. Plusieurs zones comptent en effet quelques cas poussés d'harmonisation iconographique préparée avant-guerre, dépassant largement deux ou trois blocs et étendus à l'échelle de Secteurs Fortifiés entiers. Chapotées par le 1er Régiment du Génie, les unités bigarrées des 10e et 11e divisions laissent ainsi de nombreux cartouches souvent traditionnels d'armures du génie, de grenades enflammées de l'infanterie et de canons d'artillerie croisés au-dessus des créneaux de tir des blockhaus type R.F.L. coulés en 1935 sur le plateau de Rohrbach. Déployé pour renforcer la plaine rhénane devant Colmar, le 152e R.I. incruste la silhouette du diable rouge de son insigne sur les dômes de presque toutes les coupoles type VIIe Région. Plusieurs failles d'individualités caractérisées sont pourtant déjà décelables. Dans la première série, quelques insignes du 5e et du 26e R.I. se démarquent de l'attribut standard porté sur le casque Adrian et les boutons d'uniformes, alors qu'en Alsace, les diables des trois coupoles de Richtolsheim ne sont plus moulés sur la dalle, mais en relief sur les murs d'aile, l'un d'eux jaillissant des flammes de l'enfer, pointant un visage aux traits gravés et un trident au chiffre de l'unité. Beaucoup plus au Nord, en Moselle, dans le Secteur Fortifié de Faulquemont, plusieurs blockhaus R.F.M. coulés entre 1935 et 1936 se démarquent d'un assortiment pour le moins hétéroclite et arborent des plaques de construction collectives honorant principalement le 2e Régiment du Génie et le 146e Régiment d'Infanterie de Forteresse. Mobilisés en août 1939 au blockhaus Ab 3, au sud-est de Téting, des éléments du 146e R.I.F., différents des appelés ayant participé à l'édification du bloc quatre ans plus tôt, ont greffé une extension bétonnée destinée à en protéger l'accès et à agrandir leur espace vital. Désormais dissimulé dans la pénombre intérieure, le premier cartouche informel moulé en 1935 est remplacé par une petite plaque blanche humoristique sertie sur le fronton de la nouvelle entrée et baptisant l'ensemble à la pointe du couteau : « Villa[21] des Privés de Pinard ». Cette touche distinctive, parfois individuelle[22], dépassant par endroit le cercle du groupe primaire[23] pour celui de l'escouade, régit majoritairement la diversité iconographique française. Contrairement aux finitions invariablement réglementées, encadrées et malgré tout souvent très abouties des plaques allemandes révélant la sensibilité et le savoir-faire artistique de leurs auteurs, les marquages français naissent, sur plus de la moitié des sites concernés, de l'initiative spontanée du chef direct et/ou des hommes, laissant une empreinte dont le souci esthétique n'est plus la priorité. À l'échelle de l'exécutant, la même recherche d'humanisation, un attachement foncier similaire à l'œuvre achevée à grand peine motivent le soldat allemand de 1916 incisant patiemment les détails de son moulage fraîchement décoffré, que le fantassin français de 1940 gravant simplement son nom aux côtés de ceux de ses camarades sur une fine couche de ciment rapporté. La principale différence naît en amont, avec l'intériorisation plus poussée de l'appareil hiérarchique et militaire chez le premier que chez le second [24]. Si les soldats allemands s'expriment avec cœur par la qualité esthétique de leurs finitions [25] mais s'effacent derrière les quelques rares noms d'officiers mentionnés sur une poignée d'abris et l'anonymat du numéro de régiment, les français immortalisent certes quelques noms de cadres, mais rarement séparés de ceux de leurs hommes. Ces derniers lient au contraire, sur plus d'une soixantaine de sites, une intimité toute particulière avec la cellule de combat qu'ils ont contribué à faire sortir de terre, en fixant leurs noms au sort de leur béton, souffle de vie symbolique insufflé à la masse inerte qui n'existe et ne s'active qu'avec eux. Cette intimité, cette relation nouée pour la postérité entre les géniteurs et le fruit de leur travail collectif dépasse parfois la caractérisation nominative pour une symbiose physique, lorsque l'extrémité de l'index voire les empruntes digitales, les plus exclusives qui soient, s'appliquent directement sur le béton frais pour y inscrire une date ou des initiales, comme nous avons pu l'observer sur un blockhaus de Petit-Réderching – plateau de Rohrbach – ou une plaque laissée par un Régiment de Tirailleurs Marocains dans le S.F. d'Altkirch.

