Extrait Annales du Midi no 232cahier 13

 

Rémy Cazals est professeur d'histoire contemporaine à I'Université de ToulouseLe Mirail. Sur la période, il a créé la collection « La Mémoire de 14-18 en LanguedLLoc » et organisé le colloque international de Carcassonne en 1996.

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« La Mémoire de 14-18 en Languedoc »

En 1976, la découverte à l'École normale de Carcassonne des textes rédigés entre 1939 et 1945 par les écoliers de Tournissan (sur la mobilisation, les pri­sonniers, le rationnement et les succédanés, l'arrivée des troupes allemandes en novembre 1942, etc.) ouvrait la voie à une activité de recherche, animation et publication, rendue possible par l'engagement de la FAOL et beaucoup de bénévolat'. L'année suivante, sur le thème de la Grande Guerre, des centaines de documents étaient collectés pour une exposition4. Dans le nombre, figu­raient les 19 cahiers (illustrés de 309 cartes postales) rédigés par un caporal audois, tonnelier dans la vie civile.

Louis Barthas, tonnelier

Sans insister, je crois nécessaire de mentionner l'émotion ressentie à la lectu­re du manuscrit de Louis Barthas. La FAOL en publiait des extraits en 1977, et confiait à François Maspero le soin de réaliser l'édition intégrale du texte (1732 pages écrites à la main, « d'une belle écriture moulée, comme pour le certif »5 ; le livre faisait 552 pages dans la collection « Actes et mémoires du peuple »6). Mobilisé en août 1914 comme caporal d'infanterie, Barthas resta sur le front de novembre 1914 à avril 1918, en Artois et en Champagne, à la cote 304 à Verdun, dans la Somme, au Chemin des Dames, en Argonne… L'abondance des informations contenues dans son ouvrage est telle qu'un résu­mé en est impossible. Pierre Barral en a présenté une analyse lors du colloque

3. Collecte de documents et exposition à Tournissan même. Réalisation de pochettes de diaposi­tives par FAOL : Les affiches du gouvernement de Vichy (conservées par M. Puget, instituteur et secrétaire de mairie à Tournissan), 1976 ; La vinha : de la poda a las vendemias (images : dessins des écoliers de Tournissan sur les travaux de la vigne vers 1938 ; texte occitan : Grop 4"iure a l'escola), 1977. Édition des textes des écoliers par FAOL, reprise : Les écoliers de Toumisson. 1939-1945, Toulouse, Privat, 1978. Radiovision (diapositives, émission de radio) de même titre. Paris, Ofrateme, 1976.

4. Une partie d'entre eux reproduits en diapositives par FAOL : 1914-1918 Propagandes et mentalités, 1977 ; Affiches 7914-1918, emprunts de la défense nationale. 1978. Voir aussi R. CAZALS, « La propagande en 14-18 », dans L'histoire, n° 6, nov. 1978, p_ 87-88. En 1985, la FAOL réalisait aussi une exposition d'objets de l'artisanat des tranchées. Voir quelques reproduc­tions dans Traces de 14-18, op. cit. et ici-même.

5. Jean CLÉMENTIN, CR du livre de Barthas dans Le Canard enchaîné- 20 déc- 1978­

6. Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier 1914-1918. Pari,. Maspero 1978 : reprise La Découverte-poche, 1997, 568 p. intégrant une postface de R.C.

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   (4) Traces de 14-18'. Le livre a été accueilli favorablement. Mais je voudrais indi­quer deux types de réactions hostiles, soit pour en raconter la suite étonnante, soit pour en démontrer le caractère erroné.

On peut ne pas aimer le texte du tonnelier parce que celui-ci était socialiste et antimilitariste. Ce fut le cas d'un officier de carrière, retraité, qui menaça de ses foudres ses petits-fils s'ils lisaient Barthas. Les jeunes gens se précipitèrent sur le livre, mais le plus remarquable est que le vieux lieutenant-colonel me présenta, quelques années plus tard, son propre manuscrit pour être édité dans « La Mémoire de 14-18 en Languedoc ». Ce récit n'était pas dépourvu d'intérêt ; la collection l'accueillit ; d'un commun accord, la FAOL agissant sans but lucratif, le petit livre fut vendu au bénéfice de la recherche médicale'.

Moins recevable serait le rejet du témoignage du tonnelier au prétexte que ]es 19 cahiers auraient été écrits après la guerre. Que la « mise au propre » ait eu lieu après 1919, c'est l'évidence même, attestée par le fils du tonnelier. Que des phrases aient été rajoutées, une simple lecture le montre. Elles sont immé­diatement repérables et ne changent en rien le sens du texte. Ainsi, dès la page 33, cette réflexion : « Ah ! nos généraux étaient prodigues au début de la vie des autres ! » Ou, page 52, après seulement quelques jours de front : « Il est évident que si la guerre a provoqué d'aiguës souffrances physiques comme le froid, la faim, la soif, l'insomnie, elle a par contraste fait apprécier à un degré aussi aigu ]'apaisement de ces souffrances. Jamais celui qui n'a pas fait la guerre n'appréciera comme celui qui l'a faite ce que c'est qu'un bon feu, un bon lit, une bonne table. » Un dernier exemple, à propos de Verdun (p. 302) : « Plus tard, j'ai lu un ]ivre du capitaine Henry Bordeaux, académicien, Les der­niers jours du fort de Vaux, où il y a beaucoup de bourrage de crâne. » Mais la quasi-totalité du texte de Louis Barthas fut écrite pendant la guerre. Quiconque le lit avec attention découvre en plusieurs occasions ses camarades, et même des officiers subalternes, s'adressant à lui : « Toi qui écris la vie que nous menons » (p. 130) ; « sachant que j'écrivais l'histoire de notre tragique épopée » (p. 416)… Et encore, en Argonne, au repos : « J'ai écrit ces lignes sur un banc de pierre… » (p. 478). La précision des dates est extrême ; il en est de même de la position géographique, des dialogues, des descriptions (par exemple, p. 69 : « ce trou fait comme avec une vrille, un peu de fumée du drap brûlé, un violent soubresaut de l'homme, un râle et l'immobilité de la mort »). À propos d'un stage d'instructeurs pour lequel on lui propose de se porter volontaire, et qui va commencer le 8 septembre 1918, il note : « C'était une planche de salut, c'était trois ou quatre mois assurés, loin des coups, des mau­vais coups » (p. 545). En écrivant, i] ne connaissait donc pas ]a date de l'armis­tice… Lors de ]a parution du livre, des anciens combattants et des familles 7. P. BARRAL, « Les cahiers de Louis Barthas », dans Traces de 14-18, op. cit., p. 21-30.

8. André ARIBAUD, Un jeune artilleur de 75, Carcassonne, FAOL, « La Mémoire de 14-18 en Languedoc » n° 7, 1984, 72 p. [le titre est d’A. A.].

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d'anciens combattants en ont dit toute l'exactitude9. Enfin, pour retrouver la guerre telle que Louis Barthas l'a vécue et l'a décrite, on peut lire le récit du socialiste Léopold Noé, dans « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », le Journal de route du catholique Joseph Bousquet, les lettres de poilus savoyards", et bien d'autres ; du côté allemand, le livre de Dominik Richertt'.

Cette longue démonstration était-elle nécessaire ? Pour beaucoup de lecteurs, certainement pas. Mais, voici, en mars 1999, le livre de Frédéric Rousseau, La ouerre censurée, qui, parmi les sources qu'il utilise, cite largement Barthas et Richert''-. Et voici, en mai, dans une revue très lue, le compte rendu du livre de Rousseau, attaque anonyme d'une extrême virulence qui reproche à l'auteur d'argumenter « à grands coups de témoins douteux »'3. On comprend mieux à présent mon insistance : les carnets de Barthas, authentique combattant, ont été rédigés tout au long de la Grande Guerre, et recopiés au retour. Il faut les prendre comme document direct et en tenir compte. II faut également prendre en considération les nombreux témoignages publiés par « La Mémoire de 14­18 en Languedoc ».

Une collection disparate

La publication du Barthas contribua à un regain d'intérêt pour le témoignage sur la Grande Guerre. Des carnets, retrouvés par les familles et envoyés à la FAOL, donnèrent l'idée de créer une collection, disparate par le format et la présentation des livres, et par les collaborations éditoriales. Les premiers, réali­sés avec des moyens rudimentaires et à faible tirage, sont épuisés. Années cruelles 1914-1918, qui portait à la fois le n° 6 de « La Mémoire de 14-18 en Languedoc » et le n° 13 de « Terre d'Aude », résultait du montage de vingt-six

9. Voir la postface à l'édition en « poche ». Témoignages identiques recueillis par Monique et Rémy Pech.

10. L. Noé, Nous étions ennemis sans savoir pourquoi ni comment, Carcassonne, FAOL, « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », n° 3, 1980, 82 p. (jusqu'à la fin de 1915, Noé servait dans un autre bataillon du même régiment que Barthas) ; J. BousQuE'r, Journal de route 1914-1917, Bordeaux, Éd. des Saints Calus, 2000, 114 p. (l'auteur a été tué en août 1917) ; Poilus savoyards (1913-1918), chronique d'une famille de Tarentaise, 320 lettres présentées par J. Lovie, Chambéry, « Gens de Savoie », 1981, 248 p.

11. Dominique. Richert, Cahiers d'un survivant, un soldat dans l'Europe en guerre 1914-1918, traduit de l'allemand par Marc Schublin, Strasbourg, La Nuée bleue, 1994, 288 p. Voir les CR favorables de G. Krumeich dans le Bulletin de recherche de l'Historial de la Grande Guerre, août 1990, p. 3 ; de F. Taubert dans Le Mouvement social, n° 158, 1992, p. 151 ; de S. Audoin-Rouzeau dans Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 179, 1995, p. 199. Voir R. Cazals, « Deux fan­tassins de la Grande Guerre : Louis Barthas et Dominik Richert », dans les Actes du colloque de Montpellier de 1998, à paraître.

12. F. ROUSSEAU, L a guerre censurée, une histoire des combattants européens de 14-18, Paris, Seuil, 2000, 414 p. (59 mentions de Barthas, 55 de Richert, puis 51 de Jünger, 42 de Genevoix, etc.).

