Traduction des cahiers de Dominique Richert
     Préparatifs de guerre, juillet-août 1914

  Je fus incorporé à l'âge de vingt ans, le 16 octobre 1913, et affecté à la

première compagnie du 112° régiment d'infanterie, stationné à Mulhouse,

en Alsace. En six mois, après le dressage habituel dans l'armée allemande,

nous sommes passés de l'état de jeunes recrues à celui de vrais soldats. A la

mi-juillet 1914, notre régiment se rendit au camp de manoeuvre de Heuberg,

à la frontière du Bade-Wurtemberg, afin de s'exercer à une plus grande

échelle. On nous fit quelquefois subir le pire au cours de cet entraînement.

   Le 29 juillet 1914, notre matinée fut occupée par un exercice; l'après-midi,

l'artillerie de campagne effectua une séance de tir réel. Comme nous avions

le droit d'y assister, je m'y rendis, pensant que je n'aurais peut-être plus

jamais l'occasion d'observer un tir d'artillerie, ce qui me semblait très

intéressant. Je me tenais juste derrière les batteries et pouvais bien observer

les explosions des shrapnels et des obus autour des cibles. Nous autres

soldats n'avions aucune idée de la menace de guerre.

   Le 30 juillet 1914, fatigués par nos activités, on alla se coucher de bonne

heure. Vers dix heures du soir environ, la porte de notre chambrée s'ouvrit

brutalement et l'adjudant de compagnie nous ordonna de nous lever aussitôt:

la guerre était apparemment inévitable. Nous étions abasourdis et incapables

de la moindre parole. La guerre, où, contre qui? Bien sûr, tous réalisèrent très

vite qu'il s'agissait de combattre la France. Soudain, l'un d'entre nous entonna

le Deutschland über alles, presque tous le suivirent et bientôt ce chant

résonna dans la nuit, repris par des centaines de poitrines. Je n'avais pour ma

part aucune envie de chanter, parce que je pensais qu'une guerre offre toutes

les chances de se faire tuer. C'était une perspective extrêmement désagréable.

De même. je m'inquiétais en pensant aux miens et à mon village, qui se trouve

tout contre la frontière et risquait donc la destruction.

On nous donna l'ordre de faire notre paquetage au plus vite, et alors qu'il

faisait toujours nuit, on se mit en marche vers la gare de Hausen, dans la

vallée du Danube. Comme il n'y avait pas de train pour nous, nous sommes

retournés au camp jusqu'au prochain soir, avant de rentrer à Mulhouse,

notre ville de garnison, dans un train bondé, serrés les uns contre les autres

comme des harengs saurs dans un tonneau. On arriva à destination le matin

du 1'" août 1914, à six heures, et on se mit en marche vers la caserne             14

On devait être au repos jusqu'à midi, mais dès neuf heures, je fus réveillé

avec d'autres camarades pour aller percevoir un équipement de guerre tout

neuf. Chacun de nous reçut cent vingt cartouches. Après cela, on dut passer

à l'armurerie, faire aiguiser nos baïonnettes.

Mon père et ma sœur me rendirent une dernière visite, pour me donner de

l'argent et me faire leurs adieux. L'ordre fut donné aux civils de quitter la

cour de la caserne. J'obtins cependant la permission de parler à ma famille

devant le portail. Ce fut une séparation pénible, puisque nous ne savions pas

si l'on se reverrait un jour. Nous pleurions tous les trois. En s'en allant, mon

père me recommanda d'être toujours très prudent et de ne jamais me porter

volontaire pour quoi que ce soit. Cet avertissement était superflu, car mon

amour de la patrie n'était pas considérable, et l'idée de «mourir en héros »,

comme on dit, me faisait frémir d'horreur.

     Je reçus alors l'ordre de monter la garde avec huit camarades, près du

guichet de la gare. D'autres soldats faisaient le guet devant le bâtiment,

d'autres encore patrouillaient dans toutes les directions, le long des quais.

Le 3 août, un avion français survola très haut la ville, en décrivant de

grands cercles. Tous les soldats tirèrent en l'air, et à chaque instant, on

s'attendait à ce qu'il tombe, abattu; mais il continuait tranquillement son

chemin. Une foule de civils s'était rassemblée sur la place de la gare pour

mieux voir. Soudain, l'un des badauds cria: «Une bombe! » Très vite, le

groupe se dispersa, disparaissant dans la gare et dans les bâtiments

environnants. Moi-même, je me précipitai dans la gare, dans l'attente de

l'explosion imminente. Mais le calme persista. J'osai alors quelques pas sous

l'auvent, regardai en l'air, et vis descendre un objet autour duquel flottait

quelque chose. «ça, c'est sûrement pas une bombe », pensai-je. En réalité, il

s'agissait d'un beau bouquet de fleurs, de myosotis essentiellement (Vergiss

mein nicht, « ne m'oublie pas »), maintenu par un ruban bleu, blanc, rouge.

Un salut de la France à la population alsacienne.

       Le 4 août, deux trains remplis d'employés allemands quittèrent Mulhouse

en direction du pays de Bade. Ils nous firent cadeau de plusieurs bouteilles

de vin, aussitôt dégustées avec plaisir. C'est alors que l'on apprit que la

guerre n'opposait pas seulement l'Allemagne à la France, mais l'Allemagne,

l'Autriche-Hongrie et la Turquie d'un côté, à la France, la Russie, la

Belgique, la Grande-Bretagne et la Serbie de l'autre. « Alors là, il va y avoir

du grabuge », pensai-je.

Le 5 août, je me mis en route avec un petit détachement, en direction

d'Exbrücke (Aspach-le-Pont). Nous sommes restés deux jours sur le Kolberg,

au nord du village.

     Le 7 août, je vis mes premiers Français; il s'agissait de patrouilles qui

progressaient dans les champs de blé. Nous nous sommes tirés dessus

mutuellement, sans qu'il y ait de pertes d'un côté ou de l'autre. Ce baptême

du feu me causa beaucoup d'émotion. On reçut l'ordre de se retirer au-delà

du Rhin, jusqu'à Neuenburg. A la pointe du jour, on franchit le Rhin sur un
                                                                                                                  15
pont de bateaux. Nous avons monté notre camp de toile près du cimetière de

Neuenburg et nous nous sommes allongés, prêts à dormir, afin de récupérer

de notre longue marche. Nous sommes restés deux jours sur place, jusqu'au

9 août. Plusieurs régiments étaient rassemblés. C'était indiscutablement

un beau spectacle.

   Le 9 août au matin, on entendit les ordres: «Préparez-vous! Serrez les

rangs! » On repassa le pont et on pénétra dans la forêt de la Hardt. On ne

nous dit pas ce qui se passait, ni où nous devions aller. Après toute une

journée d'attente, tous les officiers durent se rendre chez le capitaine pour

recevoir des ordres. Puis, chaque chef de groupe répercuta à ses hommes:

«Les Français ont occupé la ligne Habsheim -Rixheim – Ile-Napoléon-

Baldersheim. Nous allons attaquer ce soir et devons les repousser. Notre

régiment a pour mission de prendre d'assaut Habsheim, Rixheim et les

vignobles situés entre les deux villages. »

  Les rires et la bonne humeur disparurent aussitôt. Personne ne pensait

survivre à cette nuit; et l'on vit très peu de manifestations d'enthousiasme

guerrier, de joie intrépide, toutes ces choses dont il est tant question dans les

brochures patriotiques. Il fallait se mettre en marche à présent.

Au bord de la route gisait le premier mort, un dragon français qui avait

reçu un coup de lance en plein cœur. Une vision horrible; la poitrine

sanglante, les yeux vitreux, la bouche ouverte et les mains crispées. Sans un

mot, la colonne passa devant le cadavre.

  On abandonna ensuite la route pour prendre un chemin forestier sur la

gauche. Aproximité de nos pas de tir, six fantassins allemands gisaient sur

le sol, face contre terre. On dut ensuite se déplacer en tirailleurs et progresser

jusqu'à la lisière du bois, où on nous dit de nous coucher. Je me trouvais

dans la seconde vague d'assaut: Devant nous, à l'orée du bois, se trouvaient

les hangars du terrain d'exercice de Habsheim. Notre formation avait pour

mission de progresser à découvert sur le terrain d'exercice, large de mille

deux cents mètres. «Les Français vont nous abattre dès qu'on va s'avancer »,

pensai-je. L'ordre retentit: « Debout! en avant, en avant l. La première

ligne se leva et sortit du bois en courant. Un adjudant de réserve resta

couché. Je ne sais pas si c'était par couardise ou s'il s'était évanoui de peur
 

        Bataille de Mulhouse, 9-12 août 1914

     Dès que la première vague apparut à la lisière du bois, les balles crépitèrent,

en provenance d'un talus éloigné d'environ douze cents mètres. Elles

sifflaient autour de nous, dans les feuillages, ou claquaient contre les arbres.

  Le coeur battant, nous nous blottissions autant que possible contre le sol de

la forêt. «Deuxième vague … En avant! en avant! » On se leva pour foncer

hors de la forêt. Aussitôt, les balles nous sifflèrent aux oreilles. La première

ligne était couchée et tenait le talus sous un feu soutenu. Déjà, quelques tués

et blessés graves se trouvaient en retrait de la première vague. Des blessés

plus légers couraient entre nous, vers la forêt protectrice. Notre artillerie se

mit à bombarder les vignobles situés entre Habsheim et Rixheim. Le

sifflement des obus était nouveau pour nous. Le claquement, le sifflement,

le bruit sec de l'éclatement nous impressionna fortement.

Soudain, nous avons entendu un sifflement très proche. Deux obus français

explosèrent à peine vingt mètres derrière nous. Tout en courant, je me

retournai, et me dis en voyant la fumée et les morceaux de gazon voler

alentour:- Pourvu qu'un engin pareil ne me tombe pas devant les jambes ».Un

ordre éclata: «Déployez-vous dans la première ligne », Nous nous sommes

aplatis dans les brèches de la première vague. Nous devions à présent

prendre à partie le bosquet d'en face. Combien de fois n'avions-nous pas pris

d'assaut pareils bosquets, avec des balles à blanc, en temps de paix! Mais à

l'époque, l'ennemi était matérialisé par des drapeaux rouges. A présent, il

en allait malheureusement tout autrement. « Armbruster est mort », se

disaient l'un à l'autre les soldats de la première ligne. C'était un soldat de ma

classe. Cela me faisait d'autant plus d'effet. Zing! une balle venait d'arracher

l'herbe tout près de moi. Trente centimètres plus à gauche et c'en était

fini. «Debout! En avant, en avant ! . Tous se précipitèrent vers l'avant;

aussitôt, un feu encore plus nourri crépita contre nous. A nouveau certains

s'affalèrent, touchés, parfois dans un cri atroce. «En position, feu! 1-,3', 5',

7",g' groupes, à l'assaut! Les 2', 4', 6',8' et 10' groupes, feu à volonté pour

les couvrir! » Ainsi se passèrent les choses, en alternance.

   Comme nous nous approchions du bosquet, nous avons vu les derniers

Français disparaître près de la gare de Habsheim. C'était les premiers

Français que je voyais durant un assaut. Dans le bosquet, j'aperçus seulement           17

deux morts. En progressant à découvert vers Habsheim, on fut à nouveau

violemment pris à partie par des tirs en provenance dela gare et des vignobles.

  Lorsqu'on prit d'assaut la gare en poussant de grands cris, les Français

s'étaient à nouveau retirés. Il est vrai que nous étions plus nombreux.

Puis vint l'assaut des vignobles. Un feu nourri nous accueillit d'abord,

mais au fur et à mesure que nous progressions, les Français fuyaient dans

les vignes, nous cédant le terrain. La position française ne constituait en fait

qu'une tranchée de cinquante centimètres de fond, derrière laquelle on

trouva un véritable tas de pain blanc et un petit tonneau de vin, qui

disparurent bientôt dans nos estomacs. Même le plus grand des patriotes

trouva le pain français bien meilleur que notre pain noir. Les Français

défendaient toujours le village de Rixheim, qui se trouvait à présent sur

notre droite. Un combat violent se livrait là-bas. Nous devions attaquer

Rixheim de flanc.

  La nuit était tombée entre-temps. Dans les vignes, on trouva un jeune

Français sans connaissance. A la lueur des allumettes, nous avons vu qu'il

avait reçu une balle en haut de la cuisse. Un Badois de Mannheim voulait

l'abattre; avec mon camarade Ketterer de Mulhouse nous avons réussi à

grand-peine à empêcher ce monstre de passer à l'acte. Comme nous devions

progresser, nous avons laissé là le Français.

Lorsqu'on attaqua Rixheim en poussant des hourras, les Français durent

se retirer pour éviter la captivité. Pourtant, en fouillant les maisons, on fit

quelques prisonniers qui, de peur, s'étaient cachés. La plupart des soldats

étaient comme fous; ils croyaient avoir vu partout des Français dans la nuit.

Une fusillade stupide se déchaîna, contre les arbres et toutes sortes de

choses; on tira même vers les toits, sur les cheminées. Les balles sifflaient

de tous côtés, et leurs détonations claquaient de partout; on n'était en

sécurité nulle part. Le plus grand soldat du régiment, l'aspirant Hedenus,

qui mesurait bien deux mètres, tomba mort. Quelques-unes des maisons

avaient pris feu et illuminaient les environs. On releva les blessés des deux

camps, abandonnant les morts par terre.

  L'ordre de rassemblement fut donné. On se mit en marche en direction de

Mulhouse, puis on se prépara à passer la nuit dans les prés, à environ un

kilomètre de Rixheim. Comme nous étions tout trempés de sueur, la fraîcheur

de la nuit nous fut désagréable; nous pensions avec nostalgie aux

paillasses de la caserne. Mais fatigués comme nous l'étions, nous nous

sommes très vite endormis. Nous avons été réveillés en sursaut par des

coups de feu et le sifflement d'obus au-dessus de nos têtes. «Que se passet-

il? . Tout le monde s'interpellait dans le noir. Comme on voyait partir les

coups de feu de Rixheim, dans notre dos, que ceux-ci devenaient de plus en

plus nourris, que l'on entendait même crépiter une mitrailleuse, on se dit

qu les Français nous avaient pris à revers. Le chaos était indescriptible.

   On entendait les cris déchirants de ceux qui étaient touchés. Les officiers

nous ordonnent de former une ligne, de nous coucher et de prendre à               18

partie violemment l'endroit d'où semblaient venir les coups de feu, ce que

nous avons fait pendant plusieurs minutes. Puis soudain, il s'avéra que

c'était des Allemands et qu'il fallait cesser le feu. On nous fit alors chanter

le Deutschland über alles, afin que les soldats autour de Rixheim se rendent

compte à qui ils avaient affaire. Mon Dieu! quel chant puissant! Presque

tous tenaient leur visage aplati dans l'herbe, afin de se protéger du mieux

qu'ils pouvaient. Lentement, la fusillade perdit de son intensité. Les officiers

faisaient du tapage, vitupéraient. Mais ils ne pouvaient pas redonner

vie aux pauvres morts. Les balles allemandes nous avaient causé plus de

pertes que les françaises.

   Le lendemain matin, nous nous sommes mis en marche vers l'Ile-Napoléon;

partout on voyait des morts, français ici, allemands là; une vision

horrible. Nous avons progressé jusqu'à Sausheim, avons fait demi-tour,

revenant en sens inverse jusqu'à Habsheim, puis Zimmersheim et, après

une courte pause, Mulhouse, où nous avons pénétré vers dix heures du soir,

au son de la musique du régiment. Les habitants se comportèrent tranquillement;

mais il me semblait lire sur de nombreux visages que notre retour

n'était pas très désiré.

 Les deux jours suivants, on nous mit en état d'alerte dans notre caserne,

et nous avons pu nous reposer. A présent, Dieu sait pourquoi, la plupart

prétendaient avoir accompli des tas d'actes héroïques, tué des quantités de

Français. Ceux qui avaient eu le plus peur étaient les plus vantards.

Le 12 août, on partit en direction du pays de Bade, traversant le Rhin à

Idsteiner Klotz ; nous avons pris nos quartiers en pleine nuit dans le village

badois d'Eimeldingen, dans des granges. Le lendemain, on nous embarqua

dans un train en direction de Fribourg. Là, nous avons reçu une foule de

présents, essentiellement du chocolat, des cigares, des cigarettes et des

fruits.

  Puis, le voyage reprit. Personne ne connaissait notre destination. Des

bruits invraisemblables couraient: «On va dans le nord de la France, en

Belgique, en Serbie, en Russie … » Tous s'étaient trompés car, à Strasbourg,

nous avons repassé le Rhin et, au petit matin, nous sommes descendus du

train en gare de Saverne. Aussitôt, nous avons escaladé le col de Saverne en

direction de Phalsbourg, en Lorraine. C'était un très beau matin d'été et, par

endroits, la vue sur la plaine d'Alsace était magnifique. Nous avons passé la

journée à Phalsbourg, mais sur le pied de guerre: on n'avait même pas le

droit d'enlever nos bottes. Au loin, nous entendions tonner le canon. Ici

aussi, il semblait se passer quelque chose. Vers le soir, nous nous sommes

mis en route vers Sarrebourg.

  Sur une crête, nous avons dû creuser des tranchées: c'était un véritable

supplice car, avec nos petites pelles, il était très difficile de remuer ce sol

argileux, dur, desséché. Devant nous, dans un vallon, se trouvait le village de

Rieding; plus loin derrière, la petite ville de Sarrebourg. A la tombée de la

nuit, un orage violent éclata sur la région; il fit soudain très sombre et une            19

pluie torrentielle se mit à tomber. Nous étions trempés; l'eau s'était tellement

amassée dans nos bottes qu'il nous était impossible de les vider. Nous nous

tenions accroupis ou debout dans les champs, à grelotter comme des oies.

Un ordre claqua: «Tous à Rieding !Vous chercherez un toit là-bas. x Nous

avons piétiné les champs détrempés, avant de parvenir enfin à la route qui

menait au village. Celui-ci était tellement bourré de soldats que, longtemps,

il nous fut impossible de trouver la moindre place sous abri. Ketterer, de

Mulhouse, Gautherat, de Menglatt et moi-même nous efforcions de rester

ensemble. Ketterer suggéra: « Dans l'église, il y a sûrement de la place. »

Nous nous y sommes rendus, mais le même spectacle s'offrit à nous. Les

soldats avaient allumé les cierges de l'autel, de telle sorte que l'église était

passablement éclairée. Il y avait des soldats partout, sur les bancs, dans les

allées; certains s'étaient même couchés ou assis dans le chœur. Nous avons

quitté l'église et enfin, à la sortie du village, avons atteint une maison aux

portes closes. Des hussards campaient dans la grange voisine. On sonna,

mais il ne vint personne. Ketterer frappa contre la porte avec son fusil,

doucement d'abord, puis plus fort. Enfin, quelqu'un demanda: « Qui est là ?»

« Trois soldats alsaciens, répondis-je, qui aimeraient bien trouver un toit.

On se contenterait de dormir par terre.» La porte s'ouvrit, on nous fit entrer

dans la cuisine. « Mon Dieu, vous êtes trempés », s'exclama la femme.

  D'autorité, elle nous prépara du lait chaud, accompagné de pain, de beurre,

que nous avons dégusté avec plaisir. Cette brave femme nous dit qu'elle

n'avait qu'un lit de libre. Nous nous sommes alors déshabillés tous trois,

puis glissés dans le même lit. La brave femme s'occupa de nos vêtements

mouillés, les fit sécher contre le fourneau.

  A notre réveil, le lendemain matin, tous les soldats avaient disparu du

village. Nous avons appelé la femme, qui nous apporta nos habits secs. Elle

nous retint pour le petit déjeuner. Chacun voulut lui donner un mark pour

la remercier; elle refusa. Nous nous sommes mis à la recherche de notre

compagnie, que l'on trouva sur la hauteur où, la veille au soir, nous avions

creusé la tranchée.

  Vers midi, on se mit en marche vers le village de Buhl; on fit une halte, on

reprit la marche, et ainsi de suite. Des régiments bavarois d'infanterie,

d'artillerie, de cavalerie, en provenance du front, nous croisèrent. Personne

ne savait où on en était. En fin de compte, nous avons fait nous aussi demi tour,

avant de devoir creuser une tranchée dans un vallon marécageux, situé

en lisière de bois, derrière le village de Rieding. A perte de vue, des soldats

alignés creusaient des tranchées; on entendait des batteries. Bientôt, tous

comprirent qu'il allait falloir arrêter les Français à cet endroit.

Plusieurs jours s'écoulèrent sans incident. Le 18 août, des obus français

tombèrent. Ceux qui s'enfoncèrent à proximité, dans le sol marécageux,

n'explosèrent pas; d'autres par contre, explosant sur le sol durci, éclatèrent

avec grand fracas.

       Bataille de Sarrebourg, 19-20 août 1914                       20

   Dans la nuit du 18 au 19 août, les Français avaient occupé les villages qui

se trouvaient devant nos lignes ainsi que le terrain les reliant. De notre côté,

c'est tôt le matin que l'ordre d'attaque générale fut lancé. En un instant, tout

rire, toute bonne humeur furent balayés. Tous les visages avaient la même

expression anxieuse, tendue: « Que va nous apporter cette journée ?» Je ne

crois pas qu'un seul d'entre nous ait pensé à la patrie ou à un quelconque

autre mensonge patriotique. Le souci de sa propre vie faisait passer tout le

reste à l'arrière-plan. La compagnie de cyclistes de notre régiment, forte

d'environ quatre-vingts hommes, filait à vive allure vers Rieding, sur la

route qui, cinq cents mètres en contrebas de notre position, menait à ce

village. A peine eut-elle disparu derrière les premières maisons qu'une

fusillade endiablée se déchaîna. Excepté quatre hommes, toute la compagnie

fut anéantie.

   Soudain le feu d'artillerie allemand éclata; les Français ripostèrent. La

bataille avait commencé. Le fusil chargé et le sac sur le dos, nous attendions

les ordres, le cœur battant, agenouillés dans la tranchée. L'ordre vint: « Le

bataillon va s'avancer dans la tranchée, tête baissée, en direction de la

route. Faites passer l- Tous se mirent en mouvement, le haut du corps

courbé en avant. Plusieurs obus français explosèrent à proximité immédiate

de la tranchée, si près que l'on dut se jeter parfois à terre.

    Nous avions atteint la route, et progressé à quatre pattes dans le fossé qui

la longeait. Mais l'artillerie française eut tôt fait de nous découvrir. Un

sifflement soudain, un éclair sur nos têtes: un obus venait d'exploser. Mais

personne ne fut touché. Boum, boum, boum; à présent, ils se multipliaient.

Des cris çà et là. Celui qui marchait devant laissa échapper un cri, s'affala,

se tordit sur le sol, appelant désespérément au secours. J'en fus très remué.

« En avant, marche, marche! » Tous avançaient en courant dans le fossé,

mais les obus français allaient plus vite encore, et les pertes s'accumulaient.

«Que le bataillon sorte sur la gauche, en tirailleurs par compagnie, écartés

de quatre pas, déployez-vous, exécution, exécution}. En moins de deux

minutes, le bataillon s'était déployé; au pas de course, on continuait d'avancer.

L'infanterie française, toujours invisible, ouvrit un feu nourri. Il y eut de

nouvelles pertes. A cause de la course et de l'émotion, les coeurs battaient à                21

tout rompre. On attaqua la gare de Rieding. Comme nous étions en surnombre,

les Français durent décrocher. On fit quelques prisonniers. On dut rester

allongés, à couvert, derrière le talus de la voie ferrée, ce qui nous permit de

reprendre notre souffie. On entendait partout le grondement des pièces

d'artillerie, l'éclatement des obus, le crépitement des mitrailleuses.

Je me disais: « Ah, si seulement on pouvait rester couchés à couvert ici.»

Tu parles! Un autre bataillon, venant de derrière, se déployait de notre côté.

« Premier bataillon, 112" régiment d'infanterie, se déplace à couvert sur la

gauche! » On progressa dans un vallon, avant d'atteindre une forêt; puis, on

avança sur deux kilomètres environ, en arc de cercle autour du village de

Buhl-lequel était vaillamment défendu par les Français – afin de l'attaquer

de côté.

    A peine notre première ligne avait-elle quitté la forêt que déjà des obus

français se mirent à pleuvoir. Ils étaient tirés avec précision et les mottes de

terre voltigeaient bruyamment autour de nos têtes. Pourtant, il n'y eut pas

de pertes dans nos lignes. Nous avons dû traverser une vallée plate, au fond

de laquelle coulait un ruisseau. Comme les prairies n'offraient guère d'abri,

il ne nous restait pas d'autre solution que de nous abriter dans le ruisseau.

Nous sommes restés près de deux heures, debout jusqu'à mi-corps dans

l'eau, blottis contre le bord, tandis qu'au-dessus de nos têtes, les mortiers

déchiquetaient les aulnes et les saules. Après avoir reçu plusieurs lignes de

renfort venant de la forêt, nous avons dû atteindre la crête qui domine Buhl,

afin d'attaquer le village.

   Un tir d'infanterie crépitant nous fut opposé! Plus d'un pauvre soldat

tomba dans l'herbe tendre. Il était impossible d'aller plus avant. Nous nous

sommes tous jetés par terre, essayant de nous enterrer, à l'aide de nos pelles

et de nos mains. On était étendus là, blottis contre le sol, tremblants de peur,

attendant la mort d'un instant à l'autre.

En entendant sur la crête de terribles explosions, je levai un peu la tête.

De gros nuages de fumée noire stationnaient là-haut, d'autres étaient

projetés vers le ciel, des mottes de terre volaient çà et là. L'artillerie lourde

allemande tenait la colline sous un feu très dense. Nous avons réussi à nous

en emparer, ainsi que du village de Buhl, sans subir beaucoup de pertes.

Sur un chantier, dans une cave fraîchement creusée, nous avons cherché

un abri contre l'artillerie française. Un réserviste natif du pays de Bade,

père de deux enfants, était couché à mes côtés. Il sortit un cigare et me dit

en l'allumant: « Qui sait? C'est peut-être le dernier.» A peine eut-il prononcé

ces mots qu'un obus de mortier éclata au-dessus de nous. Un éclat

tram, perça la bretelle de son havresac, sur sa poitrine, et lui pénétra dans le

coeur. Le réserviste poussa un cri, fut projeté en l'air, et retomba, mort. Deux

autres soldats et notre capitaine furent blessés. Nous sommes restés couchés

dam; notre cave jusqu'au soir.

On se remit en route; sans rencontrer de résistance, nous avons occupé

les fermes situées au sud-ouest de Buhl. On devait passer la nuit là. On                     22

se coucha, épuisés, trempés de sueur et de l'eau du ruisseau. Pour ma part,

je cherchai dans le voisinage des gerbes d'avoine, en répandis deux sur le

sol sur lesquelles je me couchai, me recouvrant de deux autres. Je m'endormis

bientôt. Soudain des cris et une fusillade éclatèrent. «Formez trois

lignes! La r- couchée, 2e à genoux, 3e debout! Ouvrez le feu vers l'avant! »

Tous se précipitèrent, formant aussitôt les lignes, et opposant un feu

d'enfer aux Français qui contre-attaquaient. Pourtant, par endroits, ils

parvinrent jusque dans les lignes allemandes, et là on se battit à la

baïonnette dans l'obscurité. En fin de compte, les Français se retirèrent, et

le calme revint.

 Je n'avais pas participé à cette affaire, me recroquevillant le plus possible

dans mes bottes d'avoine. Je cherchai longtemps le sommeil. Les plaintes,

les appels à l'aide et les râles des blessés me paralysaient. Finalement, je

m'endormis. La roulante arriva enfin vers deux heures du matin. On eut à

manger, du café chaud et du pain. Nous appréciâmes beaucoup le café

brûlant, car on avait froid dans nos habits humides. Comme il manquait

environ la moitié des effectifs, on fut servi à profusion. Je pus remplir ma

gourde pour le jour suivant. Puis je me glissai à nouveau dans mes gerbes

d'avoine, me réveillant seulement lorsque le soleil me brûla le visage.

Je me levai. Quelle vision horrible! Des Français morts et blessés gisaient

devant nous à perte de vue. Les morts allemands étaient encore là, eux

aussi, mais on avait évacué les blessés. Je me dirigeai vers les blessés

français les plus proches et leur donnai du café de ma gourde. Les pauvres!

Comme ils m~remercièrent! Les ambulances allemandes s'avancèrent 'pour

emmener les Français blessés. Beaucoup de nos morts étaient horribles à

voir, certains couchés sur la face, d'autres sur le dos; du sang, des mains

crispées, des yeux vitreux, des visages torturés. Un grand nombre tenaient

leurs doigts crispés sur leur arme, d'autres avaient les mains pleines de

terre ou d'herbe qu'ils avaient arrachée en luttant contre la mort.

Je vis un groupe de soldats. Je les rejoignis et là, découvris un horrible

spectacle: un soldat allemand et un soldat français étaient agenouillés face

à face, chacun ayant transpercé l'autre avec sa baïonnette, avant de s'affaler

ensemble. Puis, on nous lut un ordre du jour : hier, sur une longueur de cent

kilomètres, de Metz au Donon, les Français ont été attaqués, et malgré une

vaillante résistance, ils ont dû battre en retraite. Nous avons fait tant et tant

de prisonniers, pris tant et tant de canons. Les pertes sont estimées à

quarante-cinq mille hommes de part et d'autre. Nos soldats méritent les

plus vives félicitations pour leur courage, leur héroïsme, et la fervente

gratitude de la patrie leur est acquise, etc.

Courage, héroïsme? Je doutais de leur existence car, dans le feu de

l'action, je n'avais vu, inscrits sur chaque visage, que la peur, l'angoisse et le

désespoir. Quant au courage, à la vaillance et autres choses du même genre,

il n'yen a pas ;ce sont la discipline et la contrainte qui poussent le soldat en

avant, vers la mort  23 ~

J'eus pour mission, avec un sous-officier et dix hommes, de chercher des

munitions à Buhl, afin de remplacer toutes celles que nous avions tirées. A

proximité du village se trouvait un calvaire. Un obus avait sectionné le bois

de la croix à hauteur des genoux du Christ, arrachant la planche transversale.

  Le Christ se tenait debout, intact, les bras en croix. Une image

bouleversante. Sans dire un mot, nous avons continué notre route. Vers dix

heures du matin, on nous ordonna de nous préparer et de nous mettre en

route. Formant plusieurs lignes, nous sommes allés à nouveau à la rencontre

des Français. Bientôt des obus éclatèrent. L'un d'entre eux toucha une

ferme (appelée Muckenhof), qui se mit à flamber comme une torche. Personne

ne songea à éteindre l'incendie. Je vis au loin un cheval, debout dans un

champ d'avoine, la tête basse. En m'approchant je constatai qu'il se tenait

près de son maître, mort, un cavalier français, et que lui-même était

grièvement atteint à une patte postérieure et au ventre. De pitié, je lui tirai

une balle dans la tête, et il s'écroula, mort.

Quelques pas plus loin, dans l'avoine, je marchai sur quelque chose de

mou. C'était une main arrachée, à laquelle pendait encore un morceau de

manchette. A quelques pas, à côté d'un trou d'obus, gisait le cadavre

déchiqueté du fantassin français à qui elle appartenait. En continuant notre

progression, nous nous sommes heurtés à un violent tir d'artillerie. Tous se

précipitèrent vers le flanc d'une colline qui se trouvait devant nous, haute

comme une maison. Les obus éclatèrent soit sur le sommet de la colline, soit

nous dépassèrent en sifflant. Mais d'autres shrapnels se mirent à éclater

presque tous au-dessus de nous. Ah! ces satanés canons de 75! Ces projectiles

arrivaient à une allure diabolique. On n'avait pas même le temps de se

jeter par terre. En une seconde: tir, sifflement et impact. La peur nous

faisait tenir nos havresacs sur la tête, ce qui ne nous empêcha pas d'avoir

bientôt des pertes.

Notre commandant, du nom du Müller, nous donna un bel exemple de

sang-froid: fumant le cigare, ne prêtant aucune attention aux obus qui

éclataient, il allait parmi nous, de-ci de-là, nous exhortant à ne pas avoir

peur. A environ cinq cents mètres à gauche derrière nous, une batterie

allemande se déploya, mais elle fut détruite par l'artillerie française en

quelques minutes. Seuls quelques artilleurs purent s'en sortir en prenant la

fuite. Peu à peu le tir cessa. Nous avons repris notre marche et avons passé

la nuit en forêt, près du village de Hesse

            Combat de Lorquin, 21 août 1914

Tôt le matin on continua vers le village de Lorquin en empruntant une

vallée. Un certain lieutenant Vogel, un homme renfrogné, laid, à la voix

rauque, commandait notre compagnie depuis la mort de notre capitaine. Il

marchait seul en tête. A l'entrée du village, des patrouilles de reconnaissance

nous informèrent que, sur la hauteur, à gauche du village, presque dans

notre dos, se trouvait l'infanterie française qui reculait. Nous avons remonté

tout le village au pas de gymnastique et avons occupé une pépinière

entourée d'un haut mur. Les Français qui, à environ quatre cents mètres de

là, s'approchaient de nos positions, furent soudain pris sous un feu terrifiant.

Beaucoup s'effondrèrent, d'autres se jetèrent par terre et ripostèrent.

Mais ils ne pouvaient pas nous atteindre, à cause du mur qui nous protégeait.

Alors quelques-uns, puis d'autres, de plus en plus nombreux, se

levèrent, tenant leur fusilla crosse en l'air, signifiant qu'ils voulaient se

rendre. Nous avons cessé le feu. A cet instant, quelques Français tentèrent

de s'enfuir. Ils furent abattus. Mes bras tremblaient. Je ne pouvais pas me

résigner à leur tirer dessus. « En avant, marche, marche! cria le lieutenant

Vogel, on va capturer le reste de la bande. » Tous escaladèrent le mur, allant

à la rencontre des Français. Ceux-ci ne tiraient plus. Un sifflement se fit

soudain entendre de l'arrière, boum! Une grosse mine explosa au-dessus de

nous. D'autres suivirent. Plusieurs hommes s'effondrèrent, foudroyés. A

présent tout le monde voulait battre en retraite pour chercher un abri;

c'était notre propre artillerie qui nous tirait dessus, et c'était particulièrement

révoltant. Le lieutenant Vogel criait: En avant! Comme quelques

soldats tergiversaient, il en abattit quatre sans hésiter; deux furent tués,

deux blessés. Un des blessés était Sand, un de mes meilleurs camarades.

[Le lieutenant Vogel fut abattu deux mois plus tard, par ses propres

hommes, dans le nord de la France.]

Les Français vinrent à notre rencontre en tremblant, les mains en l'air.

On retourna en courant à Lorquin, où l'on s'abrita dans des caves. Vers le

soir, emmenant nos prisonniers, on revint en arrière, vers le village de

Hesse, où l'on passa la nuit dans les vergers.

Alerte tôt le matin, puis café, et en marche vers l'avant. Nom d'un chien,

me dis-je, on cherche la mort à tout prix! Je continuai, mais le cœur n'y était      25

pas, loin de là … Après plusieurs kilomètres de marche, nous avons atteint

la frontière française. Le poteau frontière portant l'aigle avait été brisé par

les Français. Je pensais qu'on allait devoir peut-être hurler des hourras à la

cantonade en passant la frontière, mais on poursuivit notre chemin sans

avoir à dire un mot. Tous se demandaient surtout s'ils franchiraient un jour

la frontière en sens contraire, pour rentrer à la maison. Nous avons marché

jusqu'au soir et avons passé la nuit dans un champ.

   C'est un avion français qui nous salua le lendemain matin en nous lançant

deux bombes. Mais personne ne fut blessé. La cuisine roulante ne vint pas,

la faim s'installa. Devant nous se trouvait un village; nous espérions y

dénicher quelque victuaille. Mais il nous fut interdit d'y pénétrer et nous le

longeâmes de près. Nous avons arraché quelques carottes dans les champs,

avons secoué les arbres tout en marchant afin d'en faire tomber des mirabelles.

Voilà ce que fut notre petit déjeuner. La faim est le meilleur cuisinier.

Nous allions souvent en avoir la preuve. Notre cueillette eut pour conséquence

de terribles coliques! Plus de la moitié des effectifs en fut victime.

Beaucoup se firent porter pâles; ils auraient préféré bien sûr être admis à

l'hôpital au lieu de jouer aux héros. En fait d'hôpital, le médecin de bataillon

nous donna rapidement une goutte d'opium et un morceau de sucre, et en

avant marche, sus à l'ennemi!

   A midi on fit une halte dans un village. Là s'organisa une véritable chasse

aux poulets. Les lapins furent sortis des caisses et des clapiers, le vin des

caves, le lard et le jambon des cheminées. Je me mis pour ma part à la

recherche d'œufs et en gobai sur-le-champ six à huit. Puis j'entrai dans une

maison. Dans la cuisine, sur des étagères, trônaient des pots remplis de lait.

J'en attrapai un, rempli de crème fraîche. Comme c'était bon, si doux et si

frais! En pleine dégustation j'aperçus, derrière la porte de la cuisine, une

femme assez vieille, qui se tenait là, pâle et tremblante. J'eus honte, bien

que n'ayant pas commis de crime, d'avoir bu la crème sans autre forme de

procès. Je voulus lui donner un demi-mark. Elle refusa, et me donna même

un gros morceau de pain. C'était le seul civil que je vis dans le village.

« Rassemblement, en avant! » Plusieurs compagnies marchaient déployées.

vers l'ennemi. Nous suivions, en réserve. Pan! Pan! Ça recommençait à

tirer devant. C'était l'arrière-garde française qui opposait quelque résistance.

Notre compagnie n'eut pas besoin d'intervenir. En continuant d'avancer,

nous vîmes plusieurs Allemands morts. Nous avons passé la nuit dans une

grande forêt de montagne. En voyant l'agitation et l'excitation des officiers,

on devinait que quelque chose d'important se préparait pour le lendemain

          Passage de la Meurthe, 25 août 1914

  Très tôt le matin, les batteries allemandes commencèrent à tirer. On

entendait l'impact des obus de l'autre côté. On se tenait dans la forêt, prêts

à partir. Les commandants de compagnie firent déployer leurs troupes. La

mienne se trouvait en seconde ligne. En avant, marche! Tous se mirent en

mouvement. Devant nous, le jour brillait faiblement à travers les arbres. A

peine la première ligne se montra-t-elle en bordure du bois que l'infanterie

française déclencha un tir très nourri. Quant à la forêt, elle fut bombardée

par l'artillerie française à coups d'obus et de shrapnels. Ceux-ci explosaient

entre nous et au-dessus de nous, et on courait dans tous les sens, comme des

fous. Tout à côté de moi, un soldat eut son bras arraché, un autre eut le cou

à demi sectionné. Il s'écroula, gloussa plusieurs fois; le sang jaillit de sa

bouche, il était mort. Un sapin touché en son milieu s'abattit sur le sol. On

ne savait pas où se cacher.

«Deuxième ligne en avant l » Arrivé à l'orée du bois, je vis devant moi une

vallée assez étroite, traversée par une rivière, une route et une voie ferrée:

la vallée de la Meurthe. Le village de Thiaville se trouvait de l'autre côté de

la rivière, plus à gauche se situait Raon-l'Etape. La ville et les hauteurs

alentour étaient solidement tenues par les Français. Mais on ne pouvait en

voir que quelques-uns. Ils étaient bien camouflés. On voyait partout les

nuages de fumée des obus allemands monter dans le ciel. Les lignes

allemandes déployées sortirent de la forêt sur notre gauche et notre droite.

En sifflant, les obus français vinrent à leur rencontre et causèrent de

nombreuses pertes. Les bruits et les crépitements étouffaient les ordres. On

descendit vers la vallée au pas de course; là, on put enfin trouver quelque

abri derrière le talus de la route. A deux cents mètres en face de nous se

trouvait un pont routier sur la Meurthe. On continua à progresser vers le

pont, que les Français arrosaient d'une grêle de shrapnels, de tirs d'infanterie

et de mitrailleuses. Les assaillants s'effondraient en masse sur le sol. Il

était impossible de passer.

   Tout tremblant, j'étais couché à découvert sur la prairie, à côté de la route,

près de la rivière. Je n'osais pas bouger. Je pensais que ma dernière heure

était venue, mais je ne voulais pas mourir. Je priai Dieu de m'aider,

implorant comme on le fait face au pire danger. C'était une supplication           27            

tremblante et pleine de peur, venant du plus profond de moi-même, un cri

fervent et douloureux vers le Très-Haut. Une prière bien différente de celles

de tous les jours, qui ne sont souvent que des phrases machinales, dites par

habitude!

Boum! Un obus venait d'éclater juste à côté de moi, des éclats et des

mottes de terre tombèrent sur le sol avec fracas. D'un saut,je fus dans le trou

d'obus. Vlan! Un autre soldat, lui aussi à la recherche d'un abri, me sauta

dessus. Mais j'étais dessous et ne perdis pas ma place. « En avant, à l'assaut

du fleuve! » Les ordres étaient hurlés dans le vacarme. Tous se levèrent, se

jetèrent sans réfléchir dans le fleuve pour trouver un abri sur l'autre rive.

L'eau nous arrivait jusqu'à la poitrine, mais on n'y prêtait pas attention.

Plusieurs hommes touchés par un shrapnel furent emportés par les flots.

Personne ne les aida, chacun ayant assez à faire avec sa propre carcasse.

En bordure du village, plusieurs maisons avaient pris feu; sous l'effet de

la chaleur, les Français durent par endroit abandonner la défense des

abords du bourg. Nous attaquâmes à la baïonnette et les Français durent

battre en retraite. On fit des prisonniers. Trempés comme des souches,

épuisés, on se mit à l'abri des maisons pour se reposer un peu. Petit à petit,

les fusillades cessèrent.

  Dans la soirée, nous avons dû encore attaquer la colline boisée située à

gauche devant le village. Je dormis dans une grange avec beaucoup de mes

camarades. C'était une nuit orageuse. La pluie tombait bruyamment sur les

tuiles. Le vacarme causé par l'effondrement des maisons en feu nous

empêchait de trouver le sommeil, malgré la fatigue. Beaucoup de bestiaux

étaient encore parqués dans les étables en feu et meuglaient de terreur dans

toute une gamme déchirante. C'était effrayant! Je finis par m'endormir. Il

était minuit passé lorsque j'entendis appeler dans la grange: « Il faut que le

groupe Heuchele descende tout de suite.» J'en faisais partie, puisque mon

sous-officier s'appelait Heuchele. Nous descendîmes l'échelle, nos vêtements

mouillés nous collant à la peau. Nous devions faire le guet à quelques

centaines de mètres devant le village, tous les huit avec le sous-officier. Là,

debout ou accroupis sous une pluie battante, nous avons écarquillé les yeux

dans la nuit, l'oreille aux aguets. Enfin lejour pointa à l'est. Qu'allait-il nous

apporter?
 

Combat dans la forêt de Thiaville, 26 août 1914                                   28

Avec l'aube, nous avons attendu la relève, mais personne ne vint. A

quelques pas devant nous, il y avait une petite maison, que nous n'avions

pas remarquée dans le noir. A côté, dans un buisson, gisait un mort, un

fantassin allemand complètement détrempé par la pluie. Dans la cour de la

petite maison se trouvaient les corps de deux fantassins français. Un porte monnaie

traînait à côté de l'un d'eux. Je le ramassai, il contenait vingt

francs-or. Je n'avais cependant plus aucun sens de l'argent et lejetai au loin.

Probablement qu'un des deux Français avait voulu donner son argent pour

être épargné.

   Un détachement de dragons vint vers nous à cheval et nous dépassa en

direction de la forêt, distante de quatre cents mètres, suivi par les compagnies

d'infanterie. Nous devions rejoindre notre compagnie. Personne ne

nous demanda si l'on avait bu ou mangé quelque chose. On piétina derrière,

dans nos vêtements trempés. Devant, dans la forêt, des coups de feu

éclatèrent. Quelle poisse! Encore! Les dragons revinrent au grand galop

rendre compte à notre général de brigade, le général Stenger, qu'ils venaient

de rencontrer des Français. Ce général donna alors l'ordre suivant aux chefs

de compagnie, ordre qui fut lu à chaque compagnie: «Aujourd'hui on ne fait

pas de prisonniers. Les blessés et les prisonniers doivent être abattus. »

La plupart des soldats restèrent abasourdis et sans voix, d'autres au

contraire se réjouissaient de cet ordre ignoble contraire aux lois de la guerre.