Une question de regard : l'émulation interarmées

Au-delà des motivations, des thématiques et des formes libres ou imposées, les ornements étudiés sont généralement destinés à être vus, à identifier les bâtisseurs et/ou les occupants : toute l'iconographie allemande est ainsi exécutée à l'air libre alors que 85% des blockhaus français portent des marquages sur la surface extérieure de leurs parois.

Cette ouverture reflète le caractère composite d'une armée de masse. De part et d'autre, des communautés militaires de toutes échelles se revendiquent aux yeux de leurs voisines. Est-il utile de détailler les tensions régnant entre l'infanterie, l'artillerie et le génie dans toute armée de terre ? Au sein de chacune de ces armes, en deçà des nébuleuses [26] structurelles, tout un conglomérat soudé de groupements, emboîtés à la façon des poupées gigognes, subdivise encore les effectifs, du Régiment à l'escouade [27], le premier se posant en matrice culturelle.

Durant son instruction, le soldat s'imprègne des usages de son arme – les attributs moulés en 1935 par des conscrits sur les blockhaus R.F.L. de S.F. de Rohrbach sont le fruit de cette sensibilisation symbolique –, puis apprend l'histoire de son unité, ses faits d'armes, en adopte la devise et l'insigne : il s'imprègne des emblèmes et des traditions régimentaires… et cette identification passe forcément par l'exaltation d'une fierté corporative. Comme l'explique Jacques Riboud, « pour former l'esprit de corps, on évoquait auprès des jeunes recrues le passé de leur régiment et le nom qu'il portait [28]». Professeur à l'Université Paris IV – Sorbonne, Jacques Frémeaux a longuement travaillé sur les sociétés militaires dont il décrit ainsi les rouages :

« Une unité doit être plus qu'une collectivité d'hommes vivants. Ses hommes doivent se vivre comme partageant un destin commun. (…) L'individu doit être fier d'appartenir à son unité, précisément d'abord, parce qu'il s'agit de celle-là et non d'une autre [29]. ».

Ce particularisme est entretenu dès l'arrivée des hommes au régiment, qu'ils soient appelés ou mobilisés. Si le revêtement de l'uniforme nivelle les différences socioprofessionnelles de la vie civile pour se soustraire à un nouvel ordre basé sur la chaîne de commandement, le port de l'insigne et l'adoption de la devise marquent l'initiation précédant l'adhésion à une nouvelle entité distinctive bien cernée par le professeur Frémeaux :

« La devise (…) se présente comme une proclamation ou injonction. Elle exprime la qualité essentielle du porteur, sur le mode programmatique (elle fixe un programme ou un devoir à celui qui l'a choisie ou s'en réclame), mais aussi sur le mode préventif (elle doit inspirer à ceux du dehors admiration et envie, ou du moins respect).

 

 

 

 

 

Tout comme l'insigne, la devise a un caractère initiatique et la connaissance seule de celle-ci est déjà approche de l'initiation, car (…) elle est généralement inconnue des personnes extérieures à l'unité. (…) Chacune constitue une petite énigme qui doit être normalement dévoilée aux nouveaux venus et qui constitue le secret qu'ils partagent entre eux, pour former une sorte de conjuration. »

Pour le conscrit séparé pour la première fois de sa terre natale et des siens ou le soldat mobilisé, le régiment devient le point de repère incontournable, son chiffre, le nom de sa nouvelle famille.