13. L'histoire, n° 232, mai 1999. Réponse de F. Rousseau dans le numéro suivan

422                                                    RÉMY CAZALS                                                      (8) témoignages d'hommes et de femmes, écrits et oraux". Le n° 9 est un dossier de reproductions de documents d'archives". Sans parler des volumes parus lors collection…

Les principaux apports de ces ouvrages concernent d'abord le vécu des com­battants, les horreurs de la guerre, les aspects de la vie dans les tranchées, la captivité. Barthas n'avait connu que le front franco-allemand, dans l'infanterie. Marius Hourtal et André Aribaud étaient des artilleurs" ; le second a estimé nécessaire de glisser dans son petit livre une très utile partie technique intitulée « Fonctionnement de l'artillerie au front ». Un chapitre d'Années cruelles évoque les combats en Italie ; Auguste Bastide a donné à son récit le titre Tranchées de France et d'Orient". La situation la plus insolite paraît celle d'Étienne Loubet, volontaire pour un théâtre d'opération extérieur afin d'échapper à l'enfer du front principal". À Marseille, il embarque pour la Chine, et ce paysan audois, qui n'était guère sorti de chez lui, va voir le Stromboli, le canal de Suez, Ceylan, Saigon, Tien-Tsin, Pékin et la Grande Muraille. Le 9 août 1918, le Bataillon colonial sibérien, dans lequel se trouve Loubet, débarque à Vladivostok. Sous commandement suprême japonais, Français, Tchèques, Polonais, Serbes, Anglais et cosaques de l'ataman Kalmikoff foncent vers l'ouest sur la ligne du Transsibérien pour aller com­battre les bolcheviks. On est loin, à tous les sens du terme, de la guerre totale contre les Allemands ! Le 11 novembre 1918, le Bataillon se trouve à Novo Nikolaevsk ; il va continuer son avance et traverser l'Oural, avant de battre en retraite à partir de Noël. Étienne Loubet écrit de manière laconique, à la derniè­re page de son carnet, alors qu'il vient de retourner à Tien-Tsin : « Campagne de Sibérie terminée le 19 février 1919. » D'autres troupes françaises restèrent à Vladivostok jusqu'au 14 février 1920.

Des témoignages féminins ont leur place dans Années cruelles. La collection donne surtout deux journaux de femmes. Charlotte Moulis, née à Albi, servait le comte et la comtesse de Moustier en leur château de Clémery, en Lorraine, à cinq kilomètres de la frontière tracée en 1871. Pendant « six mois inoubliables », jusqu'en janvier 1915, noble famille et domesticité continuent à vivre au château. Dans les notes confiées par Charlotte à un petit carnet, c'est un aspect peu connu de la guerre qui se déroule'9. D'un jour à l'autre, parfois

14. Années cruelles 1914-1918, Villelongue d'Aude, Atelier du Gué, 1983 ; réédition 1998, 164 p.

15. La vie des Audois en 14-18, Archives de l'Aude, 1986, 17 + 15 p. + 22 documents.

16. Témoignage de M. Hourtal dans Années cruelles, op. cit. A. Aribaud, Une jeune artilleur…, op. cit.

17. A. BASTIDE, Tranchées de France et d'Orient, Carcassonne, FAOL, « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », n° 4, 1982, 78 p.

18. E. LousaT, « Ma campagne de Sibérie », dans Récits insolites, Carcassonne, FAOL, « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », n° 8, 1984, 68 p. [p. 51-66, le titre est d’E. L. ; texte accompa­gné de notes sur le Bataillon colonial sibérien, d’après son Journal de marche et d’opérations, SHAT].

19. Ch. Mout,ts, « Six mois de front inoubliables », dans Récits insolites, op. cit. p. 13-34 [le titre est de Ch. M.].

(9)                            QUELQUES PIERRES APPORTÉES AU CHANTIER                         423 dans la même journée, dragons et uhlans traversent le parc, s'accrochent aux abords du moulin, avancent et se replient. Au château, on recueille et on soigne les blessés des deux camps, sans ignorer les atrocités commises au village voi­sin : « 20 août. Sous un bombardement affreux, Nomény a été incendié par les Prussiens qui, après avoir bu plus que de raison, ne savaient plus ce qu'ils fai­saient. Beaucoup de personnes ont été fusillées au moment où, affolées, elles se sauvaient des caves. D'autres ont été brutalisées, les femmes et les jeunes filles violées, puis conduites vers Metz où on les a gardées six à huit jours. Beaucoup n'avaient rien à se mettre sur le dos. » C'est, par contre, bien loin du front, à Mirepoix (Ariège), que Marie Escholier rédige son journal, d'août 1914 à mai 1915. Elle décrit le départ des jeunes hommes, l'arrivée des réfu­giés, l'attente anxieuse des nouvelles, la circulation de toutes sortes de rumeurs"… Ici, le traumatisme de la Grande Guerre s'exprime dans le registre de la culture traditionnelle. Les prédictions fleurissent (p. 60) : « Toutes annon­cent la mort de Guillaume et la fin de la guerre, les unes fixent au 19 octobre, les autres au 25 décembre la réalisation de ces prophéties. Louise consulte le calendrier et compte les jours. » On a vu le drapeau français dans une étoile, signe de victoire (p. 28). On se réjouit d'une tempête (p. 79) « parce qu'un diable se pend toujours par ce temps égaré, et quel plus terrible diable y a-t-il que Guillaume ? » Marie observe des scènes à prendre en considération pour nuancer les thèmes du patriotisme et de l'Union sacrée. Dès le 4 octobre 1914, des soldats qui partent se considèrent comme « de la viande de boucherie » (p. 57). Une mère est radieuse parce que son fils est prisonnier (p. 68). Le 17 septembre 1914, une réfugiée de Belgique dit qu'on s'alliera inévitablement un jour aux Allemands contre les Russes (p. 44). La guerre accentue les ten­sions entre paysans et citadins ; les difficultés entraînent immédiatement la recherche des responsables à l'intérieur : les soldats d'Antibes et de Marseille" (p. 29) ; les riches et les curés (p. 40) ; la « trahison » (p. 73). Enfin, Marie Escholier a su capter ces situations et perceptions nouvelles, nées de l'extraor­dinaire : le soldat blessé, un homme, un adulte, qui pleure au souvenir de l'enfer qu'il a traversé et parce qu'il doit y retourner ; le respect silencieux des civils devant ceux qui partent vers le feu=z ; une conception plus profonde de la vie et de la mort : « J'ai bien changé, je sais ce que c'est que la vie, nous sommes moins qu'une fumée. »

Sans qu'il soit possible d'indiquer toute la richesse des volumes de la collec­tion, ou parus hors collection, je voudrais cependant signaler encore l'évolution d'Albert Vidal, parti en ayant en tête les illusions diffusées par certains

20. M. Escholier, Les saisons du vent, Carcassonne, GARAE, 1986, 154 p. [n° 10 de « La Mémoire de 14-I8 en Languedoc » ; le titre n’est pas de M. E.].

21. Voir dans ce numéro des Annales du Midi l'article de J.-Y. Le Naour.

22. Le 4 nov. 1914, au moment de son départ pour le front, L. Barthas notait (p. 40) : « Les sen­timents de la foule avaient changé, sur beaucoup de figures on voyait la pitié, des femmes s'essuyaient les yeux, tout le monde nous regardait graves et silencieux. Comme devant un cortège de condamnés à mort, beaucoup se découvraient. »

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intellectuels sur la valeur régénératrice de la guerre, écoeuré lors des permis­sions lorsqu'on lui racontait les exploits d'aviateurs ou d'agents de liaison. Écrivain de vocation, sinon de profession, il avait publié avant guerre une très belle nouvelle, L'Allemande, à travers laquelle on pouvait découvrir les stéréo­types ethniques nés de la guerre de 187023. La monographie sur l'entreprise Brusson Jeune a donné l'occasion de sonder la mémoire d'une collectivité pen­dant la guerre24. Celle-ci, crise et séparation, a fait naître une documentation (lettres des divers membres de la famille patronale, lettres d'ouvriers, etc.) qui ne pouvait exister en temps de paix et qui fonctionne comme un révélateur de situations, réactions, rapports de fidélité et de confiance, conflits larvés et explosions. La collection présente enfin une forme d'expression particulière, le dessin, avec Pierre Dantoine : dans ses dessins humoristiques publiés après la guerre, aux officiers qui parlent en français, les soldats du Midi répondent en patois25 ; d'émouvantes scènes prises sur le vif illustrent les Actes du colloque Traces de 14-18z dont la quatre de couverture reproduit une belle figurre de

poilu portant tout son barda.

Un colloque universitaire

Le n° 9 de la collection avait engagé une collaboration entre FAOL et Archives départementales. Puis, les mêmes et la Société d'études scientifiques

de l'Aude s'associaient en 1990 dans la publication d'un dictionnaire biogra­phique, Les Audois, contenant, entre autres, 60 notices de personnages ayant joué un rôle dans la période 1914-1918, parmi lesquels les généraux Sarrail et Laperrine, les écrivains Joseph Delteil, Joë Bousquet et François-Paul Alibert, le ministre Albert Sarraut, qui est à l'origine de la grande source documentaire découverte et utilisée par Jean-Jacques Beckerz6, et aussi Dantoine, Barthas, Hudelle. Les bénéfices de l'opération allaient servir au financement d'un pre­mier colloque international en 1994, suivi par Traces de 14-18 en 1996, puis par d'autres encore z'. La structure organisatrice a pris le nom « Les Audois » ; ses colloques ont lieu à Carcassonne et ont toujours un ancrage départemental

23. Voir A. ViDnt, et R. CAZALS, Le jeune homme qui voulait devenir écrivain, Toulouse, Privat, 1985, p. 93-103 et 165-214.

24. Ph. Delvit, J.-L. Marfaing, R. CAzALs, G. Bxussorr, La chanson des blés durs, Brusson Jeune 1872-1972, Toulouse, CAUE-Loubatières, 1993, 224 p. Voir le chapitre « Lettres du temps de guerre ».

25. Dantoine, La guerre, Carcassonne, FAOL, « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », n° 11, 1987.

26. J.-J. BECker, 1914, comment les Français sont entrés dans la guerre, contribution à l'étude de l'opinion publique, printemps-été 1914, Paris, Presses de la Fond. nat. des Sc. Po., 1977.

27. Venance Dougados et son temps, André Chénier, Fabre d'Églantine (1994, Actes publiés en 1995) ; Traces de 14-18 (1996, Actes en 1997) ; Armand Bnrbès et les hommes de 1848 (1998, Actes en 1999) ; Retrouver, imaginer, utiliser l'Antiquité (2000, Actes à paraître en 2001). Tous édités par « Les Audois ».

 

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qui coexiste parfaitement avec leur dimension nationale et internationale. Ainsi, dans Traces de 14-18, avait-on un texte de P. Barral sur « Les cahiers de Louis Barthas » et une illustration signée Dantoine ; mais aussi le résultat d'une enquête auprès de tous les dépôts d'archives départementales de France, et un bilan démographique national ; le caractère international était marqué par des communications concernant plusieurs pays et la présence d'intervenants irlandais, tchèque, américain.