« Déployez-vous, en avant, marche.» On avança l'arme à la main en direction

de la forêt, puis à l'intérieur de celle-ci. Ma compagnie était en deuxième

ligne. Il n'y eut pas un seul coup de feu. On espérait que les Français

s'étaient retirés, après que les dragons leur avaient tiré dessus.

Pan! Pan! C'était reparti. Certaines balles arrivèrent jusqu'à nous et

pénétrèrent en claquant dans les arbres. Des troupes fraîches avaient été

affectées à la compagnie très tôt ce matin-là. Ces soldats, qui n'avaient pas

encore été au feu, montraient des visages anxieux et interrogateurs. Comme

les tirs devenaient plus nourris, on dut se déployer dans la première ligne.

On progressa, employant tour à tour chaque arbre, chaque arbuste comme

abri. Plusieurs lignes de tirailleurs nous suivaient. Les fantassins et chasseurs

alpins français durent battre en retraite, malgré une vaillante résis               29

tance. ils se nichaient sans cesse derrière des arbres et dans des fossés et

faisaient feu sur nous. Nos pertes s'accumulaient.

     Les Français blessés restèrent au sol et tombèrent entre nos mains. Je

constatai, horrifié, qu'il y avait parmi nous des monstres pour transpercer à

la baïonnette ou fusiller à bout portant les pauvres blessés sans défense qui

imploraient la pitié. Un sous-officier de notre compagnie du nom de Schürk,

un Badois de la classe précédente qui avait rempilé, tira d'abord en ricanant

dans le postérieur d'un blessé qui gisait dans son sang; puis il tint le cànon

de son fusil devant la tempe du malheureux qui demandait grâce et appuya

sur la détente. Le soldat mourut, libéré de ses souffrances. Mais je n'oublierai

jamais ce visage déformé par la terreur.

A quelques pas de là, dans un fossé, gisait un autre blessé, un homme

jeune et beau. Le sous-officier Schürk se précipita vers lui; je le suivis.

Schürk voulut le transpercer de sa baïonnette; je parai le coup et hurlai,

déchaîné: « Si tu le touches, tu crèves l » Il me regarda éberlué et, peu

rassuré par mon attitude menaçante, marmonna quelque chose puis rejoignit

les autres soldats. Je jetai mon fusil par terre, m'agenouillai près du

blessé. Il commença à pleurer, prit mes mains et les baisa. Comme je ne

savais pas un mot de français, je lui dis, me montrant du doigt: « Alsacien,

camarade !» avant de lui faire comprendre par signes que je voulais le

panser. Il n'avait pas de pansement. Ses deux chevilles avaient été transpercées

par des balles. Je lui enlevai ses bandes molletières, coupai avec mon

couteau de poche un morceau de son pantalon rouge et lui pansai ses

blessures avec les pansements de mon paquetage. Puis je restai couché à ses

côtés, en partie par pitié, en partie à cause de l'abri que je trouvai dans le

fossé. Les balles continuaient de siffler sans arrêt dans la forêt. Elles

heurtaient les branches et s'enfonçaient dans les troncs. Très près de moi se

trouvaient des buissons de myrtilles, pleins de fruits mûrs que je cueillai  et

mangeai. C'était mon premier repas depuis une trentaine d'heures.

J'entendis soudain des pas derrière moi. C'était l'adjudant de compagnie

Penquitt, qui faisait montre à la caserne d'un esprit sadique très dangereux,

et qui bégayait à chaque début de phrase. Le pistolet levé, il s'adressa à moi

en criant: « QU..Qu.. Qu'est-ce que tu fabriques là, dépêche-toi d'avancer !-

Que pouvais-je faire? Je pris mon fusil et partis. Quelques pas plus loin je

me cachai derrière un arbre pour voir ce qu'il ferait au prisonnier. J'étais

bien décidé à l'abattre s'il avait voulu le tuer. Ille dévisagea et s'en alla.

Alors je me mis à courir devant lui à vive allure. Je dus traverser un épais

buisson de myrtilles, dans lequel six à huit Français gisaient à plat ventre.

Je me rendis très vite compte qu'ils faisaient semblant d'être morts. Il leur

était impossible de fuir, car ils se trouvaient derrière les lignes allemandes.

J'en touchai un du bout de ma baïonnette en disant: « Camarade.» Il me

regarda d'un air apeuré. Je lui fis comprendre de rester tranquillement

couché, sur quoi il m'approuva par des hochements de tête empressés. Des

morts et des blessés graves gisaient disséminés dans la forêt. On entendait      30

sans cesse les détonations en provenance du front. Des blessés légers

couraient vers l'arrière, passant devant moi à toute vitesse. Je me faufilai

avec précaution dans la première ligne. On reprit la progression en poussant

des hourras. Le nombre de nos pertes devenait terrifiant. Avec mon camarade

Schuhmacher, je me trouvais derrière un hêtre, qui n'était pas assez gros

pour nous protéger tous les deux. Schuhmacher voulut sauter derrière un

sapin distant de vingt mètres au plus. A peine avait-il fait deux pas qu'il

s'écroula, face contre terre.

    En continuant d'avancer, on atteignit un large défilé. Dans leur retraite,

les Français escaladaient le versant opposé. Beaucoup d'entre eux furent

abattus comme des lapins. Certains, touchés, boulaient le long de la pente.

A peine venait-on de dépasser le défilé que l'on fut très vivement pris à

partie depuis une hauteur plantée de jeunes sapins. Tous se précipitèrent

derrière des arbres, ou se jetèrent au sol. Certains prirent la fuite. Le

commandant Müller gesticulait en brandissant son sabre et criait: «En

avant, les enfants! » Il s'écroula aussitôt, mortellement blessé. Des signes de

vie se manifestèrent dans les petits sapins. Puis des légions de chasseurs

alpins, la baïonnette au canon, se mirent à nous charger furieusement. On

battit en retraite à toute allure. Je courais avec six autres soldats, et quatre

d'entre eux s'effondrèrent en criant. Il ne me fut pas possible de m'occuper

d'eux. Pratiquement aucun de nos blessés ne put être évacué. En pleine

course, je me débarrassai de mon havresac pour aller plus vite.

Plus loin j'entendis appeler mon nom deux ou trois fois. Regardant autour

de moi, j'aperçus Schnur, un de mes meilleurs camarades de chambrée, fils

de paysan de Wangen sur le lac de Constance; il était couché sur une toile

de tente que des brancardiers avaient fixée à des barres de bois. Les

brancardiers avaient fui en le laissant en plan. J'appelai aussitôt à la

rescousse Risser, un Alsacien de la vallée de Guebwiller, et deux Badois.

Nous avons hissé les barres sur nos épaules et nous sommes dirigés vers

l'arrière en courant. Le malheureux Schnur vivait un vrai calvaire. Les

attaches de la tente glissèrent. Il était plié dans la toile d'où émergeaient

seulement ses épaules et sa tête, tandis qu'il était agité sans arrêt au rythme

de notre course. «Arrêtez! pour l'amour de Dieu, moins vite l» soupirait-il.

Mais nous continuions, pour échapper aux balles. Des officiers s'efforçaient

de retenir les soldats qui battaient en retraite, les forçant à former une ligne

pour repousser les Français. Nous quatre pûmes emmener le blessé au poste

sanitaire qui se trouvait dans une petite ferme en bordure du bois. Celle-ci

croulait sous le nombre de blessés, si bien que nous avons dû laisser Schnur

dans la cour. Il avait été touché au bas du dos, et était très affaibli après

avoir perdu beaucoup de sang. Comme il recommençait à pleuvoir, je

cherchai et trouvai dans la cuisine un endroit où le déposer. Mon Dieu! Quel

spectacle que cette maison! Du sang, des gémissements, des râles, des

prières! Après avoir souhaité un prompt rétablissement à mon camarade, je

quittai cette maison du désespoir.                                                               31

[Schnur mourut trois mois plus tard dans un hôpital de Strasbourg.]

Comme je n'avais mangé que ma poignée de myrtilles, la faim commençait

à me tourmenter sérieusement. Je n'avais rien pu dénicher dans la ferme;

aussi, je me remis en route vers le bois pour chercher d'autres baies. Un

Français mort se trouvait là. J'ouvris son sac et en sortis une boîte de viande

et un paquet de cigarettes. A quelques pas gisait un Allemand mort. Je lui

enlevai son sac, afin de remplacer celui que j'avais jeté. J'y trouvai la ration

de campagne et une chemise propre. J'enlevai aussitôt ma chemise sale et

trempée de sueur pour enfiler la propre. Puis je me mis à manger la boîte du

Français avec une avidité incroyable. Peu à peu les tirs cessèrent; Le soir

tombait lentement. Les compagnies se rassemblèrent en lisière du bois. La

mienne ne comptait plus que quarante hommes, plus d'une centaine étaient

tombés. Gautherat et Ketterer étaient là, eux aussi. Ils avaient été plus

malins que moi car, dès le début du combat, ils s'étaient cachés dans un

buisson. Nous avons passé la nuit à flanc de coteau, sous une pluie battante.

Nous étions hébétés, épuisés, désespérés.

     Le matin du 27 août 1914, une patrouille composée d'un lieutenant et de

huit hommes partit dans la forêt avec pour mission de ramener le corps du

commandant Müller. On ne tarda pas à entendre des coups de feu venant de

la direction qu'ils avaient prise. Aucun des hommes ne revint. Selon les dires

des soldats, le commandant Müller avait abattu de sa main deux Français

blessés. Il était donc juste que son destin l'ait rejoint. Le sous-officier Schürk

manquait également à l'appel, tout comme un réserviste qui avait lui aussi

achevé des blessés.

Je fus envoyé près de Thiaville chercher quelques bassines d'eau pour

préparer du café. Une batterie du 76" d'artillerie se trouvait au bord de la

route. La roulante venait juste de leur porter leur repas. Un canonnier cria

en alsacien: «Eh, Richert, où cours-tu comme ça?» C'était Jules Wiron, de

Dannemarie. «T'as faim ?» me demanda-t-il. Comme je lui répondis que oui,

il alla s'enquérir d'une copieuse portion pour moi, que j'engloutis aussitôt.

Puis il prit une grosse bonbonne qui se trouvait sur l'affût et remplit ma

gamelle de vin blanc. Je le remerciai, remplis mes récipients d'eau, et .

retournai vers la compagnie, où je bus le vin avec Gautherat et Ketterer.

Vers midi, on repassa la Meurthe avant de traverser la vallée en direction

de la petite ville de Baccarat, à cinq kilomètres. Les Allemands avaient

occupé Baccarat deux jours avant. Apparemment les combats avaient été

particulièrement acharnés autour du pont de la Meurthe. Le quartier

d'affaires situé sur la rive ouest du fleuve avait entièrement brûlé, le clocher

de l'église était transpercé de part en part. On installa nos tentes dans le

jardin public et on put se reposer là deux jours durant. Une fosse commune

où avaient été enterrés plus de quatre-vingt-dix Français se trouvait à

proximité immédiate de nos tentes. A côté, on avait creusé la tombe d'un

commandant bavarois. Toutes les poules, tous les lapins et cochons qu'il

était encore possible de dénicher furent volés et abattus, malgré les protes-    32

tations de quelques habitants. Les caves furent vidées de leur vin, et des

soldats ivres traînaient partout. Les compagnies furent recomplétées par

des troupes fraîches venant d'Allemagne.

Puis on se remit en marche, empruntant d'abord la route qui monte en

direction du village de Ménil, à cinq kilomètres. A gauche et à droite de la

route, on voyait des tas de havresacs, de fusils, quelques trompettes et

tambours dont les Français s'étaient débarrassés. On pénétra plus haut

dans une forêt, dans laquelle gisaient partout des corps de soldats allemands

et de chasseurs alpins français. Ils commençaient à se décomposer et

dégageaient une odeur pestilentielle. On dut creuser des tranchées sur une

hauteur, de l'autre côté du bois. Comme il faisait chaud, un sous-officier

m'envoya chercher de l'eau, muni de quelques récipients. J'en trouvai dans

un vallon situé derrière notre position, dans un fossé au bord de la route.

J'en bus aussitôt quatre gobelets, puis remplis mes marmites. Après avoir

bu, il me sembla que l'eau avait un goût bizarre, mais je mis ça sur le compte

du débit qui n'était pas rapide. En faisant quelques pas le long du ruisseau,

une puanteur horrible me monta aux narines. Près d'un bosquet de saules,

je vis alors dans l'eau un cadavre français en décomposition. Son crâne avait

été déchiré par un éclat d'obus et émergeait, tout recouvert d'asticots. Et moi

qui avais bu l'eau dans laquelle avait baigné ce cadavre! Un sentiment de

répulsion terrible me gagna et je vomis à plusieurs reprises. Puis je vidai les

marmites, pour les remplir à nouveau, plus haut, avec de l'eau propre, que

les soldats, à mon retour, burent avec avidité.

Nous sommes restés encore trois jours dans la tranchée. A part l'explosion

de quelques shrapnels, tout était tranquille. Devant nous dans un vallon se

trouvait Ménil, puis plus au loin Anglemont, et sur la droite le village de

Sainte-Barbe.

Au matin du quatrième jour, plusieurs bataillons vinrent en renfort. On

reçut pour mission d'attaquer et de conquérir les villages de Ménil, d'Anglemont

et la forêt qui se trouve derrière. Tous tremblaient à cette perspective.

On échangea des adresses, on se montra des photographies de ceux que l'on

aimait, là-bas à la maison. Beaucoup priaient en silence. La gravité, la peur,

l'angoisse se lisaient sur chaque visage

         Combats en Lorraine, septembre 1914                                                 33

Vers 10 heures du matin, des officiers et des télégraphistes se mirent à

courir en tous sens, donnant le signal de l'assaut. Préparez-vous, passez vos

sacs, déployez-vous! Six lignes furent formées. «En avant, marche!- Tous

se mirent en mouvement. Notre artillerie commença à bombarder les deux

villages. Nous nous étions déjà bien approchés de Ménil sans que les

Français ouvrent le feu. On pénétra dans le village. Aucune trace des

Français; le village était inoccupé. Une forte puanteur nous poussa à

traverser les lieux au pas de course. Beaucoup de bétail avait brûlé dans les

étables et commençait à se décomposer sous l'effet de la chaleur estivale. On

poursuivit notre chemin vers Anglemont. Un grand nombre de bovins, des

vaches, des veaux allaient çà et là devant nous. D'autres gisaient à terre.

Ces bêtes avaient trop mangé de jeune luzerne dans les champs et elles

s'étaient fait éclater la panse. D'autres avaient été tuées par balles.

Comme nous approchions d'Anglemont, on fut fortement pris à partie par

des shrapnels français et par le feu de l'infanterie qui se déchaîna aussitôt.

On progressait par bonds. On se regroupa derrière un talus, puis, la

baïonnette au canon et poussant notre cri de guerre, on se lança à l'attaque

du village. Les Français se défendirent bien mais plièrent sous le nombre.

Juste à l'entrée du village, un Français blessé était assis sur une charrette

à bras. Un soldat de ma compagnie voulut le tuer. Je m'y opposai énergiquement

et il renonça à son projet. Un brancardier qui passait pansa sa

blessure. L'artillerie française concentrait son tir sur le village. Je sautai

derrière un fronton de grange, bâti en pierre, pour rejoindre à l'abri un

grand nombre d'autres soldats. Il y eut soudain une explosion au-dessus de

nous, des pierres s'écroulèrent, projetant plusieurs soldats au sol. Un obus

avait traversé le toit et avait éclaté contre le mur, dans lequel il avait

dessiné un large trou. Nul endroit où on se sentait en sécurité. Je me cachai

derrière le tronc tordu d'un gros pommier. Mais on reçut l'ordre de continuer.

-A peine étions-nous sortis du village que les Français recommencèrent à

tirer comme des fous. Des obus explosaient de toutes parts. Les shrapnels

semaient leur pluie de plomb sur nos têtes. Ce n'était que sifflements,

explosions, fumée, mottes de terre volant partout et soldats touchés … Un         34

obus explosa à trois mètres de moi. Sans réfléchir, je me jetai au sol, me

protégeant le visage de mon bras gauche. La fumée me submergea et les

projections de terre me frappèrent. Un éclat arracha la crosse de mon fusil,

à hauteur de la culasse. Je m'en sortis miraculeusement indemne. Mes deux

voisins étaient morts. Je m'emparai aussitôt du fusil d'une des victimes pour

me précipiter dans le trou d'obus, pas très profond pourtant. Je comptais

bien y rester, car j'étais véritablement sous le choc. «Allez, Richert! Debout

l . C'était un sous-officier de ma compagnie. Que pouvais-je faire

d'autre que me lever et avancer. On continua à progresser parnii les champs

de luzerne et de pommes de terre. Depuis la forêt, l'infanterie française nous

déversait un feu d'enfer. On se protégea en se couchant dans les sillons, mais

il fallait aller de l'avant. Une balle fit une profonde entaille dans le bois de

mon arme, juste derrière la main. Comme le feu devenait de plus en plus

intense, et vu nos pertes, il nous fut impossible de continuer.

Je me jetai dans un sillon, dans lequel plusieurs hommes se trouvaient

déjà. Heureusement pour nous, les sillons couraient parallèlement à la

forêt; aussi étions-nous au moins un peu à couvert.

Durant la progression, nos régiments et compagnies s'étaient entremêlés.

Un grenadier du pays de Bade se trouvait à mes côtés. Je sortis ma pelle

pour m'enterrer un peu. Couché comme je l'étais, et sur ce sol dur et sec,

j'avais toutes les peines du monde à creuser un trou. Un soldat terré à mes

côtés était persuadé qu'il serait plus facile de creuser dans le champ voisin,

dont le sol planté de pommes de terre ne serait pas aussi dur que celui de

notre champ de luzerne. «Reste donc ici et ne te montre pas, lui dis-je, les

Français sont à l'affût maintenant que plus personne n'est visible et ils sont

prêts à nous canarder au moindre geste.» «Tu parles! Un saut et j'y suis.»

Il se dressa, saisissant son fusil. Pan! Plus de vingt coups de feu le

cueillirent. Les balles sifflèrent sur ma tête. Le soldat s'écroula face contre

terre et ne bougea plus. Je voyais seulement ses jambes. Le haut de son

corps gisait dans le sillon voisin.

Un réserviste, Berg, rampa jusqu'à moi. Il me dit: «Richert, donne-moi ta

pelle. » Le grenadier dit à Berg: «Quand t'as fini, tu me donnes la pelle, pas

vrai?» Je me tassai dans mon trou, m'assoupissant presque, mais de temps

à autre des explosions me faisaient sursauter. Berg avait terminé son trou

et le grenadier se servait à son tour de la pelle. Je m'endormis à nouveau.

J'entendis Berg me dire: «Eh, Richert! Regarde ce que fait le grenadier.» Je

me soulevai un peu pour m'en assurer; il me tournait le dos, recroquevillé

dans le sillon, la tête fléchie et la pelle entre les mains; mais il ne bougeait

plus. J'appelai: «Eh, camarade !» Mais il restait inerte. Je me glissai alors

vers lui et le secouai un peu. Il tomba sur le côté et poussa un gémissement.

Une balle lui avait fait un trou dans la tête, au-dessus de l'oreille, d'où

sortait sa cervelle. Je lui enroulai son pansement autour de la tête, tout en

sachant bien qu'il n'y avait plus rien à faire. Ses gémissements devinrent

peu à peu des râles, de plus en plus faibles. Il mourut deux heures plus tard   35

nous sommes restés couchés ainsi jusqu'à la tombée de la nuit. Doucement,

l'ordre nous vint alors de nous retirer, et de nous rassembler à Anglemont.

Chacun cherchait à atteindre le village au plus vite. On pouvait entendre

certains blessés supplier: «Pour l'amour de Dieu, ne me laissez pas ici, j'ai

une femme et des enfants à la maison! » Certains furent emmenés, d'autres

simplement abandonnés. La devise du moment semblait être: chacun pour

soi et Dieu pour tous!

Le village d'Anglemont grouillait de soldats. J'entendis mon chef de

compagnie crier: « 112ed'infanterie, 1Tecompagnie, rassemblement! » Je m'y

rendis. D'autres arrivèrent peu à peu. Beaucoup, beaucoup manquaient à

l appel. «1'e compagnie du 112e, rassemblement !» cria à nouveau notre

capitaine. Un seul retardataire arriva. On ne dit pas un mot. Tous pensaient

à leurs camarades tués. «Sans cadence, marche! » Les compagnies décimées

s'ébranlèrent dans la nuit, vers l'arrière. On évacua complètement le village.

Nous avons dû creuser une tranchée sur une hauteur, derrière le village.

Dans l'argile durcie, c'était un vrai supplice!

Au matin, dès qu'ils virent notre tranchée, les Français commencèrent à

la bombarder. Un des tout premiers obus fit mouche, déchiquetant trois

hommes. Nous sommes restés là quelques jours. Une batterie allemande

d'artillerie de campagne, qui s'était avancée à l'abri, derrière nous, fut

littéralement pulvérisée par les canons français. Les nuits de pleine lune,

lorsqu'on devait passer là, une vision épouvantable s'offrait à nos yeux. On

commença bientôt à faire de grands détours pour éviter la batterie, car la

puanteur devenait insoutenable. Personne ne semblait songer à enterrer les

corps. Une nuit, les Français essayèrent de prendre notre tranchée d'assaut.

:Mais ils furent repoussés. Mon camarade Camil Rein, de Hagenbach,

mourut le jour suivant. Un éclat d'obus lui avait ouvert le crâne. Alfons

Rogert, de Seppois-le-Haut, fut grièvement blessé à la jambe. Les Français

'étaient à nouveau repliés dans la forêt. Un soir, l'ordre d'attaquer fut

donné. Uts, mon camarade de chambrée, me dit: «Richert, je ne rentrerai

plus chez moi, je le sens … » J'essayai de lui sortir cette idée de la tête, mais

il insista. Nous nous sommes avancés, formant deux minces lignes de

tirailleurs. J'étais furieux: que pouvions-nous bien espérer, en si petit

nombre, si ce n'est nous faire abattre! Nous avons serré sur la droite, en

direction de la forêt, dépassant Anglemont. Des coups de feu isolés claquèrent.

Zing! Les balles sifflèrent à nos oreilles. Mon voisin tomba sur le sol

sans un mot. Le sergent Liesecke poussa un long «Oh», jeta son fusil et

secoua sa main. Une balle lui avait arraché un doigt. Une mitrailleuse

crépitait là-bas. «Couchez-vous, enterrez-vous! » Tous se plaquèrent au sol,

cherchant à creuser. Uts, mon camarade, fut envoyé avec deux autres en

direction d'un bosquet d'ormes et de saules, situé sur la droite, pour voir si

des Français s'y trouvaient encore. La nuit tombait lentement.

La patrouille n'était toujours pas revenue. «Que les trois suivants [j'étais

du nombre] aillent voir dans le bosquet ce qu'ils deviennent! » ordonna le      36

chef de compagnie. La terreur nous glaçait, mais c'était un ordre. Nous nous

sommes approchés du bosquet avec la plus grande prudence, nous couchant

souvent sur le sol pour mieux écouter. Les arbres découpaient leur masse

sombre dans la nuit. Nous l'avons enfin atteint, le doigt sur la détente et la

baïonnette en avant. Nous entendîmes alors de légers râles. On s'approcha.

Uts était devant nous, mort, couché sur le dos par-dessus son sac. Quelques

pas plus loin gisait le soldat agonisant dont on entendait les râles. Il n'y

avait aucune trace du troisième. On courut vert l'arrière pour rendre compte

au capitaine. Puis chacun reprit son poste dans la ligne. «Repliez-vous en

silence! Faites passer! » Tous se levèrent et se replièrent d'un pas rapide. Il

faisait nuit noire à présent. On trébuchait dans les sillons et les trous d'obus,

et plus d'un chuta. Mais on connaissait la direction de notre tranchée. A

plusieurs reprises, des soldats se mirent brusquement à courir devant moi.

Je me demandais bien pourquoi. Bientôt, je dus courir moi aussi. Une

épouvantable odeur de cadavre me monta aux narines. Retenir son souffie !

Courir au loin! Cette odeur se dégageait des morts en état de décomposition,

invisibles dans l'obscurité. Enfin, nous sommes arrivés à notre tranchée. On

ressentit tous un sentiment de sécurité. La plupart des soldats marmonnaient

:« Quelle idiotie! Avancer, pour faire tuer quelques hommes sans but

et sans raison, et puis revenir à son point de départ! » «Tout le monde est

là ?» demanda le capitaine. «Oui !» «Que la compagnie récupère tout son

barda et fasse marche arrière jusqu'à Ménil. Rassemblement devant l'église.

» Les soldats se demandaient ce que cela pouvait bien signifier. Nous

avons passé une fois de plus nos sacs, avons pris nos fusils puis, sortant de

la tranchée, nous sommes ébranlés dans le noir en direction de Ménil.

« Uts, mon camarade! tu es là, mort dans ton bosquet, mais tu as au moins

la misère de la guerre derrière toi à présent; tu es presque plus heureux que

moi»,me disais-je en marchant. Lorsqu'on arriva à Ménil, le village grouillait

de soldats. Des ordres résonnèrent dans la nuit: «Compagnies … rassemblement!

» On s'aligna tandis que plusieurs bataillons passaient devant nous,

marchant vers l'arrière. « Sans cadence, marche! » Nous aussi, on battait en

retraite.

On fit une halte dans la forêt qui domine Baccarat. On entendait alentour

les cris des conducteurs de chevaux de l'artillerie. Plusieurs batteries

chargées de bagages passèrent devant nous, se dirigeant vers l'arrière. Un

ordre retentit: «La 1re compagnie du 112" forme l'arrière-garde !» Nous

avons alors compris que cette région, dont la conquête avait coûté la vie à

des milliers de soldats, allait être évacuée. On se mit en mouvement après

avoir vu défiler devant nous l'ensemble des formations. L'idée de me

dissimuler ici en attendant l'arrivée des troupes françaises bourdonnait

dans ma tête. Mais la discipline était trop stricte et me dissuada de le faire.

Et puis peut-être les Français m'auraient-ils abattu, de rage, en découvrant

leurs villages pillés et détruits. Je suivis donc les autres. Comme on

traversait la Meurthe sur le pont de Baccarat, on vit des pionniers affairés            37

à le miner. A peine avions-nous quitté Baccarat que le pont sauta dans un

effroyable vacarme.

Nous avons poursuivi notre route vers l'arrière durant vingt kilomètres

environ; puis on fit une halte dans un village, où l'on reçut du pain et du café.

Munis d'outils, on se rendit ensuite sur une hauteur située devant le village.

Là, on creusa une tranchée. On se réjouissait déjà à l'idée de pouvoir y rester

à l'abri quelque temps. On entendait au loin les boum! boum! incessants de

l'artillerie française. Apparemment ils ne s'étaient pas encore aperçus de

notre retraite et ils bombardaient nos positions abandonnées. A la tombée

du jour, l'ordre nous fut à nouveau donné de nous préparer à partir. On

attendit, debout. Qu'allait-il se passer? Allions-nous vers l'avant ou vers

l'arrière? On entendit, derrière nous, des troupes s'approcher. C'était un

régiment de réserve, qui allait nous relever. On continua durant toute la

nuit notre marche vers l'arrière. Le lendemain matin au petit jour, on

traversa Avricourt, village-frontière entre la France et la Lorraine. On prit

nos quartiers dans diverses granges. Les six jours suivants, on traversa à

pied toute la Lorraine, en passant par Mërchingen, Remilly, Metz et Vionville.

A Metz, on entendit à nouveau au loin le grondement du canon; vers

le soir, il était devenu très proche. Brrr, la chair de poule nous glaça le dos;

et la peur du lendemain nous envahit.

On passa la nuit à Vionville. Je dénichai une botte de paille que je traînai

dans une épicerie pillée, et me couchai dessus, à côté de mon camarade

Gautherat. L'alarme fut donnée avant le jour. En quelques minutes, tous"

furent tirés de leur sommeil, prirent leur sac et se précipitèrent dehors le

fusil à la main pour former les rangs. On reçut un gobelet de café brûlant et

un morceau de pain de campagne rassis. A peine avions-nous fini de manger

que l'on se mit en route. Le matin s'annonçait inamical, pluvieux et brumeux.

On marchait depuis une heure environ lorsque l'ordre fut donné de se

déployer. La brume se dissipa, et le soleil apparut. Une forêt se trouvait à

près de quatre cents mètres devant nous. C'est là qu'on se dirigeait. Des

balles tirées du bois commencèrent à claquer et nous sifflèrent aux oreilles.

« En avant, marche, marche, à l'assaut !» criaient les officiers. Nous avons

couru vers les arbres, le corps courbé en avant. Quelques hommes tombèrent.

Tching, boum…boum, c'était les shrapnels, et sacrément bien visés.

Satanés canons de 75 !Les Français battirent en retraite. On occupa la forêt.

Nous avons continué à progresser sur une étroite prairie, enfoncée entre

deux forêts. Un peu à l'écart, le médecin du bataillon, un très gros homme,

nous criait sans cesse que le fort de Maubeuge était tombé; vraisemblablement

pour nous donner du courage. Tching, boum, des shrapnels explosèrent.

On accéléra l'allure pour sortir de la zone dangereuse. A ce que l'on

disait, le médecin de bataillon venait d'être tué.

  En sortant du bois, on fut accueillis par un feu d'infanterie nourri qui

venait d'une petite forêt de sapins située sur une hauteur en face de nous.

On se précipita à nouveau dans la forêt puis, après avoir rampé jusqu'à la      38

lisière, on ouvrit violemment le feu contre le petit mur de sapins. Les tirs

français faiblirent puis cessèrent tout à fait. On s'avança et on prit possession

du lieu. Les Français s'étaient volatilisés. Le soir tombait; on dut

enterrer les Français morts qui se trouvaient dans le bois. C'était tous de

vieux soldats, âgés d'environ quarante ans. Ces pauvres hommes, sûrement

tous des pères de famille, me firent énormément de peine. Même avec la

meilleure volonté, il était impossible de creuser des tombes décentes; sous

trente centimètres de terre à peine, on attaquait la roche calcaire. On les

coucha là quand même, et leurs corps arrivaient juste à la hauteur du sol. On

les recouvrit d'un peu de terre. Cette triste besogne terminée, personne ne

se préoccupa de déterminer leurs noms ou de mettre en place des signes

distinctifs. Ces malheureux allaient, c'était certain, se retrouver sur la liste

des disparus.

   Nous avons passé la nuit dans le petit bois. Un vent froid soufflait, avec

des averses, si bien que l'on fut trempés et grelottants. Pourquoi? Pour qui?

Une rage impuissante me gagna. Mais en vain. Claquant des dents, proche

du désespoir, je me tenais accroupi sur quelques branches de sapins qu'en

tordant j'avais ramené au sol. J'étais là, hagard, dans la nuit, pensant à mon

village, à ma famille et à mon lit. Une mélancolie terrible me submergea à

l'évocation de mon pays, de mes êtres chers, et je ne pus m'empêcher de

pleurer. Les reverrais-je un jour ? C'était peu probable. La fin de la guerre?

Il était insensé d'y croire. Puis une pensée me traversa l'esprit: mon village

existe-t-il encore, est-ce que mes parents vivent toujours, où sont-ils? Je n'ai

reçu, depuis le début de la guerre, qu'une seule lettre de là-bas, datée de

début août. Que de choses ont pu se passer depuis … Si près de la frontière!

Peut-être que tout a été bombardé, que tout a brûlé, que ma famille a fui. Il

me fut impossible de dormir. Je me levai, allai çà et là devant moi, battai des

bras contre mes flancs pour me réchauffer un peu. Le matin s'annonça enfin.

Le jour se leva. Une tasse de café chaud m'aurait fait tellement de bien!

Mais la roulante ne vint pas, rien.

   On marcha en direction du village de Flirey. Le massacre des lapins et des

poules recommença. Tout fut dévalisé, comme si les habitants n'avaient pas

été là. On ne vit pratiquement personne, car tous s'étaient cachés lors de

notre arrivée. J'entrai dans une étable avec l'idée de traire un peu de lait de

vache. Avec toutes les peines du monde, j'arrivai à récupérer un demi-litre.

Entre-temps, d'autres soldats pénétrèrent dans l'étable pour y chercher

lapins et poulets. A ce moment-là, une porte s'ouvrit et un vieux paysan

entra. En voyant le clapier et le poulailler dévastés, il mit ses mains sur sa

tête, en s'exclamant: « Mon Dieu, mon Dieu! » Il me fit pitié et, honteux, je

sortis de l'étable. A présent, chacun s'escrimait à faire cuire quelque chose.

Les uns rôtissaient des lapins, d'autres plumaient des poulets, certains

étaient en train de dévaster une ruche; après avoir renversé les paniers, ils

raclaient le miel avec leur baïonnette, tout en écrasant une foule d'abeilles

qui, dans ce matin froid, ne parvenaient pas à voler. D'autres encore       39

           combats en Lorraine, septembre 1914

secouaient les pruniers pour en faire tomber les fruits. Je ne pus m'empêcher

d'en chercher une pleine poignée. Puis je déterrai quelques pommes de

terre dans un jardin. Je les pris, les pelai, les mis dans ma gamelle, ajoutant

un peu d'eau et de sel, et m'attelai à la cuisson. J'avais très envie d'un peu

de miel; je m'en cherchai un peu et le mis dans le couvercle de la gamelle.

Commemon eau commençait à chauffer, on reçut l'ordre de se préparer et de

se mettre en route. Ils ne se posaient pas la question de savoir si on avait

mangé ou pas; je dus me débarrasser de l'eau devenue chaude, gardant les

pommes de terre dans l'espoir de les cuire à la prochaine occasion; je remis

le couvercle sur ma gamelle, et me mis en route; on sortit du village pour se

porter à la rencontre des Français. _

  On traversa le bourg d'Essey. A peine l'avions-nous dépassé que la

rengaine recommença. On essuya le tir de shrapnels français. Heureusement

ils passèrent au-dessus de nous. Bientôt, un faible feu d'infanterie

partit de la forêt d'en face, et quelques-uns furent touchés. Notre artillerie

commença à bombarder la forêt. L'infanterie française se retira et on put

occuper le bois. Celui-ci était traversé par une étroite prairie large d'environ

deux cents mètres. Un talus de chemin de fer, dont nous prîmes possession,

la traversait tout du long. Soudain, venant du bois d'en face, un important

tir d'infanterie nous surprit. Le réserviste KaIt, qui se trouvait à mes côtés,

fut touché et dégringola le long du talus. Plusieurs autres connurent le

même sort. Appuyés sur les rails, on commença à tirer vers la forêt. On

n'arrivait à voir aucun Français. Mais bientôt leur tir fut si nourri qu'aucun

de nous n'osa plus lever la tête. Les tirs français ne cessèrent qu'après un

sévère bombardement d'artillerie.

  Près d'une heure plus tard, on donna l'ordre à un certain Bohn, qui faisait

fonction d'officier, de fouiller la forêt avec quatre hommes ;j'eus la malchance

d'être choisi. On pénétra le coeur battant dans le bois, au risque d'être

descendu à chaque instant. On se glissa prudemment entre les basses

branches des taillis touffus, jusqu'à un sentier, d'où nous apparut l'autre

bout de la forêt. On ne vit aucune trace des Français. On s'avança vers la

laie, sous le couvert des arbres. Soudain, à vingt mètres du buisson où l'on

se trouvait, je vis quelque chose de rouge. Je me mis en garde, après l'avoir

signalé à mes camarades. Comme la tache rouge ne bougeait pas, on se •

dirigea prudemment vers elle. Un Français assez âgé gisait à côté d'un trou

d'obus; sajambe lui avait été complètement arrachée à la hauteur du genou.

Son moignon était enveloppé dans une chemise. Le malheureux était très

faible, le visage jauni par les pertes de sang. Je m'agenouillai à ses côtés, lui

posai son havresac derrière la tête et lui donnai à boire de ma gourde. Il me

dit merci et me fit comprendre à l'aide de ses doigts qu'il avait trois enfants

à la maison. Ce malheureux me fit terriblement pitié, mais je dus le quitter,

après lui avoir dit, en le montrant du doigt: «Allemands hôpital.» Il sourit

faiblement et secoua la tête, comme pour me faire comprendre que ça n'en

valait plus la peine. Bohn m'envoya, avec un autre soldat, annoncer que la   40

forêt était libre. En passant près du blessé, je vis qu'il tenait un chapelet

dans sa main et qu'il priait. Avec son autre main, m'indiquant sa langue, il

me fit comprendre qu'il avait soif. Je lui donnai le reste de mon eau.

Lorsqu'une demi-heure plus tard, avec le reste de la compagnie, nous

sommes repassés là, il était mort, tenant toujours le chapelet dans sa main.

Nous avons donc pris possession de la forêt; je me tenais à l'entrée du

sentier, regardant la région vallonnée qui s'étendait devant nous. Soudain,

à environ cinq cents mètres de distance, j'aperçus un Français. Dès qu'il me

vit, il se jeta au sol; je vis aussitôt monter le nuage de fumée de son coup de

feu, la balle claqua dans le sol, à un mètre de moi. Je me cachai aussitôt dans

les arbres, cherchant à creuser un trou où m'abriter. Mais il y avait un tel

enchevêtrement de racines dans le sol que cela fut impossible. Une salve

claqua et les balles crépitèrent à travers le bosquet en siffiant. Puis on

entendit salve sur salve. On eut vite des morts et des blessés, car nous étions

complètement à découvert. Mundinger, mon chef de chambre, reçut une

balle dans l'artère du bras, si bien que le sang se mit à jaillir de sa manche

comme d'un tuyau. Je lui fis un garrot au-dessus de sa blessure et, après lui

avoir coupé la manche de son uniforme avec mon couteau, je pansai sa plaie.

Avec un camarade, nous l'avons emmené vers l'arrière pour sortir de la zone

de tir. A présent, c'était l'artillerie lourde du fort de Toul qui nous envoyait

ses pains de sucre. Ils passèrent en gargouillant au-dessus de nous et

explosèrent à l'arrière, dans la forêt, avec un bruit terrible. Comme on

atteignait le talus du chemin de fer où gisaient encore nos morts de la

matinée, je voulus que l'on poursuive notre chemin vers Essey en marchant

sur la voie ferrée. Mais le blessé insista pour marcher sur la route qui

passait non loin de là. Je ne voulus pas le contrarier et nous gagnâmes la

route.

  A peine avions-nous fait quelques pas qu'un de ces gros obus s'abattit sur

les rails dans un vacarme étourdissant. De la terre, des éclats, des pierres et

des morceaux de voie ferrée volèrent par-dessus nos têtes et on fut enveloppés

de fumée et de poussière. Par chance, personne ne fut blessé. Si on avait

suivi mon conseil, nous aurions été déchiquetés tous les trois. Le blessé qui,

quelques instants auparavant, s'écroulait de faiblesse, courait à présent si

vite que j'arrivais à peine à le suivre. Mais, finalement, il s'effondra dans un

pré. Comme le soir tombait, on arriva à Essey, où l'on amena notre blessé

chez le médecin. Comme je n'avais pas envie de retourner au front, je décidai

de passer la nuit dans le village. Je me dirigeai vers une femme pour lui

demander quelques pommes de terre. Je lui en donnai deux nickels; elle me

regarda stupéfaite. Il n'avait pas dû lui arriver souvent que des soldats

allemands lui donnent de l'argent, pour ce qu'ils prenaient sans façon. Sur

ce,je me fis un petit feu dans la cour de la ferme et me mis à cuire les pommes

de terre. La femme m'apporta encore un litre de lait. Comme je voulais la

payer, elle refusa l'argent, me faisant signe de boire tranquillement. J'avais

très faim et trouvai le repas savoureux. Je me couchai dans le foin de la        41

grange pour passer la nuit. Ce fut un véritable plaisir de pouvoir dormir en

sécurité, au sec et au chaud.

   Je fus réveillé dans la nuit par le bruit des troupes qui battaient en

retraite. Je me levai pour demander de qui il s'agissait. C'était mon bataillon.

Vite, je passai mon havresac et me joignis à eux. On s'arrêta à

environ un kilomètre derrière le village, sur une hauteur, et après avoir

formé une ligne, on commença à creuser une tranchée. C'était un trayail

difficile, car on ne voyait rien et, sous à peine trente centimètres de terre, on

rencontrait une dure couche de calcaire. Mais au lever du jour, on avait

quand même réussi à creuser un mètre. Notre tranchée traversait une

parcelle de vigne. Je ne pus m'empêcher de manger des raisins à demi mûrs.

Suite à quoi j'eus des douleurs d'estomac et des coliques. La moitié des

troupes eut la permission d'aller dormir dans la forêt qui se trouvait en

retrait. C'était les derniers jours de septembre 1914.

Vers midi on nous distribua du courrier. Je reçus ma première lettre

depuis l'occupation de mon village par les Français. Je fus heureux de lire

que ma famille se portait bien et se trouvait toujours à la maison. Comme

mon village se trouvait à huit kilomètres à peine du front, j'avais toujours

craint que ses habitants ne l'évacuent.

Le soir venu, nous avons dû reprendre position dans nos tranchées. Les

Français attaquèrent durant la nuit et on tira dans le noir, sans rien pouvoir

distinguer. Comme ils se trouvaient apparemment tout près de notre

position, notre artillerie tira au plus près. Peu à peu la fusillade s'atténua.

Au petit matin, comme les quatre hommes placés en avant-poste, dans un

petit bout de tranchée à cinquante mètres devant nous, ne revenaient

toujours pas, je fus envoyé avec un autre pour voir ce qui se passait. On fit

le trajet en rampant. Nous les avons découverts morts tous les quatre,

tenant encore leur fusil. Comme le prouvaient leurs blessures à la nuque et

dans le dos, ils avaient été tués par les tirs trop rapprochés de l'artillerie

allemande. Parmi eux se trouvait Sandhaas, un camarade de chambrée. On

les laissa là et on retourna rendre compte en rampant.

Durant lajournée, la moitié des effectifs resta dans la tranchée, tandis que

l'autre moitié allait un peu en arrière construire des abris pour les réserves.

Il fit très chaud cet après-midi-là et on garda juste nos chemises et nos

pantalons pour travailler. Un avion français, qui nous avait découverts à

cause de nos chemises blanches, se mit à décrire des cercles au-dessus de

nous. Puis il disparut et bientôt personne ne pensa plus à lui. Mais subitement

on entendit des sifflements et huit obus éclatèrent juste à côté de nous.

On entendit aussitôt d'horribles cris de douleur, car beaucoup furent touchés.

La plupart s'enfuyaient dans tous les sens. Pour ma part, je me terrai

tant bien que mal dans un des trous qui venaient de se former. La seconde

salve vint très vite. Un des obus éclata sur le tas de terre situé au-dessus de

moi. Un autre explosa à côté, juste sur les faisceaux, en pulvérisant un grand

nombre de fusils                                          42

   Je me mis à courir à travers les arbres aussi vite que mes jambes le

permettaient, tenant mes mains devant mon visage. Déjà la troisième salve

explosait derrière moi. J'atteignis bientôt un talus de chemin de fer, et me

réfugiai dans un passage aménagé dessous, dans lequel se trouvaient déjà

quelques camarades. Après que le feu eut cessé, on retourna lentement vers

le chantier. Les corps déchiquetés offraient un horrible spectacle. Un de mes

bons camarades, Kramer, avait le ventre déchiré et ses intestins pendaient

à 1'extérieur. Il me pria, me supplia de 1'achever, car il ne pouvait plus

supporter la douleur. Il me fut impossible de lui obéir, avec la meilleure

volonté. Le médecin du bataillon arriva alors, pansa d'abord le capitaine qui

avait le pied arraché; puis il ausculta Kramer, remit les intestins en place,

cousut la plaie, et nous donna l'ordre d'évacuer le blessé. On fit de quelques

planches une civière, sur laquelle on disposa des manteaux et des toiles de

tente; on souleva le blessé avec précaution, pour le poser sur la civière, puis

on le transporta vers l'arrière, d'où il fut aussitôt évacué en ambulance. Il

m'écrivit deux mois plus tard pour me dire qu'il était complètement guéri,

car ses intestins n'avaient pas été touchés; seuls la peau et le gras du ventre

avaient été déchirés …

  La nuit suivante, ce fut mon tour d'aller chercher la nourriture. On

marchait à plusieurs sur un sentier forestier. Soudain, une balle brisa en

deux le petit socle en cuivre sur lequel était fixée la pointe de mon casque;

deux centimètres plus bas, on n'aurait plus jamais entendu parler de moi!