Comme toutes les grandes fratries, le régiment est par ailleurs lui-même fragmenté en sous-groupes, le bataillon, la compagnie, la section et l'escouade, porteurs de leurs propres références, avec, en marge de ce tissu sociétal imposé, l'alliance naturelle du groupe primaire composé de deux ou trois camarades.

Spécialiste des carrières de l'Aisne, Thierry Hardier a ainsi mesuré l'importance de ces symboles identitaires sur les chapelles souterraines de la Première Guerre mondiale [30], importance également validée par notre corpus. Du point de vue allemand, les positions de la place de Thionville sont évocatrices. Responsable d'une portion de terrain bien délimitée, chaque compagnie du 15e Régiment de Landwehr se distingue de sa voisine par une occupation des façades et des choix esthétiques propres. Le 16e Régiment d'Artillerie à Pied cantonné entre celles-ci apporte sa touche personnelle, en apposant notamment une maxime latine au-dessus de l'entrée d'un abri.

Sur la ligne Maginot, les ornements interarmes découverts sur les blockhaus du plateau de Rohrbach constituent l'exception. La répartition spatiale des attributs et insignes, dispersés à proximité des entrées et au-dessus des créneaux, reflète cependant dans ce cas précis la recherche d'un consensus visuel équitable et chargé de sens de l'incarnation sur le béton des différentes unités participantes.

En règle générale, la construction de la plupart des éléments d'intervalles n'engageait la collaboration que de deux unités tout au plus, les sapeurs dirigeant les chantiers avec le concours des fantassins ou artilleurs concernés, lorsque ces derniers ne se débrouillaient pas seuls pour concevoir leurs propres emplacements. Les plaques communes, à l'image de celles des blockhaus R.F.M. du S.F. de Faulquemont sont minoritaires et mentionnent toujours bien distinctement les différentes fractions affectées aux chantiers. Tout à fait symptomatique de l'attachement porté au particularisme régimentaire, souvent poussé à celui de la compagnie également signalée, la rareté de l'insigne général des troupes de forteresse, fédérateur et dont la devise « On ne passe pas » – héritée de Verdun – a pourtant été reprise sous toutes les déclinaisons possibles par les unités les plus variées tout au long de la Drôle de Guerre [31], est saisissante. Une petite dizaine d'exemplaires à peine ont été retrouvés, et encore sont-ils accompagnés de la mention de l'unité en place, comme à l'avant-poste de Guestling (S.F. Boulay), quand le chiffre du régiment ne s'inscrit pas purement et simplement sur l'insigne interarmes lui-même ainsi qu'on peut l'observer avec le 163e Régiment d'Artillerie de Position à l'observatoire de la cote 400 (S.F. Faulquemont). Cette nécessité distinctive explique t-elle, par extension, l'absence de l'épithète « Forteresse » sur plusieurs plaques moulées sur des blockhaus du 146e et 37e R.I.F. (S.F. Faulquemont et des Vosges) ?

Les symboles nationaux ont été réalisés avec la même parcimonie. Un coq gaulois sur un P.C. de Faulquemont, une mention à Jeanne d'Arc dans les secondes lignes du S.F. de Rohrbach, des drapeaux tricolores croisés dans le S.F. des Vosges constituent des curiosités. À l'inverse, les marquages autres que distinctifs sont tout autant insolites. La découverte, sur un blockhaus coulé au sud de Bining, d'un fragment d'inscription – réalisé à partir de clous plantés dans le ciment (!) – s'inquiétant de la pointe des obus ou de la « sérénade sans espoir » évoquant le tir de la mitrailleuse d'un blockhaus de Kembs constituent de réelles surprises pour le chercheur.