Disparate, ce colloque, comme la collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc » ? Peut-être, mais pourrait-on citer un colloque qui ne le soit pas quelque peu ? Ici, d'ailleurs, existait une volonté affirmée de confrontation entre historiens et littéraires, journalistes, archiviste et économiste, artiste, spécialistes de cinéma comme de démographie. Existait aussi une répartition assez cohérente en quatre parties : Témoignages (« Archives de 14-18 », par Sv1vie Caucanas ; « Les cahiers de Louis Barthas », par Pierre Barral ; « Édi­ter les carnets de combattants », par Rémy Cazals ; « Mémoire et mythifica­tion des mutineries de 1917 », par Leonard Smith) ; Presse, littérature, ciné­ma (« Les transformations du journalisme », par Thomas Ferenczi ; – Stigmates de la Grande Guerre sur l'oeuvre de R. Martin du Gard », par Claude Sicard ; « Sur les traces de Roux le Bandit », par Patrick Cabanel ; – L'encombrant soldat Chvéïk », par Patrick Ourednik ; « La Grande Guerre dans le cinéma français : une mise à distance », par Michel Cadé ; « Les traces de 1-1-18 dans le cinéma soviétique : mémoire et oubli », par Natacha Laurent) ; Blessures (« L'invasion de 1914 dans la mémoire, France, Grande­Bretagne, Belgique, Allemagne », par John Horne ; « Un artiste à la recherche 3es traces de la Grande Guerre », par J.-S. Cartier ; « La question du transfert de-, corps », par Jean-Charles Jauffret ; « La guerre de 1914-1918 et l'évolu­tion démographique française : rupture ou continuité ? », par Jean-Claude Sanaoï) ; Prolongements (« Verdun, une vitrine républicaine », par Pierre Guibbert ; « L'idée d'Europe dans la presse toulousaine pendant la guerre », par Rémy Pech ; « La controverse entre Keynes et Bainville sur les consé­4uences du traité de Versailles », par Nicolas Brejon de Lavergnée ; « Les émigrés politiques italiens en France dans l'entre-deux-guerres », par Éric Vial ; « La mémoire de 1914-1918 et Vichy », par Pierre Laborie). Les conclusions du colloque étaient tirées par Marc Ferro.

Comme c'est la règle pour les colloques des « Audois », les Actes de Traces de 14-18 furent publiés dès l'année suivante, avec la transcription des discus­sions. Le colloque de 2000, Retrouver, imaginer, utiliser l'Antiquité, évoqua brièvement la façon dont des épisodes et des personnages de l'histoire ancien­ne furent récupérés pour les besoins de la guerre de 14-18. Le colloque de 2002. Les prisonniers de guerre à travers l'histoire, contacts entre peuples et aJtures, accordera à 14-18 la place qui lui revient dans une démarche compa­`ative. Présente dès 1994 dans l'organisation des colloques, l'UTM contribue à ias soutenir sur les plans scientifique et matériel (notamment grâce à la chaire

 

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(12) Jean Monnet dont le titulaire est Rémy Pech), et cette collaboration va encore au-delà avec une politique de publication de maîtrises de très bon niveau. Mémoires de maîtrise soutenus à l'UTM

En quatre années, 1997-2000, trois livres ont ainsi été publiés à partir de maîtrises d'histoire concernant la guerre de 1914-1918 (et un sur la Deuxième Guerre mondiale"), selon le principe habituel de la diversité des formes édito­riales. D'autres le seront peut-être ; en attendant, ils méritent d'être signalés.

Trois mémoires édités

C'est à Craonne, sur le plateau… reproduit le « Journal de route » de Xavier Chaïla, précédé d'une présentation rédigée par Sandrine Laspalles à partir du texte de son mémoire de maîtrise'9 ; le livre est édité par la FAOL en collabo­ration avec l'Association du Moulin à Papier de Brousses (Xavier Chaïla, avant et après la guerre, fit fonctionner ce moulin hydraulique situé dans la vallée de la Dure, au nord de Carcassonne). Les carnets de captivité de Charles Gueugnier 1914-1918 sont présentés par Nicole Dabernat-Poitevin, d'après son mémoire de maîtrise ; le livre est publié par un éditeur toulousain, « Les Audois » participant à sa diffusion". Enfin, Lettres du front et de l'arrière donne le texte intégral du mémoire de Sylvie Decobert, avec de larges extraits d'une correspondance. I1 porte le n° 14 de « La Mémoire de 14-18 en Languedoc » et résulte d'une entente entre « Les Audois » et les Presses de l'Université des Sciences sociales de Toulouse". Nous sommes toujours dans le domaine du disparate, ce qui n'exclut en rien l'efficacité.

Xavier Chaïla avait fait son service militaire au 1er régiment de hussards. Il par­tit donc en 1914 dans la cavalerie qui, peu à peu, participa à la guerre des fantas­sins. Dans les tranchées, Chaila fut combattant, brancardier, infirmier. Il connut de longs mois de souffrance, et fut particulièrement marqué par l'offensive

28. Fabienne MONTANT, Altengrabow Stalag XI-A, Carcassonne, Les Audois, 1999, 128 p. Le stalag XI-A comptait dans son effectif G. Folcher, dont les carnets furent publiés par Maspero en collaboration avec la FAOL : Les carnets de guerre de Gustave Folcher, paysan languedocien 1939-1945, Paris, Maspero, 1981, 286 p. ; réédition La Découverte-poche. 2000. Voir aussi G. Fot,cHea, Marching to Cnptivitv, the Wnr Diaries of a French Peasnnt 1929-1945, translated by Christopher Hill, edited by R. Cazals & C. Hill, London-Washington, Brassey's, 1996.

29. C'est à Craonne, sur le plateau… Journal de route 1914-IS-16-17-18-19 de Xavier ChaiTa, présenté par S. Laspalles, Carcassonne, FAOL, « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », n° 13, 1997, 112 p. [le sous-titre est de X. C.].

30. Les carnets de captivité de Charles Gueugnier 1914-1918, présentés par N. Dabernat­Poitevin, Toulouse, Accord édition, 1998, 240 p.

31. S. DECOberT, Lettres du front et de l'arrière (1914-1918), Carcassonne, Les Audois, « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », n° 14, 2000, 170 p.

13)    QUELQUES PIERRES APPORTÉES AU CHANTIER          427
d'avril 1917, qui occupe beaucoup de place dans son récit. Sorti de l'enfer, il termine son journal par cette simple phrase : « Le cauchemar est fini. Une vie nouvelle qui va recommencer, et le plus beau pour les survivants de l'hécatom­be : La Liberté. » Une dimension intéressante du travail de S. Laspalles est qu'elle a pu comparer trois versions du journal : les notes prises pendant la ,guerre sur des feuilles volantes portant la mention « À conserver » confiées à ses parents lors des permissions ; une rédaction sur cahier avec titre, pagina­?ion, avant-propos indiquant qu'il ne décrivait que ce qu'il avait vu « person­nellement », récit perturbé entre octobre 1915 et février 1916 parce qu'il avait égaré les notes correspondantes ; une dernière rédaction, enfin continue. On ::etiendra de la comparaison que les trois versions ne comportent pas de différence  fondamentale. Les descriptions sur les cahiers sont plus détaillées. Mais les notes contiennent davantage de critiques du commandement ; elles sont les seules à mentionner une ébauche de fraternisation avec les Allemands.

Charles Gueugnier, de Constantine, fut capturé le 12 octobre 1914 et passa près de quatre années au camp de Merseburg. Chaque jour, il notait le temps qu'il faisait, la situation alimentaire (pénurie ou abondance grâce aux colis), les trafics en tous genres, ses lectures… Les heurts avec les autorités allemandes et es simples gardiens étaient fréquents. Gueugnier signale les arguments de mauvaise foi, les violences, la dureté des punitions (le poteau). Mais cela ne 'empêche point de ressentir de la compassion pour des adolescents futurs sol­dats (16 mai 1915), pour la misère des civils, plus tard pour les prisonniers allemands en France. Capturé très tôt, il n'a pas connu la guerre des tranchées, et il a du mal à comprendre ce qu'en disent les camarades faits prisonniers en 1915, 1916 ou 1917, qui n'ont pas envie d'y revenir. Certains même, « crai­gnant toujours de remettre ça », refusent un échange éventuel (mai 1918). Gueugnier, lui, fait tout pour quitter l'Allemagne et participer_à un échange, avec internement en Suisse. II y réussit en juin 1918, mais la description de sa niouvelle situation manque d'enthousiasme, d'autant que la grippe espagnole exerce ses terribles ravages.

Le combattant, dont Sylvie Decobert a étudié la correspondance, est un capi­taine d'artillerie, qui a une liaison avec une jeune femme mariée de la bour­geoisie albigeoise, prénommée Marie-Thérèse. Le capitaine a gardé les lettres de Marie-Thérèse ; pour ne pas risquer d'être compromise, elle n'a pas conser­vé les lettres de l'officier, mais on dispose de celles qu'il adressait à sa famille à Toulouse. Cela représente en tout un millier de pièces. S. Decobert se livre d'abord à une intéressante approche méthodologique, solidement documentée, menée avec finesse, et qui sera utile à tous ceux qui souhaitent analyser une correspondance. Elle examine ensuite l'apport des lettres du capitaine, remar­quant qu'il minimise le danger et que le contenu est différent selon qu'il s' adresse à son père, à sa mère ou à sa jeune soeur. Une constante cependant : la certitude affirmée de la victoire finale. Mais, avec une petite nuance quand il écrit à sa mère, le 21 novembre 1915, après le décès de son père : « Si tu as