D'autres troupes nous relevèrent la dernière nuit de septembre et on se mit

en marche vers l'arrière, vers Metz, à trente-cinq kilomètres de distance. On

atteignit la ville à la pointe du jour et on nous fit prendre nos quartiers dans

une salle de cinéma, à Longeville. On nous laissa dormir trois heures puis on

dut nettoyer nos fusils et participer à une prise d'armes. En ce qui me

concerne, je préférai m'octroyer une journée agréable, aussi sautai-je dans

un tram pour me diriger vers la ville. J'avais une envie terrible d'un bon

déjeuner, car l'éternel ordinaire de la roulante me dégoûtait. Je trouvai la

nourriture si bonne que je mangeai à trois reprises, dans trois restaurants

différents. Puis je me rendis dans une pâtisserie pour déguster un café au

lait et un gâteau. Après cela je visitai la ville, surtout la belle cathédrale,

avant de m'acheter encore une tablette de chocolat et du saucisson; je

regagnai ma compagnie vers le soir. L'adjudant m'enguirlanda: «Où étiez vous

donc aujourd'hui ?» Je lui répondis tranquillement: « J'ai visité Metz.»

Des soldats nous furent envoyés ce jour-là d'Allemagne, pour combler les

gros trous des effectifs. Parmi eux se trouvait Auguste Zanger, de Strueth.

Avant la guerre, nous étions bons amis. Ces retrouvailles nous réjouirent

beaucoup. On alla aussitôt trouver l'adjudant pour lui demander d'être

affectés dans le même groupe, et il fit le nécessaire
 

    Vers le nord de la France, octobre 1914                       43

Le jour suivant, le 2 octobre 1914, embarqués dans un train, on longea la

Moselle jusqu'à Trèves. Une belle promenade à travers l'Eifel. On passa à

Aix-la-Chapelle, puis on se rendit dans le nord de la France après avoir

traversé la jolie Belgique en passant par Liège, Bruxelles et Mons. C'est un

très beau pays, très riche, avec une grosse industrie et beaucoup de mines.

TI est sillonné d'un grand nombre de voies ferrées et de canaux. C'est là que

je vis des moulins à vent pour la première fois. La population nous regardait

de manière tout à fait hostile, ce qui ne m'étonnait guère. On fut débarqués

entre Valenciennes et Douai et on pénétra dans la ville de Douai qui venait

juste d'être évacuée par les Français. On prit nos quartiers dans une caserne

de cuirassiers. Notre commandant de régiment nous tint un discours dans la

cour de la caserne, disant que nous avions à présent la pire partie de la

guerre derrière nous car nous n'avions dorénavant à faire face qu'à des

Anglais et des Noirs. Cette affirmation allait vite être démentie …

On quitta Douai, progressant à travers une belle et riche région. Des

mines de charbon, des sucreries, des villes, des villages, des cités ouvrières,

tout se juxtaposait. Les routes secondaires étaient presque toutes pavées.

C'est dans la région de Richebourg que l'on eut notre premier contact avec

des Anglais. On devait ramper vers eux en avançant dans un fossé très sale.

Comme celui-ci tournait à un moment dans les champs, on dut sauter pardessus

le chemin pour retrouver le fossé de l'autre côté. Les Anglais eurent

vite fait de nous repérer. Et dès que l'un de nous tentait le saut, il recevait

aussitôt une grêle de balles. Plusieurs morts gisaient sur le chemin; les cinq

derniers à avoir sauté avaient tous été tués. C'était mon tour à présent.

Comme j'allais au-devant d'une mort certaine, je refusai, malgré les cris de

mes supérieurs. Un sous-officier me donna expressément l'ordre de sauter.

Je lui répondis froidement qu'il n'avait qu'à me donner l'exemple, mais il

n'en eut pas le courage. Et on resta là, à plat ventre, jusqu'à la tombée de la

nuit.

  Le lendemain matin, au lever du jour, on attaqua Richebourg et les

Anglais durent battre en retraite. Mis à part leurs blessés, on ne fit aucun

prisonnier. Dans presque toutes les maisons, on pouvait passer à table car

les Anglais nous avaient fait la cuisine … Un cochon cuisait dans un grand     44

chaudron et on se le partagea. Partout dans les champs on voyait des corps

de cavaliers allemands et leurs chevaux, tués lors d'accrochages. Dans la

soirée, on forma une ligne devant le village; on dut s'enterrer dans des trous

de protection pouvant contenir jusqu'à quatre hommes. Vers minuit, Zanger,

un volontaire de dix-huit ans et moi-même avons été envoyés aux avant postes.

On se tenait accroupis dans un trou, près d'un champ. J'observai

droit devant, les deux autres à droite et à gauche. On entendit soudain des

pas sur notre gauche. Trois silhouettes émergèrent de l'obscurité. On en prit

chacun une dans le collimateur. Les deux jeunes soldats voulaient tirer tout

de suite et j'eus du mal à les en empêcher car, après tout, on ne savait pas s'il

s'agissait d'Allemands ou d'Anglais. Je les laissai s'approcher à une dizaine

de mètres, le doigt sur la détente et leur criai: «Halte! le mot de passe! » Ils

bondirent de frayeur. Mais ils donnèrent aussitôt le bon mot de passe.

C'était trois hommes de ma compagnie qui tenaient l'avant-poste sur notre

gauche. Après avoir été relevés, ils s'étaient perdus dans le noir. On se

réjouit beaucoup de ne pas avoir tiré. La relève vint peu après.

Comme je dormais depuis quelque temps dans mon trou, le guetteur

revint en courant nous annoncer que les Anglais arrivaient. Une fusillade

enragée se déchaîna. Nos jeunes soldats tiraient toutes leurs munitions

aussi vite qu'ils le pouvaient. Comme je ne pouvais voir ni entendre aucune

trace des Anglais, j'économisais les miennes. Une patrouille fut envoyée à

l'aube pour dénombrer les cadavres anglais. Mais que trouvèrent-ils? Deux

vaches et un veau! Voilà une attaque qu'il était évidemment facile d'enrayer.

Chacun dut ensuite montrer les munitions qui lui restaient et les

gradés injurièrent copieusement ceux qui n'en avaient plus. La moitié de

nos effectifs fut détachée de notre formation pour aider le 114" régiment.

Notre position était très affaiblie. De plus, un grand nombre d'entre nous

étaient allés au village pour chercher du ravitaillement.

Soudain, l'artillerie anglaise commença à nous bombarder violemment.

Des obus et des shrapnels explosèrent en grand nombre, semant la mort et

la désolation. On vit bientôt des lignes de fantassins anglais s'approcher de

nous par bonds. On les prit sous un feu nourri. Mais comme ils étaient bien

plus nombreux, on dut battre en retraite. Plus d'un fut abattu avant

d'atteindre les maisons du village. Les shrapnels anglais éclataient au dessus

de nous tandis qu'on se retirait au pas de course dans un canal

d'écoulement planté de troncs de saules. Un shrapnel éclata, décapitant la

partie supérieure du tronc mort d'un saule. La peur et le fracas me firent me

jeter de tout mon long dans le fossé boueux; mais je me levai très vite pour

quitter la ligne de tir.

   Les Anglais occupèrent le village, mais ne tentèrent pas de nous poursuivre.

On s'enterra à nouveau, restant ainsi durant quelques jours face à

l'ennemi. On devait être très prudents, car les tommies, comme on appelait

les soldats anglais, étaient bons tireurs. Dès que l'un de nous se montrait, il

écopait de la ferraille. Nous fûmes relevés et envoyés au repos dans le village        45

de Douvrin. Le carnage des poulets, lapins et cochons recommença aussitôt.

Toute chose comestible ou buvable fut réquisitionnée. Notre détachement

était cantonné dans une école. De l'autre côté de la rue, face à nous, se

trouvait un grand magasin de vins et spiritueux. Les officiers y firent placer

une sentinelle, pour empêcher la troupe d'y pénétrer et, bien entendu, avec

l'idée de tout garder pour eux. On remarqua que le soldat de garde descendait

souvent à la cave. Il finit par être tellement ivre qu'il s'affaissa contre

la porte et s'endormit. Profitant de la situation, Zanger et moi cherchâmes

plusieurs litres d'anisette. Et bientôt, comme une nuée de moineaux, tout le

monde envahit la cave; le soir venu, il ne resta pas grand-chose pour les

officiers.

    Le troisième jour, vers midi, on reçut l'ordre de se remettre en route. On

alla d'abord à l'église, où se rassembla tout le régiment. Comme celle-ci était

bondée, plusieurs compagnies s'installèrent dehors. Un aumônier militaire

nous fit un bref sermon et nous donna à tous l'absolution. On repartit,

traversant plusieurs villages désertés par leurs habitants. On atteignit un

canal; le pont qui le traversait avait été détruit. Une péniche chargée de

charbon se trouvait à proximité. A l'aide de longues perches, elle fut poussée

en travers du canal afin de joindre les deux berges et de nous permettre le

passage. On continua notre marche et, à la tombée dujour, on fit halte dans

un champ de betteraves pour passer la nuit. Personne ne se doutait que ce

serait la dernière pour un grand nombre d'entre nous.

Comme il faisait froid, on se réjouit de repartir avant l'aube. Des rangées

de maisons émergèrent bientôt de l'obscurité. C'était le village de La Bassée.

Dans les jardins, des soldats travaillaient à la construction d'abris. Une voix

s'éleva dans la nuit: «C'est quel régiment?» On répondit: «Le 112".»

« Quelle compagnie ?» «La première. » Alors un des soldats qui travaillait

demanda: «Est-ce que Zanger est là?» Comme on lui dit que oui, il vint en

courant. Les deux frères se serrèrent dans leurs bras en pleurant. Quelles

retrouvailles! On pleurait tous les trois, car cela faisait bien longtemps

qu'aucun de nous n'avait reçu de nouvelles du pays. Charles nous accompagna

à l'autre bout de la petite ville, où il nous quitta. On reçut peu après

l'ordre de faire halte
 

Attaque de Violaines, 22 octobre 1914                                               46

 

      En pleine nuit, on dut former des lignes de tirailleurs dans les champs.

Puis on avança. Comme le jour se levait peu à peu, on aperçut des maisons

et des arbres fruitiers. C'était le village de Violaines. On mit la baïonnette

au canon et on se précipita vers le village au pas de charge. Au lieu de rester

tranquilles, nos jeunes soldats crièrent hourra, comme ils l'avaient appris à

l'exercice. Les Anglais du village furent alertés par ces cris. Bientôt, quelques

balles claquèrent. Une minute plus tard, c'était de chaque fenêtre, de

chaque porte, de chaque haie et de chaque mur que les balles crépitaient.

Une des premières toucha au ventre mon voisin, un paysan d'Ensisheim.

Il s'écroula en poussant un cri terrible. Auguste Zanger se tourna vers moi

et s'écria: « Nickel, t'es touché?" Au même moment, trois balles transpercèrent

son sac et ses gamelles, mais sans le toucher. Son voisin tomba, touché

à l'épaule. On se précipita derrière une haie d'épineux, s'aplatissant tant et

plus. Les Anglais nous prirent sous un feu terrible; plusieurs de nos

camarades furent tués. Comme d'autres lignes de tirailleurs arrivaient, on

se joignit à elles pour traverser la haie et passer à travers les jardins à

l'assaut des maisons. Ce faisant, plus d'un fut touché. Comme nous étions

nombreux, les Anglais se replièrent. On sauta entre les maisons pour

rejoindre la route et on put attraper un Anglais qui était en train d'escalader

le mur d'enceinte de l'église. Comme les balles sifflaient autour de nous, on

fut obligés de chercher un abri entre les maisons. L'Anglais crut qu'on

voulait le passer par les armes, mais on lui fit comprendre qu'on ne lui

voulait pas de mal, ce dont il nous sembla très reconnaissant. Il voulut même

nous donner son argent, mais on ne l'accepta pas. Un lieutenant nous força

à continuer notre progression. Plus bas, sur la route, se trouvait une voiture

de munitions anglaise, sous laquelle était couché un tommy qui tirait autant

qu'il pouvait sur les Allemands venant de l'autre côté du village. Je le

touchai par-derrière du bout de ma baïonnette. Il se retourna, et sembla très

effrayé; mais au lieu de se rendre, il voulut se jeter vers l'avant de la voiture

pour s'enfuir. On lui cria de s'arrêter, mais il continua. Alors, le tambour

Richert, de Richwiller, l'abattit. Un peu en arrière se trouvait dans le fossé

un canon à barillet anglais, qui nous avait déversé une pluie d'obus.

Quelques coups bien placés abattirent ses servants. Le régiment se rassem          47

bla, puis passa à l'assaut d'une tranchée anglaise, située à trois cents mètres

environ derrière le village. Un terrible tir de mitrailleuse et d'infanterie

nous accueillit. Des obus et des shrapnels éclatèrent parmi nous. Malgré nos

très lourdes pertes, on prit la tranchée. Certains Anglais levèrent les bras

pour se rendre, d'autres s'enfuirent. Mais sur les champs plats et découverts,

ils furent presque tous abattus. Pour échapper au tir d'artillerie,

Zanger et moi avions pris en charge un blessé pour le ramener au village où

nous l'avons confié aux médecins. On se cacha ensuite dans une cave où

toutes sortes de vivres avaient été stockées par les habitants de la maison.

Dans un coin se tenaient une femme et une jeune fille d'une vingtaine

d'années, tremblantes de peur lorsqu'elles nous virent. On leur fit comprendre

par signes qu'elles ne devaient pas être effrayées. Et on passa ensemble

trois journées très agréables. On installa un poêle dans la cave, dont on fit

passer la cheminée par le soupirail, et les deux femmes purent ainsi 'nous

faire cuire les poulets et les lapins que l'on cherchait le soir venu dans le

village. Celui-ci était continuellement bombardé par l'artillerie anglaise.

Notre maison fut touchée à plusieurs reprises et, une fois, des briques

dévalèrent même les marches de la cave. Le troisième jour, dans la soirée, on

entendit des pas résonner sur les marches. C'était un lieutenant, l'officier

adjoint du régiment. «Bande de sales tire-au-flanc, sortez de là immédiatement

», nous hurla-t-il. On rangea nos affaires; la jeune fille, qui s'appelait

Céline Copin, nous donna quelques médailles de la Vierge Marie en souvenir,

et on sortit de la cave.

   Une soixantaine d'hommes, qui s'étaient tous cachés dans des caves, se

trouvaient sur la route. L'officier adjoint nous emmena devant le colonel.

Celui-ci nous tint un terrible sermon de réprimande, ce qui nous laissa

complètement indifférents. Notre régiment avait entre-temps progressé de

cinq kilomètres et il occupait le village de Rue-du-Vert. On apprit alors que

la bataille de Violaines avait coûté la vie à une centaine de soldats de notre

compagnie. Plus des deux tiers des effectifs! Comme on avait reçu des

renforts d'Allemagne, on rencontra beaucoup de visages inconnus. On passa

la nuit dans une grange. Notre nouveau commandant de compagnie fit un

discours que j'ai gardé très précisément dans ma tête: «Je suis le capitaine

Nordmann, j'ai pris la direction de la ter compagnie du 112e• J'exige que

chacun fasse son devoir. Celui qui ne le fait pas, que le diable l'emporte!

Rompez les rangs! »

   Le lendemain matin, alors qu'il faisait encore sombre, on se répartit en

groupes et on se dirigea à couvert vers une ferme, qui se trouvait à environ

deux cents mètres du village. De là, on devait, par groupes de huit, courir à

travers champs en direction de quelques saules et s'enterrer. On ne savait

pas où se trouvaient les Anglais. Le premier groupe s'élança. Aussitôt les

balles commencèrent à claquer. On vit trois hommes tomber. Les autres se

réfugièrent derrière une meule de paille. C'était à présent au tour du second

groupe de s'élancer, et Zanger et moi en faisions partie. Il m'est impossible      48

de décrire les sentiments qui m'habitaient lorsque je commençai ma course.

Cette terrible nécessité d'obéir … Aucune contradiction n'était possible. Un

rapide signe de croix et c'était parti. A peine nous étions-nous élancés qu'on

entendit bourdonner les balles autour de nous, comme un essaim d'abeilles.

Celui qui courait devant moi tressauta, jeta les bras en l'air et s'abattit sur

le dos. Un autre s'écroula face contre terre. Je bondis derrière la meule pour

me protéger et je vis alors que le sergent Luneg était le seul survivant du

premier groupe. On sejeta contre le sol, enfonçant notre visage dans la terre

tendre des champs. Tous les occupants des tranchées anglaises faisaient feu

sur nous. Les balles ricochaient alentour, la terre était projetée au-dessus de

nous.

   Une mitrailleuse anglaise se mit en branle. Les balles sifflèrent et, l'un

après l'autre, les hommes du groupe furent cloués au sol, morts. Je me dis

que ma dernière heure avait sonné et, pensant aux êtres qui m'étaient chers,

je me mis à prier. Zanger, qui était couché à côté de moi, me dit :« On ne peut

pas rester ici. » Il se redressa un peu, vit à environ cinquante mètres de nous

un chemin à travers champs, bordé de fossés. On se leva d'un bond pour se

précipiter vers cet abri salvateur. Les Anglais eurent beau déclencher un feu

d'enfer contre nous, on arriva indemnes dans ce fossé. Peu après, notre chef

de groupe, le sous-officier Kretzer, put nous rejoindre. Comme à cet endroit,

le fossé n'était pas profond, on rampa jusqu'à quelques trous de protection

qui avaient été abandonnés par les Anglais. Le sergent Kretzer reçut une

balle dans les reins tandis qu'il rampait; il put juste me dire «Saluez de ma

part. .. » avant de mourir. Zanger et moi étions dorénavant les seuls survivants

de notre groupe. Comme le reste de la compagnie avait pu observer

notre sort depuis la ferme, personne n'osa plus s'avancer sur le champ; et

nous sommes restés ainsi toute une journée allongés dans nos trous de

protection.

   Les Anglais soumirent pendant ce temps le village à un tir d'artillerie,

mais aucun projectile n'éclata près de nous. Alors que l'on s'apprêtait, le soir

venu, à rejoindre notre compagnie, celle-ci vint prendre position à l'endroit

prévu le matin. Tous furent très étonnés de nous trouver encore vivants. On

dut s'aligner et creuser une tranchée. Chacun s'activa aussi vite qu'il put

pour se réfugier dans la terre, car des balles anglaises sifflaient régulièrement

dans le noir. Il commença à pleuvoir; ayant trouvé une toile de tente

anglaise imperméabilisée, je la mis sur mes épaules. Quand le trou fut assez

profond, je partis chercher pour Zanger et moi-même deux gerbes de paille

sur la meule voisine pour dormir dessus. En chemin je butai à deux reprises

sur des cadavres. Après avoir un peu dormi dans le fossé, je me réveillai;

j'avais froid et sentis que j'étais allongé depuis quelque temps dans l'eau que

la pluie tombant à verse avait accumulée dans le fossé.

   Le sergent Hutt vint nous trouver. Nous devions, Zanger, moi et deux

autres, aller enterrer le sous-officier Kretzer, qui avait été un ami de Hutt.

Nous avons cherché longtemps son corps dans la nuit noire. On dégagea à la     49

pelle la terre collante et mouillée; on enveloppa le mort dans la toile de tente

que l'on avait détachée de son sac, on le coucha dans sa tombe à peine

profonde de trente centimètres, puis on l'ensevelit. On pensait avoir terminé.

Zanger tâtonna avec ses mains pour vérifier que Kretzer était bien

enterré. Mais la pointe de ses bottes et son nez sortaient encore de terre; on

les recouvrit. Zanger prit la baïonnette du mort, la fixa de travers dans son

étui, formant ainsi une croix qu'il planta à la tête de la tombe. A peine

avions-nous rejoint notre tranchée que l'on reçut l'ordre d'avancer en

silence. On atteignit un vallon couvert de roseaux. Le temps de se faufiler à

travers les arbustes et on fut trempés jusqu'aux os. La pluie tombait sans

arrêt. Un ordre fut donné: «Halte! Tout le monde s'enterre !>> Zanger et moi

creusâmes rapidement un trou. Lorsqu'on eut terminé, on dut le refaire dix

mètres en avant, car nous n'étions pas alignés.

Lorsque le jour se leva, je jetai un coup d'oeil prudent du côté des Anglais,

et vis leur tranchée à cent cinquante mètres devant nous environ. Lorsqu'ils

aperçurent les tas de terre devant eux, ils tirèrent dessus un certain temps

comme des fous. Alors que le tir faiblissait un peu, je vis qu'un des jeunes

soldats, qui occupait avec deux autres le trou voisin, regardait prudemment

en direction des Anglais. Je lui criai de se baisser, il obéit. Mais sa curiosité

l'emporta. Au bout de quelque temps, il voulut jeter un nouveau coup d'oeil.

A peine sa tête fut-elle visible qu'il fut atteint en plein front et s'écroula,

mort. Les deux camarades cherchèrent alors à se débarrasser de son corps

car il n'y avait guère de place dans le trou. Ce faisant, un des deux se

redressa un peu trop et fut touché dans le dos. Il retomba mort dans le trou

et le cadavre de l'autre s'affala sur lui. Il y avait à présent deux morts et un

vivant dans le trou.

   Les Anglais nous bombardèrent avec des shrapnels, mais il n'y eut pas de

blessé. Il était très ennuyeux de rester ainsi accroupi toute une journée.

Notre abri était creusé dans un champ de betteraves fourragères. Pour

passer le temps, je mis ma baïonnette au canon, puis après avoir piqué une

betterave, je la ramenai dans le trou, la plantai sur ma baïonnette, mis mon

casque dessus et levai précautionneusement cette tête fictive. Ma betterave

et mon casque furent très vite transformés en passoire. La nuit suivante, on

fit se rejoindre nos trous de protection en confectionnant une tranchée

ininterrompue. Le 3e bataillon vint nous renforcer au petit matin. Puis

l'ordre nous fut donné d'attaquer les positions anglaises. Une entreprise

insensée! Les officiers nous firent sortir de la tranchée revolver au poing.

Dès qu'ils nous aperçurent, les Anglais commencèrent à nous tirer dessus,

avec toute l'intensité possible. Beaucoup d'entre nous tombèrent et le reste

fit demi-tour pour rejoindre la tranchée en courant. Les blessés graves

restèrent au sol; certains poussèrent des râles et des plaintes jusqu'au soir,

jusqu'à ce qu'ils meurent eux aussi. Deux jours plus tard, après avoir reçu de

nouveaux renforts, on attaqua une nouvelle' fois et on atteignit la tranchée

anglaise au prix de lourdes pertes. Mais il fut impossible d'y pénétrer car les     50

Anglais se tenaient là au coude à coude, nous abattant tous. Il ne nous resta

pas d'autre solution que de rejoindre notre tranchée aussi vite que possible.

Le terrain séparant les deux tranchées était jonché de morts et de blessés

que personne ne pouvait secourir. Zanger et moi sommes sortis à nouveau

indemnes de cet enfer.

   Les jours suivants, on resta tranquillement face à face. Le bruit circula

que la tranchée anglaise était occupée par des Noirs hindous. Et effectivement,

on voyait çà et là un turban, leur coiffure traditionnelle. Comme on se

méfiait d'eux, la moitié des nôtres étaient de garde la nuit. Alors qu'il faisait

nuit noire, un hindou sauta dans notre tranchée et leva les mains en l'air.

Personne ne l'avait entendu venir. Il nous indiquait sans cesse la direction

des Anglais en nous mimant de sa main le geste de trancher la gorge. On alla

chercher un engagé qui comprenait l'anglais et l'hindou nous dit que lui et

 ses camarades détestaient les Anglais et que tous voulaient nous rejoindre

pour les combattre. On le crut et nous le laissâmes repartir «chercher ses

camarades », Nous sommes restés à guetter le moindre bruit dans la nuit,

nous demandant s'ils allaient vraiment revenir. Mais lorsqu'on entendit un

éclat de rire retentissant, on comprit qu'il nous avait bel et bien possédés …

Le lendemain, notre artillerie voulut bombarder la tranchée ennemie, mais

son tir était trop court. Le premier obus éclata en plein dans nos lignes. Trois

soldats furent déchiquetés et leurs morceaux projetés très haut en l'air.

Voyant cela, les hindous rirent et braillèrent de joie. Le deuxième obus

explosa quelques mètres derrière la tranchée. On nous dit alors: «La croix

de fer à celui qui se porte volontaire pour retourner au village informer la

batterie que ses tirs sont trop courts l . Il n'y eut qu'un seul volontaire, le 1re

classe Himmelhahn. Il se mit à ramper dans un canal de drainage qui n'était

cependant pas assez profond pour l'abriter. A peine avait-il parcouru cinquante

mètres que les hindous le découvrirent. Plusieurs coups de feu

claquèrent. On vit des jets de boue s'élever à côté de lui. Il resta couché là,

sans bouger. Lorsque le soir venu on le traîna à nouveau dans la tranchée,

on constata à la lueur des lampes de poche que deux balles l'avaient

transpercé. On l'ensevelit dans un trou d'obus, derrière notre tranchée.

Six fusils manquèrent un beau matin, après une nuit pluvieuse. Les

hindous s'étaient glissés jusqu'aux meurtrières, avaient subtilisé les armes

qui s'y trouvaient et pris la fuite sans que les guetteurs ne remarquent quoi

que ce soit.

On resta environ quinze jours dans ces tranchées sans être relevés.

Comme il pleuvait souvent, elles furent remplies de boue et de saleté, à tel

point que l'on restait souvent collé au sol. Nulle part un petit endroit sec, où

l'on aurait pu s'allonger ou s'asseoir! Quant à nos pieds, on n'arrivait jamais

à les réchauffer. Beaucoup de soldats souffraient de rhumes, de toux,

d'enrouement. Les nuits étaient interminables. Bref, c'était une vie désespérante.

Et chaque jour les shrapnels causaient des pertes. Chercher la

nourriture de nuit était particulièrement dangereux, car l'endroit était tout          51

plat et les guetteurs anglais arrosaient de temps en temps le terrain situé

derrière notre tranchée.

il fut enfin question de relève. Effectivement, le 122"régiment d'infanterie

prit possession de la tranchée la nuit suivante. Nous nous mîmes alors en

route vers l'arrière. Ce fut pour nous un beau sentiment de liberté que de

sortir de la portée des fusils adverses. On fit une halte, on chercha notre

nourriture à la cuisine roulante et, au lever du jour, on continua la marche

vers l'arrière. '

Beaucoup de cadavres anglais, tombés trois semaines plus tôt, se trouvaient

encore sur le champ de bataille de Violaines. On vit plusieurs

corbeaux installés sur eux, en train de prendre leur repas. Les tués allemands

avaient, eux, tous été enterrés. On fut cantonnés dans la petite ville

de La Bassée. L'état de désolation de la ville était indescriptible. On ne

voyait aucun habitant. Tout était sens dessus-dessous, dans chaque maison

et dans chaque pièce. Des habits, des chapeaux, des photographies, tout

était entassé, pêle-mêle. La plus grande partie des meubles avait été mise en

pièces .pour servir de combustible. On vit aussi de grandes quantités de

livres et de brochures immorales traîner par terre. Je voulus me chercher,

chez un chapelier, une casquette avec des oreillettes, pour me protéger un

peu du froid dans la tranchée. Dans le magasin, c'était le même tableau: il

y avait, sur le sol, une épaisseur d'un demi-mètre de casquettes, de chapeaux,

de canotiers, de hauts-de-forme; et les soldats marchaient dessus

avec leurs bottes sales. La maison voisine était un commerce de verres et de

porcelaine. Tout le stock brisé recouvrait le sol et je fus incapable de voir

quelque chose d'intact, hormis quelques petits verres à vermouth dans un

coin. Dans un magasin de tissus, les soldats s'attaquèrent aux rouleaux

d'étoffe pour se faire des bandes molletières.

   On couchait à huit dans une chambre, près de l'église. On fut réveillés

dans la nuit par un fracas terrible. La maison vibra comme lors d'un

tremblement de terre. Mais le silence revint et on se rendormit. On comprit

le lendemain matin la raison du vacarme: le clocher de l'église, qui avait

essuyé auparavant quelques coups d'artillerie, s'était effondré.

On resta trois jours à La Bassée, occupant notre temps à faire sécher nos

habits, essayant de les rendre à peu près propres. Puis on retourna vers les

tranchées. On se retrouva environ un kilomètre plus au nord. Les villages de

Festubert et de Givenchi se trouvaient devant nous. Des hindous nous

étaient à nouveau opposés, à environ quatre-vingts mètres. On eut bientôt

quelques morts et blessés, tous touchés à travers les meurtrières. De l'autre

côté, il y avait sûrement un hindou qui restait constamment en joue, tirant

à chacun de nos mouvements. Zanger et moi, on se donna toutes les peines

du monde pour débusquer ce gaillard. Mais on n'arriva pas à le localiser.

Puis un soir, il neigea. Et à travers les meurtrières anglaises, on put voir

la neige sur le mur du fond de la tranchée. Dès qu'un hindou nous observait

depuis la meurtrière, la tache blanche disparaissait. Et ainsi on repéra                    52

l'emplacement du tireur. Je plaçai mon fusil dans la meurtrière, visai, mais

ratai mon coup, car je vis la neige gicler juste à côté de la meurtrière

anglaise. L'hindou disparut derrière son trou. On revit la tache blanche. Ce

fut Zanger qui se mit alors à l'affût. La tache blanche disparut bientôt; ainsi

l'hindou guettait à nouveau. Zanger tira et l'hindou disparut subitement. Il

avait été touché. On fut dès lors un peu plus tranquilles.

On reçut l'ordre d'attaquer la tranchée ennemie. Nos pionniers firent des

sappes ou tranchées en zigzag, jusqu'à proximité immédiate des positions

hindoues. Une nuit, je fus chargé, avec huit autres hommes, de couvrir les

pionniers qui travaillaient devant. On se tenait à six mètres en retrait, prêts

à tirer et les sens aux aguets. On ne voyait rien, on n'entendait rien. Soudain

deux cris terribles éclatèrent dans la nuit; ils avaient été poussés par nos

sapeurs. Nous avons ouvert le feu dans la nuit, en nous précipitant vers les

deux hommes. Ils gisaient dans la sappe ; l'un était mort, l'autre grièvement

blessé. Tous deux avaient été poignardés par des hindous venus doucement,

en rampant.

        Le 21 novembre, on prit la tranchée hindoue d'assaut. On lança des

grenades à main depuis les chemins de sappe dans la tranchée adverse:

c'était la première fois que j'en vis utiliser. Puis on sauta de l'autre côté et on

repoussa les hindous. Dans une tranchée en cul-de-sac menant aux latrines,

on put capturer plus de soixante de ces lascars à la peau brune. Un de nos

jeunes lieutenants, arrivé au front depuis quelques jours seulement, grimpa

hors de la tranchée et cria aux hindous: « Hands up !» ce qui signifie « haut

les mains », Quelques coups de feu claquèrent et le lieutenant s'effondra la

tête la première dans la tranchée. Ma compagnie, qui avait été renforcée et

se composait alors de deux cent quarante hommes, ne perdit que trois

soldats et le lieutenant. Il y avait plusieurs hindous morts dans la tranchée;

les plus vieux portaient les cheveux longs, tandis que les plus jeunes étaient

tondus à ras. Ils étaient tous habillés de neuf et visiblement installés là

depuis très peu de temps. Leurs vivres, auxquels je n'arrivais pas à donner

de nom, étaient entreposés dans la tranchée. De même, beaucoup de

couvertures en laine toutes neuves traînaient çà et là. On démonta les

meurtrières anglaises, les remettant en place de l'autre côté de la tranchée,

face aux hindous qui s'étaient réfugiés environ deux cents mètres plus loin.

Dès que l'on voyait un turban, on se mettait à tirer dessus, et bientôt il n'y

en eut plus aucun qui osât lever la tête.

         A la tombée du jour, on fut pris sous un feu d'artillerie anglais très violent.

Heureusement nous eûmes peu de pertes. On se tenait tous couchés à même

le sol de la tranchée. Quelques hommes furent ensevelis par un glissement

de terrain; certains purent se dégager par leurs propres moyens; on dut

libérer les autres à la pelle. Comme on redoutait une contre-attaque, la

moitié d'entre nous dut monter la garde. A part cela, la nuit fut très

longtemps calme. Zanger et moi nous relayâmes: tandis que l'un veillait,

l'autre dormait, enveloppé dans plusieurs couvertures hindoues
 

   Une terrible nuit de combat contre les hindous                                  53

           22 novembre 1914

De quatre à six heures du matin, c'était mon tour de faire le guet. Comme

je me méfiais des hindous, je scrutais la nuit avec attention. Je crus soudain

entendre un bruit devant moi. Le guetteur d'à côté, qui se trouvait à peine

à deux mètres, me demanda si j'avais entendu quelque chose. Comme je lui

dis que oui, on enleva la sécurité de nos fusils, nous tenant prêts à faire feu,

cherchant à percer l'obscurité.

Durant environ un quart d'heure, on n'entendit ni ne vit plus rien, et on

était à nouveau tranquillisés, quand soudain un coup de sifflet transperça le

calme de la nuit. Au même moment une salve fut tirée juste devant nous et

les hindous nous assaillirent en poussant des cris stridents. Nous fûmes

totalement surpris et beaucoup d'entre nous perdirent leur sang-froid. Je

tirai très vite mes cinq cartouches, mis ma baïonnette au canon, puis me

postai contre le mur antérieur de la tranchée. Les hindous tiraient dans la

tranchée, du haut de celle-ci. Mais comme on se pressait contre le mur

antérieur, leurs balles ne frappaient que le mur du fond; il leur était

impossible de nous voir dans la tranchée très sombre, tandis que nous, on les

voyait tout de suite, puisqu'ils se découpaient contre le ciel. On tirait vers le

haut, on piquait avec notre baïonnette, et aucun hindou n'osa entrer dans la

tranchée. Mais au bout d'un moment, un horrible cri nous fit comprendre

qu'ils avaient réussi à pénétrer à une trentaine de mètres de nous. Une

confusion terrible s'ensuivit. On fut emportés par une foule de soldats et

tellement comprimés qu'il me fut impossible de fouiller dans ma cartouchière

pour recharger mon fusil. L'agitation et l'obscurité firent que certains

d'entre nous tirèrent dans la tête de leurs propres camarades.

Beaucoup d'hindous grimpèrent de l'autre côté de la tranchée, la remontèrent

en courant, faisant feu de derrière. On était comme pris dans une

nasse; les hindous nous tiraient dessus de devant, de derrière, de côté. Tout

le monde se précipita vers le couloir de communication qui menait à notre

ancienne position. Les blessés s'effondrèrent et furent piétinés à mort. Tout

le monde criait. Il y eut une cohue épouvantable devant le couloir, tous

voulaient passer en premier, mais l'entrée était si étroite qu'on ne pouvait

passer qu'à la queue leu-leu. Finalement je réussis à y pénétrer avec Zanger        54

  Mais à peine avions-nous fait là une dizaine de mètres qu'il fut impossible

d'avancer, car on se heurta aux quelques hommes de réserve restés dans

l'ancienne position et qui étaient venus nous aider. On fut pris en tenaille.

   Alors un cri retentit: «Sauve qui peut! »Zanger et moi avons lancé nos fusils

par-dessus la tranchée et avons couru vers l'arrière à travers champs. Je me

suis accroupi plusieurs fois sur le sol pour ne pas être vu par les hindous qui

se trouvaient à proximité. Et je perdis bientôt Zanger de vue.

Je l'entendis soudain m'appeler d'une voix étouffée. Je me dirigeai vite

dans sa direction et je vis deux silhouettes en train de lutter. Je reconnus

l'hindou à son turban, et le mis hors de combat. On courut aussi vite que

possible dans notre ancienne position. Zangervoulut alors charger, mais son

chargeur ne rentrait pas dans la chambre de son fusil. En y regardant de

plus près il vit qu'il tenait dans ses mains le fusil de l'hindou dans lequel nos

chargeurs ne s'emboîtaient évidemment pas.

    Sans cesse des hommes revenaient en courant. Mais devant, la fusillade

continuait toujours. Le jour se levait peu à peu. On tira sur les hindous qui

se montraient à découvert, et bientôt tous disparurent dans la tranchée. On

les vit soudain à quelques mètres de nous dans le boyau de raccordement.

Ceux qui étaient le plus près furent abattus. Vite, on barricada la tranchée

de raccordement avec des sacs de sable et on fut tranquilles. On se sentait

très fatigués, épuisés, les nerfs en capilotade. Et dans quel état on était!

   Sales de la tête aux pieds, nos pantalons déchirés sur toute leur longueur;

mon havresac avec tous mes biens avait disparu, car je n'avais pas eu le

temps de le passer lors de l'attaque. J'avais aussi perdu mon casque, et ma

cartouchière était vide. Zanger et les autres camarades étaient à peu près

tous dans le même état.

Vers midi, notre lieutenant, Hussler, vint nous voir; c'était un Alsacien et

un bon supérieur; il nota les noms de tous ceux de la compagnie qui étaient

encore là. Il arriva à vingt-quatre; cela voulait dire que quatre-vingt-dix

pour cent de la compagnie avait disparu. J'appris par la suite que la

compagnie ne comptait plus que seize hommes.

   La nuit suivante, on fut relevés par un autre régiment et l'on marcha vers

l'arrière, à travers les tranchées. Par endroits, il était pratiquement impossible

d'avancer; on s'enfonçait dans la boue jusqu'aux genoux. Quel plaisir

de sentir ensuite la dureté d'une route sous nos pieds. On marcha jusqu'à La

Bassée où l'on attendit le lever du jour. La roulante nous donna du café et du

pain de campagne sec. Un bien maigre petit déjeuner, on estimait en avoir

mérité un plus copieux. On se remit en marche après avoir mangé. Il n'était

plus question d'ordre dans les rangs ni de discipline. Chacun allait comme il

l'entendait. Le chef de bataillon nous donna l'ordre de chanter, personne ne

lui obéit.

On traversa l'agglomération de Courrières. Ily ava it quelques années de

cela, mille quatre cents mineurs étaient morts à cet endroit dans un coup de

grisou. On prit nos quartiers dans la petite ville de Hénin- Liétard. Zanger et          55

moi avons été placés chez un couple assez âgé, qui vivait avec une fille de dix neuf

ans et un fils de seize. Lorsqu'on entra, la femme était seule. Elle leva

les bras au ciel lorsqu'elle nous vit; elle n'avait en effet jamais vu de soldats

aussi sales, aussi misérables que nous. En plus de cela on n'était pas rasés.

Elle nous fit signe de venir derrière dans la cour; elle nous donna de l'eau

chaude, du savon et des brosses. Après une toilette sommaire, elle alla

chercher pour chacun un pantalon civil, une veste, des chaussettes et des

pantoufles. Cette femme fut très bonne pour nous, bien que l'on ne puisse

communiquer oralement. Comme on se sentait bien d'avoir enfin les pieds

au chaud et au sec! Puis la femme nous donna encore du café chaud, du

cognac et du pain beurré.

   Je me rendis avec mes haillons auprès de l'adjudant de compagnie, pour

lui demander de nouveaux effets. Il me donna une attestation pour le

fourrier. Je pus percevoir un pantalon, une vareuse, des bottes et un bonnet

tout neufs. Je me fis raser et couper les cheveux, avant de retourner chez ma

logeuse. La femme me reconnut à peine.

On passa la soirée dans la pièce principale. Puis le mari revint à la maison.

TI ne sembla pas du tout se réjouir de nous voir et il nous contempla avec la

mine la plus inamicale du monde. Je dis alors, montrant du doigt: «Alsaciens

», mais il ne le crut pas. On lui montra alors notre carnet de solde, dans

lequel notre domicile était mentionné. Il devint alors un peu plus amical.

Par la suite je lui donnai plusieurs cigares: sa résistance se brisa et il alla

même chercher une bouteille de vin. Comme on était très fatigués, on lui fit

comprendre qu'on aimerait dormir. On se serait contentés d'une botte de

paille, mais le couple nous fit monter à l'étage et la femme nous indiqua un

bon lit dans une chambre accueillante.

   Quelle joie de dormir dans des draps, moi qui n'avais passé qu'une seule

nuit dans un lit en presque quatre mois! On s'endormit très vite. Mais

bientôt, je me réveillai avec l'impression d'avoir des centaines de fourmis sur

mes pieds, restés froids et mouillés des semaines durant, et qui s'étaient

enfin réchauffés. Il m'était impossible de les tenir tranquilles; ils suèrent

tellement que le drap à cet endroit devint trempé. Je pus finalement m'endormir.

On passa deux semaines dans cette famille, avec laquelle on s'entendait

mieux de jour en jour. On mangeait ensemble, et plus d'un lapin en fut la

victime … On les dédommageait en leur amenant des chemises neuves, des

sous-vêtements, des chaussures à lacets, des quantités de cigares et de

tabac … Tout cela nous était distribué à profusion à cette époque.

On n'avait pas grand-chose à faire, si ce n'est monter la garde. Une fois, je

fus affecté à la garde d'honneur d'un prince de Hohenzollern qui habitait

dans un château. Pour ces oiseaux-là, la guerre était agréable! Ils se

placardaient des tas de décorations sur la poitrine sans jamais entendre

siffier la moindre balle, ils mangeaient, buvaient à profusion, et couraient

les filles. En plus, ils touchaient un salaire élevé, alors que le simple soldat

menait une vie de chien pour cinquante pfennigs de solde                  56

  Un autre jour, on se retrouva de garde, assignés à la protection d'un port.

Le poste de garde se trouvait dans une maison de passe. Je n'aurais jamais

cru auparavant que des femmes puissent tomber si bas. Il est vrai que, de

toute façon, dans cette région, beaucoup de filles et de femmes menaient une

vie dissolue et bientôt les hôpitaux se remplirent de soldats atteints de

maladies vénériennes.

On reçut de nouveaux éléments de relève venus d'Allemagne; la plupart

avaient moins de vingt ans. Et cela recommença: en avant vers le front!

C'est avec regret que l'on prit congé des braves gens qui nous avaient

hébergés.

  On fut affectés à une position plus agréable, avec des Français en face de

nous, à huit cents mètres de distance. Le village de Vermelles se trouvait

juste derrière les positions françaises. La ville de Béthune était en retrait.

Bien que cette ville ait été soumise aux tirs d'artillerie allemands, on

continuait à travailler dans les mines, comme on pouvait le voir à la fumée.

On passa trois jours dans la tranchée en 1re ligne, trois jours en réserve

dans une cité ouvrière à environ un kilomètre du front, puis trois jours au

repos cinq kilomètres plus en arrière, dans le village de Vendin-le-Vieil.

Nous avons été violemment bombardés à plusieurs reprises et déplorions

déjà quelques pertes. Mis en réserve, on dut travailler toutes les nuits à

creuser des positions et des boyaux de communication. Dans cette région, les

forêts étaient inexistantes, et, faute de bois, il était impossible de construire

le moindre abri; on vécut dans des tranchées à ciel ouvert, exposés aux

rigueurs de l'hiver. Notre position passait tout près d'une mine de charbon,

du nom de «Fosse 8» avec, à proximité, une cité ouvrière faite de maisons

belles et coquettes. Pour faire du feu, on trouvait des quantités de charbon,

mais on manquait de bois. Aussi les fenêtres, puis les portes, les meubles, les

planchers, les poutres des charpentes, en un mot tout ce qui pouvait brûler

fut enlevé des maisons pour alimenter les feux. Très vite, seuls les murs nus

restèrent debout.

  Nos artilleurs avaient installé leur poste d'observation en haut de la

cheminée de la cokerie. Les Français eurent tôt fait de s'en apercevoir et ne

cessèrent leurs tirs d'artillerie que lorsque la cheminée fut abattue. Ils

entamèrent alors la construction d'une tranchée à proximité de nos positions.