Pour tenir et consentir à faire la guerre, le soldat ne peut se contenter de vagues idées patriotiques, encore moins tout au long des mois interminables d'une Drôle de Guerre qui délite la résignation et la détermination des premières semaines. Le régiment, les camarades ou le prénom de la fiancée – spécificité du S.F. de Boulay – s'immortalisent sur le béton comme des justificatifs directs, fraternels, sentimentaux, en un mot, immuables, de l'engagement prolongé dont la mort peut être l'issue. La quasi-omniprésence des dates de construction participe également de cette stabilisation des repères. « L'exécution rapide et soignée des travaux engage l'honneur militaire des troupes qui en sont chargées » prescrivait l'Instruction sur les travaux de campagne héritée de 1915. Rompus à l'inaction guerrière, les hommes se rabattent sur l'aménagement du terrain qui devient l'épreuve de force par excellence, un acte de patriotisme défensif, confirmant, à chaque pelletée de terre, la volonté farouche de protéger la nation. Non sans fierté, les millésimes 1939 et 1940 accompagnent les insignes et les noms des biffins qui participent au renforcement de la Muraille de France et à l'effort de guerre.

En Haute-Alsace, de nombreux régiments du génie se sont succédé de 1935 à 1940, en particulier au sud de Mulhouse, coulant leurs modèles de blockhaus caractéristiques dont certains éléments ont été estampillés comme pour marquer les espaces d'influence de chacun. À partir d'août 1939, au-delà de cette émulation entre sapeurs-mineurs de tous horizons, l'ennemi à combattre devient bien entendu la priorité. Séparés des allemands par le Rhin, les soldats français se trouvent dans une situation paradoxale par rapport à leurs homologues basés en Lorraine : si le fleuve interdit toute action de corps francs, l'ennemi est visible quotidiennement sur l'autre rive. De part et d'autre du fleuve, les adversaires poursuivent donc l'aménagement de leurs systèmes fortifiés respectifs – le Westwall est en cours de construction depuis 1936 – et presque partout, les messages interposés remplacent les balles[32]. Contraints par leur hiérarchie au silence des armes jusqu'en mai 1940, les soldats de la ligne Maginot observent passivement l'activité des allemands, qui s'engagent de leur côté, par voie d'affichage, à ne pas attaquer « le peuple français, si les français n'attaqueront pas les allemands ». Affairés à la construction d'une série de blockhaus à quelques centaines de mètres des berges du Rhin, les 144e et 212e bataillons du Génie de Forteresse rompent le secret militaire et moulent leurs numéros au-dessus des embrasures frontales visibles depuis les bunkers de la ligne Siegfried. Bâtisseurs dépourvus de puissance de feu, les sapeurs bouleversent les conventions élémentaires et brandissent leurs armes face à leurs adversaires du Westwall : leur fierté corporative et leur savoir-faire. Un simple coup d'œil général à la répartition des blockhaus ornés sur la carte des Secteurs Fortifiés de Mulhouse et d'Altkirch révèle ainsi toute la concentration – le long du fleuve par opposition à la frontière de l'inoffensive Suisse – d'une iconographie « captée » par la proximité de l'adversaire omniprésent et contre lequel se livre un véritable duel poliorcétique.

L'iconographie ostentatoire : une particularité française

Cette rupture du secret militaire, cette résistance du « voir et se faire voir » régissant les codes visuels des champs de bataille des siècles durant sur le « voir et combattre sans être vu » imposé au cours de la Première Guerre mondiale[33], ce besoin culturel et corporatif de l'exaltation du groupe observé sur la rive gauche du Rhin en 1940, se retrouve dans toute la ligne Maginot, dès 1935, sur des unités d'avant-poste comme des blocs positionnés à plusieurs kilomètres en arrière de la frontière, dans l'attente du « contact » décisif.

Il s'agit sans doute de la scission la plus fascinante observée entre les fortifications allemandes et françaises étudiées ici. L'approche comparative de la nature des cellules concernées est édifiante. Sur les 120 entités d'origine allemande où les fouilles se sont révélées concluantes, toutes sont des abris – P.C. ou dortoirs – à l'exception des observatoires de Garche et du blockhaus pour mitrailleuses du village de Verny[34] sur lequel un jeune enfant porte une pioche, mais il est vrai que ce dernier est camouflé en fontaine pour tromper la vigilance de l'adversaire. Il en va tout autrement chez les français où plus de 90% des unités recensées sont au contraire des blockhaus actifs (casemates de tir et observatoires), les P.C. et abris ne représentant qu'une portion moindre des sites ornés. L'affinage de ces données montre de surcroît que le tiers des marquages de construction relevés sur la fortification légère de la ligne Maginot est tourné vers l'adversaire, parfaitement visibles à plusieurs centaines de mètres. Cette recherche de contact visuel se démarque clairement de l'iconographie allemande conçue en circuit fermé pour entretenir le moral et le système de valeur des occupants transitant entre la ligne de feu et les refuges physiques et mentaux que sont les abris défilés.