428          RÉMY CAZALS      (14) quelques fonds, je te conseille d'acheter du nouvel emprunt. On y a tout avan­tage. D'abord, il nous faut faire tout notre possible pour aider le pays. Puis, en cas de malheur national, les billets de banque vaudraient moins encore que les titres de rente. Mais on peut être sûr de la victoire finale. Pas de grosse victoire, en raison de l'épuisement, mais victoire tout de même. Nous devons imman­quablement y arriver, même en commettant de grosses fautes, à notre habitude. » On pense au compte rendu du Monde, menant conjointement l'ana­lyse des souvenirs de guerre d'André Kahn et de Louis Barthas 12 : « Près du front, André Kahn suit encore les fluctuations financières, se désole d'une bais­se, exulte à la hausse, se réjouit en 1915 : Seule la Bourse est intéressante. La rente monte furieusement, ça va. La même année, Louis Barthas note sobre­ment, à la mort de deux camarades socialistes : La guerre a du bon pour la bourgeoisie capitaliste. » Plus originales, peut-être, que celles du capitaine, sont les lettres de Marie-Thérèse qui, de façon naturelle, raconte sa vie douillette : elle court les magasins, va au spectacle, se promène à la campagne, reçoit et rend des visites mondaines, part en cure thermale (p. 95) : « Que te dirai-je de Vichy ? Un monde fou, un luxe inouï, des toilettes splendides et, pour achever, des officiers en surnombre très décorés, galonnés. […] Pour compléter le tableau, pas mal d’officiers serbes […] les tombeurs de coeur de la saison ! » Je donne un dernier passage où l'on voit émerger un peu d'esprit cri­tique, vite recouvert par les flots de la rhétorique (p. 92) : « Tu me dis que les embusqués ne se trouvent pas dans la bonne société. Hélas ! J'ai bien peur que si, au contraire… Ce ne sont pas de pauvres diables qui peuvent avoir assez de protection pour cela. Mais tu as peut-être raison si tu veux parler de la bonne vraie société, de celle où les traditions d'honneur et de bravoure ont toujours eu cours et où les mesquineries de l'égoïsme et de l'intérêt n'ont pas de prise. Celle-là, oui, nous donne encore de beaux exemples. »

Le capitaine de Louis Barthas

Le capitaine dont il s'agit à présent, Léon Hudelle, servait dans l'infanterie, au 280e R.I. de Narbonne, que Barthas rejoignit sur le front en novembre 1914. En lisant les Carnets du caporal, on constate que celui-ci tutoyait son capitaine. C'est que les deux hommes étaient de la même génération, du même village, et militaient au sein du même parti. Hudelle avait fait des études supérieures et était devenu rédacteur en chef du journal toulousain créé en 1908, Le Midi socialiste. Marie-Pierre Dubois a étudié les 200 articles de Léon Hudelle parus de 1914 à 1918 dans ce journal ; elle les a transcrits en annexe, en fournissant deux précieux index des noms de lieux (232 noms) et de personnes (183, dont Clemenceau, Jaurès, Liebknecht, Trotsky, Wilson…) Elle a illustré son

32. Gilbert COMTE, « Le tonnelier et le bourgeois dans la première tourmente », Le Monde, 8 juin 1979.

15)          QUELQUES PIERRES APPORTÉES AU CHANTIER          429 mémoire de photos légendées par le capitaine lui-même, dont une représente ®e partie de football (on dirait aujourd'hui : rugby) dans « La Cuvette », – immédiatement en arrière de la tranchée de première ligne, à 120 m de l'ennemi », bonne représentation figurée d'un passage des Carnets de Barthas (p. 93) : « Cette cuvette, baptisée ainsi par les poilus, était une dépres­sion de terrain d'un hectare environ et en forme de cirque entouré d'un tertre protecteur de deux à trois mètres de haut. […] Sur ce terrain on y faisait des rassemblements, on y fabriquait des réseaux de fil de fer, on travaillait du bois, enfin on y jouait au football, et il eût fallu que les Allemands fussent aveugles pour ne point voir le ballon bondir dans les airs et parfois rebondir en avant de la première ligne dans les fils de fer où un joueur audacieux allait le prendre en s'en remettant à la courtoisie des Allemands qui, du reste, ne tirèrent jamais sur les joueurs. »

En juillet 1914, jusqu'au bout, avec Jaurès, Léon Hudelle a cru que la paix pourrait être sauvée. Son article paru le 2 août marque une cassure ; l'assassi­nat du député du Tarn et la guerre inéluctable ont complètement déstabilisé le journaliste : « De même que, dans le ciel noir surchargé de pesants nuages, un premier et violent coup de tonnerre annonce la tempête, de même hier la nou­velle du forfait perpétré sur Jaurès nous fit pressentir la catastrophe interna­tionale. Il n'était pas possible que le destin tranchât aussi prématurément, aussi stupidement, une si noble et si précieuse existence, s'il n'était pas déci­dé à faire fondre sur le monde une série d'effroyables calamités. » Hudelle doit se réfugier dans une nouvelle attitude : la défense de l'idéal républicain contre les « gouvernements autocratiques, seuls responsables de l'égorgement où nous sommes acculés » (il est tellement bouleversé qu'il en oublie la Russie). Dès lors, il va devoir assumer, avec leurs contradictions, une triple identité : combattant, journaliste, socialiste. Jusqu'en août 1916, il signe de son nom, puis il prend un pseudonyme simple (Le Poilu) ; il est parfois victi­me de la censure, mais, dans l'ensemble, ses articles passent et participent ainsi à l'effort de guerre. Son originalité dans la presse tient à sa présence sur le front, à sa connaissance directe des conditions de vie des fantassins. Un de ses articles en l'honneur du poilu (26 déc. 1915, avec quelques lignes censu­rées), reproduit par divers autres journaux, a été recopié par des soldats et conservé dans leur petit carnet personnel. Anticlérical, il estime que la reli­gion contribue à l'infantilisation (et Barthas a signalé un acte sectaire de son capitaine"), mais parmi ses photos figure la représentation d'une messe en plein air, sans commentaire désobligeant"'. Ses articles évoquent avec retard (février 1916), mais évoquent tout de même la conférence de Zimmerwald, à propos de laquelle il rappelle les « bienfaits de la concorde internationale que

33. Les carnets de guerre de Louis Barthas…. op. cit., p. 93-94. Le capitaine ordonna de faire l'appel, alors qu'il savait qu'une partie de ses soldats étaient allés à la messe, mais les punitions furent seulement fictives.

34. Légende de la photo, par Hudelle : « Une messe dite en plein air, derrière un talus » ; texte de Barthas (p. 93) : « On improvisa un autel en plein air contre le talus de la Cuvette ».

430                                                   RÉMY CAZALS                                                   (16) nous voulions établir ». Les conférences socialistes internationales pourraient constituer un soutien aux efforts récents de la minorité au sein du PSD allemand. « Allons à Stockholm » : c'est le titre et tout ce qu'il nous reste d'un article de mai 1917, frappé par la censure, mais ce titre et cette censure elle-même sont révélateurs du contenu. L'arrivée au pouvoir de Clemenceau n'est pas vue avec faveur : « C'est un règne qui se prépare et non pas un gouvernement » (28 nov. 1917). Clemenceau est un dictateur ; son nom est synonyme de répression des mouvements ouvriers et de la révolte des vignerons du Midi. Dans les derniers temps de la guerre, Hudelle soutient Wilson, mais souligne les contradictions de sa politique ; il se montre favorable à la révolution allemande et hostile à l'inter­vention en Russie. L'armistice est accueilli à la fois dans « une joie indicible » et dans la difficulté à réaliser que tout soit fini, que le poilu puisse sortir et regarder la lumière sans risquer d'être tué : « La mort ne plane plus ! Est-ce bien vrai ? »

M.-P. Dubois, qui a fait un travail considérable sur les années de guerre, n'avait pas à aller au-delà. On sait que Léon Hudelle a continué à écrire au Midi socialiste jusque sous Vichy. Il faudrait examiner précisément pourquoi et comment il en est arrivé là. Souhaitons que l'auteur de cette très bonne maî­trise puisse poursuivre en ce sens" ; une édition serait alors envisageable.

Deux instituteurs sergents

Un premier instituteur sergent de la Grande Guerre avait trouvé place dans « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », ouvrage qui marquait déjà une colla­boration avec l'UTM en la personne de Claude Rivals, professeur d'anthropo­logie, qui, ayant découvert les carnets de Georges Caubet, les avait édités en accompagnant le texte d'une étude sur la formation de Caubet à l'École norma­le de Toulouse, et sur la façon dont l'ancien combattant présentait son expé­rience de guerre à ses élèves de l'école de Fenouillet (Haute-Garonne)".

Les deux autres instituteurs sergents dont il va être question sont Arnaud Pomiro, né en 1880, instituteur à Cagnotte (Landes), sergent au 175e R.I., qui « fêta » (si l'on peut dire) ses 35 ans dans une tranchée de Gallipoli ; et Justin Giboulet, né en 1887, instituteur à Alzonne (Aude), sergent au 343e R.I., le régiment de Fernand Tailhades3' et d'Alfred Roumiguières38. Le mémoire de

35. M.-P. Dusors, Léon Hudelle, journaliste socialiste et combattant (1914-1918), UTM, 1997, 124 + 392 p.

36. G. CAUBET, Instituteur et Sergent, mémoires de guerre et de captivité, présentés par Cl. Rivals, Carcassonne, FAOL, « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », n° 12, 1991, 136 p.

37. F. TAtt,x.oDES, Ils m'appelaient tout le temps « Camarade », Carcassonne, FAOL, « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », n° 2, 1980, 42 p. [le titre n’est pas de F. T., mais il reprend une de ses phrases, au moment de sa capture par les Allemands]. Le petit livre est épuisé, mais une réédition comparative avec le témoignage d'un fantassin allemand fait prisonnier par les Français est envisagée.

38. Le carnet du sergent Roumiguières est plusieurs fois cité dans G. BaccoNNtax, A. MINET, L. Sot,Ex, La Plume au Fusil, les poilus du Midi k travers leur correspondance, Toulouse, Privat, 1985, 384 p.

–                            QUELQUES PIERRES APPORTÉES AU CHANTIER                      431 maîtrise d'Hélène Boudier est le résultat d'un énorme travail de transcription des carnets d'Arnaud Pomiro ; l'analyse est beaucoup plus brève39. Le mémoi­re de Solenne Boitreaud est plus équilibré : la transcription du carnet de Justin Giboulet occupe beaucoup moins de pages ; l'analyse est plus fouillée ; des index sont les bienvenus4°. L'index des thèmes renvoie, par exemple, à abri, bombardement, morts, nourriture, officiers, travail… Femme est un thème fré­quent, et une partie importante de l'analyse du texte est consacrée à l'absence al'épouse) et à la présence (dans les villages proches du front, les femmes sont réparties par le sergent en « honnêtes » et « légères »). Dans l'index, figurent encore trois thèmes que je vais reprendre rapidement. Baïonnette apparaît deux fois, jamais dans des scènes vécues. La première, c'est dans les instructions notées par les sous-officiers en août 1914 : « Les obus allemands peu dange­reux. Les éclats ne traversent pas le sac. Les charges à la baïonnette irrésis­tibles. » La deuxième, toujours en août 1914, dans les racontars d'un infirmier: on aurait trouvé des blessés français avec leur propre baïonnette « plantée dans le ventre par les Alboches »4'. Prisonnier se trouve trois fois sans que le ser­gent manifeste la moindre haine contre les captifs allemands, ni la moindre réprobation pour les Français qui se rendent volontairement à l'ennemi. Trois mentions de Viol figurent dans le texte : la première concerne un capitaine alle­mand qui aurait violé une Française et, après sa capture, aurait été fusillé pour cela ; la deuxième se trouve dans les aspirations d'un camarade de Giboulet à envahir l'Allemagne et à y pratiquer assidûment le viol ; la troisième dans l'intervention du sergent lui-même pour empêcher un Français de violer une jeune fille française. On voit par ces exemples que l'index facilite une consul­tation ponctuelle des carnets du sergent Giboulet.