Avec deux autres, je fus détaché auprès de l'artillerie pour apprendre à

utiliser un canon d'assez petit calibre, pris aux Belges. Notre instruction

dura trois jours. Les artilleurs mirent le canon en batterie dans une

gravière, à environ deux cents mètres derrière nos tranchées d'infanterie; le

tube dépassait un peu de la surface du sol, mais on le camoufla du mieux

possible. Le jour suivant, on dut commencer à tirer sur les tranchées

françaises. On plaça le premier coup juste à côté. L'obus, d'un vieux modèle,

était rempli d'une poudre qui dégageait beaucoup de fumée et, lorsque le

coup partit, un gigantesque nuage signala notre position. A peine venions       57

nous de tirer un autre coup, qui cette fois-ci fit mouche dans la tranchée

française, que l'on entendit siffler vers nous un obus français. Il s'écrasa à

une centaine de mètres derrière nous. Mais d'autres obus se mirent à

pleuvoir. On s'enfuit au fond de la gravière, se réfugiant à l'abri d'un haut

mur. Notre canon, touché à plusieurs reprises, fut projeté au fond de la

gravière, pulvérisé. On resta jusqu'au soir dans cet abri, puis on retourna à

notre compagnie, pour reprendre notre service d'infanterie. Notre carrière

d'artilleurs n'avait pas duré longtemps … Durant ces journées, Théophile

Lidy, de Strueth, mourut. Avec Zanger, je me rendis souvent devant sa

tombe, au cimetière du village de Huluch. Fraîchement débarqués avec les

nouvelles troupes de réserve, Théophil Walter, de Strueth, et Joseph Walch,

de Mertzen, furent affectés à mon régiment
 

Noël de guerre, 1914                                                                              61

Puis vint Noël, le premier Noël de guerre. Notre compagnie passa la fête

"à Vendin-le-Vieil. Des quantités de cadeaux étaient arrivés. Comme Zanger,

Gautherat, de Menglat, et moi-même ne pouvions plus communiquer avec

notre village, et donc ne pouvions pas recevoir de colis, le chef de compagnie

nous donna quelques présents supplémentaires. On reçut également un

gros paquet offert par une riche industrielle de Mannheim, qui avait voulu

faire plaisir aux soldats coupés de leur pays natal. On couvrit une table

entière de chocolat, de brioches au sucre, de bonbons, de cigarettes, de

saucissons, de sardines à l'huile, de pipes, de bretelles, d'écharpes, de gants,

etc.

Je distribuai du chocolat et des bonbons aux enfants rencontrés dans la

rue. Bientôt ils me connurent tous, et dès que j'allais quelque part ils

arrivaient en courant pour me demander des friandises. Mais je ne pus leur

en donner que le temps que durèrent mes provisions.

On reçut bientôt l'ordre de se remettre en marche, en direction des hauts

de Lorette, à environ douze kilomètres à l'ouest. Durant cette marche, on

traversa la ville de Lens et, à la tombée de la nuit, les villages de Louchez,

Ablain et Saint-Nazareth, qui se trouvaient tous trois sous le feu de

l'artillerie française. On creusa des tranchées dans les broussailles des

coteaux qui bordaient Lorette: au-dessus de nous on apercevait les ruines

bombardées de Notre-Dame de Lorette. Les chasseurs alpins français avaient

installé leurs tranchées sur la crête d'en face. Comme notre position formait

une courbe, on fut très vite bombardés de côté par de l'artillerie de gros

calibre. Ces gros obus explosèrent de plein fouet, de tous les côtés. Un trou

occupé par quatre hommes reçut un tir au but. Les corps déchiquetés des

malheureux furent projetés en tous sens. Il était impossible de fuir, car dès

qu'un de nous se montrait, les chasseurs alpins le descendaient aussitôt.

C'est là que je perdis un de mes bons camarades, du nom de Sand.

Alors qu'une nuit la neige tombait, je fus envoyé en patrouille sur la

colline, sous la conduite du sergent Hutt. On avait revêtu des chemises

blanches par-dessus nos uniformes, pour passer inaperçus dans la neige.

Aujourd'hui encore j'ignore ce que l'on nous envoyait chercher là-haut:

c'était de la pure folie. On nous remarqua bientôt, et quelques balles 59

sifflèrent à nos oreilles. Un homme fut atteint en pleine poitrine. On

redescendit la colline à toute allure, pour rejoindre notre position. Le

sergent Hutt fit un rapport fantaisiste et reçut la croix de fer. Trois jours

plus tard, notre compagnie fut envoyée dans ce que l'on appelait le « château

d'eau », une grande bâtisse autour de laquelle coulait un cours d'eau.

Personne ne devait se montrer, car on se trouvait à portée de fusil de

l'infanterie française. Tous se réfugièrent dans les caves voûtées. On entendit

sur nos têtes un déferlement et un grondement terribles, et l'entrée de la

cave fut obstruée par les poutres et des gravats qui s'étaient effondrés.

Après des heures d'efforts, on réussit à sortir un à un en rampant. J'appris

alors que le 111" régiment d'infanterie se trouvait à côté de nous, sur la

gauche. Le réserviste Emile Schwarzentruber, de mon village natal, se

trouvait dans la 11e compagnie de ce régiment. Je décidai aussitôt d'aller le

voir, espérant avoir des nouvelles du pays; cela faisait plusieurs mois que je

n'avais rien reçu de là-bas.

Je me rendis au village de Saint-Nazareth et rencontrai des soldats du

111° qui me dirent que la 111° compagnie se trouvait en position sur les

hauteurs. Ils me firent une description du chemin à prendre, et je me mis à

sa recherche. Je me trouvai bientôt dans le boyau montant à la position.

Comme la neige était en train de fondre, des masses de boue dévalaient le

boyau. Je continuai mon chemin malgré tout, pataugeant dans la nuit noire,

et parvins enfin à bon port. Je demandai à un guetteur où se trouvait mon

camarade. Il ne put pas me renseigner. Je posai la question à un autre, qui

m'indiqua le groupe auquel il était affecté. Là, on répondit avec détours à

mes questions, mais je ne fus pas dupe. Je pris congé et me remis en route.

Quelqu'un me rejoignit en courant; c'était un Alsacien. Il me demanda si

j'étais un bon camarade d'Emile. Comme je lui répondis que oui, il m'annonça

qu'Emile avait déserté deux jours plus tôt. Je repris donc le chemin

d'Ablain, vers ma compagnie. A mon arrivée, je dus aider à enterrer les

morts. Une triste besogne, surtout que l'on ne savait jamais quand allait

venir notre tour.

On resta environ dix jours sur les hauteurs de Lorette. Puis on reçut

l'ordre de retourner à notre ancien cantonnement, à Vendin-le-Vieil. Pour

ma part, commeje m'étais foulé le pied, je partis avant les autres dans une

voiture à bagages. On savait que la route près de Souchez était continuellement

bombardée la nuit, aussi on fit cette partie de chemin au galop et, avec

beaucoup de chance, on en réchappa. Dès mon arrivée à Vendin-le-Vieil.je

fis du feu pour réchauffer la pièce et préparai du café pour mes camarades.

Le soir suivant, lors de la distribution du courrier, je reçus une lettre de

mes parents. Comme je ne savais pas s'ils étaient toujours à la maison, je

décachetai rapidement la lettre et lus: « Saint-Ulrich, le Mon cher fils!

nous sommes tous en bonne santé et toujours à la maison »Je ne pus aller

plus loin; la joie et la nostalgie me firent venir les larmes aux yeux,

m'empêchant de continuer ma lecture. Je sortis de la maison, car j'avais                60

honte de pleurer devant mes camarades. Je me calmai bientôt et pus

terminer de lire ma lettre. Elle n'était porteuse que de bonnes nouvelles, et

j'étais à présent rassuré quant au sort des miens.

  On resta quelques jours à Vendin-le-Vieil, puis on reçut l'ordre de se

mettre en marche vers un secteur d'où le grondement du canon tonnait sans

cesse. On arriva de nuit dans le village d'Auchi, presque entièrement en

ruine, pour parvenir en première ligne à travers un boyau, en partie démoli

par les tirs. Vers le lever dujour, notre artillerie et nos mortiers ouvrirent un

feu terrible sur les tranchées qu'occupaient des Anglais. On dut partir à

l'assaut. A peine étions-nous sortis de nos tranchées que les Anglais nous

accueillirent avec des tirs très violents. Malgré de lourdes pertes, on put

conquérir deux tranchées anglaises très proches l'une de l'autre. Les Anglais

qui voulurent prendre la fuite dans les boyaux de communication

furent presque tous abattus. On attaqua une troisième tranchée. Mais dans

celle-ci les Anglais se tenaient au coude à coude et nous repoussèrent. Toute

une rangée de morts et de blessés s'accumula bientôt devant leur tranchée,

et le reste des compagnies courut se réfugier dans la deuxième tranchée.

C'est là que fut tué Théophil Walter, de Strueth.

C'était une vision horrible; les morts, les blessés gisaient partout, Allemands

et Anglais pêle-mêle, et le sang ruisselait encore de leurs blessures.

En regardant dans les tranchées, on ne voyait qu'un entrelacs de jambes

gainées de bandes molletières et de mains crispées, brandies vers le ciel. Le

sol de ces tranchées était complètement recouvert de morts. On dut enterrer

ceux qui se trouvaient dans nos positions. On enleva un peu de terre près du

mur du fond de la tranchée; on coucha les morts et on les recouvrit de terre.

Comme il n'y avait aucune possibilité de s'asseoir dans les tranchées, ces

petits monticules nous servirent de sièges. Puis il recommença à pleuvoir.

Les tranchées se remplirent bientôt d'eau et de boue et, bientôt, on fut si

sales que seul le blanc de nos yeux restait visible.

Je fus envoyé chercher des munitions ;je vis partout, sortant de terre, des

bouts de bottes, des mains crispées et aussi des cheveux collés par la saleté.

C'était une vision épouvantable, qui me poussa presque au désespoir. J'étais

tellement dégoûté de tout que je n'attendais plus rien de la vie. Les combats

duraient depuis octobre à cet endroit et les morts de cette époque se

trouvaient encore sur le terrain, entre les tranchées, car il était impossible

de les enterrer.

'Un peu à droite de ma meurtrière gisait un soldat allemand, couché sur le

ventre, la tête tournée vers moi; son casque était tombé lorsqu'il avait été

abattu; sa peau et ses cheveux avaient disparu sous l'effet de la putréfaction,

et sur une surface large comme la main, on pouvait voir sa boîte

crânienne qui avait été délavée par la pluie et le soleil. Dans une main, il

tenait encore son fusil rouillé, baïonnette au canon; la chair de ses doigts

avait pourri et les os apparaissaient. C'était surtout la nuit que je ressentais

une impression bizarre, en voyant ce crâne blanc devant moi. A cause des       61

balles tirées sans arrêt, surtout de nuit, ce corps était transpercé comme une

passoire.

La nuit suivante, le 26janvier 1915, on se déplaça de quatre cents mètres

sur la droite, derrière ce que l'on nommait Prellbock. Nous nous trouvions

contre un talus de chemin de fer et tirions sur les tranchées anglaises pardessus

les rails. Leur artillerie commença bientôt à nous bombarder. On se

baissa derrière le talus. Soit les obus explosaient sur les voies, soit ils nous

frôlaient et éclataient dans les champs. La nuit d'après, on prit position deux

cents mètres vers la gauche. Juste devant nos tranchées, il y avait des tas de

briques, aussi hauts que des maisons. Une briqueterie à présent détruite

avait existé à cet endroit. Les Anglais escaladaient ces tas de briques à la

tombée du jour et, dès qu'ils voyaient l'un de nous dans la tranchée, ils

l'abattaient.

Un soir, on se tenait dans la tranchée, Zanger, moi et notre camarade

Knopf, en train de discuter. Zanger et moi nous tenions à l'abri derrière la

meurtrière, tandis que Knopf était adossé au mur du fond de la tranchée.

Soudain, un coup partit des tas de briques; de la terre fut projetée derrière

la tête de notre camarade; il s'affaissa en poussant un râle, le front

transpercé. Il fut évacué, mais mourut dans l'ambulance. Il fut enterré au

cimetière du village de Douvrin.

   Des deux cent quatre-vingts hommes que comptait la compagnie lorsqu'elle

partit au front, nous n'étions plus que cinq à avoir vécu la guerre sans

interruption. Il fallait ajouter à cela les pertes de plusieurs centaines

d'hommes provenant des détachements qui nous avaient été affectés en

cours de campagne. Lors d'un assaut contre une tranchée anglaise avancée,

Zanger fut blessé au front par une grenade et évacué vers l'arrière. Il

m'écrivit bientôt qu'il se trouvait dans un hôpital de la ville de Douai. Dans

la compagnie, on nous appelait ({les deux inséparables». Maintenant qu'il

n'était plus là, tout me dégoûtait encore plus, et je me demandais par quel

moyenje pourrais bien échapper à cette vie de chien. Un de mes camarades,

un Badois du nom de Benz, en avait également sa claque, et on se demandait

ce que l'on pourrait bien faire. Tout d'un coup, Benz dit: << Ça y est! » Il sortit

son dentier de sa bouche et l'enfonça dans la boue avec sa botte. «Voilà! et

maintenant je me porte malade pour des douleurs à l'estomac et je me

retrouve à l'hôpital, à l'arrière", me dit-il.

Il me vint alors à l'esprit que j'avais plusieurs mauvaises dents; bien que

ne ressentant aucune douleur, je mis mon écharpe raide de crasse autour de

ma tête et me rendis chez le commandant de compagnie pour me porter

malade, prétendument pour de terribles maux de dents. Benz arriva lui

aussi avec son affaire. Le chef de compagnie nous dit qu'il ne pouvait pas

nous laisser partir, car il avait reçu l'ordre de garder le plus de soldats

possible dans la tranchée, même les moins valides; on redoutait en effet une

attaque anglaise. Il refusa, malgré nos prières, de nous faire une attestation

et, sans attestation du commandant de compagnie, on ne pouvait pas aller       62

très loin. On retourna à nos postes. Les Anglais tiraient sans cesse avec de

petits mortiers dans notre tranchée. On dut évacuer la tranchée la plus

avancée, car elle ne se trouvait qu'à seize mètres d'une de leurs positions. Il

nous envoyaient aussi des grenades à main.

Benz et moi avons alors décidé de partir, sans attestation. On passa notre

havresac et après avoir pris nos fusils, on se glissa vers le boyau conduisant

à l'arrière. Dans la boue de celui-ci gisaient plusieurs morts, tombés durant

une corvée de munitions. On les évita et on arriva quatre cents mètres plus

loin à la fin du boyau, sur la route, entre deux maisons du village d'Auchi. En

voulant passer le coin, on tomba sur un gendarme qui nous demanda nos

papiers. Malgré toutes nos explications, il refusa de nous laisser passer et

nous renvoya à notre compagnie, à l'avant.

Retour dans le boyau; après environ cinquante mètres, on grimpa hors de

la tranchée, pour rejoindre la route en courant à l'abri de quelques maisons.

Les Anglais, qui nous virent, tirèrent quelques coups de feu, mais heureusement

sans nous toucher. On se mit à la recherche du médecin de bataillon

qui se tenait dans une cave. Comme on n'avait pas d'attestation, il nous

traita de « tire-au-flanc» et nous expulsa. On alla alors voir le médecin du

régiment, qui habitait lui aussi dans une cave, D'entrée, il nous demanda:

«Alors, qu'est-ce qui ne va pas ? . Je lui dis que j'avais très mal aux dents. Il

regarda l'intérieur de ma bouche et lorsqu'il vit mes mauvaises dents, il me

fit aussitôt un bulletin d'admission pour l'hôpital de campagne n° 2, à Douai,

station dentaire. Mon camarade Benz eut la même chance, et on put

déguerpir tous les deux. On était les plus heureux du monde d'avoir échappé

pour quelque temps à la vie des tranchées. Nous avons pris le train à Hénin-

Liétard à destination de Douai. Je me rendis aussitôt à l'hôpital, où on

m'arracha deux dents. Durant trois jours, on m'enleva chaque jour deux

dents. La douleur n'était pas mince, car l'opération était pratiquée sans

anesthésie.

  Comme on avait le droit de sortir, je rendis visite à Zanger, qui se trouvait

dans un autre hôpital. Sa blessure au front était en bonne voie de guérison.

On était loin de penser en se quittant qu'on allait attendre deux ans pour se

revoir. Je sortis de l'hôpital trois jours plus tard et dus me présenter à la

caserne de cuirassiers. Là, tous ceux qui quittaient l'hôpital passaient une

nouvelle visite médicale et étaient renvoyés au front ou partaient pour

l'Allemagne. Le médecin me découvrit un gros catarrhe et de l'emphysème

pulmonaire dus à des refroidissements. Je fus envoyé au bataillon de

réserve du 112"RI qui se trouvait à Donaueschingen, dans le pays de Bade.

J'étais ravi de pouvoir quitter le front! En même temps je m'en voulais un

peu d'abandonner mon camarade Zanger

Envoyé à l'arrière, février 1915                                                           63

Je me rendis aussitôt à la gare de Douai et pris un train sanitaire qui

traversa la Belgique jusqu'à Aix-la-Chapelle. Là, on nous fit descendre;

nous reçûmes à manger, puis je pris un train de passagers jusqu'à Cologne.

J'y passai la journée, visitant la ville et les bords du Rhin: Puis je pris un

train rapide, et descendis la magnifique vallée du Rhin, en 1er classe s'il vous

plaît! Un monsieur qui se trouvait dans le même compartiment m'expliquait

tout et me montrait les plus beaux endroits, notamment le puissant

monument de Niederwald, la forteresse d'Ehrenbreitstein, perchée sur la

montagne, le rocher de la Lorelei, le confluent de la Moselle et du Rhin, le

monument de Blücher à Kaub. Bien que l'on ait été en hiver, ce fut un bien

beau voyage. La vallée du Rhin, de Mayence à Cologne, doit être un des plus

beaux endroits du monde.

Je repris un rapide en direction d' Offenbourg, dans le pays de Bade, où

j'arrivai à la tombée dujour. Je dus passer la nuit à la gare d' Offenbourg, car

le dernier train pour Donaueschingen était déjà parti. Le lendemain matin,

je pris la première rame pour Donaueschingen, et me présentai au bataillon

de réserve, qui était cantonné dans des baraquements. Je rencontrai bientôt

plusieurs camarades de ma compagnie qui avaient été complètement estropiés

au front et qui, guéris à présent, attendaient leur libération. Notre

capitaine était là aussi, et il s'entretint assez longtemps avec moi.

Le jour suivant, je me portai malade et fus envoyé à .l'hôpital Saint-

Charles. Des sœurs catholiques s'occupèrent de moi et de beaucoup d'autres;

elles étaient très aimables, très bonnes pour nous. Je me-plus beaucoup dans

cet endroit et n'avais qu'un désir, pouvoir y rester très longtemps. Mais la

sinécure se termina très vite car le cinquième jour de mon séjour, l'ordre fut

donné à tous les Alsaciens du 112"de se rendre à Fribourg au bataillon de

réserve du 113e régiment d'infanterie. Je dus prendre congé des braves

sœurs.

On descendit en train le long de la vallée de l'Enfer, en direction de

Fribourg. En cours de route, les Alsaciens vitupéraient violemment contre

les Prussiens, et l'on entendit bien des expressions dont le ton n'était guère

patriotique. A Fribourg, on fut cantonnés dans un hangar d'usine de la

Wasserstrasse. On passa la nuit à même le sol sur des paillasses. Je me           64

portai aussitôt malade. Quelques jeunes médecins s'affairèrent autour de

moi en m'écoutant, et je fus finalement jugé bon pour le service. J'avais

passé en tout sept jours à Fribourg. r

Un soir, le service fini, on se retrouva à quelques Alsaciens autour d'une

table. C'étaient tous de jeunes soldats, qui n'avaient pas encore connu le feu.

Ils me demandèrent de raconter quelques-uns des épisodes que j'avais

vécus. Je leur racontai, entre autres, les événements du 26 août, l'ordre du

général Stenger de ne pas faire de prisonniers français et de les tuer tous;

je leur dis aussi comment j'avais vu des blessés français se faire tuer, etc.

Tout d'un coup, le secrétaire de la compagnie entra dans la salle et cria:

«Richert doit se présenter au secrétariat! » Je ne savais pas pourquoi, mais

j'allais très vite comprendre.

L'adjudant de compagnie me reçut en disant: «Alors, il paraît que vous

savez raconter de belles histoires? Qu'est-ce que vous venez de raconter aux

hommes ?» Je lui répondis que je leur avais parlé de ce que j'avais vécu à la

guerre. Il commença alors à me prendre à partie: «Quoi, vous voulez dire

qu'un général allemand aurait donné l'ordre d'achever des blessés français

!Je lui dis: «Mon adjudant, cet ordre a été effectivement donné au

niveau de la brigade, le 26 août 1914, et le général Stenger commandait

notre brigade. » L'adjudant se mit alors à hurler: « Retirez tout de suite cette

affirmation, ou bien vous en subirez les conséquences !» Je lui répondis ;« Je

ne peux pas retirer mon affirmation, puisqu'elle repose sur la pure vérité. »

«Très bien, disparaissez, on va s'occuper de vous !» hurla alors le sous officier.

Et je partis.

Au programme de l'après-midi suivant, il y avait une marche dans les

montagnes de la Forêt-Noire, avec sur le dos le sac en ordre de campagne. La

compagnie était déjà rassemblée sur la Wasserstrasse. C'est alors que je fus

rappelé au secrétariat. Le sévère capitaine de notre compagnie m'y attendait.

Ses yeux brillaient comme ceux d'une bête sauvage traquée. « Espèce

de sale porc ignoble! Vous affirmez qu'un général allemand aurait donné

l'ordre de tuer des blessés ennemis, pas vrai?» C'est ainsi qu'il me reçut. Je

me tenais raide devant lui, et je lui répondis sans sourciller, le regardant

droit dans les yeux: « Oui, mon capitaine! » Furieux, il me prit alors à partie

en criant: «Espèce de sale traître à la patrie! Même devant moi vous osez

confirmer ce que vous avez dit. Espèce de cochon, espèce de chameau, espèce

de rhinocéros! » Suivirent alors les noms de probablement tous les animaux

sauvages et quelques autres bêtes domestiques; et cette litanie se termina

lorsqu'il me dit: «Allez au diable, espèce de chien, espèce de damné !» Je fis

demi-tour et allai rejoindre la compagnie prête à partir.

On se mit en marche. Alors que l'on grimpait une route de montagne, le

capitaine, qui jusqu'alors avait suivi la compagnie à cheval, remonta les

rangs jusqu'à l'avant. Je remarquai bientôt qu'il me cherchait. Et effectivement,

il dit en me voyant: «Eh, vous, espèce de rustre, venez donc un peu

ici !» Je sortis des rangs et me mis au garde-à-vous devant lui. « Allez               65                  

montrez un peu votre sac, pour voir! » C'est ce que je fis, mais il ne manquait

absolument rien dedans. Il me dit alors: «Ne vous en faites pas, je vous

aurai l» puis il lança son cheval pour rejoindre la compagnie. Je remballai

mes affaires avant de grimper la côte au pas de course pour réintégrer les

rangs. Le lendemain matin, lors du rassemblement, l'adjudant me fit sortir

des rangs et m'expédia au quartier. Là, personne ne s'occupa de moi et je ne

savais pas vraiment ce que tout cela signifiait. Le jour suivant, un sousofficier

accompagné de deux hommes pénétra dans la pièce où je me

trouvais; ils me cherchaient. Je m'avançai. «Venez avec nous! » « Oui, dis-je,

tout de suite, je mets juste mes breloques. » «C'est pas la peine, me dit-il,

vous êtes aux arrêts.. Je ne fus pas surpris du tout et le suivis. On tràversa

plusieurs rues. Les deux soldats en armes m'encadraient à droite et à

gauche, et le sous-officier marchait derrière moi. Beaucoup de passants

s'arrêtèrent et nous suivirent du regard, et je les entendis dire plusieurs fois,

à mi-voix: «Un espion. » C'est ainsi que l'on arriva à la caserne du 113" RI.

On dut longtemps attendre dans un corridor. Puis j'entendis quelqu'un

appeler d'une pièce pour me donner l'ordre d'entrer. Un commandant était.

assis là, avec un secrétaire. Le commandant me contempla longuement;

m'examinant de haut en bas. Je me tenais au garde-à-vous, le regardant droit

dans les yeux, sans me gêner. Puis l'interrogatoire commença. Nom, compagnie,

lieu de naissance, parents, mon père avait-il servi dans l'armée allemande,

etc. Je répondis à toutes les questions. «Bon, maintenant venons-en

à l'essentiel », me dit-il. Vous avez fait une affirmation monstrueuse concernant

un ordre de votre général de brigade, le général Stenger. Comment

pouvez-vous dire une chose pareille ?Racontez-moi plus précisément ce qui

s'est passé. » Je me mis donc à raconter au commandant le déroulement de

toute l'histoire, citant aussi, comme éventuels témoins, les noms de plusieurs

camarades combattant à la compagnie. Le secrétaire prit tout en notes. Puis

le commandant écrivit quelques lignes sur une feuille qu'il donna au sous officier

qui m'avait accompagné, lui disant de transmettre à la compagnie. Le

commandant me dit ensuite: «Vous pouvez partir.» Et on retourna à la

compagnie. Tout le monde fut bientôt au courant: «Richert est de retour. » Le

jour suivant, on procéda à la sélection d'une unité pour le front. Bien sûr, je

fus mis sur les rangs, bien que je ne fusse pas très vaillant. Lors de la visite

médicale, on me plaça en premier, et lorsque le médecin voulut m'examiner,

j'entendis l'adjudant qui se trouvait à ses côtés dire: «C'est Richert.» Le

médecin dit alors aussitôt «B.S., bon pour le service. » J'étais bien puni, car

plutôt que de retourner au combat, je serais très volontiers allé en prison.

Mais que pouvais-je faire? Comme des milliers d'autres, je n'étais qu'un

instrument sans volonté du militarisme allemand. On fut entièrement

habillés de neuf, et comme on devait prendre le train à cinq heures du matin,

on nous donna quartier libre jusqu'à onze heures du soir.

Tout le monde alla dans les auberges alentour. Sans contact avec ma

famille, l'état de mon porte-monnaie n'était guère reluisant. Je possédais en      66

tout et pour tout cinq marks. Je convertis la moitié de cette somme en bière.

Les jeunes soldats chantèrent des chansons où il était question d'intrépidité

et firent de grandes phrases décrivant la manière dont ils allaient pulvériser

l'ennemi. Je me disais: «Attendez seulement, cette fanfaronnade va bientôt

vous passer !» Puis j'allai me coucher sur ma paillasse, à moitié ivre. La

pensée des futurs campements de nuit sur le terrain, en plein hiver, me fit

passer des frissons dans le dos.
 

       Retour au front: dans la neige des Carpathes                                             67

            mars 1915

Le lendemain matin, on se rendit à la gare à mille deux cents hommes dont

une moitié d'Alsaciens et une moitié de Badois. A Karlsruhe, dans une

caserne, on nous donna nos fusils. Puis on regagna la gare dans -la nuit.

L'ambiance n'était pas très bonne parmi les Alsaciens. Comme une femme

nous demandait: «Mais où allez-vous donc ?» un Mulhousien lui répondit:

«On va à l'abattoir, nom de Dieu !»

Avant notre départ, pour nous donner du courage, le grand-duc de Bade-

Wurtemberg nous fit un discours. Il nous dit que nous étions envoyés dans

les Carpathes et que nous allions, unis avec nos camarades autrichiens,

chasser les Russes d'Autriche. Je me dis en moi-même que c'était facile à

dire lorsqu'on était planqué loin du front. _.

Puis on continua, roulant dans des wagons de troisième classe, à six par

compartiment. De Karlsruhe, on se dirigea vers Mannheim, Heidelberg, à

travers la belle vallée du Neckar. Dans la ville bavaroise de Wurtzburg, on

reçut du café, de la saucisse, du pain et du beurre. Puis on continua à travers

le Jura de Franconie enneigé, le Fichtelgebirge par Hof en direction de la

Saxe; on passa par Chemnitz, Freiberg, pour atteindre Dresde. Le voyage

était très intéressant. Assis près de la fenêtre, je regardais passer les

régions qui défilaient, fumant cigarette sur cigarette.

Notre train resta immobilisé à Dresde jusqu'au matin. Puis on repartit et,

lorsque je me réveillai, on se trouvait déjà en Bohême autrichienne. En

suivant la vallée de l'Elbe, on arriva à Prague, la capitale de Bohême. Là, on

reçut de nouveau à manger. Les habitants de Prague nous regardaient de

manière hostile; ils étaient aussi peu amis des Allemands que des Autrichiens.

On traversa la jolie ville de Brünn pour arriver à Vienne, la capitale

autrichienne, où l'on nous servit un nouveau repas. On dut se rassembler en

deux détachements: au son d'une fanfare, une grande-duchesse autrichienne

nous distribua des images avec sa photo. Tout ce tralala me laissait

indifférent car je détestais ce genre de cérémonies. Après avoir quitté

Vienne, on longea le magnifique Danube, passant par Bratislava pour

rejoindre Budapest, la capitale de la Hongrie. La vallée du Danube, entre

Vienne et Budapest, est très belle et intéressante à voir. Une foule de                                68

paquebots animaient le fleuve, et partout la population nous acclamait en

criant: «Heil und Sieg» (sains et saufs et vainqueurs!). On recevait des

présents à chaque arrêt, surtout du tabac. Après Budapest, on roula deux

jours dans la grande plaine hongroise. Je ne vis pas une seule colline de plus

de dix mètres de haut. Tout était plat comme un dessus-de-table. Et partout

la même image: des villages, quelques grosses fermes isolées, toutes les

maisons peintes en blanc et couvertes de chaume, et, à proximité, le

balancier des puits. Parfois cela changeait un peu et on voyait des moulins

à vent.

A plusieurs reprises, je vis des hordes de cerfs fortes parfois de dix bêtes,

debout ou couchés dans les champs. Le grand fleuve de la région, la Theiss,

était en crue et ses eaux recouvraient d'immenses étendues.

, A Debreczin, on reçut de nouveau à manger: de la soupe, de la viande rôtie

et des pommes de terre en sauce. Mais il nous fut presque impossible de

manger; tout était trop épicé par le poivre rouge, le paprika que l'on aime

tant en Hongrie. On avait l'impression d'avoir la bouche et la gorge en feu.

On repartit en direction de Tokay.

Aussi loin que portait la vue, tout était planté des vignes qui donnent ce

fameux vin connu dans le monde entier. On vit en Hongrie un très grand

nombre de jolies jeunes filles brunes. Elles portaient des tabliers de couleur,

de courtes jupettes et des bottes de hussard leur arrivant au genou. Elles nous

envoyèrent de la main des quantités de baisers, auxquels naturellement nous

répondîmes avec empressement. Lorsque le train ralentissait, des enfants

tziganes arrivaient en masse pour mendier un peu de pain. On s'amusait de

les voir se chamailler pour les quelques morceaux qu'on leur jetait.

On découvrit aussi de tout autres races de bovins et de cochons; les boeufs

adultes avaient des cornes importantes, d'au moins un mètre cinquante

d'envergure. On vit des cochons couverts de laine, et qui ressemblaient en

tout point à nos moutons. On arriva alors dans la ville de Muncaks, au pied

des Carpathes. C'est là que l'on descendit du train, raides et fourbus d'être

restés si longtemps assis. Notre voyage avait duré six jours et six nuits!

Lorsque nos jeunes soldats virent ces hautes montagnes couvertes de

neige, toutes pétrifiées de froid, une grande partie de leur enthousiasme

disparut. Je pensai avec mélancolie à tous ceux que j'aimais, là-bas à la

maison, et qui se trouvaient à présent à trois mille six cents kilomètres. Estee

que je les reverrais encore, ou trouverais-je la mort dans ce grand massif,

là, devant moi?

On passa la nuit suivante à Muncaks, dans des dortoirs. Le lendemain, on

reprit le train qui nous mena huit kilomètres à l'intérieur des montagnes,

jusqu'au village de Volocs. On descendit du train pour se diriger vers les

baraquements où nous allions passer la nuit suivante. Commenous n'avions

pas de poêle pour nous réchauffer, on fut déjà terriblement gelés durant

cette première nuit. L'agglomération de Volocs se composait de quelques

misérables cahutes en rondins. De la mousse poussait dans les interstices     69

et les fissures étaient badigeonnées d'argile. Elles avaient des toits de

chaume. Je ne pensais pas qu'il fût possible de trouver de telles habitations

en Europe. Je ne vis pas un seul habitant.

On se mit en route le lendemain matin. Nous avons marché sur une route

qui montait en zigzag le long d'une haute montagne. C'est là que je vis des

Russes pour la première fois. C'étaient des prisonniers qui travaillaient au

bord de la route. Ils étaient grands et forts. Leurs manteaux avaient la

couleur de l'argile. Ils portaient sur la tête de hauts bonnets de fourrure.

Leurs pieds étaient calés dans de hautes bottes qui leur arrivaient au genou.

Au fur et à mesure que l'on montait, la neige tombait de plus en plus fort. On

voyait à peine à cinquante mètres. Bientôt, nous ressemblâmes à des

bonshommes de neige. Enfin, la route redescendit. Il cessa de neiger et nous

avons pu voir, très en contrebas, une vingtaine de maisons miséreuses. Le

village s'appelait Verecky (phonétiquement, en dialecte alsacien: je crève).

Un soldat donna l'avis suivant: «Verecky, ce n'est pas si sûr que ça !. On

continua à marcher pour atteindre un autre village très pauvre. Le nom de

celui-ci était inscrit sur une pancarte: Also Verecky. Le même soldat dit

alors: «Mais n'y a-t-il donc aucun espoir? Là c'est écrit: Also Verecky (eh

bien, je crève). » On ne put s'empêcher de rire malgré toute la gravité de la

situation. On fut cantonnés à Also Verecky. Je me rendis avec un camarade

à une cuisine roulante autrichienne, et je demandai quelque chose de chaud

au cuisinier, qui ne comprenait pas un traître mot d'allemand. Il donna à

chacun de nous un gobelet de très bon thé au rhum.

Après l'avoir remercié, on se rendit à la cabane qui nous avait été

attribuée. Mais celle-ci était tellement bondée que l'on ne put dénicher la

moindre petite place. Les cabanes voisines offraient le même spectacle. Je

demandai alors à un soldat autrichien qui passait par là s'il ne connaissait

pas un gîte pour nous deux. Il nous conseilla de suivre la trace de ses pas,

nous disant que l'on arriverait, au bout d'un quart d'heure, à une petite

cabane en arrière d'un bois de sapins. Comme nous n'avions pas envie de

passer la nuit dehors dans la neige, on se rendit là-bas.

Nous arrivâmes bientôt à destination. J'ouvris la porte et me retrouvai

dans une pièce à laquelle il me fut impossible de donner un nom. C'était à la

fois une pièce de séjour, une étable et un garde-manger. J'étais ébahi, tout

comme mon camarade. Un coin était occupé par deux vaches. Leur urine se

frayait un chemin sur le sol argileux jusqu'à la porte d'entrée. Deux enfants

à demi-nus grattaient l'argile mouillé pour se confectionner des petites

boules qui ressemblaient à nos billes. Une chèvre attachée à un pieu enfoncé

même le sol était couchée à côté des vaches. Nulle part un lit ou une table.

Un chevalet était fixé au mur, qui devait servir de lit aux quatre soldats

autrichiens qui jouaient aux cartes dans un coin. Sous le chevalet, on voyait

la réserve de pommes de terre.

Comme ces gens étaient habillés pauvrement! L'homme portait des bottes

déchirées, et sa chemise pendait sur sa culotte, comme c'était l'habitude                       70

dans toute cette région. Un manteau sale en peau de mouton était jeté sur

ses épaules. La femme avait le même. L'homme portait une énorme barbe et

des cheveux mi-longs qu'il cachait à moitié sous un bonnet de fourrure.

Bouche bée, nous observions cet étrange spectacle. Ni les soldats ni les

propriétaires ne parlaient un mot d'allemand, mais ils nous encouragèrent

par signes à prendre place. Je me débarrassai de mon sac pour le poser à côté

de l'immense poêle qui servait à la fois d'appareil de chauffage, de cuisinière

et de four à pain. Il occupait un bon quart de la pièce. J'enlevai mon casque

et le posai sur mon sac. Flatsch! Je sentis en me baissant quelque chose me

tomber dans la nuque. En voulant l'essuyer, je constatai avec effroi que ma

main et ma nuque étaient maculées par une énorme fiente de poule. Une

dizaine de volailles tranquillement installées sur des barres de bois fixées à

des poutres. Elles lâchaient leurs excréments sur le sol avec la plus grande

indifférence. Quel agréable cantonnement! Mais tout de même préférable à

une nuit passée dehors dans la neige.

On se fit du café sur le poêle et on mangea un peu de pain de campagne

pour l'accompagner. Comme la marche nous avait fatigués, on fit comprendre

que l'on aimerait dormir. On nous fit signe de nous coucher sur le

chevalet. C'est ce qu'on fit, nous recouvrant de la couverture de laine que

chaque soldat avait perçu avant de partir au combat, pour se protéger un

peu du froid. Comme il faisait de plus en plus sombre, l'homme sortit du

poêle un long éclat de bois, le planta dans le mur entre deux troncs de sapins,

et l'alluma; voilà pour l'éclairage. Deux des Autrichiens se couchèrent

ensuite à côté de nous; les deux autres allèrent chercher quelques poignées

de paille et les posèrent sur le sol; c'était là tout leur couchage.

J'étais très curieux de voir où la famille allait bien pouvoir se coucher.

Bientôt, le mystère fut éclairci. La femme grimpa sur le fourneau; l'homme

lui passa les deux enfants; puis grimpa à son tour. Ensuite, tous s'allongèrent

et se couvrirent de leurs peaux de mouton. Il n'y avait aucune trace de

couverture ou de dessus-de-lit. Bientôt tout le monde s'endormit paisiblement.

Nous autres Allemands, quatre Autrichiens, quatre Ruthènes, deux

vaches, une chèvre et les poules. Mais quelqu'un, un ennemi redoutable

même, continua de veiller: les poux. Durant la nuit, je fus réveillé par leurs

morsures; mais je ne savais pas qu'il s'agissait de poux, car je n'en avais

encore jamais fait l'expérience.

On rejoignit notre formation au petit jour. En chemin je sentis des

démangeaisons terribles sur la poitrine. Je me mis à me gratter, mais les

démangeaisons repartirent de plus belle. Je déboutonnai alors mon manteau,

ma vareuse, ma veste, ma chemise et ma finette, et en découvris la

cause: trois poux rassasiés se trouvaient sur ma poitrine. Je les pris entre

mes ongles, et crac, leur compte fut réglé. Mais les démangeaisons recommencèrent:

dans le dos, sur les jambes, et près de certaines parties du

corps. Il ne s'agissait en réalité que d'un tout petit prélude à ce qui

m'attendait                                                                                                                                                                   71

   Nous avons rejoint notre formation, déjà rassemblée et prête au départ.

on pouvait entendre au loin les boum, boum, boum de l'artillerie. Je me mis

n route très à contre cœur. Au devant de quoi allions-nous? De la neige, du

froid, des nuits passées dehors, du danger de mort! On passa devant

plusieurs baraques qui faisaient office d'hôpital de campagne. J'essayai à

nouveau de me faire porter malade, et entrai dans la première venue. Elle

tait bondée de soldats blessés et à demi-gelés, allemands et autrichiens. Ils

avaient tous le visage d'un jaune grisâtre et étaient très abattus. On voyait

à leur allure qu'ils en avaient bavé. Je me présentai devant le médecin. Il me

demanda de manière bourrue ce que je pouvais bien vouloir. Je lui dis que je

souffrais d'une angine et que j'étais très affaibli. Il me rit au nez et me dit:

«Dites-moi, mon cher, j'ai l'impression que vous étiez déjà au front et que

vous en avez ras-le-bol. Eh bien, dépêchez-vous de sortir d'ici et de rejoindre

votre compagnie! » Que pouvais-je bien faire? Je me mis en route et rejoignis

ma formation à sa pause suivante.

Nous avons marché toute la journée, tantôt escaladant des montagnes,

tantôt les redescendant; on glissait souvent sur la route gelée. Des caravanes

de traîneaux nous dépassèrent, montant vers le front, chargées de

munitions et de vivres. Elles revenaient vides; certains traîneaux ramenaient

des blessés. On atteignit à nouveau dans la soirée quelques baraques,

où l'on passa la nuit. On voyait qu'un village avait existé le long de la route.

Les maisons avaient complètement brûlé et seuls subsistaient les grands

poêles et les cheminées. Sur les flancs de coteaux enneigés, on apercevait des

réseaux de barbelés qui émergeaient de la neige. Je vis aussi plusieurs

baïonnettes. Je demandai alors à un Autrichien qui parlait allemand et qui

montait la garde près des baraques ce que tout cela signifiait. Il me raconta

qu'on s'était durement battus à cet endroit. Les Russes étaient parvenus

jusqu'ici et avaient dû battre en retraite après de durs combats. De nombreux

morts gisaient encore sous la neige; mais c'est seulement au printemps,

au moment du dégel, que l'on pourrait les enterrer. A ces paroles le

courage des jeunes soldats disparut et leurs mines s'allongèrent.

On se remit en route le lendemain matin. On escalada une haute montagne.

On fit une pause sur le sommet. C'était la frontière entre la Hongrie et

la Galicie. De là-haut, on avait une vue magnifique: tout alentour des

montagnes et des défilés enneigés, et des coteaux sur lesquels on voyait

souvent de magnifiques forêts de sapins. Devant nous, le grondement du

canon se faisait de plus en plus distinct. Et on continua à monter la route en

lacets. On vit un canon et son attelage au fond d'un profond ravin. Le canon

avait probablement dérapé sur la route verglacée, entraînant dans sa chute

les chevaux qui le tiraient. Dans la vallée devant nous se trouvait la station

terminale des traîneaux. A partir de cet endroit, tout était acheminé au

front par des chemins de charge, à dos d'âne.

On s'engagea en file indienne sur un tel sentier, qui dessinait des virages

le long de la montagne, pour la contourner. Lorsqu'on rencontrait des bêtes                72

de somme, on devait se serrer contre la paroi pour les laisser passer, tant la

piste était étroite. On arriva enfin au village de Tucholka. Toujours les

mêmes habitations, et parmi elles les habitants sales et vêtus de leur peaux

de mouton. Après avoir fait une pause d'une heure environ, on dut se

rassembler en deux détachements. Les adjudants de compagnie des 41e et

43e régiments d'infanterie arrivèrent, et on fut répartis dans les compagnies.

Je fus affecté avec cinquante autres camarades à la 7e compagnie du 41e

régiment d'infanterie. A présent mon adresse était la suivante: Mousquetaire

Richert, 7e compagnie, 41e régiment d'infanterie, 1re brigade, 1re division,

1er corps d'armée de l'armée impériale allemande du sud.
 

        Combats et tourments dans les Carpathes, avril 1915                                           73

On se mit en route vers le front à la tombée de la nuit, sous la conduite des

adjudants. On ne pouvait pas emprunter ce passage de jour, car il se trouvait

à portée de canon des Russes. Nous arrivâmes au village d'Orawa, formé

d'une vingtaine de huttes et d'une église. L'église était recouverte de tôle, et

le clocher était en forme de coupole. La croix sur son sommet avait trois

anches, et celle du dessous était en travers; c'était le symbole de la

religion grecque catholique.

Ce village se trouvait au pied d'une montagne longue de huit kilomètres,

haute de mille deux cents mètres. En forme de toit, elle était parfois très

abrupte. C'était le mont Zwinin. Les Russes avaient installé leurs positions

tout au long du sommet. Les Allemands s'étaient enterrés à peu près deux

cents mètres en contrebas, environ à mille mètres au-dessus de la vallée. On

fut conduits dans ces positions au lever du jour. La couche de neige était

environ soixante-dix centimètres, mais dans les creux et les fossés, elle

s'était accumulée sur plusieurs mètres. Il était impossible de circuler à flanc

de coteau, car les Russes, depuis quelques points avancés, pouvaient arroser

le flanc de la montagne à coups de fusils ou de mitrailleuses. On rejoignit

enfin notre compagnie. Elle se composait essentiellement de Prussiens

orientaux, qui parlaient un dialecte difficilement compréhensible, et de

Polonais allemands. Lorsqu'il fit vraiment jour, je vis que tous étaient très

amaigris et avaient très mauvaise mine. Ils nous racontèrent comme ils

souffraient du froid et nous mirent bien en garde de ne pas sortir la tête hors

les tranchées car les Russes, des tireurs d'élite sibériens, abattaient tous

ceux qui se montraient. A ce moment-là, à trente mètres devant moi, je vis

Allemand sortir de la tranchée pour descendre un peu en contrebas. Pan,

pan, pan, quelques coups claquèrent. L'homme leva les bras et s'écroula

dans la neige, où il resta immobile. Ce fut le premier mort de notre troupe de

:renfort, un garçon robuste et insolent, qui durant notre voyage en train avait

.en entonné cent fois la chanson du Gassenhauer: «La cigogne, c'est un

. eau à bec, qui apporte les petits enfants. Mais elle n'est là qu'en été, qui

s'en occupe en hiver ?» A présent, ce sot ne chantera plus jamais. Comme je

devais l'apprendre plus tard, il voulait chercher quelques brindilles de sapin

pour se chauffer un peu de café.                                74                                     

Les Prussiens nous racontèrent alors qu'ils avaient déjà attaqué à plusieurs

reprises les positions russes, mais qu'ils avaient été refoulés chaque

fois avec de lourdes pertes. Leurs morts se trouvaient toujours là-haut,

ensevelis sous la neige. L'espace d'un instant, je levai la tête, et je vis

plusieurs mains raides et des baïonnettes sortir de la neige. Je vis aussi

beaucoup de légers monticules dans la neige, sous lesquels devaient se

trouver des cadavres. On ne pouvait chercher la nourriture que durant la

nuit. Comme aucune cuisine de campagne ne parvenait jusqu'à nous, tout

était préparé dans la vallée, dans des marmites portatives. Avant que les

préposés à la nourriture aient gravi les mille mètres, le repas était froid, tout

comme le café, et, de fait, on ne mangeait chaud que tous les trois jours.