Rappelons tout d'abord qu'à elle seule, la mystique intrinsèque du béton impose une épreuve et un stress supplémentaire à l'assaillant, confronté au bloc compact et à son apparente robustesse, mais surtout à l'absence d'activité humaine perceptible, avec en lieu et place de la silhouette ou du regard de l'adversaire, l'impénétrable embrasure infernale d'où jaillissent les gerbes de feu mortelles et toujours imprévisibles. Dans son anthologie consacrée à son expérience combattante (1914-1915), Maurice Genevoix rend parfaitement cette angoisse à l'approche du « fameux blockhaus » du ravin des Éparges[35]», auquel il consacre un chapitre de son livre III ; appréhension précédant l'effroi du contact de l'homme et de la masse remarquablement mis en scène par Terrence Malick dans le long métrage La ligne rouge[36].

Certaines particularités esthétiques peuvent renforcer l'impact psychologique du béton, à l'instar par exemple du goudron noir recouvrant la façade de la casemate S.T.G. A du bois du Kalmerich (S.F. Sarre), que les Stosstruppen du 222e Régiment d'Infanterie allemand préparant l'attaque du 14 juin 1940 surnomment le Schwartze Bunker – le bunker noir – qu'ils neutraliseront néanmoins à l'issue des combats. L'opacité entretenue à l'aide de teintes sombres autour de certaines embrasures, la géométrie plus ou moins anguleuse, fuselée et de fait agressive de la structure, concourent à l'entretien de l'aversion initiale, auxquelles s'ajoutent encore les insignes clairs ou criards brisant le tabou du secret militaire.

En effet, sur la ligne Maginot, la fantomatique « Cinquième colonne » ne fut parfois d'aucune utilité aux services de renseignement allemands, de nombreux contingents court-circuitant d'eux-mêmes les règlements militaires prônant la discrétion pour défier l'ennemi de leurs propres symboles, distinctement mis en valeur au-dessus des bouches à feu. Ainsi en est-il de l'ancre de marine des coloniaux, presque[37] invariablement moulées non seulement au-dessus ou à proximité des créneaux de tir mais qui plus est sur les blockhaus les plus exposés de la Tête de Pont de Montmédy ou du Secteur Fortifié de la Sarre. Auréolés du prestige de la Grande Guerre toujours vivace dans la mémoire collective, tant par la présence de vétérans jusque sur la ligne Maginot elle-même que par l'œuvre de deuil et l'énorme littérature produites tout au long de l'Entre-deux-guerres, les marsouins de 1940 rappellent la gloire acquise par leurs aînés – à Verdun notamment, avec la reprise du fort de Douaumont en octobre 1916 –, la seule présence de l'ancre coloniale suffisant à attester la haute qualité de la troupe occupant les lieux. Autre symbole des grandes victoires et des sacrifices héroïques du précédent conflit, bien ciblé dans le mémento sur l'armée française remis aux troupes allemandes, le cor des Chasseurs Alpins s'expose fièrement en première ligne, sur le relief du Glaserberg, à la pointe sud de la ligne Maginot du nord-est, exposée à une hypothétique manœuvre de débordement par la Suisse. Comme pour narguer un peu plus les patrouilles potentielles en quête d'informations et écornant davantage encore l'anonymat de rigueur, les « Diables bleus » identifient sur de larges cartouches – atteignant un périmètre similaire à celui du redan extérieur du créneau de tir – jusqu'aux noms des sous-officiers responsables des mitrailleuses dissimulées sous béton !

