Et Colmar réhabilita les fusillés

Philippe MARCHEGAY Le sous-lieutenant Henri Herduin . DR

Moins de deux jours après leur repli à Verdun en 1916, deux sous-lieutenants ont été fusillés, sans jugement. Il faudra attendre celui de la cour d’appel de Colmar, dix ans plus tard pour les réhabiliter.

Le 16 août 1916, le chef de bataillon Druart demande qu’on lui précise les circonstances de la mort des sous-lieutenants Herduin et Millant : s’ils sont passés devant le conseil de guerre, la date de réunion du conseil de guerre… De conseil de guerre, point. Des jugements, il y en a eu. Après. Pour diffamation et, surtout, pour réhabilitation. Mais dix ans avant l’arrêt de la cour d’appel de Colmar, pas de procès, pas de conseil de guerre. Directement le peloton d’exécution. Immédiatement le peloton d’exécution. Le 11 juin 1916, deux jours après le repli de Fleury, le sous-lieutenant Herduin, originaire des Ardennes, attend la mort. Il écrit à sa « petite femme adorée » : « J’ai ma conscience Région 12/01/2019 2/5 tranquille. […] Les chefs cherchent toujours des responsables et en trouvent pour se dégager. […] Je veux mourir en commandant le peloton d’exécution. » L’officier de 35 ans mourra en commandant le peloton d’exécution au bivouac de Fleury, devant les troupes.

Il lancera : « Soldats, vous allez me fusiller, mais je ne suis pas un lâche, mon camarade non plus. Nous avons abandonné la position, nous aurions dû y rester jusqu’au bout, jusqu’à la mort. »

Puis il ordonnera : « Visez bien, droit au cœur. En joue. Feu ! » Le crime des sous-lieutenants c’est l’abandon de poste face à l’ennemi. Avec le souslieutenant Millant, il tombera donc sous les balles amies. Sans autre forme de procès. Un adjudant donne le coup de grâce, un médecin constate la mort des deux officiers. Qui sont enterrés sur place, près du talus du chemin de fer. •

Des juges saisis à Cambrai, Poitiers, Pontoise…

Henri Herduin a connu l’infanterie coloniale et l’expédition chinoise contre les Boxers au début du siècle. En 1916, comme toute l’armée française, Henri Herduin est à Verdun. Sa 17 e compagnie, unité du 347 e régiment d’infanterie, s’accroche au terrain, dans les trous d’obus, entre la ferme de Thiaumont et le ravin du bois du Chapitre à Fleury, bientôt village martyr. Dix ans plus tard, la cour d’appel de Colmar instruit le procès en réhabilitation intenté par les familles. Elle saisit des juges d’instruction, à Pontoise, à Reims, Cambrai, Poitiers… Charge à eux d’entendre les témoins. Tous évoquent d’intenses bombardements, les « Boches » qui percent les lignes. Comme ce colonel à la retraite, entendu en février 1926 : « Les Allemands prennent pied dans nos lignes. Malgré les ordres reçus, les souslieutenants rassemblent les éléments qui leur restent, quittent leur poste et regagnent Verdun alors que les autres unités de leur régiment sont encore en secteur. » La sanction ? Le colonel l’estime « très sévère », mais « jugée comme parfaitement justifiée par l’attitude de ces officiers et les circonstances très critiques du moment. En effet, ces officiers avaient commis un abandon de poste certain. » •

À Charleville, un ancien de la 17e compagnie témoigne : « On a été arrosé d’obus de gros calibre pendant deux heures, nos pertes furent sérieuses. » Il poursuit : « Dans l’après-midi, on a subi une deuxième attaque et un bombardement très violent. Les pertes étaient si élevées qu’on devait être relevé le 9. »

Dans son procès-verbal d’audition, le commissaire ardennais note : « La compagnie ne comptait plus qu’une vingtaine d’hommes. Les sous-lieutenants décident de rassembler ceux qui existaient encore. » Le fantassin explique : « Ils voulaient éviter des pertes inutiles. » Et raconte la retraite : « Nous n’étions plus que des unités sans valeur, au moral déprimé, sans armes ni équipement. Les bombardements nous avaient laissés commotionnés. »

Les restes de la compagnie regagnent la caserne Authouard à Verdun : « Un adjudant nous fait mettre sur deux rangs, relève nos noms et nous dit : “Si vous bougez, je vous brûle la gueule.” » Un cycliste apporte un pli aux sous-lieutenants. Ordre leur est donné de se rendre au PC. Les soldats, eux, doivent remonter en ligne.