Lorsque ce fut mon tour d'aller chercher la nourriture, je me mis à manger

ma portion tout de suite dans la vallée. Le pain de campagne était tellement

gelé que l'on arrivait à peine à en couper un bout avec un canif. Je mis le

morceau de pain coupé sur ma poitrine, entre ma chemise et mon maillot de

corps, pour le réchauffer.

    Presque tous les soldats souffraient de maux de ventre et de diarrhées à la

suite de refroidissements. La plupart avaient du sang dans les selles. On

frôlait le désespoir, sans autre espérance que la mort, une blessure, des

membres gelés ou la captivité. Un découragement incroyable régnait parmi

les soldats et on ne tenait que par la contrainte terrible. Le plus dur, c'était

ces nuits glaciales qui n'en finissaient pas. Il n'était pas question de dormir;

tous sautillaient d'une jambe sur l'autre, battaient des bras pour se réchauffer

un peu. Parfois les Russes se mettaient à tirer plusieurs salves depuis les

hauteurs. Alors la plupart d'entre nous levaient leurs mains au-dessus de la

neige, dans l'espoir de se faire blesser pour être renvoyés à l'arrière, à

l'hôpital. Les pieds, les bouts de nez et les oreilles de certains soldats

gelèrent lors de nuits particulièrement froides. On trouva un matin deux

guetteurs morts de froid dans la neige.

Une terrible tempête de neige se déchaîna un jour. Ce n'était pas des

flocons qui tombaient mais des aiguilles gelées. La tranchée commença à se

combler, et on dut pelleter sans arrêt pour la dégager. Le froid nous

transperçait la moelle et les os, et l'on ne voyait pas à trente pas dans cette

tourmente. Cela dura deux jours entiers. Tout trafic avec l'arrière fut

interrompu et l'on eut très peu à manger durant quelques jours. Pendant

trois jours, on ne reçut pas de pain, mais des biscuits autrichiens, durs

comme la pierre. Puis on eut durant plusieurs jours un pain de trois livres

à se partager quotidiennement par groupes de huit hommes. On souffrit

beaucoup de la faim, et on eut d'autant plus froid.

On reçut un jour du saindoux à tartiner. Notre chef de groupe, le sous officier

Will, un brutal Prussien de l'est, s'en réserva aussitôt la moitié qu'il

mit dans une boîte en métal. Il voulait qu'on se partage le reste, à huit. Je lui

dis alors que cela ne se faisait pas, que l'on devait partager le saindoux en

neuf parts égales. Quand, pour couronner le tout, il se mit à m'engueuler, je            75

devins très méchant et lui dis sans ménagement ma façon de penser. A

partir de ce moment-là, le sous-officier commença à me tracasser dès qu'il le

pouvait. Comme j'étais impuissant face à lui, tout cela me déprimait encore

davantage et je pris la résolution de me blesser moi-même pour enfin quitter

cet enfer. Je me ficelai une planchette devant la main. Cette planchette

devait servir à retenir les débris et la poussière de poudre, pour que le

médecin, en me pansant, ne se rende pas compte que le coup avait été tiré de

tout près. J'avais l'intention de passer à l'acte au moment propice. Je mis en

place le fusil chargé sur mon genou, tenant ma main et la planchette ficelée

sur celle-ci à environ vingt centimètres du bout du canon ;je posai mon pouce

droit sur la détente, serrai les dents et … ne tirai pourtant pas, le courage me
manquant au dernier moment.

On souffrit tous beaucoup des poux, sans savoir d'où ils avaient bien pu

venir, Comme le froid nous empêchait de nous déshabiller, ces poux pou

vaient se nicher et se nourrir dans nos vêtements sans se gêner. Lorsque

parfois  je me grattais sur la poitrine et jusqu'au creux du bras, j'en trouvais

au  moins quatre accrochés à ma main, quand je la ressortais. La compagnie

faiblissait chaque jour davantage, car il y avait souvent des blessés et des

malades graves. C'est alors qu'une nuit, nous reçûmes le renfort d'un

bataillon  du 43" régiment.

Le matin venu, on donna l'ordre de l'attaque. Je crus que nos chefs étaient

devenus fous. Attaquer … avec des soldats à demi-morts, épuisés. On sortit

de la tranchée à dix heures du matin. Auparavant. on avait fait des escaliers

 à l'aide de nos pelles, A peine étions-nous en vue que d'en haut la fusillade

nous accueillit, il nous était très difficile de progresser dans l'épaisse couche

de neige. Déjà certains s'écroulaient, touchés. Des blessés légers couraient

la tranchée. Et puis, tout d'un coup, comme si un ordre avait été donné,

regagnèrent la tranchée. Les morts et les blessés graves restèrent au

sol;on entendit des plaintes jusqu'au soir, jusqu'à ce qu'ils meurent. On fut

enfin  relevés la nuit suivante, et on redescendit au village d'Orawa. On était

restés seize jours en haut, 'sans être relevés.

Quel bonheur de se retrouver à nouveau dans une pièce chauffée, de

:voir enfin s'allonger pour dormir sur un sol sec. Nous avons reçu notre

– solde le jour suivant. On nous gratifia d'une prime d'un mark par jour, ce qui

portait notre rémunération journalière à 1,53 mark. On retourna en position

après trois jours de repos puis, trois jours plus tard, on fut renvoyés au repos

et ainsi de suite. Enfin, un jour, commença le dégel; un vent tiède se mit à

souffler  sur les montagnes et la neige se mit à fondre; il y eut des masses

incroyables de boue dans les tranchées que l'on dut approfondir, car plus la

neige fondait alentour, plus elles se révélaient peu profondes. Avec la fonte

des neiges, on vit aussi apparaître les morts entre les positions; et il y en

avait beaucoup dans toutes sortes de postures.

Prise du mont Zwinin, 9 avril 1915                            76

 

On remonta en ligne avant le lever du jour, le 9 avril 1915. Nous avions

reçu le renfort de bataillons du 43" RI. On ne nous avait pas prévenus que

nous allions attaquer; mais tout le monde s'en doutait. Arrivés en haut,

nous avons dû aussitôt creuser des marches de sortie. L'attaque fut déclenchée

à huit heures précises. « Cette montagne doit être conquise à tout

prix! » tel était l'ordre. A peine étions-nous sortis de la tranchée que, là haut,

les têtes russes recouvertes de leurs hautes toques de fourrure se

montrèrent, nous accueillant d'un feu rapide. Pourtant, tout le monde

continua à courir et à grimper vers le sommet. On déchargea nos fusils en

courant en direction de toutes les têtes russes que l'on pouvait voir. Cela les

inquiéta et ils ne tirèrent plus avec autant de précision.

Je m'abritai un moment derrière un petit monticule et, regardant de côté,

je vis que les Allemands attaquaient sur toute la longueur de la montagne.

Par endroits, ils avaient déjà atteint le sommet. Il était impossible de

distinguer quoi que ce soit parmi tous les cris, tous les ordres. Soudain une

mitrailleuse russe commença à nous tirer dessus, de flanc. Beaucoup furent

touchés et tombèrent parmi les morts des précédents assauts. A certains

endroits particulièrement raides, ceux qui avaient été touchés dévalaient la

pente en roulé-boulé sur une certaine distance.

Hors d'haleine, nous sommes enfin parvenus devant la position ennemie.

  Quelques Russes voulurent encore se défendre et furent achevés à la

baïonnette. Les autres levèrent peureusement les mains en l'air ou bien

prirent la fuite sur l'autre versant de la montagne. Il n'y avait pas grand monde

dans la tranchée, car beaucoup de Russes étaient occupés à cuire leur

petit déjeuner dans des abris situés à l'arrière de leur position, à flanc de

montagne. On s'avança au bord du ravin et on vit que tout le versant

grouillait de soldats russes en train de s'enfuir. Ils furent abattus en masse.

Le massacre était horrible à voir. Comme le versant nord de la montagne

était complètement gelé, ils ne trouvèrent aucun abri, et très peu arrivèrent

sains et saufs au pied de la montagne. Certains tués dévalèrent la pente sur

trois cents à quatre cents mètres. A certains endroits, la couche de neige

amassée par le vent était très épaisse. Les Russes s'y enfoncèrent jusqu'à

mi-corps et il leur fut impossible de continuer rapidement; presque tous        77

furent tués ou blessés. Puis on commença à fouiller les abris, à la recherche

de vivres. Je tirai une toile de tente qui se trouvait à l'entrée d'un abri, et y

pénétrai; je voulus vite en sortir quand je vis que huit Russes se trouvaient

à l'intérieur; ils n'avaient pas eu le courage de s'enfuir. Aussitôt, ils levèrent

les bras. Deux d'entre eux voulurent me donner leur argent pour que je ne

leur fasse pas de mal. En réalité, c'était moi qui étais heureux qu'ils ne

m'aient rien fait … Je leur fis comprendre qu'ils devaient sortir. Ils furent

pris en charge par d'autres soldats et menés au sommet, où se trouvaient

déjà plusieurs centaines de prisonniers.

  J'étais sans doute entré dans le stock de vivres d'une compagnie, car je

trouvai dans l'abri un imposant morceau de viande de boeuf, un quartier de

lard fumé, plusieurs mottes de beurre et une quantité de petits pains ronds

au sucre. J'eus vite fait de remplir ma musette et toutes mes poches de

petits pains; je coupai le quartier de lard en deux et en coinçai un énorme

morceau sous le couvercle de mon sac, de telle sorte que les bouts sortaient

de chaque côté. Puis je pris ma gamelle et la remplis à ras bord de beurre.

Je pris dans un sac une pleine poignée de sucre que j'arrivai à caser à grand peine

dans mes poches surchargées. D'autres soldats arrivèrent entre temps

dans l'abri qui fut dévalisé en quelques minutes. Beaucoup n'avaient

pu mettre la main que sur du pain ou d'autres choses sans grand intérêt.

Lorsqu'ils virent mon lard dépasser de chaque côté du sac, plusieurs prirent

leur couteau et en coupèrent des morceaux; il ne me resta bientôt plus que

le bout protégé par le couvercle du sac. Cela représentait quand même cinq

kilos, dont je donnai un beau morceau à un de mes camarades, un Badois du

nom de Weiland Hubert, qui avait étudié la théologie avant-guerre; je

donnai encore d'autres morceaux, plus petits, à plusieurs camarades alsaciens.

On reçut l'ordre de se rassembler au sommet de la montagne. Les blessés,

russes et allemands, qui entre-temps avaient été pansés, furent placés sur

des toiles de tente et évacués sur Ostrawa par les prisonniers russes. Un

détachement de Russes dut nous aider à creuser de grandes fosses; c'est là

que l'on enterra les morts de l'attaque et aussi tous ceux qui avaient été tués

auparavant. Ces derniers avaient déjà un aspect épouvantable et on devait

rassembler tout son courage pour aider à les transporter. On passa la nuit

dans la position russe. Une nouvelle tempête de neige éclata, et le lendemain

matin, les montagnes, les ravins, les forêts, tout fut recouvert d'une couche

blanche. Devant nous se trouvaient deux montagnes, chacune de la forme

d'une maison, avec le petit côté devant nous. Au fond du défilé qui les

longeait, on pouvait apercevoir, dans une petite vallée, quelques-unes de ces

mêmes pauvres huttes, et tout au fond, encore trois ou quatre sommets, l'un

plus haut que l'autre. Des hommes furent envoyés patrouiller sur les

montagnes en face; leur mission était de voir si les Russes les avaient

évacuées. Ils nous firent bientôt des signes pour nous dire qu'il n'y avait plus

de Russes et qu'on pouvait avancer.                            78

  On descendit le versant nord du Zwinin ; de tous côtés gisaient des Russes

morts. Il y en avait douze entremêlés au pied d'un monticule: ils avaient

boulé le long de la pente, qui était très raide. Une quantité de cadavres

gisaient dans l'eau du torrent qui coulait au pied de la montagne; certains

s'appuyaient encore au bord de l'eau; c'était une bien triste image. Les

Russes étaient beaucoup mieux équipés contre le froid que nous. Ils portaient

d'épais manteaux de laine à capuchon. Ils avaient sur la tête de

hautes toques en fourrure et aux pieds des bottes de feutre; leurs pantalons

et leurs vestes étaient fourrés de coton.

On avança ensuite dans le défilé entre les deux montagnes; arrivés au

bout, on attendit la nuit. Lorsque l'obscurité se fit, nous avons commencé à

escalader la montagne de droite, puis avons creusé une tranchée à mi-pente.

C'était une nuit froide. Un de mes camarades, un père de famille de

Mulhouse du nom de Bruning, qui était aussi écoeuré que moi de tout cela,

me demanda de lui frapper une balle dans la main avec la tête de ma hache.

Il voulut poser sa main sur une souche. Je lui dis que cela m'était impossible.

Lorsque le matin venu on ne vit toujours aucune trace des Russes, on

s'assit pour manger en arrière de la tranchée sur nos sacs à dos. Soudain,

l'air fut transpercé par un sifflement; au même moment eut lieu une

explosion terrible; la terre, la neige, la fumée, tout vola en même temps. Un

gros obus russe venait d'éclater à peine cinq mètres devant notre tranchée.

Vite, op.-bondit tous dans l'abri. Déjà le deuxième obus explosa. Il avait

atterri sous une mitrailleuse et la projeta très haut en l'air. Il y eut deux

tués. Le troisième obus éclata juste derrière la tranchée; le quatrième en

plein dedans.rà environ sept mètres de moi. J'en eus assez. Je sortis vite de

la tranchée et dévalai le versant en courant, en direction d'un petit buisson

de noisetiers. Il n'y eut bientôt plus personne dans la tranchée, hormis ceux

qui avaient été touchés. Le tir cessa au bout d'un moment. On retourna

prudemment vers notre position pour s'occuper des blessés. Deux hommes

amenèrent bientôt Bruning; il gesticulait, pâle comme un linge; il tendait

ses bras devant lui, à la recherche d'air. Il n'avait aucune blessure apparente.

Soudain du sang jaillit de sa bouche et de son nez. Il s'écroula et mourut

après quelques soubresauts. La pression dégagée par l'explosion des obus,

tout à côté de lui, lui avait fait éclater les poumons. Il y avait sept autres

morts dans la tranchée; certains si déchiquetés qu'ils en étaient méconnaissables.

On les allongea dans des grands trous d'obus et on les recouvrit de

terre. Puis on se servit de tiges d'osier pour faire tenir deux bouts de bois en

forme de croix que nous avons posés sur la tombe.

On resta encore trois jours dans cette tranchée, mais sans plus être

bombardés. On quitta cette .montagne durant la troisième nuit par une

étroite vallée et on s'enterra sur un sommet. Les Russes se trouvaient en

face, sur une longue montagne étirée, qui surplombait la nôtre. Le jour, on

était obligé de rester couché ou assis, car les Russes pouvaient tirer .dans

notre tranchée du haut de leur position. Le versant qui se trouvait devant       79

nous était recouvert de buissons, à hauteur d'homme. Un soir de garde, à la

tombée de la nuit, je ne faisais guère attention, occupé que j'étais à discuter

avec mes camarades, quand soudain surgit un Russe devant nous, le fusil à

la main. Je crus que tous les autres allaient venir, et brandis mon fusil. Il

leva alors les mains en l'air et sauta dans notre tranchée. C'était un

déserteur, qui en avait sans doute assez de la guerre. On lui donna des

cigarettes, et on put voir son bonheur d'être enfin en sécurité!

On reçut le même soir des troupes fraîches d'Allemagne. Un sous-officier

affecté à notre compagnie fut tué dès sa première nuit au front. Nous

sommes restés trois semaines environ dans cette position. L'artillerie russe

nous pilonna tous les jours; mais cela mis à part, il ne se passa rien

d'extraordinaire.

  Le 2 mai, on entendit au loin le grondement sourd des canons. C'était la

percée de l'armée allemande à travers les positions russes à Gorlitze-

Tarnow. Le 4 mai, c'était mon anniversaire. J'avais vingt-deux ans.

Dans l'après-midi, les Russes commencèrent à bombarder notre tranchée

aux shrapnels. Pour nous protéger des éclats, nous avions posé des planches

au-dessus de la tranchée, et les avions recouvertes de terre. On était à cinq

dans l'abri. Il y eut un sifflement, un éclair, une explosion; je reçus un coup

sur la tête et perdis connaissance. Lorsque je revins à moi, tout tournait

devant mes yeux. Mais je retrouvai bientôt tous mes esprits; j'étais à demi

enseveli dans la tranchée, à moitié recouvert de bouts de planches et de

terre. J'avais une magnifique bosse sur la tête. Sous mon oeil droit, ma peau

était écorchée. Un de mes quatre camarades gisait, mort, dans la tranchée.

Un autre était appuyé contre le mur. Il soupirait faiblement, la tête penchée

en avant. En y regardant de plus près, je vis qu'il avait reçu un éclat dans le

dos. Je me mis à appeler les brancardiers, mais personne ne vint, car tous se

terraient Dieu sait où au fond de la tranchée. Lorsqu'au bout d'un moment

je m'occupai à nouveau du blessé, je m'aperçus qu'il était mort. Je ne vis

aucune trace des deux autres. Ils avaient probablement pris la fuite. Je

devais apprendre plus tard que Weiland, mon bon camarade, qui portait des

lunettes, avait été légèrement blessé par ses verres; ils s'étaient fichés dans

son visage, sous ses yeux, après avoir été brisés par des projections de terre.

On devait apprendre par la suite que, du côté allemand, douze mille

hommes avaient été tués sur le mont Zwinin.
 

            Début de la grande offensive austro-allemande

             mai 1915                                                                                         80

On quitta notre position le 5 mai 1915, pour longer le front vers l'est, dans

une petite vallée. Tout fourmillait de troupes autrichiennes nouvellement

arrivées. On entendait dire que le front russe devait être percé à cet endroit.

Les Russes occupaient à nouveau l'arête d'une montagne. On fut très inquiets

lorsque l'heure de l'attaque approcha. Mais on eut cette fois-ci la chance de

rester en réserve, à l'abri dans une forêt de sapins. Le 7 mai au matin, tout

recommença. Quelques batteries de montagne autrichiennes bombardèrent

les positions russes. Puis l'infanterie austro-allemande passa à l'assaut.

Le vacarme des tirs d'infanterie et des mitrailleuses était effrayant. Il était

ponctué par les explosions d'obus et de shrapnels. On put très bien suivre le

déroulement du combat. On vit que beaucoup de soldats restèrent au sol,

derrière les Allemands et les Autrichiens qui continuaient à grimper. Ils

parvinrent néanmoins au sommet et de longues colonnes de prisonniers

russes furent peu après conduites dans la vallée. Lecombat continuait, preuve

que les Russes, de l'autre côté de la montagne, résistaient encore.

On reçut l'ordre de se regrouper et de se mettre en marche à notre tour. Un

obus russe de gros calibre s'abattit soudain en plein rassemblement: il blessa

ou tua plus de quarante hommes. Tous se dispersèrent, épouvantés. D'autres

obus arrivèrent, mais ils passèrent au-dessus de nous. On dut se rassembler

à nouveau, et on commença à gravir la montagne. Il y avait un très grand

nombre de morts et de blessés allemands entre nos lignes et le sommet. Les

blessés appelaient à l'aide. Mais il fallait avancer. Des infirmiers et des

médecins allemands, aidés de prisonniers russes, s'efforçaient de les panser et

de les évacuer. Dans la position russe, on vit une grande quantité de Russes

morts, la plupart à coup de baïonnette. L'autre versant était également

parsemé de cadavres; parmi eux se trouvaient quelques Allemands. Je vis à

un endroit une ligne de tirailleurs russes en position, au grand complet,morts.

Certains tenaient encore leur pelle à là main, cherchant à s'enterrer, d'autres

tenaient leur fusil en joue. Ils avaient probablement été exterminés par une

mitrailleuse.

   L'arrière des positions russes ressemblait à une vraie porcherie; on ne

voyait pas la moindre latrine et il était presque impossible d'avancer sans       81  

marcher dans des excréments. C'est seulement à la hauteur d'une seconde

montagne que l'on rejoignit les troupes de la première ligne. Les Russes

avaient installé là une puissante position de repli, mais ils n'avaient pas eu le

temps de résister. La poursuite commença. On monta, on descendit toute la

journée, aux trousses des Russes. Certains, seuls ou par petits groupes,

venaient sans cesse à notre rencontre pour se rendre. Ils en avaient probablement,

eux aussi, par-dessus la tête de la guerre. Comme il faisait très chaud,

on étancha notre soif grâce à l'eau claire de nombreuses sources. Par contre,

côté nourriture, ce n'était guère reluisant; chacun disposait d'une seule boîte

d'environ une livre de viande en conserve et d'un petit sac de biscuits; on

nommait ça la ration de fer; mais elle ne s'entamait que sur ordre du

commandant de compagnie. Nous avons passé la nuit sur la montagne,

tenaillés par la faim. Et on repartit au lever du jour, après avoir reçu

l'autorisation de manger la moitié de la boîte de viande et quelques biscuits.

Vers midi, une vingtaine d'hommes furent envoyés en reconnaissance sur

une montagne. Je me trouvais parmi eux. A peine les premiers eurent-ils

achevé de gravir le sommet qu'ils commencèrent aussitôt à tirailler, nous

criant de vite venir les rejoindre. Face à la montagne en contrebas, je vis un

profond défilé qui grouillait de Russes en train de battre en retraite. On se mit

à tirer autant que nos fusils le pouvaient, et plusieurs Russes furent abattus.

Les autres jetèrent leurs armes, et levèrent les mains en l'air. Comme nous ne

voulions pas montrer notre faiblesse, nous sommes restés couchés, attendant

l'arrivée du bataillon. Les Russes durent alors se rassembler, puis furent

conduits vers l'arrière. Ils étaient plus de sept cents. On escalada la montagne

suivante, pour arriver sur le versant opposé, dans une véritable forêt vierge.

Un très grand nombre de troncs de sapins jonchaient le sol; ceux du dessous

étaient pourris, ceux du dessus encore durs. Mais tous n'avaient plus d'écorce.

On arrivait à peine à se frayer un passage. Au milieu des sapins abattus, il y

en avait de jeunes de toutes tailles, restés debout, d'autres encore, d'une

hauteur et d'un volume incroyables. La montagne était sauvage et très

découpée. Nul chemin, nul passage; encore moins d'habitations. Mais on

continuait irrésistiblement notre progression. Les montées très pénibles,

suivies de descentes, et la pénurie de vivres, tout cela nous exténua, nous

éreinta; mais on continua jusqu'à la tombée de la nuit. Nous avons alors

mangé le reste de nos rations, avant de nous endormir dans la forêt. Le

lendemain matin, nous nous sommes remis en route, la faim au ventre; tandis

que l'on descendait un versant, on fut soudain violemment pris à partie par un

feu d'infanterie, venant d'une montagne opposée, à huit cents mètres de

distance environ. Par chance, plusieurs gros rochers se trouvaient là, derrière

lesquels nous trouvâmes un abri. C'était sans doute l'arrière-garde russe qui

devait couvrir le repli de son armée. Une fusillade éclata bientôt sur leur

droite, déclenchée par des détachements allemands, et les Russes se retirèrent.

Lorsque nous avons gravi la montagne où se trouvaient précédemment

les Russes, nous avons découvert avec plaisir une belle vallée, traversée par 

82

82 Cahiers d’un survivant

 

une route, une voie ferrée et une petite riviere. Quelques petits villages et des

 

fermes isolées y étaient disséminées. On distinguait au loin, à l’œil nu, les

 

Russes qui se retiraient. Aussi loin que portait la vue, la route était recouverte

 

de leurs colonnes. On descendit alors dans la vallée, et après avoir longé la

 

route, on parvint au village de Skole. Comme on souffrait beaucoup de la faim,

 

on se rnit en quête de nourriture.

 

Nous découvrîmes bientôt  un bon filon. Deux baraques en bordure de route,

 

pleines de saumons entiers et de pain russe. Elles furent prises d’assaut. Tout

 

le monde voulait être le premier, et il y eut une cohue indescriptible à l’entrée.

 

On ne tarda pas à voir, un peu partout, des soldats assis ou couchés, mordre

 

à belles dents dans de gros morceaux de poisson et de pain.

 

Nous avons passé la nuit suivante à Skole. On repartit le lendemain matin,

 

en suivant la route. Celle-ci traversait la rivière à un certain endroit. Mais les

 

Russes avaient fait sauter le pont. On enleva nos bottes, et, pensant que l’eau

 

n’était guère profonde, on s’avança dans la rivière, les pantalons retroussés.

 

Pourtant, au milieu, cela devint assez profond, et l’on fut trempés jusqu’à la

 

ceinture. En poursuivant notre chemin, nous arrivâmes devant des obstacles.

 

Les Russes avaient scié de grands sapins, les jetant en travers de la route. On

 

dut les dégager et on se remit en route.

 

Par suite de notre alimentation irrégulière, j’étais victime, comme beaucoup

 

d’autres, de fortes coliques. La discipline était telle chez ces Prussiens

 

orientaux que, malgré les fatigues et la misère, l’on devait chaque fois

 

demander l’autorisation de sortir des rangs. Je demandai donc cette permis-

 

sion à mon chef de groupe, le sous-officier Will. Comme il me détestait

 

toujours, il m’envoya demander la permission au commandant de compagnie.

 

Or celui-ci chevauchait en tête du bataillon. Je reposai donc ma question au

 

sous-officier Will; et comme je ne pouvais plus attendre, je dus quitter la

 

colonne et vite me rendre dans un buisson, au bord de la route. Mais au même

 

moment, la colonne dut encore s’arrêter, car de nouveaux obstacles bloquaient

 

la route.

 

Notre commandant de compagnie, un grossier personnage, revint alors au

 

galop vers la compagnie; et lorsqu’il vit mes affaires au bord de la route, i1

 

grogna: <<A qui ca appartient, ça? » Je lui répondis, depuis mon buisson:

 

<< C’est 5 moi, mousquetaire Richert ! » <<Venez un peu ici », me cria-t-il. Je

 

remis de l’ordre dans mes habits, avant d’y aller et de me mettre au garde-à

 

vous devant lui. <<Avez-vous demandé l’autorisation de sortir des rangs ? »

 

<< Oui, au sous-officier Will», lui répondis-je. << Sous-officier Will, venez ici », dit

 

alors le capitaine. < Cet homme vous a-t-il demandé l’autorisation de sortir des

 

rangs 7 » Le sous-officier, qui vit là l’occasion de m’enfoncer, lui mentit : <<Non,

 

mon capitaine ! » << Espèce de sale rustre insolent! hurla le capitaine, je vous

 

punis de cinq jours d’arrêt de rigueur pour avoir menti sciemment é un

 

supérieur ! » J e voulais dire au capitaine qu’i] devait bien y avoir une vingtaine

 

d’hommes m’ayant entendu , demander l’autorisation au sous-ofiicier Will._A

 

peine avais-je ouvert la bouche qu’il leva sa cravache et cria: <<Voulez-vous

       83

fermer votre gueule l- J'éclatai de rage, mais j'étais complètement impuissant-

C'était la première punition que je recevais en presque deux ans de

service. Je fus si révolté durant plusieurs jours que j'eus beaucoup de mal à

faire tout ce que l'on me demandait. Comme on n'avait pas le temps de faire de

la prison, et comme il n'y avait pas non plus de locaux d'arrêts, les punis

étaient attachés avec des cordes à des arbres ou à des roues de voitures. Etre

attaché deux heures remplaçait une journée d'arrêt. Aussi devais-je rester

attaché dix heures durant. Une joyeuse perspective! D'autant plus révoltante,

quand j'y pensais, que ces Prussiens m'en avaient déjà fait beaucoup baver.

Heureusement, je reçus une lettre de chez moi, qui me fit beaucoup de bien,

m'annonçant que toute ma famille était en bonne santé et que, malgré la

proximité du front, elle avait pu rester à la maison.

   En continuant notre marche, on sortit enfin des massifs montagneux et on

vit la plaine de Galicie qui s'étendait devant nous. Tout était vert, en fleurs, et

nous fûmes tous très heureux d'avoir enfin ces terribles montagnes derrière

nous. Regardant cette vaste plaine, chacun se demandait sans doute s'il

n'allait pas mourir là, quelque part. Malheureusement ce fut le cas pour le

plus grand nombre. On traversa plusieurs villages, sans rencontrer de Russes.

Les maisons étaient un peu mieux construites que dans les Carpathes.

Mais là aussi les paysans allaient la chemise sortie sur le pantalon, et les

femmes étaient aussi peu soignées. Ils nous regardèrent passer avec des yeux

étonnés: on était sans doute les premiers Allemands qu'ils voyaient. On ne

pouvait pas leur dire deux mots, car ils parlaient polonais.

Un jour, j'entrai dans une maison pour acheter quelques œufs. Je montrai

six doigts à la femme qui était là et me mis à caqueter comme une poule. Elle

fit celle qui ne comprenait pas. Je dessinai alors un œuf sur le mur blanc à

l'aide d'un crayon. Sans plus de succès. Elle ne voulait tout simplement rien

comprendre. En dernier ressort, je sortis un billet de mon portefeuille, avec

succès. Cette fois-ci, la femme prit une corbeille dans un coin et me donna une

demi-douzaine d'oeufs. Elle demanda une couronne autrichienne, ce qui avait

la valeur de quatre-vingts pfennigs. Je lui donnai un mark. Elle semblait

connaître la valeur de cette monnaie, car je reçus un œuf en plus, au lieu de

vingt pfennigs. Là non plus on ne voyait nulle part un lit dans les maisons.

Toute la famille dormait sur le poêle, comme dans les Carpathes.

Le lendemain, on entendit sur notre gauche un grondement de canon

discontinu, ce qui nous indiqua que les Russes semblaient vouloir arrêter

notre progression. D'imposants nuages de fumée s'élevaient au-dessus de

villages en feu. La nuit, dans la région, le ciel était rouge sang. On se remit en

marche le jour suivant. Nous étions complètement épuisés par nos marches

incessantes et aspirions vivement à une journée de repos. Subitement, des

coups de feu claquèrent devant nous. Une patrouille de cavaliers revint au

galop, nous annonçant qu'elle avait rencontré des détachements russes.

Apparemment, les choses sérieuses allaient recommencer.

Sous la conduite d'un lieutenant, nous fûmes envoyés à une vingtaine          84

reconnaître la forêt toute proche. On ne trouva néanmoins pas le moindre

Russe. Depuis l'autre lisière, on vit au loin un village, à six cents mètres.

Plusieurs de ses maisons étaient recouvertes de tuiles, d'autres de tôles, ou

encore de chaume, ce qui est rare dans les villages de Galicie. Un fossé de cinq

mètres de profondeur longeait la forêt. On se coucha sur le bord de celui-ci

pour observer le village. Mais on ne vit toujours pas le moindre Russe. Quand

soudain un cavalier russe jaillit au détour du fossé, au grand galop. On le mit

aussitôt en joue. Il jeta sa lance au loin, leva ses deux mains en l'air et continua

à galoper vers nous, sans tenir les rênes. Puis il jeta sa jambe par-dessus la

tête du cheval, sauta et se rendit. On fut tous émerveillés par ce numéro

d'équitation. On fit comprendre au Russe de rester près de nous, ce qui sembla

d'ailleurs lui faire très plaisir.

  Du village vint alors un paysan, qui paraissait vouloir faire quelques

travaux sur son 'champ. On cria: «Panje, Moskali ? » ce qui signifie à peu près:

Monsieur, y a-t-il encore des Russes là-bas? L'homme nous répondit en parfait

allemand: «Non les derniers sont partis il y a une demi-heure.» Il nous

raconta que le village grouillait de Russes la nuit précédente, et il lui semblait

avoir compris qu'ils comptaient bien se défendre dans la région. Cette nouvelle

n'était guère réjouissante. Le village s'appelait Bergersdorf et n'était habité

que par des Allemands. Après que le lieutenant eut envoyé quelques hommes

rendre compte au bataillon, on alla vers le village où l'on fut très aimablement

accueillis par la population. Comme nous avions tous beaucoup dépéri et

étions d'aspect misérable, ces gens nous plaignirent et nous donnèrent à

manger du lait, du pain et toutes sortes d'autres choses.

Une fois le bataillon arrivé, on dut creuser une tranchée de l'autre côté du

village, en plein milieu d'un champ de pommes de terre. Les habitants tuèrent

alors un cochon aux frais de la commune; ils le préparèrent, accompagné de

choucroute et de pommes de terre, et nous apportèrent le tout dans la

tranchée. Quel délice! Voilà qui nous changeait de l'ordinaire! «Demain. jour

de repos », nous annonça-t-on. On dormit dans une grange, mais tout le monde

dut monter la garde dans la tranchée pendant deux heures. Au matin, les deux

filles du propriétaire nous apportèrent du lait chaud. C'étaient deux jolies

jeunes filles très aimables, et je leur fis souvent la conversation au cours de la

journée.

Vers quatre heures de l'après-midi, un sous-officier vint me trouver, m'annonçant

que j'allais être ligoté d'ici une demi-heure au pommier qui se

trouvait dans la cour de la ferme. Je devais procurer moi-même la corde. La

rage que je ressentis m'aurait fait démolir le monde entier. Comme la demi-heure

était presque passée, je pris dans mon sac le cordon de nettoyage du

fusil, et voulus aller me présenter au sous-officier. Juste à ce moment-là, des

soldats coururent à travers le village, criant: «Préparez-vous, on repart! »

Tout le monde se douta bien qu'un choc avec les Russes s'annonçait; mais pour

ma part, je fus comme délivré d'un grand poids; j'avais encore échappé à la

honte que représentait le fait d'être ainsi attaché                                                  85

Nous avons marché quelques kilomètres, puis avons traversé une forêt de

part en part, jusqu'à la lisière opposée. C'est là que nous avons passé la nuit.

Devant nous, on entendit durant la nuit d'incessants tirs d'infanterie. Certaines

balles arrivèrent jusqu'à nous. C'était une très belle nuit tiède de mai, et

dormir à la belle étoile n'étai t pas si désagréable. Comme le jour allait se lever,

nous avons dû avancer; on traversa un vaste terrain tout planté de bruyères.

Des troupes autrichiennes avaient creusé une tranchée, que nous avons

occupée. Les Autrichiens se retirèrent.

A l'aube, e vis qu'une forêt de jeunes sapins se trouvait à environ huit cents

mètres de nous, plantée en arc de cercle autour de la prairie. Une fusillade

éclata soudain sur notre droite. Un combat se déroulait là-bas. Quant à nous,

on passa la journée tranquillement couchés dans la tranchée.

Le soir venu, le commandant de compagnie convoqua les sous-officiers; il

leur dit qu'une patrouille de deux hommes, ayant fait si possible la totalité de

la campagne, allait être envoyée en éclaireur pour reconnaître l'emplacement

des positions russes. Je fus désigné par mon sous-officier, ainsi qu'un autre,

natif du pays de Bade, nommé Brenneisen. On dépassa le poste de guet le plus

avancé; je leur demandai au passage s'ils connaissaient le mot de passe, pour

éviter qu'ils nous tirent dessus à notre retour … Ce jour-là, c'était «Hélène ».

Nous avons continué à progresser prudemment, nous couchant de temps en

temps pour mieux prêter l'oreille aux bruits de la nuit. Lentement, nous avons

poursuivi notre chemin. Pour déterminer la bonne direction, on m'avait donné

une boussole à aiguille phosphorescente. Brenneisen voulut aller plus loin,

mais je dus le forcer à rester couché près de moi dans la bruyère, lui disant:

«Mon vieux, pense donc que tu as une mère. Qu'est-ce que tu veux trouver plus

loin, la mort tout au plus! » Il me répondit doucement: «Mais on doit faire un

rapport, dire où se trouvent les Russes!" «Laisse-moi faire, lui dis-je, le

rapport je m'en occuperai. » On resta donc couchés, sans faire de bruit.

Soudain, on entendit sur notre gauche des bruissements dans la bruyère,

suivis de quelques murmures. On arma doucement nos fusils et je chuchotai à

l'oreille de Brenneisen de ne pas tirer si possible. Un, deux, trois, quatre … huit

Russes émergèrent alors de l'obscurité, à côté de nous. Ils s'avancèrent

prudemment, à peine vingt pas devant nous, mais sans nous voir. On retint

notre souffle; mais nos battements de cœur étaient impossibles à contrôler.

Nous sommes restés couchés aux aguets dans la nuit. On entendit alors

distinctement comme des coups de marteau puis des coups de hache dans la

forêt. Visiblement, les Russes disposaient un réseau de barbelés devant leurs

positions,juste en lisière de la forêt. Les coups sourds provenaient de l'enfoncement

de pieux et, pour les coups de hache, c'était l'abattage des petits sapins,

qu'ils transformaient ensuite en pieux. Au bout de deux heures, nous avons

fait prudemment demi-tour. Nos guetteurs nous crièrent bientôt: «Halte, qui

va là ?« Nous répondîmes < Hélène» avant de passer sans encombre.

Arrivés dans la tranchée, nous sommes allés aussitôt voir le commandant

de compagnie qui était couché dans un coin et dormait. Je le réveillai et lui dis    86

«La patrouille est de retour! » Il se leva et nous demanda: «Alors? Quoi de

neuf devant?- Je lui fis mon rapport: «Nous nous sommes glissés jusqu'à la

lisière du bois qui se trouve devant nous. On est presque tombés sur une

patrouille russe de huit hommes qui ne nous a pas remarqués. On s'est

couchés, écoutant comme les Russes abattaient des arbres, effilant leurs

troncs pour les planter dans le sol. On a aussi entendu le bruit de rouleaux de

fils de fer, ce qui nous a signalé que les Russes installaient un réseau de

barbelés devant leurs positions. On s'est tellement approchés des Russes que

nous avons même pu les entendre parler. En revenant, j'ai mesuré la distance

qui nous sépare de la lisière de la forêt, et qui se monte environ à huit cents

mètres. »J'avais un peu menti au chef de compagnie dans la dernière partie de

mon rapport, pour qu'il me fasse cadeau des cinq jours d'arrêt.

Quand j'eus terminé, il nous tapa sur l'épaule à tous les deux, et nous dit:

. «Vous avez mené cette patrouille de main de maître. Je suis très content de

vous. Comment vous appelez-vous? »On lui dit nos noms. Alors le capitaine

dit: «Richert ? Richert? N'êtes-vous pas l'homme que j'ai puni de cinq jours

d'arrêt de rigueur ? . «Oui, mon capitaine! » lui répondis-je. «Bon, dit-il, pour

la très bonne conduite de votre patrouille, je vous remets votre peine. Sinon,

vous auriez reçu la croix de fer! »J'avais donc atteint ce que je voulais et ne

serais pas ligoté publiquement. Le capitaine fit venir aussitôt tous les chefs

de groupe, leur donnant l'ordre d'annoncer à tous les hommes avec quelle

bravoure moi et Brenneisen avions mené notre mission. A partir de cette

nuit, le capitaine m'aima bien. Sinon, c'était un homme très dangereux,

grossier, très craint dans la compagnie. Je le vis une fois frapper au visage un

soldat assez âgé, tellement fort que celui-ci se mit à saigner du nez. Un autre

jour, je l'entendis traiter des blessés que la douleur faisaient se plaindre de

«femmelettes» et de «lâches poltrons », Le matin venu, nous avons quitté la

tranchée, nous déplaçant à travers les pâturages sur la droite en direction de

la forêt. Une maison forestière se trouvait en lisière, qui se composait d'un

corps de bâtiment et d'écuries. Tout près, on voyait les corps de nombreux

soldats allemands, tués la veille lors d'un accrochage avec les Russes. On

resta couchés toute la journée dans le bois. Une patrouille russe forte de six

hommes se dirigea vers nous et dut se rendre. C'était des gaillards costauds,

venant probablement du sud-est de la Sibérie; ils avaient le visage jaune brun,

les yeux légèrement bridés, et les pommettes saillantes.

  Vers minuit, on reçut l'ordre de s'avancer dans la forêt, jusqu'à ce qu'on

nous tire dessus, et alors de se coucher et de s'enterrer. On commença à

avancer prudemment; la nuit était sombre, et on se heurtait parfois aux

arbres. Comme nous avions parcouru environ trois cents mètres, on vit

quelques éclairs devant nous, et pan, pan, pan, on nous tira dessus. On se jeta

au sol, plus ou moins alignés, et on commença à s'enterrer. Ce ne fut pas une

mince affaire, dans cette nuit noire et dans un sol tout traversé de racines. Je

parvins néanmoins à me creuser un trou, où je me couchai puis m'endormis.

On ressentait toujours une sensation désagréable à être couché dans un trou          87

froid comme une tombe, d'autant plus que l'on redoutait la mort à chaque

instant.

  Lorsque je me réveillai, il faisait déjà grand jour. On nous donna alors cet

ordre qui me terrifiait toujours autant: « Préparez-vous, baïonnette au canon,

en avant! »Nous avons endossé nos sacs et placé les baïonnettes sur les fusils;

je mis cinq cartouches dans la chambre de mon fusil et une dans le canon. Puis

on avança, la peur au ventre. On scrutait l'espace devant nous, sans rien

découvrir de suspect. Nous sommes parvenus aux barbelés, disposés d'arbre

à arbre, que l'on put franchir facilement. La forêt se composait surtout de

grands hêtres et de chênes; le sol était recouvert de petits mûriers. J'avais

beau regarder, je ne voyais toujours pas trace des positions russes. Une salve

claqua soudain à peine cinquante mètres devant nous. Des mitrailleuses se

mirent à crépiter, en un mot, ce fut une fusillade ininterrompue. L'effet de ces

tirs était terrifiant, à cause de leur proximité. Dès la première salve, une

bonne moitié d'entre nous se retrouva au sol, morts ou blessés. Ceux qui

restèrent indemnes se jetèrent aussi par terre et essayèrent de s'enterrer

aussi vite que possible. Ce faisant, beaucoup furent touchés. Puis tout se

calma, et les Russes cessèrent pratiquement de tirer. Les plaintes et les râles

des blessés étaient terribles à entendre.

Je m'étais aussi jeté par terre à la première salve et avais rampé à l'abri d'un

gros tronc de chêne. Un Badois du nom de Müller, qui se tenait trois mètres à

côté de moi, avait eu la joue éraflée par une balle. Il rampa vers moi derrière

le chêne, se leva, prit sa petite glace et contempla sa blessure. « C'est pas

grave, me dit-il, je vais pouvoir rentrer à la maison.. Soudain son regard

devint fixe, il jeta ses bras en l'air, se retourna; le sang jaillit de sa bouche et

de son nez, et il s'écroula sur le dos en travers de moi, m'éclaboussant

complètement de son sang. Je le fis un peu rouler de côté; comme j'osais à

peine bouger, je ne pus déterminer s'il avait reçu un autre coup ou s'il était

mort des suites de sa blessure au visage.

Je remarquai alors que des balles tirées de côté sifflaient juste au-dessus de

moi. Je levai un peu la tête et vis que les lignes russes étaient en travers et que

l'on pouvait aussi nous atteindre depuis le côté. Je me rendis alors compte à

quel point la position russe était bien pensée. La tranchée était recouverte de

planches, elles-mêmes recouvertes de terre et parsemées de feuillages. Les

Russes avaient placé des buissons par-dessus, la rendant ainsi presque

invisible. Leurs meurtrières n'étaient que de petits trous ronds juste au

niveau du sol. Une balle transperça le dessus de mon sac, traversant ma

trousse de toilette, déchirant deux paires de chaussettes. Je m'attendais à être

transpercé d'un instant à l'autre. J'étais dans un état de terreur indescriptible.