Plus au nord, devant Colmar, les « Diables rouges » du 152e Régiment d'Infanterie moulent dès 1935 d'insolites silhouettes de démons cornés brandissant un trident – incrustés en rouge vif sur le camouflage vert d'une trentaine de coupoles type VIIe Région – insigne de l'unité inspiré du surnom gagné par ce régiment d'élite sur les pentes de l'Hartmannswillerkopf (Vieil Armand) en 1915 [38].

Cantonné à Gérardmer avant la Première Guerre mondiale et déplacé à Colmar après l'Armistice de 1918, le 15-2 prépare ses positions de défense à l'est de la cité alsacienne convoitée dans la douleur par les poilus de 1915, et gardée, précisément vingt ans plus tard, par leurs cadets. Imprégnés des sacrifices passés transfigurés dans le monument aux morts érigé au Vieil Armand tout proche, ils conçoivent la série des diables moulés comme la revendication la plus directe de cette valeur combattante, de ce legs du sang qui pigmente encore leurs emblèmes criards. Face à la Forêt Noire masquant l'agitation du nazisme, les « Diables Rouges » montent la garde, et arborent même, ultime symbole de leur héroïsme acquis, une fourragère complétée du cri de guerre « Hardi les gars », sur une coupole inévitable en bordure de l'axe Appenwihr-Wolfgantzen [39]. Autre unité d'exception, le 26eRégiment d'Infanterie de Nancy affiche également la fourragère rouge rapportée des tranchées de 1914-1918 sur plusieurs blockhaus des S.F. de la Sarre et de Rohrbach… tandis que de nombreux insignes des autres formations de l'illustre « Division de Fer » (11e D.I.) sont omniprésents de Singling à Siersthal. Conçus pour déstabiliser l'attaquant, ces insignes « projetés » constituent un héritage, et à travers lui, l'assurance donnée à l'adversaire et la confiance stimulée entre les servants que sera remplie coûte que coûte la mission prioritaire de résister sans esprit de recul.

Outre la menace et l'exaltation virile qu'ils invoquent, les cartouches frontaux s'interposent aussi symboliquement par leur aura d'invincibilité – en plus du mur de béton bien réel – entre les servants et la mort portée par l'ennemi.

Défiés par les observateurs du Kingelerain – au sud de Mulhouse, mentionné plus haut – par la représentation d'un crâne gravé face au ciel, le trépas, le coup d’embrasure mortel, cherchent aussi à être exorcisés par les soldats. Ainsi, au-delà même des emblèmes connus des troupes d'élite, d'autres symboles apparaissent dans la ligne de mir de « ceux d'en face ». On ne peut plus classique, le fameux trèfle à quatre feuilles, porte-bonheur prisé des soldats figuré sur l'insigne du 153e R.I.F., apparaît donc sur les blockhaus conçus par cette unité au Nord de Petit-Réderching (S.F. Rohrbach) en 1939-1940, plusieurs exemplaires « protégeant » les chambres de tir, un autre, le créneau frontal extérieur.

Spécificité du Secteur Fortifié de Boulay, douze blockhaus produits pendant la Drôle de Guerre arborent quant à eux des prénoms féminins, évocation patronymique des sirènes protectrices sculptées à la proue des navires de jadis, rappelant également les Pin-up généralisées sur les flying-fortress américaines quelques années plus tard…

Exhortation ou superstition, ces marquages sont avant tout, plus encore que des cris de guerre, des cris de vie d'hommes confrontés à l'incertitude du lendemain, à une mort virtuelle rôdant autour de tout soldat engagé dans un conflit. Qu'il forge sa motivation dans la solidarité du groupe de camarade, le destin ou son rôle crucial de mâle protecteur, le mobilisé subit l'attente du choc, en figeant ses espoirs dans le béton.

Inch'Allah a gravé face au ciel un observateur des coupoles de Valette, remettant son destin entre les mains de Dieu…