On n'a malheureusement pas l'équivalent pour les carnets de Pomiro. C'est à la lecture systématique que l'on découvre un autre point commun entre les deux instituteurs sergents méridionaux : l'anticléricalisme. Pomiro ironise sur une scène de confession en plein air : « C'est d'un ridicule réussi. » Il note la faible assistance aux offices. Tel sermon est prononcé avec éloquence, mais il fait trop appel à la Providence et au miracle. C'est l'aumônier qui dirige le régiment et obtient des faveurs pour les dévots, ce qui est mal vu de la majori­té. Giboulet reproche au clergé de se mêler de politique et d'entretenir l'obscu­rantisme. Il y a sans doute un lien avec les heurts de nos sergents avec certains officiers réactionnaires qui eux-mêmes n'aiment pas les instituteurs. Giboulet invoque l'exemple du changement, subi au contact du militarisme par un offi­cier nouvellement promu, comme preuve décisive d'erreur des ennemis des théories du transformisme.

39. H. BouDmx, Les carnets de guerre d'Arnaud Pomiro, UTM, 1996, 80 + 443 p.

40. S. BoITaEauD, Les carnets de guerre (1914-1917) de Justin Giboulet sergent mitrailleur dans les Vosges, UTM, 2000, 140 + 90 p.

41. Sur la baïonnette, voir les réflexions de Jean NoxTOtv CRU, Témoins, Essai d'analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Étincelles, 1929, 728 p., en part. p. 29 et index.

432          RÉMY CAZALS      (18) La grande originalité des carnets du sergent Pomiro, c'est de livrer un récit important (140 p.) sur l'expédition de Gallipoli. Le texte a été rédigé sur place, dans la tranchée, dès que la situation matérielle le permettait. Il est rempli de descriptions détaillées du paysage, des lignes ennemies, des tranchées amies, des tirs d'artillerie, des attaques sanglantes, des fusillades intenses, du manque d'hygiène, des conditions rudimentaires du service de santé. Vis à vis des Turcs, le sergent français note l'excitation et le désir d'en tuer le plus possible, puis les moments de compassion. Le 12 mai 1915, il écrit : « Que c'est bête, insensé, de rester terré, armé jusqu'aux dents en face d'un ennemi également terré, invisible, et cela par la volonté de qui ? De quelques têtes couronnées, assoiffées d'ambitions, de quelques misérables qui veulent imposer leurs caprices à des millions d'autres êtres qui valent bien plus qu'eux. C'est le cas de redire plus fort que jamais : Ah ! que maudite soit la guerre ! Quand donc l'humanité tout entière pourra-t-elle être assez raisonnable pour s'imposer une Paix éternelle si nécessaire au soulagement de ses innombrables misères et si indispensable au développement de ses facultés ? »

Sur le bateau qui le menait aux Dardanelles, le sergent avait pris soin de noter toutes les rumeurs qui lui parvenaient ; sans y croire, il avait spontané­ment pensé que cela faisait partie de l'histoire de la guerre, et il avait créé une sorte de rubrique, quasi-quotidienne, de « Bruits » ou « Canards ». De retour sur le front français, après maladie et convalescence, il conserva cette habitude, si bien que ses carnets représentent un corpus de rumeurs de guerre assez impressionnant. La description de la guerre en France jusqu'à l'armistice nous entraînerait trop loin, et constitue une partie moins originale. Aussi n'en retien­drai-je qu'un aspect : les réactions de l'ancien sergent (promu sous-lieutenant) à la nouvelle des mutineries de 1917. Il n'avait rien vu par lui-même. Mais, instituteur dans les Landes, il avait appris que des soldats de l'extrême sud­ouest y avaient été mêlés, que quelques-uns avaient été fusillés et que l'un des mutins condamnés, le caporal Moulia, avait réussi à s'enfuir". Pomiro semble d'abord hostile aux mutins. Puis, il devient perplexe en rapportant que cinq poilus condamnés à mort auraient été graciés sous la menace de rébellion de tout le régiment si l'exécution se faisait, et que les civils des environs de Pau avaient organisé une collecte en faveur des familles des soldats fusillés.

La révolte du sergent Giboulet, au fond de son coeur et à la surface des pages de son carnet, s'exprime dès le mois de mai 1916, vraisemblablement à la suite de ce qu'il a vu en permission en avril. On trouve là, tout à coup, de longues pages de diatribes contre l'esprit militaire (« c'est l'abaissement des caractères et la compression des initiatives ») ; le comportement des officiers (« beaucoup

42. Sur les mutineries : G. PEDxoNCitvt, Les mutineries de 1917, Paris, PUF, 1967, 328 p. ; P. DuanND, Vincent Moulia, les pelotons du général Pétain, Paris, Ramsay, 1978, 256 p. ; L. V. SmttTH, « Mémoire et mythification des mutineries de 1917 », dans Traces de 14-18, op. cit., p. 47-54 ; N. OFFENSTADT, Les ficsillés de la Grande Guerre et la mémoire collective (1914-1999), Paris, Odile Jacob, 1999, 286 p.

(19)                      QUELQUES PIERRES APPORTÉES AU CHANTIER                      433 d'officiers s'occupent trop de leur personne et pas assez de leurs hommes et se moquent pas mal de leur santé ») ; le favoritisme et l'embuscade (« beaucoup de bourgeois carcassonnais ou d'autres lieux, qui n'avaient jamais été au front, se cramponnaient au dépôt à prix d'argent »). Pour conclure (en octobre) : « On se sent parfois animé de sourdes colères quand on pense à tout cela, à l'existence d'un régime qui permet à ces professeurs de patriotisme d'avant­guerre, à tous les curés, à tous les politiciens, aux riches bourgeois, de se défi­ler pendant que les pauvres bougres qui n'ont que le travail de leurs bras vont se faire trouer la peau. Les Boches sont moins odieux. »

Dans les départements du Midi

Pendant que les deux sergents, le caporal Barthas, le capitaine Hudelle et tant d'autres combattants se trouvaient au contact de l'ennemi, que se passait-il loin du front, dans le Midi ? En dehors du travail de François Bouloc sur l'Aveyron dont il sera question plus loin, trois mémoires de maîtrise peuvent être men­tionnés. Ils concernent un département (l'Ariège), un arrondissement (celui de Limoux, Aude), un village (Larrazet, Tarn-et-Garonne). Ils abordent souvent des thèmes connus de manière générale, mais que l'on peut toujours nourrir et nuancer d'exemples méridionaux ; on remarquera en outre l'originalité du ter­rain, de la documentation, de l'approche'l.

Parmi les thèmes bien connus, figure l'impact de la guerre sur la production agricole. Partout se posent les problèmes du manque de main-d'oeuvre. Des Espagnols viennent ; quelques prisonniers allemands, mais peu en Ariège à cause de la proximité de la frontière. On va alors abandonner les parcelles éloi­gnées et moins productives. En Ariège, dans l'arrondissement de Limoux et à Larrazet, les paysans résistent aux réquisitions et à la taxation. À Larrazet, ils se précipitent pour vendre avant la réquisition ; ils cachent parfois la moitié de leur production. Dans les industries, le pourcentage de main-d'oeuvre féminine –   augmente, ainsi dans la métallurgie à Pamiers. Mais on est bien obligé d'avoir recours à des ouvriers qualifiés, des hommes, affectés spéciaux. Ils se tiendront tranquilles malgré les mauvaises conditions de vie, et ne revendiqueront pas car la menace du renvoi au front est un « modérateur salutaire », selon l'expression employée par un sous-préfet dans un rapport au préfet de l'Ariège. Il faut pointer la contradiction entre les besoins de l'armée en hommes et en livraisons, et aussi en effectifs de surveillance du fonctionnement général du système.

43. A. LEaouoE, L'Ariège pendant la Première Guerre mondiale, UTM, 1997, 191 p. ; G. DEt_oN, 1914-1918, De l'arrière au front : l'arrondissement de Limoux dans la tourmente, UTM, 1997, 340 p. ; S. GmawUD, Larrazet, commune rurale durant la Grande Guerre : la vie quo­tidienne d'un village d travers son journal de guerre, UTM, 1997, 164 p. On peut se procurer la reproduction de ce dernier à la Maison de la Culture de Larrazet.

434                                                     RÉMY CAZALS                                                     (20) Autre contradiction dans les comportements qui mêlent élans de solidarité (surtout au début de la guerre) et mesquineries égoïstes. On se plaint des réfu­giés. On conteste les attributions d'allocations aux familles. On dénonce les affectés spéciaux, les embusqués, les femmes immorales (en Ariège, le taux des naissances illégitimes passe de 4 % en 1914 à 9 % en 1917), les récits de permissionnaires qui engagent à ne pas souscrire à l'emprunt pour ne pas allon­ger la durée de la guerre (Ariège, Limoux, Larrazet), l'abus des permissions agricoles réclamées par de faux cultivateurs`'4.

L'originalité de l'Ariège, c'est d'être un département frontalier. La contre­bande se développe pendant la guerre ; elle porte sur tabac, or, bétail. Insoumis et déserteurs (à l'occasion de permissions) peuvent passer en Espagne. Mais, prendre la décision de déserter ne tient pas seulement à la proximité de la fron­tière, et les taux d'insoumission et de désertion de l'Ariège, s'ils sont au-dessus de la moyenne nationale, n'atteignent pas des chiffres très forts, sauf dans le canton d'Oust, déjà connu avant la guerre pour son hostilité au service militai­re. L'originalité du travail d'Angélique Lerouge a été aussi d'utiliser la corres­pondance de deux combattants ariégeois : l'un, menuisier, antimilitariste dès le début ; l'autre, instituteur patriote, parti dans l'enthousiasme, bientôt (27 juillet 1915) rêvant de la blessure heureuse qui lui permettrait de rentrer chez lui.