Je me mis à implorer plus de saints qu'il n'en existe dans le ciel. Je vis qu'il

m'était impossible de rester derrière mon chêne; je retirai mon sac et, en

levant la tête, je vis à trois mètres sur ma droite un renfoncement d'une

vingtaine de centimètres de profondeur, à peu près de la longueur d'un

homme. Je me mis à ramper tout doucement, collé au sol, vers ce renfonce       88

ment, en essayant d'éviter de remuer les basses branches de mûriers. Je tirai

mon sac derrière moi. Dans ce creux se trouvaient des feuillages mouillés et

pourris, et de la boue. Couché sur le côté, je me mis à pousser vers l'avant, avec

mes mains, les feuilles et la boue; puis je me saisis de ma pelle et commençai

à m'enterrer plus profondément, tout en restant couché. Les buissons de

mûres furent à peine secoués par la terre que je rejetais, que je sentis déjà une

douzaine de balles siffler juste au dessus de moi. Mais je fus bientôt complètement

à couvert. Je pus ainsi rester tranquillement allongé dans mon trou

humide.

   A ma droite, les jambes d'un mort touchaient le trou. Je pus l'identifier à ses

chaussures: c'était le r- classe Zink, de Strasbourg, qui portait toujours, au

lieu de bottes, des chaussures à lacets et des guêtres de cuir.

Un peu à ma gauche, un Polonais blessé se tordait de douleur, poussant

d'horribles râlés. il avait été touché au ventre par la première salve. Et tandis

qu'il gisait sur le sol, un coup tiré de côté lui avait arraché quatre doigts de sa

main droite. Une autre balle lui avait fracassé le menton. C'était terrible de

voir ça. Malgré ses horribles blessures, le pauvre homme agonisa jusqu'à trois

heures de l'après-midi et la mort le délivra de ses souffrances. Je vis aussi un

blessé venir de l'arrière en rampant. Je me dis qu'il devait être devenu fou. En

fait, je vis qu'il cherchait à récupérer son sac, dont il s'était débarrassé après

sa blessure. Juste au moment où il tendit le bras vers son sac, une balle le

toucha au front. Il tressauta et ne bougea plus. Je restai donc toute la journée

couché dans ce trou, tout seul. Je ne savais pas s'il y avait encore quelqu'un de

vivant ou pas. Je ressentais une drôle d'impression, car je craignais que les

Russes ne viennent et me tuent à la baïonnette. Heureusement, ils restèrent

dans leur tranchée.

Comme je commençais à avoir très faim, je pris ma ration de fer, et la

mangeai en entier. Je comptais, l'obscurité venue, ramper jusqu'à un mort et

lui sortir sa portion du sac. J'avais le sentiment que cette journée ne finirait

jamais.

  Dans la soirée, j'entendis quelqu'un appeler à mi-voix: « Hep, hep, mais est ce

qu'il n'y a plus personne ?. Cette voix venait d'à peine trois mètres à côté de

moi. Je répondis doucement: « Oui, je suis là, Richert. » On commença alors à

creuser un petit boyau de communication, agenouillés tous les deux. Au bout

d'une heure, nous nous étions rejoints. Je me sentis beaucoup mieux en

sentant la proximité d'un autre homme. Peu à peu, d'autres se manifestèrent.

Et tous s'efforcèrent d'établir des communications entre eux, à l'aide de

petites tranchées. Comme on ne voyait ni n'entendait plus aucun gradé,

j'envisageai de m'éclipser vers l'arrière, la nuit venue. Juste quand je m'apprêtais

à prendre le large, j'entendis les buissons secs frissonner derrière moi.

C'était le 222" RI qui venait nous renforcer. Avec le moins de bruit possible, on

creusa les petits boyaux plus profondément. On devait souvent se baisser, car

les Russes, nous entendant travailler, tiraillaient de temps en temps. Enfin,

nous avons achevé la tranchée. A l'aide de branches mortes, je me fabriquai       89

ensuite une meurtrière dans le tas de terre rejeté sur le bord, pour pouvoir

tirer à couvert en cas d'attaque. De notre groupe, composé de huit hommes et

d'un sous-officier, seuls étaient rescapés deux Westphaliens, Petersen et

Niederfellmann, arrivés tout récemment au régiment, plus moi-même. La

moitié des effectifs dut rester éveillée pour faire le guet. Le reste, dont moi, put

s'asseoir ou se coucher dans la tranchée humide, et dormir. Une fusillade se

déchaîna soudain, et l'on crut que les Russes attaquaient. Je me levai très vite,

et après avoir placé mon fusil dans la meurtrière, je me mis à tirer dans

l'obscurité, sans voir quoi que ce soit. Et les Russes aussi, qui crurent sans

doute que nous voulions les attaquer, firent feu de toutes leurs armes. Ils

lancèrent également plusieurs grenades qui explosèrent avec grand fracas

juste devant notre tranchée. Petersen, qui ne s'était pas fait de meurtrière,

tirait par-dessus le talus. Tout d'un coup, je vis qu'il n'était plus à côté de moi.

Me retournant, j'aperçus sa silhouette terrée au fond de la tranchée. Je lui

criai: «Petersen, nom d'un chien, tire donc!- et continuai à tirer. Comme

Petersen ne se relevait toujours pas, je crus qu'il avait peur des balles sifflant

au-dessus de nous ;je lui tapai un peu sur la tête, lui redemandant de faire feu.

Horrifié, je sentis que ma main restait collée à sa tête sanguinolente. Je mis

la main à la poche, sortis ma lampe, pour la braquer sur Petersen. Il était

affalé au fond de la tranchée; une balle lui avait transpercé le front et le sang

coulait sur son visage et sa poitrine.

  Lorsqu'au bout d'un moment la fusillade cessa, Niederfellmann et moi

avons levé Petersen hors de la tranchée, pour le poser sur le sol de la forêt,

derrière nous. Le calme semblait revenir dans la nuit, aussi m'installai-je à

nouveau au fond de la tranchée pour dormir. Niederfellmann, quant à lui,

me dit: «Je vais me coucher là-derrière, par terre. Je serai protégé par le

petit talus de terre de la tranchée.» Puis il alluma sa pipe et se coucha près

du cadavre de Petersen. Au lever du jour, Niederfellmann était couché là,

derrière la tranchée; il semblait dormir, la pipe aux lèvres. Je voulus le

réveiller, lui disant qu'il ferait bien de retourner dans la tranchée, car les

Russes risquaient de le voir. Malgré mes appels et mes bourrades, il ne

bougea pas; en regardant de plus près, je vis qu'il était mort. Une balle avait

transpercé le sommet du remblai et l'avait atteint en plein coeur. Il était

mort en dormant, sans la moindre souffrance. Il ne connaîtrait plus toute

cette misère, et je l'enviais presque. J'étais donc le seul survivant de notre

groupe. J'étais très abattu par tout ce qui venait d'arriver. Lorsqu'il fit jour,

on vit une grande pancarte placée devant la position russe, sur laquelle était

écrit en allemand: «Cochons d'Allemands idiots, l'Italie marche aussi avec

nous !» L'Italie venait d'entrer en guerre. Comme il fit très chaud durant

l'après-midi et comme personne n'avait à boire, on souffrit beaucoup de la

soif. Je vis alors, à notre droite, des soldats recevoir chacun un gobelet d'eau.

Je leur demandai d'où elle venait. Ils me dirent qu'un fossé rejoignait notre

tranchée, à cent mètres sur la droite; on pouvait le suivre, à couvert, et aller

chercher de l'eau à une source située juste à côté de la maison forestière. Je             90
 

 pris plusieurs gamelles, me mis à longer la tranchée, le fossé, et parvins à la

maison forestière. Devant les écuries de celle-ci se trouvaient un grand

nombre de blessés graves, exposés en plein soleil. Ces malheureux me firent

pitié. Des infirmiers les évacuaient les uns après les autres, sur des brancards.

J'entendis alors quelqu'un m'appeler faiblement. Je me retournai et

reconnus le sous-officier Will, mon ancien ennemi, à cause duquel j'avais eu

les cinq jours d'arrêt de rigueur. Il soupira: «Richert, pour l'amour de Dieu,

donnez-moi un peu d'eau l . J'allai vers le puits. Il était très profond et le

mécanisme avait été détruit. Je pris une longue corde, qui se trouvait à côté,

y attachai une gamelle que je fis descendre, puis remonter, pleine d'eau.

L'eau était très inappétissante et avait un goût de moisi; les Russes avaient

probablement lavé leur vaisselle à cet endroit et versé leurs eaux sales dans

le puits. Je retournai vers Will, m'agenouillai à ses côtés, lui tint la tête

relevée pour le faire boire. Il but au moins un litre de cette eau nauséabonde.

Je me rendis compte qu'il avait reçu une balle dans la poitrine. «Merci,

Richert », me dit-il, épuisé. Je remis sa tête en place. Je ne parvins pas à lui

dire un seul mot.

Puis je partis remplir mes gamelles et rejoignis la tranchée, protégé par le

fossé. Tout le monde voulait de l'eau. Mais je n'en donnai qu'aux soldats qui

tenaient la tranchée à ma droite et à ma gauche. Le reste de la journée puis la

nuit se déroulèrent assez calmement, malgré la proximité des Russes. Le

matin suivant, les restes du 41e régiment reçurent l'ordre de se retirer par le

fossé et de se rassembler près de la maison forestière. On quitta donc la

tranchée, abandonnant les corps de nos camarades qui n'avaient toujours pas

été enterrés, disséminés dans la forêt. On se rassembla. La compagnie n'avait

plus que trente hommes; elle en avait perdu cent vingt-six. On marcha deux

kilomètres vers l'arrière, jusqu'à un petit village où nous attendait la cuisine

roulante. Le cavalier russe, que l'on avait fait prisonnier près de Bergersdorf

et qui était employé à la cuisine, ne put retenir un sourire moqueur en voyant

notre compagnie décimée. On nous apprit que nous avions droit à un jour de

repos. On alla toucher notre solde après avoir mangé. Je reçus quarante-six

marks pour trente jours; à cela s'ajouta une prime de vingt marks pour les

canons et les mitrailleuses que nous avions pris aux Russes. A l'appel, ce fut

très triste d'entendre l'adjudant prononcer six ou dix noms d'affilée sans que

personne ne réponde. Nous autres survivants nous efforcions de dire ce que

nous savions du sort des autres: mort ou blessé. Ceux dont on ne savait rien

furent enregistrés comme disparus.

Puis je me mis à l'aise, enlevant mes chaussettes et mes bottes, me lavant

les pieds, les bras, la tête; je partis chercher dans une grange une botte de

paille pour me coucher au soleil. Mais il m'était impossible de rester tranquillement

couché, car la morsure des poux me tourmentait terriblement. J'enlevai

ma chemise et me mis en chasse :je pus en attraper et en tuer un très grand

nombre. Il y en avait de deux sortes: d'assez gros, et de minuscules, pas plus

gros qu'un tout petit point rouge – c'étaient les plus coriaces. Je me recouchai      91

et m'endormis. Dans la soirée, on reçut l'ordre de se préparer et de se

rassembler. C'en était fini de notre tranquillité. On se mit en route pour

arriver de nuit dans un petit village.

On dormit dans une grange. Une messe de campagne était dite le lendemain

matin. On reçut l'absolution générale, ce qui signifiait que le combat allait

bientôt recommencer … La musique du régiment joua plusieurs heures durant

et, dans l'après-midi, notre compagnie fut renforcée par une centaine

d'hommes. Tous de jeunes soldats qui n'avaient encore jamais combattu. A la

tombée du jour, nous nous sommes recouchés dans notre grange. On fut

réveillés vers minuit. Du courrier était arrivé. Il y avait une carte pour moi;

je pris ma lampe de poche et la lus: «De la part de votre ancien camarade de

guerre, Auguste Zanger, qui a été très grièvement blessé par un obus sur les

hauteurs de Lorette, et qui se trouve dans cet hôpital. Infirmière Vortel. ..

hôpital de réserve de Schladern-an-der-Sieg, Rhénanie. »

Je fus très abattu par cette nouvelle car, depuis que nous avions été réunis

sur le front de l'ouest, Auguste représentait ce que j'avais de plus cher sur

terre, mis à part ma famille. Je ne retrouverais pas de sitôt un camarade aussi

bon, aussi fidèle. On dut partir en pleine nuit. Devant nous, assez loin encore,

nous entendions tonner le canon. On pouvait distinguer de temps en temps

des tirs de très gros calibre. Après plusieurs kilomètres, on passa devant une

pièce autrichienne de trente centimètres. Les obus énormes étaient chargés à

l'aide d'une grue; si l'on se trouvait à proximité, on était presque projeté au sol

lorsque le coup partait. Nous sommes arrivés à l'aube dans un village où se

trouvait un grand nombre de batteries allemandes en position. On nous fit

nous installer dans un champ de blé, juste devant le village. Personne ne

savait trop ce qui se passait.

Soudain, une salve d'artillerie partit violemment des batteries allemandes.

Un tir d'enfer se déclencha. Les sifflements et les explosions étaient terribles.

On entendait l'éclatement des obus résonner au loin. Nous reçûmes des

shrapnels russes en réponse, dont quelques-uns explosèrent au-dessus de

nous. Il y eut des blessés. On restait couchés au sol, nos sacs sur la tête. Les

jeunes soldats dont c'était le baptême du feu tremblaient comme des feuilles.

L'ordre d'avancer nous fut donné. Le tir d'artillerie russe se tut.

    Arrivés sur la hauteur, nous avons vu au loin, à presque six cents mètres, les

positions russes qui s'étiraient le long d'une lisière. On continua la progression

au pas de course, disposés en vagues d'assaut. La tranchée russe était

presque invisible, cachée par la fumée des obus et des shrapnels qui s'abattaient

sur elle. Elle sembla s'animer soudain: d'abord isolément, puis en plus

grand nombre, et enfin massivement, les fantassins accoururent vers nous,

les mains en l'air: ils étaient tout tremblants, à cause du violent tir d'artillerie

qu'ils avaient dû subir. Notre artillerie ajusta alors son tir vers la forêt et l'on

s'empara sans aucune perte de la tranchée russe. Tout autour de cette

position, le sol était labouré par les obus; et dans la tranchée gisaient de

nombreux soldats russes déchiquetés.                                                               92

    Le 41e régiment d'infanterie reçut l'ordre derester en réserve. Onse coucha,

tandis que d'autres bataillons allaient vers l'avant; nous entendîmes bientôt

des fusillades très vives, qui peu à peu s'éloignèrent. On se remit en marche

pour arriver à l'autre lisière de la forêt qui s'étirait le long d'un versant. La

plaine de Stroyi s'étalait devant nous. Les champs étaient recouverts de

vagues allemandes et autrichiennes qui continuaient à progresser. On voyait

parmi elles des colonnes de prisonniers russes reconduits vers l'arrière. Des

obus et des shrapnels explosaient un peu partout.

A l'arrière-plan, apparaissait la ville de Stroyi. Suite aux tirs d'artillerie,

plusieurs incendies s'étaient déclarés et de gigantesques colonnes de fumée

montaient au ciel. Les Russes résistaient avec opiniâtreté à droite de la ville.

Sur la gauche, ils avaient occupé un village qu'ils défendaient vaillamment.

Les lignes d'infanterie obliquèrent alors sur la droite et sur la gauche, pour

attaquer les Russes de côté. Notre régiment devait combler la brèche ainsi

créée. Il s'avança droit sur la ville. On fut violemment pris à partie par des

tireurs postés dans quelques usines et on fut obligés de s'enterrer. Plusieurs

de nos batteries prirent alors ces fabriques sous leur feu et les Russes se

retirèrent.

Je fus envoyé en patrouille, avec huit hommes, sous la conduite d'un officier,

voir si les Russes avaient évacué la ville. Une patrouille de hussards autrichiens

nous dépassa et pénétra dans l'agglomération. Plusieurs coups de feu

claquèrent bientôt, et les Autrichiens revinrent au galop. Un hussard fut

touché à quelques pas de nous et tomba sur la route, se fracassant la tête. Nous

sommes entrés prudemment en ville et avons constaté que les Russes avaient

disparu. Les habitants nous amenèrent des petits pains, des cigarettes et

autres présents. Ons'attendait à avoir au moins une journée de repos à Stroyi.

Mais non, dès que le régiment arriva, nous avons dû quitter aussitôt la ville,

nous déplaçant vers la gauche. On arriva dans une région très boisée. Nous

marchions sur une belle route, que l'on appelle là-bas la route de l'Empereur;

comme il faisait très chaud, et qu'il n'y avait nulle part la moindre goutte

d'eau, on souffrit beaucoup de la soif. On arriva finalement à un puits, qui se

trouvait juste au bord de la route, dans cette région perdue. TI était rond et très

profond. Tous s'y précipitèrent, dans l'espoir de se désaltérer. Mais lorsqu'on

vit le goudron jeté par les Russes surnager à la surface de l'eau, notre

déception fut terrible. De plus, deux os d'un cheval en décomposition émergeaient.

Bien qu'ayant marché toute la journée, nous n'avions vu le moindre

Russe. On arriva à nouveau dans une région riche, où les villages foisonnaient.

Je vis une petite ville au loin. Je pris une carte très précise de la région

(je l'avais enlevée à un adjudant mort) et me rendis compte qu'il s'agissait de

la ville de Zurawno, située au bord du Dniestr. Le Dniestr coule d'ouest en est.

Or, comme nous marchions du sud vers le nord, ce fleuve était pour nous un

obstacle dangereux. TI fallait s'attendre à ceque les Russes nous empêchent de

le franchir. On prit possession de Zurawno dans la nuit. On murmurait qu'il

allait s'agir de forcer à tout prix le passage du fleuve, le lendemain matin
       

           Passage du Dniestr                                                                        93

Un pont de bois traversait le Dniestr qui, à Zurawno, est large d'une

centaine de mètres; en se retirant, les Russes y avaient mis le feu. De l'autre

côté du fleuve, il y avait des prairies, sur une largeur de deux cents mètres,

puis une longue colline rocheuse de quatre-vingts mètres de haut; les

Russes y avaient installé trois tranchées, une au sommet, une autre creusée

à la dynamite dans le roc au milieu du versant, et la troisième au pied de la

colline. Caché derrière une haie, j'observais les positions russes avec les

jumelles du sous-officier. Il me parut impossible de traverser le fleuve sans

de terribles pertes. Et comme je n'avais nulle envie de mourir noyé ou de

« périr en héros », je pris la décision de m'esquiver, d'une manière ou d'une

autre. Je réussis à quitter la compagnie en douce, avec un camarade, Nolte,

natif de Rhénanie. On se cacha tous les deux derrière une maison, dans un

tas de bois, et on attendit que les choses se passent.

Vers huit heures du matin, l'artillerie allemande commença à arroser les

tranchées russes d'obus et de shrapnels de tout calibre. Depuis le coin de la

maison, je vis que le versant de la montagne occupé par les Russes ressemblait

à un véritable volcan. Des éclairs jaillissaient de tous côtés, des nuages

de fumée montaient vers le ciel. Bientôt, toute la colline disparut sous la

fumée. Quelques shrapnels russes éclatèrent à proximité et m'obligèrent à

quitter mon poste d'observation pour me mettre à l'abri derrière la maison.

Au bout d'une heure, le bruit des fusils se mêla au grondement des canons,

ce qui nous indiqua que l'infanterie venait d'attaquer. Comme l'artillerie

russe bombardait la petite ville de Zurawno sans interruption, je n'osai pas

quitter la protection de la maison pour suivre le déroulement du combat. Il

se passa encore une heure, puis la fusillade s'apaisa; et des colonnes de

prisonniers russes furent reconduites vers l'arrière.

   Nous sommes restés tous les deux en ville durant toute la journée et l'on

acheta un peu de nourriture aux quelques habitants qui s'y trouvaient. Les

troupes allemandes avaient sans doute beaucoup progressé ce jour-là, car le

grondement du canon s'était complètement dissipé le soir venu. Nous avons

passé la nuit dans une famille juive. On dormit dans la cuisine. On repartit

le lendemain matin à la recherche de notre compagnie, très curieux de

savoir comment l'attaque s'était passée pour nos camarades. Les pionniers                                               94

allemands avaient déjà reconstruit un pont sur le Dniestr, si résistant que

même les charges les plus lourdes pouvaient le franchir.

Sur l'autre rive se trouvaient çà et là des soldats allemands morts. On

était juste en train de les enterrer, les déposant dans des trous de protection

creusés par l'infanterie, avant de les recouvrir d'un peu de terre. «Qu'est-ce

que tu en penses, Richert? me dit mon camarade. Si on ne s'était pas

planqués, on serait peut-être parmi eux! » Depuis le pont, une route taillée

dans le roc menait au sommet de la colline devant nous. Sur la droite, au

bord de la route, les corps d'environ dix soldats allemands étaient étendus,

très proches les uns des autres. Certains sur le dos, les autres sur le ventre;

certains avaient le visage horriblement déformé et tenaient encore une

poignée d'herbe ou de terre, arrachée alors qu'ils combattaient contre la

mort. Je crus reconnaître parmi les morts un camarade de ma compagnie. Je

m'approchai de lui, pris son carnet de solde et m'aperçus que je m'étais

trompé, car il était d'une autre compagnie. Comme je me baissai pour

replacer le carnet dans sa poche, je vis des poux qui grouillaient sur ses

vêtements; ils venaient de quitter son corps froid et se réchauffaient au

soleil, installés sur ses habits. Sur chaque cadavre, c'était pareil.

On continua. Le spectacle des positions russes installées à flanc de coteau

était horrible à voir. Le sol était jonché de corps de soldats déchiquetés, de

morceaux de buissons arrachés, de rochers et de mottes de terre. Je vis aussi

des trous d'obus grands comme des pièces d'habitation, probablement

provoqués par le canon autrichien de trente centimètres.

On parcourut plusieurs kilomètres et nous avons vu alors, sur une petite

route parallèle, marcher un détachement d'une trentaine d'hommes, conduits

par un lieutenant. «Hé, attendez !- nous cria-t-il. Le lieutenant nous

demanda d'où nous venions, où nous allions. Nous lui répondîmes que nous

avions perdu notre compagnie mais que nous étions sur le point de la

réintégrer. «Je connais la chanson, vous êtes des sales tire-au-flanc, comme

toute cette bande l . nous hurla-t-il. On dut prendre place dans la colonne et

on se mit en marche. Le lieutenant nous amena à la compagnie dans la

soirée; elle était juste en train de creuser une tranchée en bordure de bois.

Je m'attendais à ce que nous soyons copieusement enguirlandés, mais ce ne

fut pas si terrible que ça.

On passa la nuit dans la tranchée. Je dus faire le guet aux avant-postes

avec deux autres, deux heures durant. J'appris par mes camarades que la

compagnie avait perdu une trentaine d'hommes lors du franchissement du

Dniestr.

Au lever du jour, je vis qu'un village se trouvait devant nous, à trois cents

mètres. Comme notre tranchée était dégarnie, on reçut des chasseurs

autrichiens en renfort. Quelques hommes furent envoyés chercher du café et

du pain à la cuisine roulante. Nous étions en train de boire notre café quand

soudain un violent tir d'artillerie russe se déclencha. C'était notre tranchée

leur objectif, et ils visaient juste. Leurs obus et leurs shrapnels éclatèrent     95

devant et derrière nous. Nous fûmes complètement surpris. Laissant tomber

nos gamelles, et saisissant nos fusils, nous nous sommes couchés au fond

de la tranchée. Comme les obus frappaient tout près, plusieurs hommes

furent ensevelis. Ils purent être dégagés presque indemnes. Un chasseur

autrichien qui se tenait allongé près de moi se leva pour voir ce qui se passait

devant. A peine avait-il levé la tête qu'il se mit à crier: «Les Russes

arrivent! »

Tous se levèrent. Je vis aussitôt plusieurs vagues d'assaut russes devant

le village, qui s'approchaient de nous en courant. On ouvrit un feu très

nourri. J'en vis tomber un certain nombre, mais de nouvelles vagues

d'assaut se formaient devant le village. On était confrontés à un adversaire

numériquement beaucoup plus fort que nous. A présent, l'artillerie russe

bombardait violemment notre tranchée aux shrapnels. Beaucoup d'entre

nous n'eurent plus le courage de tirer et se tapirent au fond de la tranchée.

D'autres furent touchés. Ainsi le chasseur autrichien qui se tenait à côté de

moi: il reçut une pleine charge de shrapnel dans la tête et mourut aussitôt.

Les Russes, qui progressaient toujours vers nous, étaient maintenant très

proches. Je vis alors un certain nombre de mes camarades escalader l'arrière

de la tranchée pour chercher leur salut dans la fuite. Commeje n'avais

guère envie de finir embroché par ces Russes à demi civilisés, je quittai

également la tranchée, suivi de mon ami le Rhénan. Les Russes nous

tirèrent copieusement dessus, mais en quelques bonds nous avons pu

atteindre le couvert de la forêt et échapper à leur vue. Par chance, le sol était

en pente, et nous étions donc à l'abri des tirs d'infanterie qui sifflaient

autour de la cime des arbres. Les shrapnels, dont les éclats s'abattaient

autour de nous, représentaient un danger beaucoup plus grand; en courant,

on s'efforçait d'arriver hors de leur portée.

Me retournant, je vis que tous les occupants de la tranchée suivaient,

hormis bien entendu ceux qui avaient été touchés. Les blessés qui n'arrivaient

plus à courir furent capturés par les Russes. On passa devant une

batterie d'artillerie de campagne. Son chef nous demanda ce qui se passait.

«Les Russes ont fait une percée », lui répondit-on. Il ordonna alors à sa

batterie de se déplacer pour reprendre le tir plus en arrière. Les tirs

d'infanterie cessèrent derrière nous, nous indiquant que les Russes avaient

arrêté de nous suivre. Mais sur notre droite, le combat faisait encore rage.

On entendait depuis le village le crépitement ininterrompu des fusils et des

mitrailleuses. Nous arrivâmes à la route qui franchit le Dniestr à Zurawno.

Cette route fut bientôt submergée par le flot des fantassins allemands

battant en retraite. L'artillerie russe la prit sous son feu, nous obligeant de

passer par les champs. Chacun allait commeil voulait et personne ne prêtait

plus attention aux ordres.

  C'est ainsi que je parvins, fatigué, essoufflé et trempé de sueur, sur la

colline rocailleuse où se trouvaient les anciennes positions russes. J'avais

bien l'intention de franchir le Dniestr le plus vite possible, pour mettre le    96

fleuve entre moi et les Russes. Mais le soldat propose et l'officier dispose!

Plusieurs officiers nous arrêtèrent et nous ordonnèrent de nous rassembler.

Je fis comme sije n'avais rien entendu, car j'avais vraiment très envie de me

sentir en sécurité de l'autre côté du pont. Mais lorsqu'un officier, le pistolet

levé, m'ordonna de m'arrêter sinon … il ne me resta plus qu'à me joindre aux

troupes rassemblées. On dut se mettre en ligne et s'enterrer au plus vite.

Nous avions pour mission d'arrêter les Russes lorsqu'ils arriveraient, jusqu'à

ce que les dernières troupes aient traversé le pont. « C'est nécessaire,

nous devons nous sacrifier pour nos camarades », tels étaient les ordres.

« Nom de Dieu! Ce coup-ci ça va mal», me dit un Bavarois couché à mes

côtés.

  Devant nous se trouvait une forêt, à cinq cents mètres. Les troupes qui se

trouvaient sur notre droite, et qui avaient été contraintes de reculer, en

affluèrent. Quelques soldats portaient des camarades blessés sur le dos. Je

vis aussi un hussard hongrois qui avait hissé un fantassin allemand grièvement

blessé sur un cheval, pour lui épargner la captivité.

Au bout d'une heure, seuls quelques blessés légers venaient encore de la

forêt; ils nous dirent que l'infanterie russe n'était plus très loin. Deux avions

russes bombardèrent le pont; depuis les hauteurs, nous vîmes les soldats

qui le traversaient soit se coucher, soit se disperser rapidement. Mais le pont

ne sembla pas avoir été touché et les masses de soldats en retraite recommencèrent

à déferler aussitôt les avions disparus. Nous étions toujours

tapis dans nos trous individuels, regardant avec appréhension l'orée de la

forêt. C'est alors que des obus se mirent à déchirer l'air. Un obus russe de

gros calibre éclata dans les champs non loin du pont. Ils se succédaient sans

arrêt, éclatant autour de ce passage vital, certains soulevant de hautes

gerbes d'eau dans le Dniestr. Depuis l'autre rive du fleuve, quelques batteries

allemandes se mirent à riposter. Leurs obus sifflaient par-dessus nos

têtes et explosaient dans la forêt, devant nous. Il n'y avait toujours pas de

Russes en vue. Soudain, la lisière de la forêt s'anima. La fusillade éclata et

les balles nous sifflèrent dangereusement aux oreilles. Les Russes sortirent

de la forêt, en nous canardant. On répondit par un feu roulant. Puis, on

entendit un ordre: « On se replie! Allez, allez! » On ne se le fit pas dire deux

fois. Chacun jaillit de son trou pour gagner la protection du versant. Un

soldat qui courait devant moi fut touché et s'écroula face contre terre en

criant; mais personne ne prit le temps de s'occuper de lui, encore moins de

l'aider. Tout le monde n'avait qu'une idée en tête: traverser le pont au plus

vite pour atteindre l'autre rive. Nous avons dégringolé, glissé et sauté sur la

pente raide de la colline, couru à travers quelques prairies pour rejoindre le

pont. Il avait été pratiquement détruit par les obus, mais malgré cela,

presque tous parvinrent à le franchir.

Lorsque les premiers fantassins russes se montrèrent, nous étions déjà à

l'abri des maisons de Zurawno. Nos pionniers firent alors sauter le pont.

Lorsque la nuit tomba, on quitta la petite ville pour gagner un village situé  97

à cinq kilomètres. Beaucoup de réfugiés de Zurawno nous accompagnèrent;

ils traînaient avec eux quelques objets de première nécessité. On rencontra

la cuisine roulante de notre compagnie devant le village, si bien que l'on put

calmer notre faim.

  De nouveaux éléments étaient encore arrivés d'Allemagne; ils furent

intégrés à la compagnie. Puis on nous lut quelques articles de règlement de

campagne, qui tous se terminaient par: Sera passible de forteresse … Sera

passible de la peine de mort … Rien que des punitions et toujours des

punitions. On ne procédait à la lecture de ces articles que pour mieux faire

sentir aux soldats leur impuissance et leur insignifiance face à leurs

supérieurs. Puis on dut former une ligne dans un chemin creux, à intervalles

d'un mètre, et nous enterrer. On se coucha ensuite dans les trous humides

pour dormir. Plusieurs soldats voulurent aller au village à la recherche de

bottes de paille, mais le capitaine le leur interdit. J'eus froid, malgré la tiède

nuit d'été: ma chemise était encore trempée de sueur et je n'en avais pas

d'autre pour me changer.

   Le jour suivant, on resta en position. On murmurait parmi les soldats que

les Russes devaient être attirés sur cette rive du fleuve. Les avions allemands

et l'artillerie devraient alors détruire les passages dans le dos de

l'ennemi; mais les Russes étaient trop malins pour tomber dans le piège.

Seuls quelques petits détachements prirent pied sur notre rive. Le gros de

leurs troupes reprit position dans les trois tranchées superposées, sur les

hauteurs rocheuses, au-delà du fleuve. Des patrouilles envoyées aux avant postes

firent quelques prisonniers russes. Ils appartenaient à un régiment

de la garde. C'étaient tous des hommes très grands, très robustes, nous

ressemblions à des enfants à côté d'eux. Hormis quelques coups de feu

échangés entre patrouilles, la journée se déroula tranquillement. Quelques

colonnes de fumée nous indiquèrent que des incendies avaient éclaté; dans

la nuit, la petite ville semblait une mer de flammes. Une vision belle et

horrible à la fois. Le ciel était rouge-sang. On resta couchés dans nos trous

toute la nuit ainsi que le jour suivant
 

        Nouvelle offensive, juin-juillet 1915                                                98

Lorsque la nuit tomba, on reçut l'ordre de se préparer. En dix minutes à

peine, notre bataillon se tint sur la route, prêt à partir. Les munitions furent

vite recomplétées. Chacun reçut aussi une boîte de viande et un sachet de

biscuits, au cas où nous perdrions le contact avec la roulante. En avant,

.marche l Et on partit. Les cinq kilomètres qui nous séparaient de Zurawno

furent vite avalés. Presque toute la ville avait brûlé. Le feu couvait encore

sous les décombres et une répugnante odeur de brûlé était omniprésente. On

avança jusqu'à la rive du Dniestr pour s'enterrer dans les jardins potagers

situés en bordure du fleuve. Il nous sembla bientôt entendre quelque chose

sur l'eau. On ne pouvait rien voir mais on entendait des coups étouffés et des

bruits de rames. Nos sapeurs étaient en train de construire deux passerelles

sur le fleuve. 'Ils assemblaient de gros madriers à l'aide de câbles et de

crochets. Des poutres furent placées sur chaque rive, auxquelles on attacha

la passerelle, pour éviter qu'elle ne balance trop.

Le franchissement commença à minuit. Le premier bataillon passa en

premier, puis ce fut notre tour. Pour ne pas trop peser sur cette passerelle

très instable, on nous fit avancer à intervalle de quatre pas. En plus, il se mit

à pleuvoir et il faisait si sombre qu'on voyait à peine la silhouette de celui qui

nous précédait. Nous devions tâter le terrain avant chaque pas pour bien

rester sur la passerelle et ne pas tomber dans le fleuve. Au milieu, elle

s'abaissait tellement sous l'effet de notre poids, que nos bottes se remplirent

d'eau. Tous furent soulagés de sentir la terre ferme de l'autre rive sous leurs

pieds. Un adjudant nous accueillit et dit à chacun de se rendre sur la droite

et de former une ligne. On se coucha sur les galets de la rive, attendant les

ordres. Les Russes, qui occupaient exactement les mêmes positions sur la

colline que lors de notre premier franchissement, tirèrent durant toute la

nuit en direction du fleuve. Mais leurs balles passèrent presque toutes au dessus

de nous.

  Lorsque tout le régiment fut passé, on nous ordonna d'avancer doucement,

de nous coucher et de nous enterrer dès que nous serions pris à partie. Les

prairies sur lesquelles nous avancions, entre le fleuve et la première

tranchée russe, ne s'étendaient que sur une largeur de deux cents mètres.

Les Russes eurent tôt fait de nous repérer et pan, pan, pan, quelques coups   99

de feu nous furent adressés. Je me jetai au sol, saisissant ma pelle pour

recommencer mon travail de taupe. Il faisait si noir que je ne pouvais même

pas voir mon voisin. J'entendis alors une voix appeler doucement: « Richert,

viens ici! on se fait un trou tous les deux!" C'était mon ami de Rhénanie qui

m'appelait. J'avais à peine fait trois pas que je trébuchai dans le noir dans

un trou. En tâtonnant dans l'obscurité, je vis qu'il s'agissait d'un trou de

protection datant de notre premier franchissement. J'appelai alors le Rhénan.

Comme le tir des Russes devenait très nourri, on fut tout heureux de se

trouver dans un abri correct. Un cri suivi de râles nous indiqua qu'un

homme venait d'être touché à proximité. Tous se firent passer le mot:

« Infirmiers sur la gauche! » Deux brancardiers arrivèrent bientôt. Mais ils

n'eurent plus besoin de s'occuper de cet homme, qui était déjà mort. C'était

un jeune volontaire originaire de Prusse orientale. Les tirs russes se

calmèrent. Nous avons agrandi notre trou de façon à pouvoir nous y coucher

parallèlement à la position russe. Bien nous en prit car, le lendemain matin,

plusieurs hommes furent blessés aux jambes par des balles russes tirées de

la tranchée supérieure. En voyant, le matin venu, tous ces petits monticules

de terre si près de leurs tranchées, les Russes ripostèrent immédiatement.

Le petit tas de terre situé devant notre trou reçut plusieurs balles, qui

projetèrent en l'air la terre fraîche. Mais nous étions très bien protégés tous

les deux, et il était impossible de nous atteindre.

   Certes, lorsque l'artillerie russe se mit à tirer, notre situation devint plus

inconfortable. Trois Lorrains s'étaient enterrés dans le fossé au bord de la

route. Un obus éclata dans leur trou, projetant dans les champs leurs corps

déchiquetés. Une vision répugnante. Dans notre dos, notre artillerie ne se

signalait toujours pas. Vers huit heures du matin, elle tira son premier coup

de canon. C'était le début d'un feu roulant qui allait marteler les positions

russes pour préparer notre assaut. Soudain, un bruit terrible déchira l'air.

Toutes les batteries allemandes de tout calibre se mirent à bombarder la

colline. Les explosions, les grondements faisaient trembler la terre. Couchés

sur le sol, on ressentait très nettement l'impact des obus. Quels sifflements

sur nos têtes! On repérait les petits calibres à leur tching boum caractéristique:

tir, vol et explosion en quelques secondes. Les obus de moyen calibre

se signalaient par un teh … assez long durant leur trajet, tandis que les gros

calibres arrivaient en sifflant à grand bruit tch.ch.ch. Je levai un peu la tête

pour voir ce terrible spectacle. Toute la colline ressemblait à une montagne

crachant le feu; les obus éclataient partout. Ils projetaient en l'air des

buissons, des morceaux de roc, de la terre. Quelques éclats et des mottes de

terre arrivèrent jusqu'à nous.

   Partout, je vis nos fantassins lever la tête pour regarder ce spectacle

épouvantable. Certains se tenaient à demi relevés, offrant ainsi de belles

cibles aux Russes. Mais ceux-ci, exposés sans défense à cette grêle d'acier, 

étaient sans doute tapis sur le sol de leurs tranchées, morts de peur. Au bout

d'une demi-heure, la première tranchée russe, celle qui s'étendait au pied de      100

la colline, s'anima. Tentant de se frayer un chemin parmi les explosions

d'obus, tous les survivants de la tranchée coururent vers nous, les mains en

l'air. La peur les avait presque tous rendus blancs comme des linges et ce

qu'ils avaient enduré les agitait encore de violents tremblements. Nous

avons dû les rassembler et les faire se coucher derrière nos abris, sur les

prairies, pour les protéger des tirs d'artillerie russe qui nous étaient adressés

de temps en temps. Les occupants de la tranchée supérieure cherchèrent

leur salut dans la fuite. Seule restait à conquérir la tranchée du milieu, qui

courait le long du versant.

« Préparez-vous, baïonnette au canon !» tel fut l'ordre que l'on dut se

transmettre d'homme à homme. On posa tous nos sacs, avant de mettre la

baïonnette en place; pour ma part j'inversai ma pelle dans sa gaine, glissant

le manche en premier, de façon à être mieux protégé contre une éventuelle

blessure au ventre. L'artillerie allemande déplaça son tir vers l'avant.

L'ordre claqua: «A l'assaut, en avant, en avant l . Tous jaillirent hors de

leurs trous, attaquant les tranchées russes au pas de charge, poussant le cri

de guerre, « hourra », Mais notre artillerie avait fait le plus gros du travail.

Nous ne rencontrâmes que très peu de résistance. Dans la tranchée du bas

il n'y avait plus que des morts et des blessés.

    Quelques coups de feu partirent de la tranchée du milieu; une de ces

balles fracassa le genou de notre capitaine. Le même homme qui avait traité

des blessés gémissants de « femmelettes» et de « lâches poltrons» criait et

gémissait à présent comme un possédé. Même avec la meilleure volonté, il

ne m'inspirait pas la moindre pitié. Ensuite, nous avons escaladé la pente de

la colline. Quelques Russes de la tranchée du milieu voulurent s'enfuir et

cherchèrent à grimper aussi vite que possible, mais ils furent abattus

comme des lapins pour dégringoler à nouveau dans la tranchée.

Lorsque nous arrivâmes à ladite tranchée, tous les survivants levèrent les

bras en l'air. Ils furent conduits en bas, vers les autres prisonniers. D'autres

encore vinrent d'au-delà de la tranchée, pour se rendre. Ils auraient pu

facilement s'échapper, mais ils choisissaient la captivité, plutôt que de

continuer à combattre plus longtemps. Nous nous frayâmes un chemin vers

le sommet à travers des buissons déchiquetés et des trous. Le régiment se

rassembla. D'en haut, nous avons vu les prisonniers russes traverser le

fleuve, pour aller vers l'arrière. Ils étaient certainement plus heureux que

nous; pour eux, le massacre était terminé.

   Le 2e bataillon dut ensuite progresser lentement, formé en vagues d'assaut.

Quelques patrouilles furent envoyées en reconnaissance. Les 1er et 3e

bataillons suivaient, regroupés. Sur notre gauche et notre droite, d'autres

régiments avançaient aussi. Nous n'avons rencontré aucune résistance

durant toute la journée. De temps en temps, quelques Russes isolés sortaient

des buissons et des champs de blé, où ils étaient restés cachés, pour

se rendre. Nous avons passé la nuit dans le village d'où nous avions été

précédemment délogés par les Russes, lors de notre première attaque. Les      101

trois jours suivants, nous n'avons pas vu un seul Russe. A en juger d'après

la carte, on devait se rapprocher de la petite ville de Rohatin.

Un matin, comme on se trouvait sur une hauteur couverte de blé, on reçut

l'ordre d'aller occuper un moulin à eau en contrebas. A deux kilomètres sur

notre gauche se trouvait Rohatin. Nous nous sommes approchés du moulin,

en tirailleurs. Quelques shrapnels nous furent alors adressés, et il y eut

aussitôt des blessés. Tous se mirent alors à courir vers le moulin, à la

recherche d'un abri. Je me jetai avec quelques camarades dans une remise

à bois; d'autres entrèrent dans la maison ou dans les dépendances. La

batterie russe prit le moulin sous son feu. Quatre shrapnels arrivèrent en

sifflant. Tous éclatèrent autour et au-dessus du moulin. Les bâtiments en

bois, au toit de chaume, ne nous offraient que peu de protection. Un shrapnel

éclata juste au-dessus du hangar et blessa quatre hommes. Parmi eux mon

ami de Rhénanie, qui reçut un éclat en travers de la cuisse. Je lui entaillai

son pantalon pour enrouler ses deux paquets de pansements autour de la

blessure. Puis je le transportai dans la pièce de séjour, aidé d'un camarade;

on y était un peu plus à l'abri.

  Cette pièce était pleine de soldats, accroupis sur leurs sacs, le long des

murs. La tension et la peur étaient gravées sur chaque visage, car personne

ne savait à qui serait destinée la prochaine salve. A présent, deux obus

succédaient à chaque couple de shrapnels et s'écrasaient au sol. Un soldat

du nom de Spiegel, qui se tenait dans un coin de la pièce, se leva et sortit pour

uriner. Un obus éclata au même moment, faisant un grand trou dans le mur.

Des éclats, des bouts de bois, et le sac du soldat Spiegel volèrent au plafond.

Toute la pièce se remplit d'une puante poussière de poudre. Le sac de Spiegel

et ses gamelles étaient complètement déchiquetés et pulvérisés. Lorsqu'il

revint dans la pièce et qu'il aperçut ses affaires, il devint tout pâle. Et comme

un soldat lui dit qu'il devait sa vie à un heureux hasard, Spiegellui répondit:

« J'ai une mère à la maison qui chaque jour prie pour mois Au même

moment arrivèrent quatre nouveaux projectiles. L'un d'eux éclata dans la

cour, les autres derrière le moulin. La nervosité allait croissant. Plusieurs

soldats passèrent leurs sacs, mais où aller? Il Y eut soudain un bruit

terrible. J'allai vite à la fenêtre pour voir ce qui se passait. Je vis un énorme

nuage de fumée s'élever derrière la grange, tandis que des mottes d'herbe et

de terre étaient projetées alentour. Un obus de gros calibre venait d'exploser.

Un autre le suivit de près. Il passa au-dessus du moulin et explosa dans

un étang situé juste derrière celui-ci. Une énorme gerbe d'eau s'éleva. Le

troisième obus explosa entre le corps d'habitation et la grange. Dans la plus

grande panique, tout le monde courait en tous sens; mais où aller? Nulle

part on était en sécurité.