Entendu au Mans, un ancien membre de l’état-major de la 52 e division d’infanterie parle d’une « période terrible » , avec des « bombardements incessants, un ravitaillement presque impossible ». Évacué le 10 juin vers l’arrière après une intoxication par les gaz, il précise : « Je ne sais rien sur les faits eux-mêmes, je ne peux que fournir des renseignements d’ordre moral. » L’officier, qui rejoindra plus tard sa division à Wesserling, sait que « ces officiers ont été débordés par les événements ». Il s’interroge : « Se sont-ils repliés pour éviter d’être faits prisonniers ? Ont-ils perdu le sens du terrain ? Se sont-ils égarés ? Toutes les suppositions sont possibles. » Il livre son avis : « Je ne pense pas qu’ils aient commis le crime dont ils ont subi la peine. » Et fait le procès du chef de corps : « Le général Boyer était un faible et un incapable, il a probablement voulu, par un acte foudroyant, relever son prestige. » •

« Fusillez les deux ! » L’acte foudroyant étant la condamnation à mort des deux sous-lieutenants. Sauf que l’ordre serait venu d’en haut, du général Lebrun, commandant le corps d’armée qui, à la demande de son subordonné Boyer, aurait résumé : « Faites les fusiller ! » Le général Bernard aurait sollicité la grâce pour Millant. Parce que selon lui, « pour l’exemple, il suffisait d’exécuter le plus ancien, à mon sens le vrai responsable ». Le général Boyer lui aurait répondu : « Fusillez les deux ! » Mais pour le sollicitateur, il s’agit bien d’un « crime militaire » commis par « des officiers qui ont quitté le champ de bataille sans ordre, abandonnant la lutte ». 12/01/2019 4/5 •

La répression par l’exemple Le chef de corps Boyer s’est justifié : « Il était à craindre qu’au cours d’un combat intense et continu, exigeant de la part de tous un effort constant et unanime, de telles faiblesses et lâchetés aussitôt connues aient pour résultat de déprimer les énergies. » La haute hiérarchie confirme : « La lâcheté commise délibérément nécessitait une sanction immédiate, aussi rapide que possible, constituant à la fois une répression proportionnée et un exemple indispensable. » En novembre 1925, le général Boyer écrit à la cour : « Dans le cas où vous estimeriez utile ma présence à Colmar, je suis à votre entière disposition, prêt à faire ce voyage à mes frais car je tiens essentiellement à ce que la vérité de cette malheureuse affaire soit enfin connue. » •

Des témoins nommés Pétain, Joffre et Maginot ?

Le général invite la justice à diriger ses investigations vers les plus hauts responsables militaires de l’époque, Pétain, Joffre et le ministre de la Guerre et ancien combattant de Verdun, André Maginot. Ce à quoi le procureur général de la cour d’appel de Colmar répond : « La procédure est suffisamment complète et la cour n’a pas à demander l’avis d’une quelconque autorité. » Henri Herduin raconte à sa « petite femme adorée » : « Nous avons subi un grave échec, tout mon bataillon a été pris par les Boches, sauf moi et quelques hommes. Et maintenant on me reproche de m’en être sorti. J’ai eu tort de ne pas me laisser prendre également. » • Ni munitions ni moyen de résistance Le 5 mars 1926, après les réquisitions de l’avocat général Bourdon et les observations de Me Charles Gerthoffer, intervenant pour la veuve d’Henri Herduin, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel met son jugement en délibéré. Le 20 mai, l’arrêt tombe. La cour retient que « le fait de l’abandon de poste devant l’ennemi semble établi ». Elle rappelle « l’immédiate répression » qui « a pu paraître s’imposer dans les circonstances tragiques que la France traversait alors ». Mais il y a un « mais » : « Les positions tenues n’avaient pas cessé d’être soumises à un bombardement effroyable, les officiers se croyaient isolés, sans communication avec leurs 12/01/2019 5/5 chefs et les unités voisines, cernés par l’ennemi, sans munitions ni aucun moyen de résistance efficace. » D’où des circonstances atténuantes : « Ils ont pu dans de pareilles conditions se tromper sur l’étendue du devoir. » •

« Ils ont fait preuve du plus grand courage »

La cour retrace aussi la carrière des deux sous-lieutenants qui « n’avaient cessé de donner jusque-là des exemples de vaillance, dévouement, discipline et patriotisme ». D’ailleurs « au moment de leur exécution, ils ont fait preuve du plus grand courage ». C’est bien pour « ne pas laisser passer sur leur mémoire la flétrissure résultant de leur exécution » qu’entouré des conseillers Martin et Oger, le président Bonfils-Lapouze prononce la réhabilitation des deux officiers, enregistrée par le greffier Ricard. dessin Phil umb

Pour diffamation par voie de presse, Édouard Marmajon et Jean Kolb se retrouvent devant la cour d’assises de la Seine en octobre 1921. Dans son édition du 24 juin 1921, le quotidien géré par Édouard Marmajon publie l’article signé Jean Kolb sous le titre : « Comment sont morts Herduin et Milan ». Le journaliste qui commence son article par « j’ai vu l’exécution des ofciers de Fleury » fait parler l’un des fusillés : « J’ai abandonné mon poste, je suis coupable. » • « Émotion intense » Les familles portent plainte : « La révélation des circonstances qui ont précédé et suivi cette exécution a soulevé au Parlement et dans l’opinion publique une émotion intense. » La cour avec ses douze jurés répondra oui à la question de la diffamation et condamnera les deux hommes à quelques dizaines de francs d’amende, mais surtout à 20 000 francs de dommages-intérêts pour les familles.