Une originalité de Limoux tient à la présence d'un asile d'aliénés. Un méde­cin, Calixte Rougé, publia ses observations sur les conséquences de la guerre dans son domaine45. L'étude de Guilhem Delon en tient compte, et livre, en outre, une analyse anthropologique des soldats de l'arrondissement à partir des registres matricules, en suivant la méthode utilisée par Jules Maurin pour les centres de recrutement de Béziers et de Mende46. G. Delon a également retrans­crit en annexe de son mémoire le carnet de route d'un soldat du Génie, Antoine Pébernard, intéressant parce qu'il nous rappelle l'importance des destructions et reconstructions matérielles au cours de cette guerre. La comparaison de deux pièces, enfin, est fort éclairante. La guerre approchant de sa fin, dans un rap­port à son supérieur, le sous-préfet reproduit cette lettre écrite à la « plume de bois » (équivalent de la « langue de bois ») par un soldat (?) dont le nom n'est pas donné : « J'ai eu la rage au caeur à céder du terrain aux Allemands contre qui nous luttions, un jour, un contre dix, mais devant qui nous avons cédé pied à pied ; mais j'ai eu aussi la joie de leur arracher des positions organisées, d'en abattre à bout portant ; j'ai eu la griserie de les voir fuir devant nous, de les talonner l'épée dans les reins, implacablement, sans merci. Ce fut pour moi une

44. Voir dans La chanson des blés durs…, op. cit., le fils de famille qui cherche à obtenir une permission agricole, et ses parents qui lui expliquent qu'il vaut mieux y renoncer pour ne pas pro­voquer de révolution.

45. Voir aussi La vie des Audois en 14-I8, op. cit., et G. CxaauTY, Le Couvent des Fous : l'internement et ses usages en Languedoc aux 19, et 20" siècles, Paris, Flammarion, 1985.

46. J. MaotuN, Armée. Guerre. Société. Soldats languedociens (1889-1919), Paris, Public. de la Sorbonne, 750 p. Pourquoi une thèse aussi riche d'informations est-elle si peu citée dans tes ouvrages concernant 14-78 ?

 

(21)          QUELQUES PIERRES APPORTÉES AU CHANTIER             435 ivresse, après les jours sombres du recul, de voir enfin la victoire nous ouvrir les routes toutes grandes devant nous, de traquer l'ennemi cent fois honni, jusqu'en ses tanières les plus cachées. Aujourd'hui on abat sa superbe, demain, gladiateur vaincu, il aura beau tendre ses deux doigts vers le César Imperator, il n'obtiendra pas le geste qui éviterait le coup de glaive final. » Tandis que le soldat André Décamps écrit à sa marraine de guerre : « Je crois que les Boches sont foutus à présent, notre victoire est certaine maintenant, mais malheureuse­ment il y a encore beaucoup de camarades à tomber pour cela. »

L'originalité de Larrazet, enfin, est l'existence des 3159 pages en 11 gros volumes d'un Journal de guerre rédigé au jour le jour par quatre notables : le maire (également notaire), le curé, l'instituteur et un commerçant aisé. Une première rubrique, générale, puise son information et son inspiration dans le quotidien conservateur catholique régional Le Télégramme. Elle est la moins originale car elle reproduit (au début) ou résume (vers la fin) les communiqués officiels. Elle sélectionne les renseignements sur les difficultés de l'ennemi et l'entrain des poilus. Que des Allemands se déguisent en soldats belges ou en femmes, caressent les enfants pour placer au contact de leur peau une poudre mortelle, ne suscite des notables de Larrazet d'autre réaction que l'indigna­tion : « Encore une arme bien digne des Boches ! » Les nouvelles du front pro­viennent de quelques lettres choisies, ainsi celle-ci, adressée à l'instituteur : « Je vous assure que je ferai mon devoir jusqu'au bout. Si j'y reste, ne me regrettez pas car je n'aurai fait que mon devoir de Français. C'est vous, mon ancien instituteur, qui m'avez appris où était le devoir ; je souhaite que ceux qui nous remplacent sur les bancs de l'école apprennent eux aussi à devenir des hommes. » Une collecte plus systématique aurait apporté d'autres sentiments, mais les rédacteurs n'en ont pas voulu. La rubrique des « Faits locaux » est beaucoup plus riche. Après la Mobilisation, elle se subdivise en thèmes comme Permissionnaires, Réquisitions, Moral, Réfugiés, Rationnement, Vie religieuse4', etc. Là encore, les notables voudraient n'avoir à signaler que l'unanimité patriotique. Mais, en stigmatisant certaines attitudes, ils nous don­nent à les voir : réticences des paysans devant les réquisitions et le versement de l'or ; aspirations de la population à une paix blanche (10 août 1917) : « Le moral reste ce qu'il était depuis déjà longtemps ; tout le monde souhaite vive­ment la paix ; la majorité la réclame sans condition, ne se rendant pas compte de ce que serait l'après-guerre si nous acceptions une paix boiteuse. Nous devons cependant reconnaître qu'une imposante minorité s'efforce de mainte­nir le moral et qu'elle obtient des résultats appréciables puisque l'on n'entend les raisonnements défaitistes qu'en petit comité, personne n'osant divaguer en public). » Au total, ce document a pu atteindre ses objectifs, dont l'un était que le rédiger représentait l'acte de guerre de notables trop âgés pour être mobilisés ; l'autre, de « peut-être intéresser les chercheurs de plus tard ». Des

47. Sur ce dernier point, le 11 nov. 1918 : « À l'église on reviendra ce soir, tous, même ceux qui parfois pendant ces quatre longues années ont été négligents, et ont semblé se lasser de prier. »

 

436                                                    RÉMY CAZALS                                                   (22) chercheurs qui peuvent obtenir beaucoup du Journal de guerre de Larrazet, et même plus que ce que ses rédacteurs avaient prévu.

Un notable de la France envahie

Albert Denisse, dit Pabert, qui avait 46 ans en 1914, était brasseur dans un gros village de 1450 habitants. Un homme aisé, un notable, lui aussi catho­lique, conservateur, patriote. Mais, son village, Étreux, dans l'Aisne, se trouva dans la zone occupée par les Allemands entre le 26 août 1914 et le 4 novembre 1918. Sa femme et ses deux enfants s'étaient repliés vers Paris ; lui-même était resté pour défendre ses biens. Pendant plus de quatre ans, il ne put parler à sa famille ; il ne put que tardivement et difficilement correspondre avec elle par la Croix Rouge, par l'intermédiaire de prisonniers de guerre français, par les per­sonnes évacuées des territoires occupés vers la France en passant par la Suisse. Il décida de lui parler tous les jours en se confiant à un cahier, à huit cahiers au total. Le document, sauvé avec beaucoup de chance par son arrière-petit-fils, Franck Le Cars, révèle, au jour le jour, les capacités d'adaptation de Pabert, ses flambées de colère, son désespoir lors des nombreux anniversaires qui faisaient ressortir sa solitude, sa tension nerveuse, ses insomnies". En résumant, son journal fait apparaître deux thèmes principaux : les contraintes imposées par l'occupant ; les attitudes des Français.

À Étreux, entre août 1914 et novembre 1918, l'armée allemande est sur place. On n'est pas loin du front. Le fond sonore de la vie quotidienne, c'est le bruit du canon. Les soldats allemands logent chez l'habitant. Ils pillent et réquisitionnent sans qu'il soit possible de résister : « Les cultivateurs (20 mars 1915) peuvent serrer leurs poings dans leurs poches, et ils ont le droit de se taire, car M. Jospin, de Saint-Germain, avait traité d'imbécile un Allemand qui estimait mal à son  avis son tas de grain, et, le propos ayant été rapporté à la commandature, on a arrêté M. Jospin hier soir, et on dit qu'il est condamné à 8 jours de prison et 300 francs d'amende. » Albert Denisse craint pour son che­val, pour le cuivre des appareils de sa brasserie. Les caves sont vidées'9. Les hommes ayant l'âge d'appartenir à l'armée active sont considérés comme pri­sonniers de guerre ; les autres sont un vivier de main-d'oeuvre. Pabert n'a pas vu de « brassards rouges », travailleurs réquisitionnés en permanence, mais beaucoup de jeunes subissent le même sort, sans signe particulier. Ils

48. Voir Le Journal de Pabert, annexe au mémoire de maîtrise, UTM, 1996, de F. LE CARS (qui en envisage l'édition). On pourra mener une étude comparative avec les textes publiés par A. BecxEa, Journaux de combattants et civils de la France du Nord dans la Grande Guerre, Presses universitaires du Septentrion, 1998.

49. Pabert semble posséder 250 bouteilles de bon vin. D'autres caves contiennent I 200 et même 2 000 bouteilles. Et encore (13 juillet 1916) : « M. le Curé avait caché 200 bouteilles envi­ron de vin sous un banc, et on les a trouvées naturellement, mais comme c'était du vin de messe (!) il a eu la chance qu'on les lui a laissées!!! » (les points d'exclamation sont de Pabert).

(23)               QUELQUES PIERRES APPORTÉES AU CHANTIER          437 travaillent sur les routes ; certains sont envoyés dans les Ardennes où ils sont maltraités et endurent la faim. Un seul notable d'Étreux est pris comme otage et déporté en Allemagne, c'est l'ennemi de Pabert, l'autre brasseur. Les Allemands contrôlent tout, en particulier la circulation des civils ; ils imposent le couvre-feu, s'en prennent à l'élevage des pigeons, distribuent à tout propos amendes et peines de prison, diffusent leurs feuilles d'information. Pabert a du mal à s'y retrouver, d'autant plus que « l'officier qui est chez M. Marchand lui a dit qu'il ne fallait pas croire les dépêches affichées à la commandature » (19 novembre 1914) et que les autorités allemandes étaient fort inquiètes « parce qu'il débarquait beaucoup de Japonais à Marseille ». Cela, Pabert vou­drait bien le croire, mais il comprend mal la nouvelle forme de guerre (12 nov. 1914) : « Il paraît qu'Allemands et Français sont retranchés si fortement dans des tranchées profondes, qu'ils ne peuvent se déloger l'un l'autre. » Il est cependant bien placé pour connaître le moral des soldats allemands : il suffit de regarder et d'écouter. Dès'le 22 mars 1915, il note : « II y a beaucoup de sol­dats à qui cela ne plaît pas du tout de se rapprocher ainsi de la ligne de feu. » En août 1916 : « Les officiers les excitent pour leur refaire le moral et les ramener bientôt au feu, mais il y a beaucoup d'hommes qui voudraient bien ne pas y retourner. » Le 19 avril 1917 : « J'ai vu aujourd'hui un soldat allemand qui revenait de permission, et il a pleuré à chaudes larmes pendant quelques minutes, en me racontant toute la misère qui existe en Allemagne, où tout le monde a faim. »