   On reçut alors l'ordre d'évacuer d'urgence le moulin. Nous avons dû longer

le torrent, camouflés par des aulnes et des saules, en direction d'un village

situé à quelques centaines de mètres, en emportant nos blessés. Les Russes

bombardèrent le moulin jusqu'au soir, jusqu'à ce qu'il ait entièrement pris              102

 

feu, bien qu'il n'y ait plus là-bas un seul de nos hommes. Nous avons passé

la nuit dans le village. Pour ma part, je m'endormis sur une botte de paille,

derrière une cabane. Nous avons repris la marche avant le lever du jour en

direction d'un village, situé à trois kilomètres sur notre droite.

Sur une place de ce village se trouvait tout un tas de cartons. L'infanterie

russe avait sûrement reçu des munitions à cet endroit. Je me rendis dans

une maison pour acheter des œufs. J'eus la chance de pouvoir m'en procurer

une douzaine. La femme me fit aussi bouillir un litre de lait; bien entendu

je la payai. Une bonne demi-heure passa. Entre-temps, ma compagnie avait

progressé jusqu'à l'autre côté du village, où elle avait été accrochée par les

Russes. Une vive fusillade s'était soudain déclenchée dans ce matin tranquille.

Sur ces entrefaites je vis plusieurs de nos fantassins repasser dans le

village en sens inverse. Je leur demandai par la fenêtre ce qui se passait. Ils

ne le savaient pas eux-mêmes, mais reprirent leur course. Je bus vite mon

lait et mis le reste des œufs dans ma musette. De plus en plus nombreux, les

soldats battaient en retraite. Je me joignis à eux, ne sachant toujours pas ce

qui s'était vraiment passé.

   Nous avons couru le long d'un vallon jusqu'à un torrent. On se remit en

position dans le lit asséché de celui-ci. En quelques instants, toute la

compagnie se retrouva là. Quelques hommes manquaient. Ils avaient certainement

été tués ou blessés dans le village. Vers midi, nous avons aperçu

quelques Russes en bordure du bourg. Au premier coup de feu, ils disparurent

vite derrière les maisons. L'après-midi, nous avons entendu sur notre

droite un violent tir d'artillerie, interrompu par le crépitement des fusils et

des mitrailleuses. Le soir venu nous avons appris que les nôtres avaient

réussi à percer le front russe. Nous avons passé la nuit sur le lit asséché du

torrent, pour repartir le lendemain matin, l'estomac vide, sans avoir rien vu

de la cuisine roulante. Quant à moi, j'avais la chance d'avoir encore trois

oeufs dans ma musette; ils me firent le plus grand bien. Au bout de quelques

kilomètres, on nous fit remonter une large vallée dont le centre était couvert

de joncs sur une largeur de près de cinq cents mètres. De notre côté se

trouvaient plusieurs fermes isolées. Comme nous nous approchions de la

première, nous avons entendu des sifflements d'obus et plusieurs shrapnels

explosèrent. Je courus me mettre à l'abri derrière le tronc d'un saule. Les

autres soldats s'élancèrent derrière les maisons. Un shrapnel arracha

plusieurs branches de l'arbre sous lequel je me trouvais, si bien que je

ressentis une drôle d'impression. J'entendis alors les ordres: « Le deuxième

peloton rejoint les maisons situées sur la gauche à deux cents mètres.»

J'appartenais à ce peloton.

   Dès que les premiers se mirent à courir vers ces maisons, ils furent

accueillis par des tirs d'infanterie provenant de l'autre côté de la vallée. En

scrutant l'autre versant, je découvris un long remblai de terre qui longeait

un champ de blé dominant les joncs: la position russe. Je pris la décision de

rester derrière mon saule, et de m'enterrer. A peine avais-je donné quelques     103

coups de pelle que notre adjudant, qui se tenait derrière une maison,

m'ayant vu, se mit à crier: « Richert, rejoignez tout de suite votre peloton! »

Je courus aussi vite que je le pus à travers champs, en direction des deux

maisons. Les balles me sifflèrent aux oreilles. L'une d'elles frappa le sol juste

devant moi, si bien que je partis aussitôt en vol plané. A quelques pas de là,

le corps d'un soldat gisait à terre. Je parvins sain et sauf à l'abri des maisons.

Comme les balles russes traversaient les cloisons de bois et les toits de

chaume, nous fûmes obligés de nous enterrer. Nous sommes restés dans nos

trous jusqu'à la tombée de la nuit. Le soleil avait tapé toute la journée et

nous souffrions beaucoup de la soif. Un torrent coulait à une centaine de

mètres à peine. Mais aller chercher de l'eau représentait un danger terrible,

et personne n'eut ce courage. A la tombée de la nuit, nous avons dû

construire un passage au-dessus du torrent, puis avancer dans les roseaux

et nous enterrer à deux cents mètres de la position russe. C'était plus vite dit

que fait. Le moindre trou se remplissait aussitôt d'eau, et il était hors de

question de creuser une tranchée. J'amassai donc le plus de vase possible,

avec laquelle je confectionnai un petit remblai pour me protéger un peu.

Nous avons passé la nuit dans les roseaux humides. Je finis malgré tout par

m'endormir. Vers le matin, le froid me réveilla. J'étais couché dans l'eau.

Presque tout le monde était dans le même cas. Les Russes avaient en effet

construit un barrage en aval, provoquant la montée de l'eau autour de nous.

De temps à autre, pendant la nuit, des coups de feu partaient de la tranchée

russe.

     Au petit jour, j'entendis un camarade annoncer que les Russes faisaient

des signes, comme pour se rendre. Je levai la tête au-dessus des roseaux.

C'était vrai; les Russes agitaient leurs casquettes et des mouchoirs blancs.

Mais comme toute cette affaire ne nous inspirait guère confiance, quelques

hommes furent envoyés en éclaireurs. Quand ceux-ci arrivèrent devant la

position russe, ses occupants, une vingtaine, sortirent de la tranchée pour se

rendre. Ils avaient été laissés en arrière, pour faire diversion et permettre la

retraite du gros des troupes. Des morceaux de pain traînaient çà et là dans

leur tranchée, que nous avons dévoré avidement. Beaucoup de soldats

arrachèrent des épis de blé, les écrasèrent et, après avoir soufflé la paille,

mangèrent les grains, pour un peu calmer leur appétit. Plusieurs patrouilles

furent dépêchées pour reconnaître les environs. Je fus envoyé avec deux

autres dans un village à un kilomètre de là, voir si les Russes l'avaient

évacué. On s'approcha prudemment à travers le champ de blé, courbés en

avant. La rosée nous trempa. Arrivés en bordure du champ, nous nous

sommes couchés pour observer le village, à deux cents mètres de là. De la

fumée sortait de plusieurs cheminées, mais pas le moindre Russe en vue.

Nous avons couru aussi vite que possible jusqu'à la première maison, d'où

nous avons observé la rue principale, qui était très sale, sans voir la moindre

trace de Russe. Une porte s'ouvrit alors, et une femme sortit. Deux seaux

pendaient à un bâton qu'elle portait sur l'épaule. Elle s'approcha du puits à    104

balancier qui se trouvait près de nous. Nous nous appuyions contre le mur

et ce n'est qu'en voulant remonter ses seaux qu'elle nous aperçut. Elle

sembla terrifiée, poussa un cri comme si elle pendait déjà à nos baïonnettes,

et laissa tout tomber; elle courut comme une dératée vers sa maison et

ferma la porte qu'elle verrouilla à double tour.

    Je m'approchai alors de la maison, la contournant pour rejoindre la porte

de derrière car nous aurions aimé savoir si les Russes étaient encore dans le

village. A peine avais-je mis la main sur la poignée que la porte s'ouvrit.

Sans aucun doute, cette femme voulait s'enfuir tenant son enfant dans ses

bras. Dès qu'elle me vit, elle tomba à genoux de terreur, tenant l'enfant à

bout de bras. Elle me dit quelque chose dans sa langue, me priant probablement

de l'épargner au nom de son enfant. Pour la tranquilliser, je me mis à

lui tapoter gentiment l'épaule, à caresser l'enfant et à lui faire le signe de

ctoix, lui faisant comprendre que moi aussi j'étais catholique. Puis, montrant

mon fusil,je remuai la tête pour lui signifier que je ne lui voulais aucun

mal. Comme elle était heureuse à présent! Elle me raconta alors des tas de

choses, dont je ne compris pas un traître mot.

Je fis entrer mes deux camarades. Elle nous donna du lait, du pain et du

beurre. Ce fut fort bon! Je lui demandai ensuite « Moskali ?» montrant la

direction du village. Elle alla vers la pendule de la pièce, m'indiqua douze

heures, faisant de la main le geste de partir. Nous savions à présent que les

Russes avaient quitté le village à minuit.

Je me rendis derrière la maison, et après être monté sur un tas de terre,

je mis mon casque sur ma baïonnette, puis agitant mon fusil, fis comprendre

à la compagnie qu'elle pouvait venir. Nous pénétrâmes tous ensemble dans

le village. On y fit une halte et, les fusils disposés en faisceaux, on attendit

la cuisine roulante. Des jeunes filles et des femmes venaient de tous côtés,

nous apportant du lait bouilli, du pain et autres vivres. Elles fixèrent aussi

des fleurs à nos casques et à nos fusils. Nous étions très étonnés, car nous ne

voyions généralement que peu de visages amicaux à notre arrivée, dans les

villages de Galicie. Comme nous devions l'apprendre, les Russes avaient

violé plusieurs femmes avant leur départ. C'est pourquoi elles nous considéraient

comme leurs libérateurs.

La cuisine roulante arriva enfin. Elle avait préparé du bon riz et de la

viande de boeuf ainsi que quelques poulets; et en fin de compte, à force de

trop manger, nous avons tous attrapé des maux de ventre.

L'après-midi, les effectifs furent recomplétés, surtout par des Lorrains. Ils

avaient été retirés du front occidental, car les déserteurs étaient de plus en

plus nombreux dans leurs rangs. Il y avait également quelques ressortissants

de Prusse orientale. Mon bon camarade, le théologien Hubert Weiland,

qui avait été légèrement blessé le 4 mai dans les Carpathes, était

parmi eux. Nous eûmes beaucoup de plaisir à nous retrouver; il ne rencontra

pas beaucoup d'anciens camarades dans la compagnie. La plupart

étaient morts, blessés ou malades. Lors de la répartition en compagnies          105

nous avons prié l'adjudant de nous affecter dans le même groupe, ce qu'il fit.

Dans notre groupe se trouvait encore un jeune professeur et aussi un riche

étudiant, fils de propriétaire terrien, tous deux originaires de Prusse orientale.

Le groupe était dirigé par un sous-officier lorrain, du nom de Hiller.

Après avoir passé la nuit dans le village, nous sommes repartis tôt le

lendemain matin.

Le soir venu, nous nous sommes arrêtés pour deux jours dans une forêt.

Nous avons enfin pu nous reposer. Et nous quatre sommes bientôt devenus

très bons camarades.

On repartit le 30 juin au matin. Nous avons rencontré de petits détachements

de Russes qui battirent vite en retraite. Nous avons fait prisonniers

plusieurs de leurs blessés. Le matin du l " juillet 1915, nous nous sommes

installés sur une hauteur. Il nous était interdit de nous montrer. Nous

sommes donc restés couchés à couvert, jusqu'à midi. J'étais très curieux de

savoir ce qui se passait devant nous; je rampai jusqu'au tronc d'un énorme

charme, pour observer la région à la jumelle. Juste devant moi se trouvait

une vallée, traversée par un village très étiré, un torrent et une voie ferrée ;

sur l'autre versant je remarquai une deuxième ligne de chemin de fer, reliée

à la première et menant dans une vallée secondaire. Je pris ma carte et pus

assez rapidement déterminer notre position.

Le village s'appelait Liftira Gorna, le torrent la Zlota Lipa. Quelques

champs d'avoine s'étiraient sur le versant opposé, parmi quelques talus

couverts de broussailles. J'aperçus quelque chose qui me remplit d'effroi: un

remblai de terre fraîchement retournée, partiellement caché par les broussailles;

c'était la position russe. Sûrement un assaut en perspective avec

toutes les chances d'être tué. Je retournai en rampant vers mes camarades

pour leur raconter ma découverte. Tous furent très abattus, surtout les

jeunes soldats qui n'avaient pas encore connu le feu. Aucune trace de

courage ou d'intrépidité, dont il était pourtant question tous les jours dans

les livres et les journaux.

      Combats de la Zlota Lipa, pr_2 juillet 1915                                       106

Dans l'après-midi du 1erjuillet, nous avons reçu l'ordre de nous mettre en

route. Notre mission était de progresser si possible sans nous faire voir dans

la vallée, puis de nous rassembler à l'abri du talus de chemin de fer. Par

chance, un gros mamelon couvert d'épaisses broussailles s'étirait vers la

vallée, sur notre droite. Nous avons pu ainsi atteindre le talus sans être vus

des Russes. Par contre, les compagnies qui devaient atteindre la voie de

chemin de fer sur notre gauche eurent plus de difficultés que nous, car elles

devaient dévaler des champs à flanc de coteau, complètement à découvert.

Chacun courait comme il voulait. Dès que les premiers apparurent au

sommet, les Russes ouvrirent un feu violent. Bientôt tout le versant fut

recouvert de soldats courant vers le fond de la vallée. On voyait très

nettement les impacts des balles, qui soulevaient de petits nuages de

poussière en frappant le sol. Mais sur les trois compagnies, seuls une dizaine

d'hommes furent touchés.

Les Russes commencèrent alors à bombarder aux shrapnels le talus de

chemin de fer. On fut obligés de creuser des trous dans la pente pour mieux

s'abriter. Weiland et moiécrivîmes des cartes à nos chers parents. Mais nous

n'eûmes pas l'occasion de les donner cejour-là à la cuisine roulante. Le soir

venu, nous avons dû progresser vers le talus de la ligne de chemin de fer. Là

aussi nous avons eu la chance de pouvoir avancer à couvert, protégés par des

buissons le long d'un petit ruisseau. Comme le soleil avait disparu à

l'horizon, je crus que nous allions passer la nuit derrière le talus, et que

notre attaque aurait lieu le lendemain matin. Mais je me trompais.

Notre artillerie tonnait; les projectiles passaient en sifflant au-dessus de

nous avant d'exploser sur les positions russes, là-haut. De nombreux éclats

étaient projetés jusqu'à nous. «En avant !» cria notre commandant de

régiment depuis le premier talus. Ce mot me fit trembler d'effroi; tout le

monde savait qu'il représentait l'arrêt de mort d'un bon nombre d'entre

nous. Je craignais par-dessus tout une blessure au ventre, car dans ce cas les

malheureux vivent encore de un à trois jours, jusqu'à ce qu'ils expirent dans

d'horribles douleurs. Les chefs de compagnies donnèrent leurs ordres:

« Baïonnette au canon! A l'assaut! En avant! En avant! » Tous se mirent à

courir vers le sommet: Durant un moment, on fut couverts par les buissons.

Mais un feu d'enfer nous accueillit quand on arriva à découvert. Il y eut des   107

cris çà et là. Un soldat qui courait devant moi jeta soudain ses bras en l'air

et culbuta en arrière. Je voulus le retenir dans sa chute avec un bras, mais

il manqua de m'entraîner.

Les cris des blessés étaient horribles à entendre. Des blessés légers

couraient à toute allure se mettre à l'abri du talus. On continuait à progresser

malgré tout. Au crépitement des tirs d'infanterie se mêlaient de plus les

rafales des mitrailleuses russes. Des shrapnels explosaient au-dessus de

nos têtes. J'étais dans un tel état de fébrilité que je ne savais plus ce que je

faisais. Epuisés, à bout de souffle, nous sommes arrivés devant la position

russe. Ils évacuèrent alors leur tranchée et se mirent à escalader la colline,

pour gagner la forêt toute proche. Mais la plupart d'entre eux furent abattus

avant de l'atteindre. On continua à avancer jusqu'à la lisière du bois; là on

se coucha pour reprendre notre souffle. Le soir tombait peu à peu; les tirs

cessèrent. Seuls quelques obus allemands passaient encore en sifflant,

avant d'exploser dans la forêt.

Soudain, des coups de feu furent tirés depuis une avancée de la forêt, sur

notre gauche. Zing, zing, les coups claquèrent à proximité. Une clameur

résonna et je pus voir, dans l'obscurité, les Russes venir à notre rencontre,

la baïonnette au canon. Comme ils nous attaquaient sur le côté, la plupart

d'entre nous ne purent tirer aussitôt sans risquer de toucher les camarades

agenouillés ou couchés devant eux. Certains d'entre nous se retirèrent.

Après avoir tiré quelques coups de feu, je m'esquivai aussi. Les Russes

s'étaient couchés en position et les deux camps se mitraillaient à une très

faible distance. A l'abri d'un buisson, j'attendais le cours des événements.

Bien qu'entre-temps la nuit soit tombée, on discernait très distinctement les

environs. Plusieurs soldats passèrent en rampant près de moi avant de

s'éclipser vers l'arrière.

     La fusillade durait toujours, perdant toutefois peu à peu de son intensité.

J'entendis alors des pas devant moi: un soldat glissa le long du buisson avant

de s'asseoir en râlant à côté de moi. «Tu es blessé, camarade ?» demandai-je.

il me répondit dans un soupir: « Oui, le bras et la poitrine me font très mal. »

Je l'éclairai avec ma lampe de poche et vis qu'il avait une profonde entaille au

cou, d'où coulait son sang. « Ce n'est pas grave, dis-je, c'est une éraflure au

cou. » Il me répondit qu'il ne sentait rien au cou, mais qu'il avait mal au bras

droit et à la poitrine. Après avoir pansé son cou à l'aide de mon petit paquet

de pansements, je voulus l'aider à descendre la colline. Mais il n'avait plus la

force de marcher. Je remarquai alors que son bras droit pendait, inerte. Je

l'éclairai à nouveau; je vis alors l'impact de la balle, sur le haut de son bras

droit. Il avait été transpercé et la balle avait pénétré dans la poitrine à

travers les côtes. Plusieurs soldats nous dépassèrent en courant. Je leur criai

de m'aider à porter le blessé, mais ils continuèrent de courir. Un autre arriva

quelques instants plus tard et, sans hésiter, se montra prêt à m'aider.

On assit le blessé sur mon fusil, l'un tenant fermement la crosse, l'autre le

canon. Le blessé passa son bras valide autour de mon cou, et nous voilà     108

descendant la colline dans cet équipage. Mais on n'arriva pas bien loin. On se

mit à glisser sur la pente abrupte et on s'affala sur le sol, le blessé y compris.

Je dis au soldat de porter mon sac et mon fusil; avec son aide, je pris le blessé

sur mon dos et le portai aussi longtemps que mes forces le permettaient. Puis

on changea les rôles. Ainsi on put atteindre le village. Je demandai à un

brancardier, que je reconnus dans l'obscurité à son brassard blanc, où se

trouvait le médecin. «La troisième maison à gauche, c'est le dispensaire. » On

s'y rendit et on y laissa notre blessé, mais on ne fit pas de vieux os dans cet

endroit, tant les râles et les lamentations nous retournèrent les sangs. «Où

est-ce qu'on peut bien aller?» me demanda mon camarade. Pour tout dire,

j'aurais bien volontiers passé la nuit dans une grange, mais je ne me sentais

pas tranquille. Je ne savais rien du sort de Weiland et des autres camarades

de Prusse orientale. On partit donc à la recherche de la compagnie.

   Chemin faisant, on rencontra un soldat qui avait été touché au talon. Il

s'était traîné jusqu'ici, mais était à présent incapable d'avancer tant il avait

perdu de sang. On le transporta au dispensaire. Le blessé que nous avions

amené juste auparavant gisait sans connaissance sur la paille et sa fin

semblait proche. Il était plus de minuit à présent. On repartit à la recherche

de notre compagnie. On la retrouva derrière le talus de chemin de fer d'où

était partie notre attaque. Les soldats étaient couchés ou assis là, dans la

nuit, endormis ou hagards. Je longeai le talus en demandant à tout le

monde: «Est-ce que Weiland est là?» J'arrivaijusqu'à la compagnie voisine,

mais ne pus mettre la main sur Weiland. Un soldat me dit alors qu'il l'avait

vu s'effondrer, mais qu'il ne pouvait dire s'il était mort ou grièvement blessé.

La nouvelle m'accabla profondément. Je serais volontiers parti à sa recherche,

mais cela n'avait guère de sens, d'abord parce qu'il faisait nuit et

ensuite parce que les Russes, aux dires de nos patrouilles, avaient retrouvé

leurs positions. Les morts et la plupart des blessés graves se trouvaient aux

mains des Russes. Je rencontrai alors mon autre camarade, l'étudiant de

Prusse orientale. Il me dit que le jeune professeur avait reçu un coup au

visage, qui lui avait fait sauter quelques dents et blessé la langue. Ainsi

notre groupe de quatre bons camarades ne comptait donc que deux rescapés.

Notre chef de groupe, le sous-officier Hiller, manquait lui aussi à l'appel. La

compagnie avait beaucoup souffert.

    Le commandant de compagnie était assis dans les parages; il s'entretenait

avec un jeune lieutenant qui venait de rejoindre la compagnie. J'entendis

ce dernier dire que c'était sans doute la dernière nuit de sa vie, puisque

son peloton devait monter à l'assaut. Le commandant, un jeune d'à peine

dix-neuf ans, en uniforme de chasseur, soupirait lui aussi. La perspective de

la journée à venir ne le réjouissait pas non plus. Je pris la décision de ne pas

participer à cette attaque, par quelque moyen que ce fût.

Le jour se levait doucement. Quelques hommes partirent pour la roulante.

Ils rapportèrent de la nourriture, du café et du pain. Quelques soldats ne

mangèrent rien du tout, par peur d'être blessés au ventre, ce qui est beaucoup 109

plus grave le ventre plein. J'entendis un camarade crier :- Là-haut, il y a

encore un blessé qui arrive !» Je levai les yeux. C'était vrai, un blessé se

traînait vers nous, le long de la pente. Il s'arrêta dans le fossé, de l'autre côté

de la voie. Quelques soldats sautèrent le chercher pour le porter enfin à

couvert. Dans quel état se trouvait le malheureux! Il avait reçu une balle

explosive dans le mollet droit, et celui-ci était déchiré à trois endroits, de la

cheville jusqu'au genou. Une vision d'horreur! Ses lèvres étaient sèches et

marquées par la fièvre. Il nous demandait sans cesse à boire et engloutit au

moins deux litres de café. Onle porta vers l'arrière, sous le couvert des arbres.

Nous attendions tous l'assaut dans l'angoisse. L'artillerie allemande

entra alors en action mais beaucoup trop faiblement pour ébranler sérieusement

la position russe. Un abattement indescriptible régnait parmi les

soldats. On avait l'impression d'être des condamnés à mort, attendant le

bourreau qui devait les mener à l'échafaud. On ne pouvait pas pour autant

refuser d'y aller, parce qu'il est bien dit «que celui qui refuse obéissance

devant l'ennemi sera condamné à mort », Il ne restait donc qu'une seule

issue: aller se planquer dans un coin.

«Prêts pour l'assaut}. Nous devions nous déployer derrière le talus de

chemin de fer. Une des compagnies devait rester là en réserve, pour contrer

une éventuelle contre-attaque russe. «En avant, marche! » Et on franchit la

voie ferrée. Il n'y eut aucun coup de feu, car nous étions encore à couvert. Je

me tenais délibérément en retrait, et me précipitai sous le premier buisson

venu. Des clameurs et des crépitements d'armes me parvinrent depuis le haut

de la colline.Je me demandais comment tout cela allait tourner. Et puis je me

rendis bientôt compte que les tirs faiblissaient. Une foule de prisonniers

russes escortés par quelques soldats descendit alors de la colline. L'attaque

avait réussi. A ma grande surprise, je vis alors notre chef de compagnie

escalader la colline, les bras chargés de munitions. Il s'était certainement

planqué lui aussi. Je me dis que si lui, avec sa solde de lieutenant, osait se

terrer dans un coin, il n'y avait aucune raison pour que je ne suive pas son

exemple, avec mes cinquante-trois pfennigs par jour! Je saisis à mon tour

quelques paquets de munitions derrière le talus de chemin de fer pour donner

le change et partis rejoindre la compagnie. Mon absence était passée inaperçue.

Je fis plusieurs haltes, pour regarder si Weiland se trouvait parmi les

morts qui gisaient pour la plupart face contre terre, mais ne pus le retrouver.

Plusieurs endroits très joliment recouverts d'un tapis de fleurs bordaient

la lisière du bois. Il y avait là des Russes abattus alors qu'ils s'enfuyaient.

Quel contraste! Cette nature magnifique et, au milieu, ces pauvres victimes

innocentes du militarisme européen.

La compagnie était en train de fortifier ses positions au sommet de la

colline. Je me rendis chez le lieutenant pour lui demander la permission de

partir à la recherche de mon ami Weiland, puisque celui-ci m'avait demandé

d'informer sa famille s'il lui arrivait quelque chose. Après en avoir reçu

l'autorisation, je me rendis sur les lieux du combat et me mis à examiner les  110

morts. La plupart étaient couchés sur le ventre et je dus les retourner. Je fus

à plusieurs reprises très abattu en découvrant ainsi de bons camarades. Je

vis mon chef de groupe, le sous-officier lorrain Hiller, à proximité immédiate

de la position russe. Il était couché sur le dos et avait reçu un coup au ventre.

Son pantalon était baissé, sa chemise remontée et son paquet de pansements

passé deux fois autour du corps. Il avait, ce faisant, probablement

perdu connaissance. Ses insignes étaient arrachés au collet sur les manches:

les Russes les avaient sans doute pris comme souvenir. Malgré mes recherches,

je ne pus trouver trace de Weiland. Les Russes l'avaient sans doute

emmené alors qu'il était grièvement blessé. Je fis une lettre dans ce sens à

ses parents. Plus haut, je fis l'inspection des sacs de deux Russes morts; je

prélevai un petit sac de sucre et un quignon de pain noir de l'un, et de l'autre

un autre sac de sucre et une chemise neuve. Je la mis aussitôt, jetant la

mienne, dégoûtante et pleine de poux, aux orties.

D'autres régiments entamèrent la poursuite des Russes tôt le lendemain

matin. Notre division devait se rassembler à Litira Gorna avant d'être

affectée à un autre secteur du front. Comme nous étions sur le point de nous

mettre en route, il me sembla entendre quelqu'un sangloter doucement

derrière moi. En me retournant, je vis un soldat contenir ses larmes. Il y

avait à la compagnie deux frères, l'un de l'active, l'autre qui s'était porté

volontaire à dix-huit ans. Ce dernier était un brave gamin, toujours gai, que

toute la compagnie aimait bien et appelait Bubi (P'tit gars). Bubi était mort

et son frère venait de l'enterrer lui-même.

Sur le coup de midi, je demandai à notre commandant de compagnie

l'autorisation de sortir des rangs pour faire mes besoins et me fis volontairement

distancer. Je laissai passer toute la division et allai tranquillement

mon chemin, juste derrière. Dans le village suivant, je fis la rencontre d'un

autre soldat de mon bataillon, qui lui aussi en avait assez et avait bien envie

de se planquer quelques jours. On acheta du pain, du lait et des oeufs, et on

passa la nuit dans une grange. On progressa de la sorte plusieurs jours, bien

tranquillement. A plusieurs reprises, on se fit alpaguer par des officiers qui

nous demandaient où on allait et d'où on venait. Je leur répondis qu'on était

sur le point de rejoindre notre unité. Je savais très bien qu'on ne devait pas

s'absenter plus de sept jours, sous peine d'encourir une grave punition. On

se rendit donc auprès de plusieurs détachements autrichiens en train de

bivouaquer dans les villages, pour se mettre à la disposition des premiers

commandants venus, les priant de nous joindre à leurs troupes jusqu'à ce

qu'on retrouve des éléments allemands. Pendant ce temps-là, on était pris

en charge par la roulante… Puis je demandai à ces commandants de

compagnie de me délivrer des attestations, afin d'être couvert à mon retour.

Dès qu'on nous les avait données, on filait à l'anglaise .

.       On s'approchait doucement du front, près de la ville de Brzezany, au nord est

de la Galicie. Un sacré combat devait se dérouler à une faible distance;

le grondement des canons, le crépitement des mitrailleuses et des fusils se         111

fit entendre tout un après-midi. C'était vraiment agréable d'entendre un

combat de loin, plutôt que d'être en plein dedans. Le feu faiblit vers le soir.

On fut croisés par un grand nombre de blessés légers, la plupart au bras ou

à la main. C'était des soldats de ma division, ainsi que beaucoup d'Autrichiens.

Au bout d'un certain temps, une importante colonne de prisonniers

russes vint à notre rencontre, conduite par quelques soldats allemands.

On ne repartit que le lendemain après-midi. Un pont enjambait un

torrent. Il me vint une grande envie de me baigner, ce que je n'avais plus eu

l'occasion de faire de tout l'été. On se déshabilla tous deux et on se soumit à

un décrassage en règle. Je fus effrayé de me voir nu: j'étais tout gris-jaune

et squelettique. Sur tout le corps je portais les marques à vif où je m'étais

gratté à cause des poux, surtout sur les jambes, aussi haut que montaient

mes chaussettes de laine. Le corps de mon camarade présentait le même

spectacle de désolation. Une fois baigné, on s'installa au soleil et on se mit à

faire la chasse aux poux dans nos vêtements. On attrapa chacun des

centaines de ces satanées bestioles.

Puis, on se remit en marche. Il y avait des bosquets de part et d'autre de la

route, entre lesquels je vis des trous d'infanterie. Au sortir d'un bois, on se

retrouva sur les lieux mêmes du combat de la veille. L'attaque austro allemande

était certainement partie des bois. La position russe se trouvait

sur une légère élévation du terrain. Un réseau de barbelés en partie détruit

couvrait la tranchée. Entre les bosquets et la position russe s'étendaient des

prairies plates et dénuées du moindre abri. Une foule d'Allemands et

d'Autrichiens gisaient sur ces champs. A l'avant, ces malheureux formaient

comme une véritable ligne brisée. On descendit de la route pour les voir de

plus près. Beaucoup tenaient encore leur pelle, et avaient visiblement été

surpris alors qu'ils tentaient de s'enterrer. Les Allemands appartenaient au

43e régiment d'infanterie, donc à notre division. Beaucoup étaient habillés et

équipés de neuf. Ils venaient apparemment de débarquer d'Allemagne voici

quelques jours à peine et avaient déjà trouvé la mort. Ils étaient peut-être

moins à plaindre que ceux qui devaient vivre dans cette misère durant des

années, pour finalement quand même se faire tuer. Un chemin menait vers

une route située plus haut, près de laquelle une vingtaine de' nos morts

étaient amoncelés. Un fusil-mitrailleur russe les avait vraisemblablement

surpris de côté. Je me saisis d'une gamelle neuve et me débarrassai de la

mienne qui était devenue toute rouillée et bien peu appétissante. On

poursuivit notre route. On vit très peu de tués dans la tranchée russe. On

parvint jusqu'à un village à moitié incendié par l'artillerie allemande.

Partout on voyait les habitants entourer les restes encore fumants de leurs

maisons. Ces pauvres gens étaient en majorité des Allemands. Une femme

nous raconta que sa maison avait déjà brûlé à l'automne dernier, lors de

l'avance russe. Elle l'avait rebâtie au printemps et se retrouvait une nouvelle

fois sans abri. Elle pleurait à fendre l'âme. En plus, elle était sans nouvelles

de son mari depuis que les Russes avaient conquis la forteresse de Przemysl,    112

ville où il était en garnison. Qu'est-ce qu'une saleté de guerre peut amener

comme malheurs!

  On rallia la compagnie deux jours plus tard. Je fis tout mon possible pour

passer inaperçu, mais l'adjudant eut tôt fait de me repérer. Nous avions un

nouveau commandant de compagnie, que je ne connaissais pas. L'adjudant

me conduisit jusqu'à lui; je fus secoué comme un prunier et, apparemment,

avais perdu ma bonne réputation. Je m'en fichais pas mal. «Vous allez être

puni de façon exemplaire! » hurlait l'adjudant. Alors que je lui tendais mes

certificats, il se mit à crier: « Qu'est-ce que c'est que ces torchons ? . « Des

attestations justifiant la durée de mon absence de la compagnie », lui

répondis-je. Il les parcourut et me lança: «Vous semblez être une ordure

rusée, mais je vous aurai. Hors de ma vue !»

Je rencontrai beaucoup de visages inconnus. C'était de nouvelles sections

de réserve, arrivées directement d'Allemagne. Je fus affecté au groupe

auquel appartenait mon camarade, l'étudiant de Prusse orientale. «Ben dis

donc, Richert, d'où tu viens? Où étais-tu durant tout ce temps? Je pensais

qu'il t'était arrivé quelque chose l . Je lui répondis que j'avais eu quelques

petites journées de permission à l'arrière, sur quoi on partit d'un grand rire.

Et on dut se remettre en route. Comme il faisait très chaud, on souffrait

beaucoup de la soif. Les mauvaises routes et les chemins de campagne sur

lesquels on avançait étaient de terribles nids à poussière que le mouvement

de nos colonnes en marche soulevait en véritables nuages. Cette poussière

recouvrit bientôt nos uniformes et nos sacs, et s'insinuait dans les yeux, le

nez et les oreilles. Comme pour la plupart nous n'étions pas rasés, nos

barbes en devinrent toutes poussiéreuses et la sueur formait de petits

ruisseaux sur nos visages terreux. Nous avions des têtes épouvantables.

Du fait du mauvais ravitaillement, de la fatigue excessive, de la mauvaise

qualité de l'eau, de la chaleur et de notre état de faiblesse, quantité de

maladies apparurent dans nos rangs, comme le typhus, le catarrhe gastrique

ou intestinal, qui ne tardèrent pas à faire de nombreuses victimes. Moi même

j'eus souvent la diarrhée. Je me faisais porter malade le plus souvent

possible. On me donna bien quelques médicaments, mais je ne fus jamais

envoyé à l'hôpital puisque apparemment, j'avais encore la force de traîner

ma pauvre carcasse. On fut souvent vaccinés contre des maladies contagieuses,

ce qui ajoutait à nos douleurs. L'endroit du vaccin, sur la poitrine, se

mettait souvent à enfler de façon spectaculaire. Après ces séances de

vaccins, un grand nombre de soldats hors d'état de marcher suivaient le

régiment sur des voitures de paysans réquisitionnées.

On poursuivit notre marche durant deux jours, jusqu'à ce qu'on arrive en

vue de la petite ville de Brzezany. Le 18juillet au soir, on attendit la tombée

de la nuit derrière une colline couverte de blés. Les canons avaient tonné

toute la journée. Comme la nuit tombait, on vit le ciel se colorer d'un halo

rouge sang: des feux énormes devaient avoir pris à plusieurs endroits. On

reçut l'ordre d'occuper la colline. On dépassa plusieurs groupes d'Autrichiens      113

occupés à enterrer leurs morts. Je leur demandai en passant s'il y avait du

grabuge dans le secteur, mais ne reçus pas de réponse car aucun de ces

Autrichiens ne parlait un mot d'allemand. En dépassant le monticule, on vit

au loin, en contrebas, brûler plusieurs villages ainsi que des fermes isolées.

     Ces feux donnaient l'impression d'avoir été allumés volontairement. On dut

s'enterrer à dix mètres de distance les uns des autres au beau milieu d'un

champ de blé qui s'étendait en pente. Il nous fut formellement interdit de

nous montrer après le lever du jour, puisque les Russes pouvaient très bien

voir le champ où nous nous trouvions. La journée entière se passa de la sorte,

chacun pour soi dans son trou. Un soleil impitoyable brûla toute la journée, et

la soif se mit à nous torturer cruellement. Tous attendaient la fraîcheur du

soir, dans l'espoir que la roulante amène quelque chose à boire. Je m'étais

endormi dans mon trou, lorsque je fus réveillé en sursaut par un bruit violent.

Sur ces entrefaites, un nuage noir et puant se mit à flotter au-dessus de moi.

Les Russes nous avaient certainement découverts. Les obus se mirent à

pleuvoir, tombant juste derrière ou à côté de moi. Je me sentis bizarre, et

oubliai ma soif. Puis les tirs cessèrent peu à peu, et le soir tomba. La rosée se

déposa sur les tiges, et je me mis à les lécher pour sentir un peu de fraîcheur

dans ma bouche. On espérait pouvoir quitter cet endroit la nuit venue, mais

il nous fallut rester jusqu'au lendemain matin. Apparemment, les Russes

avaient disparu. On put se lever et contempler le paysage qui s'étalait sous

nos yeux. Aucun coup de feu, aucune trace des Russes. La roulante arriva

avec de quoi manger: du café, du pain et du tabac. Puis on repartit à travers

des villages que les Russes avaient volontairement réduits en cendres.

    On tomba sur l'arrière-garde russe dans l'après-midi. On dut se déployer

et progresser en tirailleurs. Ils battirent en retraite rapidement, mais nous

tirèrent dessus avec beaucoup de vivacité depuis une colline située à mille

cinq cents mètres sur notre droite. Mais, vu la distance, le tir n'eut guère

d'effet. Mon voisin poussa soudain un hurlement épouvantable, laissa

tomber son arme et tint ses deux mains contre son visage, tout en continuant

de hurler. Je bondis jusqu'à lui et vis que le sang coulait entre ses doigts.

« Qu'est-ce qui t'arrive, camarade ?» « Mes yeux, mes yeux, cria-t-il, je ne

vois plus rien.. Je saisis ses mains pour les éloigner de sa figure, et fus

profondément horrifié. Une balle avait rendu aveugle le pauvre malheureux.

Ses yeux pendaient hors de leur orbite. Je n'avais encore jamais rien

vu d'aussi horrible. Les pleurs du pauvre bougre me touchèrent tellement

que je me mis à pleurer moi aussi. Deux brancardiers arrivèrent au bout de

quelques instants et le prirent en charge. Je partis rejoindre les autres.

On se reposa sur une hauteur, depuis laquelle la vue portait très loin. On

pouvait voir à l'oeil nu refluer les colonnes russes. Un village était niché dans

un vallon,juste devant nous. Nous devions l'occuper. Les habitants avaient

rassemblé leurs quelques meubles ainsi que les portes et les fenêtres de

leurs maisons à l'air libre, au cas où on mettrait le feu à leur village. Une

femme me tendit un pain en passant

 

Combats de la Zlota Lipa, juillet 1915 1.13

occupés à enterrer leurs morts. Je leur demandai en passant s'il y avait du

grabuge dans le secteur, mais ne reçus pas de réponse car aucun de ces

Autrichiens ne parlait un mot d'allemand. En dépassant le monticule, on vit

au loin, en contrebas, brûler plusieurs villages ainsi que des fermes isolées.

Ces feux donnaient l'impression d'avoir été allumés volontairement. On dut

s'enterrer à dix mètres de distance les uns des autres au beau milieu d'un

champ de blé qui s'étendait en pente. Il nous fut formellement interdit de

nous montrer après le lever du jour, puisque les Russes pouvaient très bien

voir le champ où nous nous trouvions. Lajournée entière se passa de la sorte,

chacun pour soi dans son trou. Un soleil impitoyable brûla toute lajournée, et

la soif se mit à nous torturer cruellement. Tous attendaient la fraîcheur du

soir, dans l'espoir que la roulante amène quelque chose à boire. Je m'étais

endormi dans mon trou, lorsque je fus réveillé en sursaut par un bruit violent.

Sur ces entrefaites, un nuage noir et puant se mit à flotter au-dessus de moi.

Les Russes nous avaient certainement découverts. Les obus se mirent à

pleuvoir, tombant juste derrière ou à côté de moi. Je me sentis bizarre, et

oubliai ma soif. Puis les tirs cessèrent peu à peu, et le soir tomba. La rosée se

déposa sur les tiges, et je me mis à les lécher pour sentir un peu de fraîcheur

dans ma bouche. On espérait pouvoir quitter cet endroit la nuit venue, mais

il nous fallut rester jusqu'au lendemain matin. Apparemment, les Russes

avaient disparu. On put se lever et contempler le paysage qui s'étalait sous

nos yeux. Aucun coup de feu, aucune trace des Russes. La roulante arriva

avec de quoi manger: du café, du pain et du tabac. Puis on repartit à travers

des villages que les Russes avaient volontairement réduits en cendres.

On tomba sur l'arrière-garde russe dans l'après-midi. On dut se déployer

et progresser en tirailleurs. Ils battirent en retraite rapidement, mais nous

tirèrent dessus avec beaucoup de vivacité depuis une colline située à mille

cinq cents mètres sur notre droite. Mais, vu la distance, le tir n'eut guère

d'effet. Mon voisin poussa soudain un hurlement épouvantable, laissa

tomber son arme et tint ses deux mains contre son visage, tout en continuant

de hurler. Je bondis jusqu'à lui et vis que le sang coulait entre ses doigts.

« Qu'est-ce qui t'arrive, camarade ?» « Mes yeux, mes yeux, cria-t-il, je ne

vois plus rien.. Je saisis ses mains pour les éloigner de sa figure, et fus

profondément horrifié. Une balle avait rendu aveugle le pauvre malheureux.

Ses yeux pendaient hors de leur orbite. Je n'avais encore jamais rien

vu d'aussi horrible. Les pleurs du pauvre bougre me touchèrent tellement

que je me mis à pleurer moi aussi. Deux brancardiers arrivèrent au bout de

quelques instants et le prirent en charge. Je partis rejoindre les autres.

On se reposa sur une hauteur, depuis laquelle la vue portait très loin. On

pouvait voir à l'oeil nu refluer les colonnes russes. Un village était niché dans

un vallon,juste devant nous. Nous devions l'occuper. Les habitants avaient

rassemblé leurs quelques meubles ainsi que les portes et les fenêtres de

leurs maisons à l'air libre, au cas où on mettrait le feu à leur village. Une

femme me tendit un pain en passant

                                                                                                                                                                                               114
Vers la Pologne russe, juillet 1915

Le régiment se rassembla le lendemain matin. Apparemment, on allait

être transportés vers un autre front. Les uns pariaient sur l'Italie, les autres

sur la France, d'autres encore sur la Serbie. Pour ma part,j'aurais bien aimé

qu'on aille en France. D'abord, on ne serait pas tués pendant le long voyage

et deuxièmement, j'aurais facilement trouvé une occasion de me faire faire

prisonnier. Je n'avais pas trop confiance dans les Russes, même si je ne

gobais pas les mensonges dont on nous abreuvait à propos des prisonniers

allemands envoyés en Sibérie pour travailler dans les mines où la plupart

mouraient de froid et de privations.

On eut bientôt la preuve qu'on s'était tous trompés. On marcha toute la

journée vers l'ouest, derrière le front. Dans la soirée, on fit halte dans la

petite ville de Przemyslany. On dut former les rangs et marcher au pas de

parade devant quelques généraux autrichiens. Il ne manquait plus que ça !

Avec nos vieux os fatigués! Je dus même me mettre sur le côté droit, côté

généraux, parce que, en tant que soldat de l'active, j'avais appris à marcher

au pas de l'oie durant mes classes. Une musique autrichienne régimentaire

donna le rythme. «Au pas, en avant, marche !» Les jambes ne devaient

monter que trente pas avant les généraux. Quandje vis les faces de ces deux

barriques bedonnantes, couvertes de décorations, qui regardaient d'un air

glacial notre défilé, je fus pris d'une telle rage qu'il me fut impossible de

marcher au pas de l'oie. Un adjudant qui se tenait derrière moi en tête du

3"peloton me demanda pourquoi je n'avais pas marché. «J'étais trop fatigué

», lui répondis-je. «Vous avez bien raison, me dit-il, on n'a pas besoin de

ces idioties en temps de guerre. » On passa la nuit ainsi que le jour suivant

dans un village. Au lieu de pleinement se reposer, on dut s'exercer à un tas

de bêtises: apprendre à se présenter, pas de l'oie, bref, la même rengaine que

dans une cour de caserne.

Dorénavant, on ne marchait que la nuit pour ne pas se faire remarquer par

les avions d'observation russes. On se remit donc en route à la nuit tombante.