Les cahiers d'Albert Denisse contiennent également de nombreuses notes sur l'attitude des Français sous l'occupation. Les rivalités matérielles s'exacerbent, par exemple entre les deux brasseurs du village quand les Allemands ont déci­dé qu'il n'en resterait qu'un. Il en est de même des rivalités politiques d'avant­guerre. Pabert ne cesse de critiquer l'attitude du maire. Le 8 mai-1917, les deux hommes s'insultent, en viennent aux coups et roulent à terre : « Quelle tristesse d'en arriver là pour la première fois de ma vie à 48 ans ! » Le 10 juin 1918, il ,   note que le maire « mériterait bien d'être fusillé après la guerre ». La principale accusation qu'il porte contre ses adversaires, c'est de faire le jeu des occupants, de « collaborer », comme on dirait plus tard. Mais, lui-même n'est pas mécon­tent d'héberger un officier (« mon officier », écrit-il) qui le protège et lui rend des services. Une forme de collaboration qui choque particulièrement Pabert est « l'horizontale ». Des filles osent se promener avec des hussards (2 mars 1915). « Le départ des hussards restera une honte pour Étreux : embrassades, pleurs, adieux touchants de femmes et de filles » (20 mars 1915). Il y a aussi les dénonciations contre les riches, contre lui, et, avec des conséquences plus tragiques que la confiscation dé quelques dizaines de bouteilles, contre ceux qui cachent des soldats français ou anglais. Ainsi, le 23 février 1915 : « On nous annonce qu'à Iron un habitant a dénoncé hier un petit fermier (M. Challondre) comme cachant 11 Anglais. Les Allemands sont venus cerner la maison, ont arrêté les habitants (homme, femme, filles et jeune homme, en

 

438                                                    RÉMY CAZALS                                                   (24) laissant trois petits enfants dans les rues) ainsi que les Anglais, et ils ont ensui­te tout brûlé, après avoir pris ce qui leur plaisait dans la maison. On dit même que deux Anglais qui étaient restés cachés dans la maison ont dû sortir pour ne pas être brûlés vifs. Que pourra-t-on bien faire au dénonciateur ? Et quelle tris­tesse de voir des choses pareilles ! » Et même, le 15 avril 1916 : « Les Allemands sont écoeurés de la conduite de certains Français car mon officier m'a dit encore que le Commandant recevait toujours des lettres anonymes, et qu'il en avait encore reçu trois aujourd'hui. Quelle honte pour nous d'avoir à supporter le mépris de nos ennemis pour une telle bassesse de sentiments… »

Une telle incursion dans la zone envahie montre bien que, même dans le Sud, on n'oublie pas et on n'occulte pas cette occupation allemande située entre celle de 1870 et celle de 1940. Mais ces Annales sont du Midi, et il faut y reve­nir pour présenter les articles contenus dans ce numéro.

Cinq articles pour les Annales du Midi En Aveyron

Après les travaux de Jean-Jacques Becker, une étude sur l'Union sacrée est­elle encore judicieuse ? Quand elle est menée avec rigueur et finesse, comme celle de François Bouloc sur l'Aveyron, la réponse ne peut être qu'affirmative.

Pourtant, les notes que les instituteurs auraient dû rédiger, à la demande du ministre de l'Instruction publique, manquaient. Comme dans la plupart des départements, elles n'étaient pas déposées aux Archivess°. Dans l'Aude, par exemple, vers 1980, les Archives départementales possédaient un seul de ces documents (le cahier de Thézan). Une enquête, menée par « La Mémoire de 14-18 en Languedoc » et favorisée par des contacts personnels, en avait fait apparaître une douzaine, dont l'intérêt s'était révélé de premier ordre. Notamment, ils confirmaient ce que J.-J. Becker avait constaté en s'appuyant sur les notes d'instituteurs de la Charente et de quelques autres départe­ments : l'enthousiasme était loin d'être dominant à la mobilisation. Dans les villages audois, la progression, dans le temps très court des premiers jours d'août 1914, avait été celle-ci : consternation à l'annonce de la mobilisation ; puis résignation et résolution (aux Martys, on dit : « puisque les Allemands veulent la guerre, nous irons jusqu'au bout ») ; enfin, enthousiasme collectif organisé, qui ne faisait pas disparaître l'angoisse individuelles'. En Aveyron, une enquête systématique, relayée par l'Inspection d'Académie, n'avait abouti à rien, et le seul document de ce type finalement disponible avait été

50. Voir J.-J. BECker, 1914, comment les Français sont entrés dans la guerre…, op. cit. ; et S. Caucanas, « Archives de 14-18 », dans Traces de 14-18, op. cit., p. 11-20.

51. Voir « Juillet-août 1914 », dans La vie des Audois en 14-78, op. cit., récit en grande partie composé avec les notes des instituteurs des villages de l'Aude.

440                                                    RÉMY CAZALS                                                     (26) comparative d'un cas français et d'un cas étranger (ici, les deux villes moyennes de Béziers et Northampton) est susceptible de fournir des clés tout à fait intéressantes:

Le document choisi pour la couverture de ce numéro des Annales du Midi illustre la traduction locale du thème national de l'opposition du Bien et du Mal (thème international aussi : il suffit d'opposer « Eux » et « Nous »). Le Boche est un voleur de pendules, comme dans la nouvelle d'Albert Vidal déjà citée 14 ; sa baïonnette rouge de sang est en forme de scie de façon à provoquer un surcroît de souffrance à l'adversaire transpercé" ; le soldat ennemi est qua­lifié de « phylloxéra », la mémoire des pays viticoles n'ayant pas oublié les ravages du terrible insecte dans les années 188056. Le soldat méridional de l'affiche ne s'exprime pas en langue d'oc, comme le font les poilus de Dantoine (évoqués plus haut) ou les autorités administratives de l'Aude s'adressant aux « Brabes Audencs » pour les inviter à souscrire à l'emprunt de la défense nationales'.

Peut-on suggérer d'autres situations historiques à prendre en considération ? Entre 1898 et 1904, entre Fachoda et l'Entente cordiale, il serait intéressant de voir ce qu'on a écrit des Anglais à Béziers, des Français à Northampton. Dans La Dépêche de Toulouse, le Guillaume II de 1914 ressemble fort au Chamberlain de 1900 ; un article du 12 janvier 1901 dit de Kitchener : « C'est un reître, un soudard aveugle et plutôt acéphale, et nous nous étonnerions de le voir arriver quelque jour à déployer un génie quelconque". » Comme le remarque Léon Werth à propos du bon peuple : « De dix ans en dix ans, on lui apprend à détester une nation prise en masse"'. » Mais, il ne faut pas oublier non plus le « discours de 1907 », fortement hostile à la France du Nord : la vigne contre les seigneurs de la betterave ; le Midi contre « les barons de l'industrie du Nord qui nous ont envahis et ruinés » ; « les soudards du Nord » faisant couler le sang méridional ; Simon de Montfort, « oiseau de proie », agent de la destruction de la civilisation par la barbarie 60. Cette rhétorique n'est pas spécifiquement biterroise, mais Béziers se trouvait au coeur de la 54. A. VtDat„ L'Allemande, dans Le jeune homme qui voulait devenir écrivain, op. cit.

55. Si quelques soldats allemands avaient une baïonnette en forme de scie, c'est pour s'en servir principalement comme outil. Le modèle était assez rare pour qu'un soldat de l'escouade de Barthas prenne des risques pour aller en récupérer une dans le no man's land : « L'abbé Galaup était depuis quelque temps hanté par le désir de trouver un fusil allemand avec une baïonnette en forme de scie pour la prendre chez lui comme souvenir… » (Les carnets de guerre, op. cit., p. 190-191).

56. Sous l'occupation de 1940-44, en région productrice de pommes de terre, on trouvera le mot « doryphores » (autres insectes prédateurs) pour désigner les Allemands.

57. AD Aude 1OR68. Document reproduit dans La vie des Audois en 14-18, op. cit.

58. Voir R. CAZALS, « La Dépêche de Toulouse et l'impérialisme britannique (de Fachoda à l'Entente cordiale) », dans les actes du colloque de Foix d'octobre 1998, Delcassé et l'Europe à la veille de la Grande Guerre, à paraître fin 2000.

59. Léon Werth, Clavel soldat, op. cit., p. 9.

60. Soulignés par R. C., mots réellement employés. Voir R. PecH, « Ferroul, le souvenir cathare et la revendication occitane (1907-1914) » dans Jean Jaurès, cahiers trimestriels, n° 152, avril-juin 1999, p. 33, 38, 39.

                             QUELQUES PIERRES APPORTÉES AU CHANTIER                      441 région concernée par la « révolte de 1907 », et c'est sur les allées Paul Riquet que bivouaquèrent ]es mutins du 17e, nourris et choyés par la populationb'. De cela. il faudra reparler en présentant, plus loin, l'article de Jean-Yves Le ti aour.

Paroles de femmes

Restant dans le département de l'Hérault, Frédéric Rousseau a effectué une importante recherche en archives, qui permet de donner largement la parole aux femmes de poilus languedociens, de trouver « les mots de la misère quoti­dienne » et de ]'oppression subie. Comme dans le cas de ]'Aveyron, on trouve dans les archives de l'Hérault la « langue de bois » avec la rhétorique patrio­tique indispensable pour réclamer un avantage du gouvernement et de ses agents, ou pour ne pas être inquiétée quand on est l'épouse d'un déserteur : elle est « très affectée par l'acte de son mari, elle le blâme ouvertement… ». Mais l'autorité va également intercepter une lettre très différente de la même femme à son mari en Espagne : « Les petites t'envoient un gros baiser et Lucienne me dit toujours partons maman à papa à Espagne… »

La grande misère endurée provoque des mouvements de grève, grèves de femmes surtout car on a vu, avec le cas de l'Ariège, que la menace du renvoi sur ]e front suffit à dissuader les affectés spéciaux. Des grèves, dont on ne peut pas dire qu'elles sont des manifestations en faveur de la paix, parce qu'elles entraîneraient alors une dure répression. Mais on ne peut empêcher la propa­gande subversive, faite par les femmes, dans laquelle je note ce passage : « si elles le voulaient ce serait bientôt fini ». C'est un thème qu'on retrouve chez Léon Werthbz : « Et les femmes, qu'est-ce qu'elles font, les femmes ?… Ne peut-on espérer une révolte des femmes, au-delà des abstractions, au-delà de la patrie, au-delà de l'impérialisme et de l'anti-impérialisme, une révolte d'où ces vaines notions crèveraient ?… » Mais aussi chez Andreas Latzko, écrivain hongrois germanophone, blessé en 1915 : « Si elles ne nous avaient pas laissés nous empiler dans les trains, si elles avaient crié qu'elles ne voulaient pas d'assassins, aucun général n'aurait rien pu faire ! » « Qu'elles nous aient livrés, expédiés… expédiés… pour ne pas se sentir gênées les unes vis-à-vis des autres, pour que chacune ait son héros… c'est ça, mon vieux, la grande désillu­sion63… » Frédéric Rousseau avait déjà montré, dans La guerre censurée, qu'une des explications de la résistance des soldats, de leur formidable capacité d'adaptation, était le culte viril du courage.

61. Voir le tableau de Louis PAUL, au musée du Biterrois, reproduit en couverture de J. Sagnes, M. et R. Pech, 1907 en Languedoc et en Roussillon, Montpellier, Espace Sud, 1997.

62. Clavel soldat, op. cit., p. 125.

63. A. Latzko, Hommes en guerre, Marseille, Agone, et Montréal, Cerneau & Nadeau, 1999, p. 26 [1« édition en allemand, 1917].

442                                                       RÉMY CAZALS                                                   (28) Or, la guerre était à peine commencée, l'expression « Union sacrée » venait à peine d'être prononcée, qu'un sénateur du Nord, dans la grande presse pari­sienne, mettait en cause le courage des soldats du Midi.

Le Midi calomnié

L'article de Jean-Yves Le Naour analyse ici les réactions suscitées par ce texte provocateur. Parmi celles-ci, traquant la « langue de bois », je repère la phrase : « la vaillante région dont le patriotisme est connu de la France entiè­re ». Or, ce que la France entière, et M. Clemenceau en particulier, qui emboîta le pas du sénateur Gervais, devaient avoir en mémoire, c'était la mutinerie du 17e R.I. à Béziers en 1907, qui avait fait les titres de la presse quotidienne et des hebdos illustrés, choses éphémères certes, mais que la chanson de Montéhus avait largement popularisée et rendue inoubliable.

Puisque nous voici reparlant d'un personnage aussi important de l'époque, il serait intéressant d'étudier les rapports de Clemenceau au Midi, et du Midi à Clemenceau. Ni le capitaine Hudelle, ni le caporal Barthas, par exemple, n'avaient oublié « le massacreur de Narbonne ». Il est juste d'ajouter que d'anciens syndicalistes, qui n'étaient sans doute pas du Midi, voyaient encore en 1917, au camp de prisonniers de guerre de Merseburg, Clemenceau comme « l'homme rouge de Draveil14 ».

Dans les réactions indignées à l'article du sénateur Gervais, je remarque enfin celle qui attribue ses propos à une manigance allemande pour torpiller l'Union sacrée, et je la trouve admirable. Celui qui a lancé cette idée n'y croyait pas une seconde, mais c'était très bien joué de retourner ainsi les codes rhétoriques à l'honneur dans la période. Par certains côtés, Louis Barthas n'était pas loin de cette façon de procéder quand il notait, à propos de généraux peu soucieux des pertes (p. 68) : « On aurait été commandés par des chefs à la solde du Kaiser, vendus à l'ennemi, qu'on n'aurait pas agi autrement pour nous attirer dans un guet-apens et nous faire massacrer. »

Un lecteur (Jean Norton Cru) lu par un historien (Leonard Smith)

Louis Barthas, dont une citation termine le paragraphe précédent, peut constituer une double transition : vers Leonard Smith et vers Jean Norton Cru. D'une part, le témoignage du tonnelier languedocien il

QUELQLES PIERRES APPORTÉES AU CHANTIER                      443 division d'infanterie de Normandie. D'autre part, les cahiers de Barthas faisaient,

partie de « la masse énorme de documents personnels manuscrits qui I dans les tiroirs de presque toutes les maisons de France », signalés en signale en 1929 par JPC avec l'idée que certains seraient publiés plus tard66. Lui-même travailla sur les matériaux publiés entre 1915 et 1928. Une analyse de l'oeuvre de JNC dans les Annales du Midi se justifie car il était un Méridional, né en Ardeche. Leonard Smith a lu l'ouvrage de ce lecteur, et fournit une clé ouvrant sac interprétation intéressante : sa démarche fut largement influencée par sa formation protestante. On en lira plus loin l'entier développement. Peut-être est-il nécessaire, au préalable, d'indiquer à ceux qui ne connaissent pas l'oeuvre de JNC de rappeler à ceux qui l'ont fréquentée, l'essentiel de son apport,résumé frustrant car, quand on a pénétré dans le foisonnement des 728 pages, on voudrait en tirer au moins un long article, et ce n'est pas le lieu ici.

Le premier objectif de JNC était de travailler pour les historiens, de leur signaler les témoins fiables, de disqualifier les imposteurs. Pour cela, il pouvait s-appuyer sur sa propre expérience du front (28 mois aux tranchées suivis de 20 mois à proximité) ; sur sa lecture de plus de 300 livres se présentant comme des témoignages ; sur des relectures et confrontations qui l'amenaient quelque­fois à modifier son avis ; sur une abondante documentation concernant l"homme en guerre, celle de 14-18 et celles du passé. Ajoutons une enquête rigoureuse sur le séjour des auteurs au front (pas toujours couronnée de succès, mais pourquoi certains manifestèrent-ils des réticences à y répondre ?), de façon à garder présente à l'esprit la question : celui qui écrit avait-il qualité pour parler en témoin ? JNC accepte alors comme témoignages ceux de fantas­sins et d'artilleurs, de médecins et d'aumôniers, de territoriaux et d'officiers d'état-major, s'ils portent sur ce qu'ils ont vraiment vu. Au Toulousain Paul Voivenel, auteur d'ouvrages généraux sur Le courage ou La psychologie du soldat, il donne le conseil de publier plutôt ses souvenirs personnels de méde­cin à la 67e division. « Il est clair, estime Gérard Canini, que c'est à la suite de cette remarque que Voivenel, de 1933 à 1938, se décida à éditer son journal en quatre tomes tirés chacun à 1000 exemplaires seulement". »

Ayant une authentique expérience du front, ayant passé plusieurs années de sa vie à étudier les récits de guerre, JNC occupait une position unique, ce qui a renforcé en lui l'idée d'une mission à remplir et lui a donné comme deuxième

65. L. V. SmtTH, Betweera Mutiny and Obedience, the Case of the French Fifth Infantry Division during World War !, Princeton University Press, 1994, 274 p.

66. Jean NoxTON CRU, Témoins…, op. cit., p. 265. Ce livre de 1929 resta longtemps introu­vable ; il faut saluer l'initiative de Jean-Charles Jauffret de l'avoir réédité aux Presses Universitaires de Nancy en 1993.

67. G. CnNInrt, préface à P. VomaNEL, À Verdun avec la 67e D.R., Presses Universitaires de Nancy, 1991, 186 p. Cette édition est une reprise partielle de Avec la 67e division de réserve, Toulouse, éd. d'auteur, 4 vol., 1933-38. Voir également G. Chapeau, « Le témoignage de Paul Voivenel sur la Grande Guerre », dans Mémoire de la Grande Guerre. Témoins et témoignages, Actes du colloque de Verdun, sous la dir. de G. Canini, Presses Universitaires de Nancy, 1989, p. 213-227. La notice Voivenel dans Témoins de JNC se trouve p. 484.

444                                                       RÉMY CAZALS                                                   (30) objectif de composer une anthologie des meilleurs témoins qui « représentent une manifestation unique de la pensée française, un accès de sincérité collecti­ve, une confession à la fois audacieuse et poignante, une répudiation énergique de pseudo-vérités millénaires ». Il y est parvenu en citant de larges extraits et en organisant un système de renvois d'un auteur à l'autre.

Son troisième objectif paraît utopique. Il pensait que dire la vérité sur la guerre éviterait son retour. Mais ce souci de vérité a soutenu sa vigilance et explique sa sévérité. Ses critiques portent parfois durement. Tel chartiste, que dirait-il s'il trouvait dans un manuscrit ancien autant d'absurdités qu'il en a mises dans son roman sur 14-18 ? Ou encore : « Au sujet de la vie au front, trop d'historiens ne le cédaient pas en naïveté au plus candide des petits ren­tiers ». JNC s'est méfié de tous ceux qui voulaient faire servir la guerre à des fins littéraires et commerciales en donnant au public les effets, les artifices que celui-ci réclamait, des légendes ridicules « sorties de cervelles d'embusquésb8 ».

En reproduisant un passage d'une conférence prononcée par JNC à Williams College en 1922, L. Smith montre que ce critique rigoureux n'était pas dépour­vu du sens de l'humour: « Mère nature […] m’avait refusé le feu sacré, […] la volonté féroce de charger follement avec mes camarades au travers d'un nuage de fumée, dans la gloire et l'intoxication de la victoire promise. » L'humour n'est pas absent de son gros livre, pas plus que les fines nuances d'analyse. Il est capable de percevoir l'autocensure, comme de comprendre qu'un écrit mensonger peut constituer un témoignage sur les motivations de celui qui l'a produit. Je regrette, encore une fois, de ne pouvoir illustrer ces quelques remarques d'exemples précis, ni étendre mon argumentation.

Car il faut arrêter ici cette présentation de travaux divers, depuis les volumes de « La Mémoire de 14-18 en Languedoc » jusqu'aux articles de ce numéro des Annales du Midi, en passant par quelques mémoires de maîtrise récemment soutenus à l'UTM. Tous ces travaux reposent sur des documents variés, dont certains attendaient les historiens dans les dépôts d'archives ou dans des ouvrages déjà publiés, mais dont plusieurs ont dû être cherchés en des lieux insolites, parfois sauvés de la destruction, et ont pu assez souvent être diffusés. Devant ces documents, la règle de la profession exige une vigilance rigoureuse, comme devant tous les documents. Il faut traquer la « langue de bois », non pour éliminer ses produits car ils font partie intégrante de la culture de guerre, mais pour essayer de voir ce qui se trouvait derrière la façade. On a montré aussi les craquelures (sur de trop belles effigies) et les fractures (quand la tra­gédie individuelle intervient dans l'immense drame collectif).

Sans doute, pourrait-on théoriser à partir de ces documents et de ces travaux. Il m'a semblé préférable, ici, d'en rester à l'apport de quelques pierres au chan­68. Les citations qui précèdent sont tirées de Témoins…, op. cit., p. 13, 582, 633 et 35.

(31)         QUELQUES PIERRES APPORTÉES AU CHANTIER          445 tier de l'histoire de la Grande Guerre, d'en donner une interprétation, sans polémiquer avec d'autres historiens personnellement nommés. D'ailleurs, les intervenants dans ce numéro sont d'appartenance diverse ; leur approche, leur façon de s'exprimer et leurs opinions ont été respectées.

Manuscrit original de Louis Barthas. Cahier n° 6, couverture.

Manuscrit original de Louis Barthas. Cahier n° 13 (« L'offensive de la Somme, 29 août-le, novembre 1916 »), page 33.

cartes n 13 ( L'offensive de la Somme , 29 -08-1er novembre 1916 page 33