Au bout d'une quinzaine de kilomètres,je sortis des rangs pour déchiffrer

une borne sur laquelle était inscrit: «Lwow 13 km». Lwow, c'est Lemberg,

capitale de la Galicie. Je me dis que cette ville valait sûrement le détour et

qu'en plus on devait y trouver toutes sortes de bonnes choses à acheter. Je

 

Vers la Pologne russe, juillet 1915                                                                                                               115

savais très bien qu'on ne bivouaquait jamais dans de grandes villes, aussi

devais-je me débrouiller pour y arriver par mes propres moyens. Je demandai

au chef de compagnie l'autorisation de sortir des rangs, qu'il me donna

en me demandant de reprendre ma place le plus vite possible. « Oui, mon

lieutenant !» lui répondis-je en enjambant le fossé, avant d'aller derrière un

buisson où je posai mon sac avant de m'asseoir dessus. Le défilé de la

division était interminable. Commej'étais en nage pour avoir porté mon sac,

je ressentis dans cette nuit fraîche un froid glacial me prendre le dos. Ce

n'est qu'au bout de deux heures que les derniers fourgons à bagages

passèrent devant moi. Je remis mon sac, passai mon fusil autour du cou et,

après avoir allumé une cigarette, je me mis tranquillement en marche.

Au bout d'une demi-heure, je parvins à une ferme isolée. La porte de la

grange était ouverte. J'y entrai, me couchai dans la paille et m'endormis

aussitôt. Un rayon de soleil filtra à travers le toit, m'arriva en pleine figure

et me réveilla le lendemain. Une femme qui était en train de nourrir

quelques poules dans la cour fut très surprise de voir débouler un soldat

allemand de sa grange. J'allai vers elle et la saluai en polonais: « Tschen,

dobra, madka !» Ce sur quoi elle me répondit: « Tschen, dobre, pan! »Tout

cela signifie :« Bonjour madame, bonjour monsieur.» Je lui demandai ensuite

du « milka », «jaika '>, «rnasla . et « kleba» (lait, oeufs, beurre et pain), tout

en lui montrant mon portefeuille et lui disant quej'avais de quoi «pinunzer »

tout ça. La femme me fit signe de la suivre et fut prise d'un fou rire en voyant

les quantités que j'étais capable d'engloutir. Quand je fus rassasié, je mis

quelques oeufs et un peu de pain dans ma musette, avant de payer le tout, de

remercier et de sortir. Je venais d'entendre un bruit de voiture qui provenait

de la direction que j'avais empruntée la veille au soir. Une colonne du train

approchait. Un lieutenant chevauchait en tête. Bien qu'en pleine forme, je

me mis à boiter bas sur le bord de la route et demandai au lieutenant de

m'autoriser à monter dans une voiture. Le lieutenant semblait avoir bon

coeur, il se retourna et donna l'ordre de me faire une petite place. Je grimpai

dans la deuxième voiture de la colonne et mejuchai derrière le conducteur,

sur un amas de sacs, juste au-dessous de la bâche. On discuta un moment;

ce sympathique «traînard» me fit même profiter de sa bouteille de cognac,

bonne occasion que je ne manquai pas de saisir copieusement. Bref, je

m'endormis bientôt. Je fus réveillé par un étrange bruit métallique. Je me

mis à ramper sous la bâche et vis que nous étions arrivés en pleine ville. Il

ne pouvait s'agir que de Lemberg. On longeait un marché dont les étals

regorgeaient de toutes sortes de marchandises. Je pris rapidement congé du

soldat et descendis de voiture. Je partis faire mes emplettes. Du chocolat, de

la saucisse, des sucreries et ainsi de suite. Puis, je me rendis dans une

auberge pour me faire servir un bon déjeuner. Je partis ensuite à la

découverte de la ville. Elle recelait de très belles rues et de magnifiques

bâtiments que je ne m'attendais pas à trouver en Galicie. Je tombai par

hasard sur un bureau d'information militaire, auquel je demandai où se

 

                                                                                                                                                                    116

trouvait le deuxième bataillon du 41"d'infanterie. Je parvins à rejoindre ma

compagnie alors qu'elle se remettait en route. Je me glissai furtivement

dans mon groupe. L'ordre semblait être de rejoindre la petite ville de Rawa

Ruska, à trente-cinq kilomètres. On dut encore une fois parader devant

quelques généraux allemands et autrichiens. Soudain, j'entendis: «Attention,

serrez à droite !» Une colonne de camions était en train de nous

dépasser. J'entendis quelqu'un demander à un chauffeur où ils allaient: «A

Rawa Ruska! » Ni une ni deux, plusieurs soldats – dont moi – grimpèrent

sur les véhicules malgré les cris rageurs de nos officiers et sous-officiers. Au

bout d'une heure et demie, on arriva à Rawa Ruska. Quelques habitants

n'étaient pas encore couchés. On entra dans une boulangerie pour acheter

quantité de petits pains au lait. Puis, on fit chauffer du lait et on se coucha

dans le foin tandis que nos camarades étaient en train de marcher dans la

nuit, comme des bêtes de somme. Au petit matin, on partit à la recherche de

la compagnie; on la trouva en train de dormir dans un verger. On rejoignit

discrètement nos groupes respectifs. Le soir venu, on se remit en route.

Rawa Ruska semblait avoir subi de sérieux combats. Il y avait partout des

trous individuels, des entonnoirs d'obus et des tranchées. On croisa également

beaucoup de détachements de soldats russes qui semblaient très

heureux d'être en captivité. Notre marche continua six autres jours, puis on

entendit à nouveau le son du canon. Nous étions en Pologne russe, à l'ouest

du fleuve Bug. Presque tous les villages et toutes les fermes avaient été

incendiés. Seuls restaient debout les cheminées et les poêles maçonnés. La

région était très plate. Dejour, on voyait à une faible distance des incendies

et des nuages de shrapnels. «On va être engagés demain matin pour percer

les défenses russes qui sont coriaces par ici! » Réjouissante perspective …

On se mit en route dans la nuit. On passa devant un grand nombre de

batteries allemandes, installées en bordure de bois. On dut s'enterrer dans

un champ de pommes de terre. Plus loin devant, on entendait les tirs

d'infanterie; j'espérais que nous resterions en réserve. L'artillerie entra en

action au lever dujour. Puis les tirs d'infanterie durèrent très longtemps, si

bien qu'on ne pouvait pas bien se rendre compte de l'issue du combat. Un

grand nombre de prisonniers passa devant nous, les mains en l'air. J'en vis

plusieurs pliés en deux, qui se tenaient le ventre à deux mains et qui

souffraient visiblement de terribles maux de ventre ou d'estomac. Au moins

ces malheureux pouvaient-ils compter sur la perspective d'un séjour à

l'hôpital. «Préparez-vous, en avant !» On passa les sacs et on repartit. On

arriva bientôt sur les anciennes positions russes. Mon Dieu, quel spectacle!

Il y avait là quantité de soldats allemands morts devant ou dans le réseau de

barbelés, qui avait lui-même été déchiré par les obus. Les Allemands

avaient dû essayer d'attaquer à plusieurs reprises sans succès car bon

nombre de cadavres étaient déjà en décomposition et dégageaient une odeur

épouvantable. C'était des Bavarois ;je les reconnus au lion qu'ils avaient sur

les boutons de leurs uniformes. Les Prussiens avaient des couronnes. Je vis

 

Vers Za Pologne russe, juillet 1915 117

des morts avec d'horribles plaies à la tête qui grouillaient déjà de vers et de

larves. Tout le monde se hâta à travers les barbelés, pour fuir cette odeur

pestilentielle. Je vis un Russe couché devant la tranchée. Il ressemblait à un

sac de pommes de terre avec une jambe. Sa tête, ses deux bras ainsi que l'une

de ses jambes avaient été arrachés. Ses blessures étaient couvertes de vers.

La position russe était très bien fortifiée, couverte de baudriers, sur

lesquels étaient posées des planches, le tout recouvert de terre. Il y avait

juste des meurtrières à l'avant, au ras du sol. Les Russes n'avaient eu que

peu de victimes.

On se remit en route, déployés en tirailleurs. On vit la ville de Grubeschow

juste devant nous. On craignait d'y rencontrer un peu de résistance, mais on

put l'occuper sans problèmes. Des shrapnels russes ne tardèrent pas à nous

tomber dessus. On chercha à s'abriter derrière les maisons. Pendant ce

temps, au centre de la place, deux femmes, certainement des réfugiées,

tentaient de retenir un veau que les sifflements et les explosions avaient

rendu comme fou. Elles ne se résignaient pas à le lâcher, malgré la quantité

d'éclats qui volaient tout autour. Nous leur faisions des signes et poussions

des hurlements pour qu'elles se mettent à l'abri. Soudain, il y eut un cri et

une des femmes fut touchée au bras. L'autre lâcha enfin la bête, qui détala

en bondissant. Avec un camarade, je sautai jusqu'à la femme. On la traîna

à l'abri des maisons, où un brancardier s'occupa d'elle.

Le feu cessa dans la soirée. En passant la tête à un coin de maison, je vis

que les Russes s'étaient installés en bordure d'un champ de blé, à environ

sept cents mètres. Il y avait comme une cuvette entre nous, au milieu de

laquelle coulait un torrent. On allait certainement bientôt repartir à l'assaut.

On put dormir dans les maisons, car il se mit à pleuvoir dans la nuit.

Toutes les maisons étaient bourrées de soldats, si bien qu'il ne me resta rien

d'autre à faire que de me coucher sur le bord d'un lit où dormait déjà, tournée

contre le mur, une jeune réfugiée juive. Je dis lentement mon rosaire, priant

pour échapper à la mort lors de la prochaine attaque.

 

118
Combats en Pologne russe,

fin juillet-début août 1915

Le lendemain matin, on nous fit construire, à l'abri des maisons, plusieurs

passerelles portables et étroites, parce que les patrouilles avaient repéré des

sables mouvants dans le torrent qui coulait entre nous et les Russes et qu'il

était donc impossible de traverser à pied. Je me dis qu'on allait au-devant

d'un carnage, d'abord en transportant ces engins à découvert, puis en

devant passer dessus comme des canards. C'était de la folie. On se mit en

route dans la soirée. 0 miracle, on n'entendit pas un coup de feu. Les Russes

s'étaient retirés, ou bien ils voulaient nous laisser approcher pour nous

exterminer à la mitrailleuse. Il y eut bien quelques coups de feu lorsqu'on

eut passé le torrent. Un soldat tomba, touché en plein front, un autre eut la

mâchoire fracassée. Puis, plus rien. On monta à l'assaut de la tranchée russe

en poussant notre cri de guerre. Rien ne bougeait. Ce n'est qu'une fois

arrivés devant le réseau de barbelés qu'on vit s'agiter une quantité de fusils

sur le canon desquels étaient posées des casquettes et noués des mouchoirs

blancs. Pas un Russe n'osait lever la tête hors de la tranchée. On passa les

obstacles, fous dejoie. En arrivant au-dessus de la position, je vis bien tous

les fusils posés contre les murs, mais les Russes s'étaient comme volatilisés.

Je me mis à crier. Je vis alors apparaître un visage peureux: il y avait

comme des petites cavernes creusées vers l'avant de la tranchée, sous nos

pieds. Les Russes s'étaient terrés là. Je me mis à rire, et fis signe au Russe

de sortir. Ils sortirent tous, peu à peu. Certains étaient prêts à nous donner

de l'argent, d'autres du beurre, du pain et ainsi de suite, pour qu'on ne leur

fasse pas de mal. Alors qu'en fait, 'c'était plutôt nous qui leur étions

reconnaissants de nous avoir laissés en vie. On les mit en rang pour les

compter. Il y avait là quatre cent cinquante hommes, cinq officiers et quatre

mitrailleuses. S'ils s'étaient défendus, pas un seul des nôtres ne serait

arrivé vivant devant leur tranchée. On monta la garde à toutes fins utiles,

mais rien ne se passa.

Lorsque lejour se leva,je fus envoyé avec l'étudiant de Prusse orientale et

un autre soldat jusqu'à un bosquet d'arbres, distant de un kilomètre, pour

voir ce qui se passait là-bas. Ce genre d'ordre n'était jamais agréable à

exécuter. On pénétra dans la petite forêt, sans avoir rien remarqué d'anor

En Pologne russe.fuillet-août 1915 119

mal. L'étudiant faisait preuve d'une grande intrépidité. Il marchait devant

nous, tout à fait décontracté, le fusil au bras comme s'il était à la chasse au

lapin. Une fois arrivés à l'autre lisière, on vit à mille cinq cents mètres des

fantassins russes en train de creuser des tranchées. On eut tous la même

réaction: «Nom d'un chien, encore un front devant nous! Mais d'où les

Russes sortent-ils tous ces bonshommes? " L'étudiant et moi sommes restés

à la lisière du bois, tandis que l'autre soldat partit faire son rapport à la

compagnie. On regardait les Russes à la jumelle, à tour de rôle. Beaucoup

d'entre eux mettaient de l'herbe ou de l'avoine sur la terre fraîchement levée

pour mieux la camoufler. Le soldat revint, nous disant que nous devions

rester cachés là, en attendant d'être relevés par d'autres troupes. Effectivement,

vers midi, un régiment de réserve vint s'installer dans la petite forêt.

Quelques compagnies reçurent l'ordre d'occuper une colline sur notre droite.

Des shrapnels russes éclatèrent dès que les soldats sortirent du bois. Je vis

un des nôtres tomber comme foudroyé à quelques mètres de moi. Un

lieutenant et son ordonnance se trouvaient derrière un chêne. Des obus de

gros calibre étaient tirés de loin, depuis notre droite. Un de ces obus explosa

au pied du chêne. Ils furent projetés de côté, et restèrent étendus morts sur

le sol. On décida de décamper tous les trois, cherchant de temps à autre à

s'abriter derrière des arbres. Un chef de compagnie nous mit enjoue et hurla

qu'il allait nous abattre si on faisait encore un pas en arrière. Il pensait

qu'on appartenait à ce régiment. Je courus vers lui pour lui communiquer

l'ordre que nous avions reçu de notre commandant. Puis on regagna la

position russe où nous avions laissé notre compagnie, mais celle-ci s'était

retirée. On n'avait aucune idée de l'endroit où elle se trouvait à présent. On

retourna donc à Grubeschow, où on acheta des vivres et où on passa la nuit

à même le sol, hébergés par une famille juive.

On passa deux jours à rechercher notre compagnie. Trois compagnies du

bataillon bivouaquaient près d'un domaine agricole, la quatrième campait à

quelques centaines de mètres, en plein champ. On ne tarda pas à en

apprendre la raison; deux cas de choléra s'étaient déclarés dans cette

campagne et s'étaient terminés par la mort des malades. Beaucoup de

soldats qui souffraient de diarrhées étaient envoyés dans les hôpitaux pour

enrayer la contagion. Il ne manquait plus que le choléra pour compléter la

litanie de nos malheurs! Cette maladie était plus dangereuse que les balles

russes, qu'on pouvait éviter d'une manière ou d'une autre. On fut vaccinés à

plusieurs reprises. On passa la nuit et le jour suivant à se reposer dans un

village polonais, sale et misérable. Je pénétrai dans une maison pour

acheter quelques oeufs.Je repartis les jambes à mon cou après avoir ouvert

la porte. Deux femmes gisaient mortes sur le sol, sans aucun doute victimes

du choléra. Un des deux cuistots qui, le matin même, nous avait encore

préparé le café, était couché mort sur une charrette lorsqu'on chercha le

déjeuner. .. Deux autres soldats moururent dans la journée. C'était une mort

atroce: ils se tordaient par terre en tous sens, se tortillaient comme des vers

 

                                                                                                                                                                                       120

tout en pressant leurs bras contre le corps. Ils vomissaient sans cesse et

lems selles n'arrêtaient pas de couler. Lems yeux étaient déjà morts, alors

que ces malheureux avaient encore tous leurs esprits.

On dut se rassembler dans la soirée. Notre commandant de régiment, un

baron von Machinchose, nous fit un discours du haut de son cheval:

«Camarades.je ne me sens pas très bien. Je vais me reposer quelques jours

à l'hôpital. J'espère vous retrouver tous en bonne santé à mon retour.

Rompez les rangs !» La rumeur courut le lendemain matin qu'il était déjà

mort, atteint lui aussi du choléra. On se sentit tout bizarres. Tout le monde

avait peur d'être malade, puisqu'on avait tous des maux d'intestins. La

consigne fut donnée de ne boire que de l'eau bouillie.

On quitta ce village contaminé tôt le matin. On avait à peine parcouru

deux kilomètres que la fusillade recommença. Notre avant-garde était

tombée sur des Russes. On dut se coucher et attendre. Les Russes étaient

apparemment plus forts que prévu puisqu'on reçut bientôt l'ordre de se

déployer et d'avancer. Jusqu'ici, on était sous le couvert d'un léger monticule.

Arrivé au sommet, je découvris un paysage vallonné, planté d'avoine, au

centre duquel s'étendait le village. Les Russes étaient invisibles et pourtant

on fut aussitôt la cible d'un terrible tir d'infanterie. «Couchez-vous! Enterrez-

vous !» On eut juste le temps de donner quelques coups de pelle que déjà

quatre shrapnels explosaient; quelques-uns furent blessés, mais pas trop

gravement. Ils purent se replier par leurs propres moyens. La batterie lâcha

au moins vingt salves, mais le tir était trop long. Tous creusaient à toute

allure afin de se camoufler au plus vite. On put enfin rester dans nos trous,

tandis que le soleil nous tannait le cuir sans pitié.

«Becker, t'as encore un peu d'eau?» lançai-je à un camarade qui venait de

creuser à un mètre de moi. Pas de réponse. Je me dis qu'il s'était endormi et

me mis à ramper dans sa direction. Je découvris un spectacle épouvantable.

Becker était assis dans son trou et me fixait. Je voyais bien qu'il voulait me

parler, mais n'arrivait pas à sortir le moindre son. Il vomissait sans arrêt, sa

chemise et son pantalon en étaient tout tachés. Je me mis à l'examiner et

découvris une blessure à la nuque. La balle russe avait traversé la terre

fraîchement retournée, avait pénétré dans la nuque et était sans doute

restée dans sa gorge. Je lui pansai le cou tant bien que mal, ne pouvant faire

beaucoup plus. Il m'agrippa la main et m'adressa un regard suppliant. Je

compris sa prière et lui dis: «Ne t'en fais pas, Becker, je reste avec toi.» Je

plantai nos deux baïonnettes en terre, détachai son manteau de son sac que

j'étendis entre elles, pour le protéger du soleil brûlant. Un ordre fusa sur

notre gauche: «Préparez-vous à avancer !» Je demandai à trois camarades

de rester avec moi, pour m'aider à porter Becker vers l'arrière, après la

tombée de la nuit. Ils ne se firent pas prier car, comme moi, ils préféraient

rester dans leur trou plutôt que d'avancer. Notre chef de groupe venait d'être

touché par un shrapnel et avait couru vers l'arrière, si bien qu'il ne restait

plus personne pour nous pousser en avant. «En avant, marche, marche! »

En Pologne russe, juillet-août 1915 121

Les soldats jaillirent de leur trou, tandis que les Russes se mirent à tirer

comme des fous. Une salve siffla sur nos têtes, avant d'atterrir dans l'avoine.

On ne savait pas ce qui se passait devant et aucun d'entre nous n'avait le

courage de se lever pour jeter un oeil et voir comment les choses évoluaient.

On resta dans nos trous jusqu'au soir. On étendit alors la toile de tente sur

le sol et on déposa Becker dessus. Chacun la saisit par un coin. Quel voyage!

On dut progresser en rampant pour ne pas dépasser l'avoine qui n'était pas

encore bien haute. On parvint à grand-peine derrière le monticule où il nous

fut enfin possible de nous redresser. Becker vécut un véritable calvaire; il

nous fit signe qu'il voulait marcher. On réussit à lui faire faire un bout de

chemin, puis il s'écroula. On le recoucha sur la toile de tente, et on l'amena

au village suivant, auprès du médecin du bataillon. On l'étendit sur une

paillasse, dans une pièce où se trouvaient de nombreux blessés. Je priai le

médecin de s'occuper de lui. Il l'ausculta rapidement, et me fit comprendre

d'un regard qu'il n'y avait pas grand-chose à faire. Puis il partit vers d'autres

blessés. On prit congé de Becker; il semblait déjà à demi inconscient et resta

couché, complètement immobile.

En sortant de la maison, on tomba sur un groupe de prisonniers russes.

Deux d'entre nous mirent leur baïonnette au Canon et se joignirent à

l'escorte. Le soir tombait, aussi on se mit en quête d'un quartier pour la nuit.

On s'installa dans une pièce vide que l'on garnit de paille. Mais nos estomacs

vides commençaient à se manifester. Je me levai et m'en allai au clair de

lune dans le potager, remplir une gamelle de pommes de terre et d'eau pour

les laver et les faire cuire. Je me rendis au puits qui se trouvait sur le bord

de la route. Un soldat s'approcha: «Camarade, prends pas de cette eau, elle

est contaminée; tu vois là, il y a un écriteau. » A son accent, ce ne pouvait

être qu'un Alsacien ;de plus, il me sembla reconnaître sa voix.J'observai son

visage éclairé par la lune et reconnus en effet le Schorr Xavier, de Fulleren,

village voisin du mien. «T'es pas le Schorr Xavier de Fulleren ?» lui demandai-

je en alsacien. Il en tomba pratiquement à la renverse. « Mais oui, qui estu,

toi î . J'éclairai mon visage avec ma lampe de poche, mais il ne me

reconnut pas tant j'avais maigri. De plus, je n'étais pas rasé. On partit tous

deux vers mon gîte. Schorr était sous-officier, chargé des voitures de la

compagnie de mitrailleuses. Il ne combattait jamais et avait toujours de quoi

manger. Il partit chercher du pain, une boîte de viande, un petit sac de sucre

et des biscuits. Une fois le repas terminé, on s'allongea sur la paille pour

parler du pays. Je venais de recevoir une lettre de chez moi, me disant que

les habitants de Fulleren avaient pu rester chez eux, malgré la proximité du

front. Schorr fut très heureux de l'apprendre, car il était sans nouvelles

depuis belle lurette. On parla jusqu'à l'aube, puis on se quitta lorsqu'il dut

reprendre son service. Pour ma part, je dormis jusqu'à l'après-midi. Ensuite,

je partis à la recherche de ma compagnie avec mon camarade. On repassa à

l'endroit où s'était déroulé le combat de la veille. Partout des morts, d'abord

des Allemands, puis des Russes. On mit deux jours pour retrouver notre

 

                                               122

unité, sans se presser, il faut bien le dire … La nuit suivante, on se remit à

marcher plusieurs heures. Puis, il fallut s'enterrer par peloton le long d'une

petite colline. Plusieurs de nos bataillons passèrent devant nous dans

l'obscurité. Des batteries se mirent à tirer au point du jour. L'impact des

obus s'effectuait assez loin devant nous. On était donc une .nouvelle fois en

réserve. A l'avant, le combat d'infanterie se mit à battre son plein. Ça ne

dura pas longtemps, et.les Russes se rendirent après avoir opposéune faible

résistance. Leur artillerie tirait au petit calibre sur tout le champ de

bataille. Un obus lourd éclata tout d'un coup à trois cents mètres de nous. Il

fut aussitôt suivi d'un autre qui s'écrasa à deux cents mètres, puis d'un

troisième, à cent mètres, tous exactement dans notre direction. « Dis donc,

dis-je à l'étudiant de Prusse orientale, le prochain est pour la compagnie. »

On avait un drôle de sentiment; on se tassa au fond de notre trou. Et le

quatrième obus arriva en siftlant… II éclata dans un trou à trois mètres du

nôtre, dans lequel se trouvaient deux soldats du 1er peloton. La fumée se

dissipa et on découvrit leurs membres répandus dans les environs, même

des morceaux d'intestins suspendus à un buisson. Une mort horrible, et

pourtant légère. L'obus suivant nous passa au-dessus, puis les gros calibres

se turent. il n'y eut plus que quelques shrapnels qui éclataient çà et là.

L'étudiant partit faire ses besoins derrière un buisson proche. Un shrapnel

éclata juste au-dessus de sa tête et une balle lui pénétra dans la tempe. II

mourut sur le coup. Je partis le chercher et, avec l'aide de quelques

camarades, je le couchai au fond du gros trou d'obus où se trouvaient déjà les

restes des deux malheureux soldats. On les ensevelit tous les trois. Je coupai

deux morceaux de bois à l'aide de mon couteau de poche, puis une racine

avec laquelle je nouai les morceaux de bois en forme de croix que je plantai

sur la tombe. Un sous-officier écrivit leurs noms sur une feuille de papier,

qu'il attacha à la croix par une ficelle. Je venais de perdre le dernier de mes

meilleurs camarades. Ma peine était si grande que j'en devenais désespéré.

« En avant, marche, marche!. On avança à travers champs vers la

position russe. Il y avait là quelques tués allemands. Je ne vis que deux

soldats morts dans la tranchée russe, qui était magnifiquement conçue et

construite. On se remit en route, derrière les troupes qui poursuivaient les

Russes. On fut confrontés à une vision terrifiante en passant devant une

maison entièrement brûlée. II s'agissait sans doute d'un dispensaire russe,

vu le nombre de cadavres carbonisés qui gisaient sur le sol. Un de ces

cadavres se trouvait un peu à l'écart et n'avait brûlé que d'un côté; sans

doute un blessé qui avait tenté de s'enfuir mais n'avait pas réussi à ramper

plus loin. « Mort en héros pour la patrie! » Quel mensonge! J'ai vécu des tas

de choses dans cette guerre mais, sur mille morts, j'ai du mal à me souvenir

d'un seul héros.

Les Russes s'étaient comme volatilisés. On marcha plusieurs jours sans

entendre le moindre coup de feu. On arriva jusqu'à une région vallonnée,

plantée essentiellement d'orge et d'avoine. C'est là qu'on retrouva h~

En Pologne russe, juillet-août 1915 123

Russes. On partit à leur rencontre, en position déployée. On subit un violent

tir de shrapnels qui blessa grièvement mon camarade Anton Schmitt,

d'Oberdorf. Dreçut trois balles dans l'épaule et dans le bout du bras. Je le

traînai jusqu'à une cabane située à proximité et entrepris de le panser avec

l'aide d'un brancardier. Un adjudant me chassa vers l'avant. Un groupe

mené par le sous-officier alsacien Walter progressait à une centaine de

mètres devant nous. Le tir de shrapnels continuait inlassablement, mais je

n'apercevais toujours pas l'infanterie russe quand, soudain, l'avoine devant

nous se mit à bouger. Les Russes étaient massés là. Ils montèrent à l'assaut

en hurlant. Ils avaient déjà atteint le groupe de Walter. Ses soldats jetèrent

leurs armes et se rendirent. Ils furent aussitôt menés vers l'arrière. On était

éberlués; on se jeta dans l'avoine, tirant tout ce qu'on pouvait. Ils étaient dix

fois, quinze fois plus nombreux. L'avant-garde russe nous tirait dessus en

avançant. On avait déjà subi des pertes et ils n'étaient plus qu'à cinquante

pas. J'étais sur le point de jeter mon arme et de me rendre – un moment

terrible, parce qu'on ne sait jamais si on va recevoir un coup de baïonnette,

ou si tout va bien se passer – lorsqu'une clameur se fit entendre derrière

nous: deux compagnies du régiment dévalaient d'un mamelon, juste derrière

nous. La première ligne russe marqua le pas. Elle ne connaissait pas la

force de ces nouveaux assaillants. Quelques-uns battirent en retraite,

entraînant peu à peu tous les autres. Au bout de quelques minutes, tous

prirent la fuite. On continua à leur tirer dessus tout ce qu'on pouvait. Ils

subirent des pertes terribles. En progressant un peu plus tard dans l'avoine,

on mesura cette hécatombe, la plupart des morts gisant face contre terre.

Les survivants avaient disparu dans un vallon, dans les champs. Les blessés

des deux camps furent pansés et évacués en voiture.

 

Blessé, malade, hospitalisé, août 1915

On dut repartir. On s'approchait d'une forêt, déployés en tirailleurs. On

fut accueillis par quelques coups de fusil. J'eus soudain l'impression de

recevoir un coup de fouet sur le coude droit. Je laissai aussitôt tomber mon

arme, portai ma main à cet endroit et vis que mon uniforme était transpercé.

Je sentais une vive brûlure au coude et n'eus qu'une pensée: Dieu merci! Je

vais enfin aller à l'hôpital. Je me laissai tomber pour ne plus offrir de cible

aux tirs russes, remontai ma manche … et fus terriblement déçu. Je n'avais

qu'une éraflure: la balle n'avait creusé qu'une petite rigole dans ma peau. Je

me pansai avec la main gauche et à l'aide de mes dents, et restai couché. Je

me levai après que les coups de feu eurent cessé, et tombai sur le médecin du

bataillon. J'avais bien l'intention de me faire tout petit et de continuer mon

chemin vers l'arrière, lorsqu'il m'interpella: «Alors mon bonhomme, qu'estce

qui vous arrive? Venez un peu par ici l. J'allai à sa rencontre et ouvris

mon pansement: «ça, mon garçon, ça ne suffit pas pour aller à l'hôpital!

Vous resterez quand même deux jours avec la roulante de votre compagnie.

Après, vous reviendrez me voir l. La roulante! Où pouvait-elle bien se

cacher? Elle arriva dans la soirée et je la suivis après avoir chargé mon sac

et mon fusil sur une voiture. Je me présentai donc au bout de deuxjours chez

le médecin. «Bon, eh bien, vous pouvez rejoindre votre compagnie!- J'attendis

jusqu'au soir et repartis avec la corvée de soupe.

Le lendemain, on longea la ville de Brest-Litovsk avant de se diriger vers

l'est, à travers le marais de Rokitno, en direction de Pinsk. Depuis quelques

jours, je recommençais à beaucoup souffrir de coliques et de maux de ventre.

Cela m'affaiblissait tellement que j'avais du mal à suivre. Je me portais de

nouveau malade, mais sans succès. On entra dans une région très boisée et

la compagnie devait progresser sur un mauvais chemin forestier. Pan, pan!

Des coups de feu claquèrent. Il y eut un cri. Un soldat avait reçu une balle

en plein dans le genou. On dut se .coucher. Les éclaireurs russes s'étaient

apparemment retirés. On dut s'enterrer au milieu des arbres et attendre. Le

lendemain matin, on reçut l'ordre de repartir. Il faisait déjà très chaud. La

sueur formait de petites rigoles sur nos corps, et le sac pesait lourd. Nos

pieds brûlaient dans nos bottes. Chacun devait porter trois cents cartouches.

C'était beaucoup trop pour moi et je décidai de me débarrasser de deux

 

Blessé et hospitalisé, août 1915 125

cents. Mes maux de ventre continuaient de plus belle, je n'en pouvais plus.

Je me portai malade à la halte suivante. Je reçus la permission de charger

mon fusil et mon sac sur la roulante, tout en devant continuer d'avancer. On

dormait dans une forêt. C'est là que le médecin du bataillon me déclara enfin

malade: catarrhe gastrique et intestinal. Mon Dieu, j'étais fou de joie!

J'avais la certitude de quitter le front et de passer quelque temps dans un

hôpital. Je dus repartir le lendemain avec les autres, car le médecin m'avait

dit qu'il ne pouvait pas envoyer une ambulance vers l'arrière pour moi tout

seul: je devais donc rester là en attendant qu'il y ait un petit groupe de

malades ou de blessés. Je suivais avec les bagages du bataillon. On rencontra

une colonne de réfugiés dans un chemin creux, quasiment impraticable.

Les Russes s'étaient bien moqués d'eux: ils leur avaient dit qu'ils seraient

tous exterminés à notre arrivée. Ils avaient jeté quelques vivres et leurs

biens les plus précieux sur leurs voitures et s'étaient enfuis. Onvenait de les

rattraper. C'était une région déserte et reculée. Les chevaux n'arrivaient

presque plus à avancer tant le chemin était mauvais. Les chevaux des

malheureux réfugiés furent tout simplement dételés et accrochés à nos

voitures. Les prières et les lamentations de leurs propriétaires me fendirent

le coeur. Quelques femmes supplièrent les soldats à genoux pour qu'ils leur

laissent les chevaux, mais en vain. Quelques soldats mal dégrossis allèrent

jusqu'à monter sur les voitures des réfugiés pour voler quelques vivres. Puis

on se remit en marche, en les abandonnant sur le bord de la route.

Quelques coups de feu éclatèrent à l'avant. Un soldat arriva chez le

médecin avec une balle dans le bras, suivi de deux malades dans la soirée.

L'un d'eux avait la même maladie que moi, l'autre vomissait du sang. On

passa notre dernière nuit au front, tous les quatre serrés dans la tente. Un

infirmier arriva aux premières lueurs de l'aube, avec une voiture légère

commeon en voyait beaucoup dans la région, attelée de deux chevaux. On s'y

installa, et nous voilà partis pour l'arrière. Malgré toutes les douleurs que

j'endurais, j'avais envie de hurler de joie. J'étais sûr à présent de ne pas être

tué pendant au moins quelque temps. Je me réjouissais aussi énormément

à l'idée de pouvoir dormir dans un vrai lit. Mes trois camarades de voyage,

malgré leur état, étaient tous d'aussi joyeuse humeur.

Pour midi, l'infirmier nous donna du pain et de la viande en conserve. Je

n'osais rien manger cependant, de peur de raviver mes maux de ventre. Le

lendemain, on partit de bonne heure en ambulance à destination de Grobeschow.

On arriva après la tombée de la nuit. Nous étions une quinzaine à bord

du véhicule, dont la plupart souffraient de dysenterie. La caserne d'infanterie,

toute neuve, avait été transformée en hôpital de campagne. Un infirmier

endormi nous accueillit et chacun reçut une tasse de thé. On nous attribua

nos lits, de vrais lits de caserne. Je m'allongeai, épuisé, et m'endormis

aussitôt, après m'être emmitouflé dans une couverture de laine blanche. Au

réveil, tout mon corps me démangeait et me mordait. On avait pourtant

l'habitude des poux, mais là, c'était insupportable. Malgré cela, je me

 

                                                      126

rendormis au petit matin. Il faisait grand jour quandje me réveillai ;jejetai

alors un coup d'oeil sur ma couverture; elle grouillait littéralement de poux!

Je serais volontiers resté couché, mais ce n'était pas possible dans de telles

conditions. Je me levai, m'habillai; cela m'était devenu tout à fait inhabituel,

puisque depuis le mois de février, soit presque six mois, pas une seule

fois je ne m'étais déshabillé avant de m'endormir.

Des prisonniers russes, qui faisaient office de gardes-malades, apportèrent

du thé et du pain. Je sortis jeter un coup d'oeil sur les environs. Ily avait

un cimetière militaire nouvellement construit juste derrière la caserne, Une

dizaine de Russes étaient en train de creuser des tombes. On amenait

justement, depuis l'ancien gymnase converti en pavillon pour les malades

du choléra, deux cadavres qui furent enterrés par les prisonniers, sans

fleurs ni couronnes. Sur chaque tombe, on pouvait voir une belle croix noire,

sur laquelle était inscrite le nom, le régiment et la compagnie des tués. Sur

les croix des tombes russes, il était juste écrit .« Ici repose un vaillant soldat

russe », Ou encore: «Ici reposent trois vaillants soldats russes », selon le

nombre de soldats enterrés. Je lus sur une croix: «Soldat Schneidmadl,

7ecompagnie, 1er régiment 41»; c'était un soldat avec lequel je m'entendais

bien. J'avais remarqué qu'il n'était plus avec nous depuis quelques jours et

cela me fit beaucoup de peine de retrouver sa trace ici. On était très mal lotis

dans cet hôpital; il n'était pas encore vraiment installé. Je partis un après midi

avec un camarade dans la ville de Grubeschow. On eut la chance de

pouvoir acheter chacun un beau morceau de pain blanc, bien meilleur pour

nos estomacs malades que le pain militaire. Sur le chemin du retour, on fut

arrêté par un homme qui se tenait sur le pas de sa porte: «Chers messieurs,

entrez, prenez une tasse de thé, et pour deux marks, vous pourrez vous

amuser avec ma fille autant que vous voudrez. » Mon camarade lui envoya

un sacré gnon dans la figure et on regagna l'hôpital.

L'hôpital accueillait chaque jour de nouveaux blessés et malades. Certains

étaient au bord de l'agonie. Je me souviens d'un soldat qui était couché

à côté de moi et se tordait de douleur comme un ver au soleil. Il s'appelait

Simon Duka et venait de Haute-Silésie. Après l'avoir ausculté, le médecin

dit au garde: «Emmenez-le au pavillon C! » C'était le gymnase dans lequel

on envoyait les malades atteints du choléra. Deux jours plus tard, comme je

passais par le cimetière, je vis le nom de Simon Duka sur une tombe

fraîchement creusée. Le choléra avait fait une nouvelle victime. Je n'avais

qu'une idée: partir d'ici le plus vite possible. J'étais là depuis déjà six jours

lorsqu'on fut tous examinés par un médecin. Tous ceux qui étaient en état de

voyager devaient quitter les lieux le lendemain.

On voyagea une demi-journée sur des voitures réquisitionnées puis on

arriva sur un chemin de fer de campagne. Il était à voie étroite et les trains,

composés de petites voitures à plateaux, étaient tirés par des chevaux. La

région était morne et peu peuplée, d'autant plus que la plupart des fermes

et des villages avaient été incendiés. On passa la frontière entre la Russie et

 

 

 

Blessé et hospitalisé, août 1915                                                                   127

la Galicie, puis on prit un train en gare de Vnow, qui nous emmena via Rawa

Ruska à Lemberg, où on arriva de nuit.

L'hôpital militaire de Lemberg, où on nous installa, était une grande

bâtisse, une ancienne école. Quantité de soldats souffrant de catarrhe

gastrique et intestinal ainsi que de typhus se trouvaient dans la salle oùje

fus affecté. Tous de pauvres gens qui passaient la moitié de leur temps aux

latrines. Nous couchions à même le sol sur des paillasses. La nourriture

était mauvaise. Il y avait partout du désordre; des conditions de vie

autrichiennes, quoi! Les jours se traînaient, interminables. On parlait peu,

car la plupart souffraient horriblement. Si un malade se lamentait trop fort,

un infirmier intervenait en lui mettant le thermomètre sous le bras, comme

si cela pouvait servir à quelque chose. Un soldat en fut à un tel point excédé

qu'il lança le thermomètre contre le mur, où il s'écrasa en mille morceaux.

Au médecin qui lui demanda des comptes, le soldat répondit qu'il voulait

simplement être traité humainement. Nous attendions tous avec impatience

le jour où l'on nous transporterait ailleurs

 

                                                                                              128

Repos au sanatorium en Rhénanie

septembre-octobre 1915

Enfin, au bout de six jours, on prit le chemin de la gare. On voyagea en

troisième classe à travers la Galicie, en passant par la forteresse de Przemysl,

puis par Jaroslav, Tarnow, en direction de Cracovie. Ce trajet était à

double voie et, toutes les cinq minutes, on croisait un convoi en provenance

d'Allemagne, chargé d'hommes, de matériel de guerre, de munitions et de

ravitaillement. Les Russes ayant détruit tous les ponts lors de leur retraite,

des ponts de fortune en bois avaient été construits partout sur lesquels les

trains ne pouvaient rouler qu'au pas. Certains de ces ponts passaient audessus

de profonds ravins vers lesquels on osait à peine jeter un regard. On

fit halte devant la forteresse de Cracovie; des milliers de prisonniers

effectuaient des travaux de terrassement à proximité des voies. Un orage

éclata, suivi d'une pluie d'une rare violence. En un rien de temps, les Russes

furent trempés jusqu'aux os mais il leur était interdit de quitter leur lieu de

travail. En continuant notre route, nous avons passé la frontière germanogalicienne.

Notre premier arrêt en Allemagne eut lieu à la gare d'Annaberg.

Tout le monde dut descendre, se mettre en rangs et se diriger vers l'établissement

d'épouillage, qui était un véritable petit village. Tous les jours, des

milliers de soldats y étaient délivrés de leur vermine. On nous fit d'abord

passer dans une grande salle chauffée, où l'on dut se déshabiller. On se

retrouva tous en costume d'Adam. La plupart des soldats étaient si maigres

qu'ils avaient l'air de squelettes ambulants. Mais tous avaient l'air heureux

d'être enfm de retour chez eux, avec la vie d'hôpital pour seule perspective.

On passa aux bains: plus de deux cents douches, sous lesquelles on se

relaya, nous aspergeaient chaudement. Quel bonheur de sentir l'eau chaude

ruisseler le long de son corps. Nous avions du savon à profusion et on fut

bientôt blancs de mousse. Après une nouvelle douche, on se mit en route

pour l'habillement. Chacun reçut une nouvelle chemise, un caleçon, des

chaussettes. Entre-temps, nos uniformes étaient passés dans d'énormes

tuyaux de fer chauffés à quatre-vingt-dix degrés. Cette chaleur vint à bout

des poux et des lentes. Quant aux vêtements, ils étaient à vrai dire passablement

chiffonnés et avaient pris une teinte jaunâtre. On nous servit à

manger; ceux qui souffraient de l'estomac eurent droit à une soupe de

 

Sanatorium en Rhénanie, octobre 1915 129

flocons d'avoine, moins difficile à digérer que des aliments plus solides. Et

nous voici repartis pour la gare. Sur le quai, je bus un verre de bière et

mangeai une pomme qu'une femme m'avait offerte. Cette imprudence faillit

me coûter la vie. J'eus de tels maux d'estomac que je me tordis de douleur sur

le sol du compartiment. Peu à peu je repris le dessus. La nuit tombait. Nous

ne savions pas où nous menait notre route. Le lendemain matin, le train

s'arrêta dans chaque petite ville. Chaque fois, on débarquait autant de

malades et de blessés qu'il y avait de places dans les hôpitaux militaires. Les

derniers quittèrent le train à Fraustadt, en Posnanie; j'étais du nombre.

Ceux qui ne pouvaient marcher furent acheminés en voiture.

L'hôpital était installé dans une ancienne caserne d'infanterie: il abritait

deux mille blessés et malades. Ceux qui souffraient de maux d'estomac, de

diarrhées, de dysenterie ou de typhus étaient envoyés à la section des

contagieux, installée dans le gymnase. Cet important bâtiment comprenait

plusieurs grandes salles où s'alignaient des lits aux draps blancs. A côté de

chaque lit se trouvait une table de nuit. Au milieu de la pièce, de grandes

tables étaient couvertes de livres, journaux et revues de toutes sortes. Tout

avait l'air en très bon état. Je me dis en moi-même qu'il ferait bon vivre ici.

Ceux qui occupaient déjà leurs lits nous regardaient arriver avec curiosité.

On attribua un lit à chacun d'entre nous. Un médecin vint nous examiner,

une fois de plus. Je reçus ordre de me coucher immédiatement. Quel plaisir

de pouvoir se reposer, déshabillé, sans poux, dans un lit moelleux et propre.

Mais j'étais obligé de me lever souvent, très souvent, pour aller aux

toilettes, et mes intestins me faisaient souffrir au point qu'à plusieurs

reprises, je perdis connaissance. J'avais l'impression que plusieurs vrilles

me perforaient. Je ne pouvais m'alimenter que de soupe de flocons d'avoine

ou de bouillon de riz. Le médecin me défendit de manger autre chose, sinon

il ne répondait de rien.

Les soins étaient très attentifs, les soeurs infirmières, le médecin et les

gardes-malades très aimables. Chaque matin, au réveil, nous trouvions sur

la table de nuit un joli bouquet de fleurs et un verre d'eau pour nous rincer

la bouche. Le médecin passait deux fois par jour. Avec le temps, je devins si

faible que je ne pouvais plus me lever. On nous pesait tous les samedis. La

première fois, mon poids était de cinquante-neuf kilos en vareuse et en

pantalon, mais sans bottes; la seconde fois de cinquante-huit kilos en

chemise, la troisième fois de cinquante-sept kilos. Il ne me restait plus que

la peau et les os. Tout mon sang partait dans les selles. Je restais au lit

durant des heures, avec le bassin. Mes maux de ventre ne voulaient pas

prendre fin. Mes compagnons étaient dans le même piteux état. Beaucoup

do malades recevaient la visite de leur famille. J'aurais aimé, moi aussi,

recevoir la visite des miens! Mais c'était malheureusement impossible, car

l'litre nous passait le front de l'ouest.

LI n matin, je vis que le lit voisin était vide. Le malade qui l'occupait, un

pùrc de famille, était si faible depuis quelques jours qu'il pouvait à peine

 

                                                                                                        130

parler. Il était mort pendant la nuit. La nuit suivante, dans la même

chambre, un autre malade mourut de dysenterie. Je me réveillai au moment

où les infirmiers emportaient son cadavre. Je gardais toujours l'espoir de

m'en tirer, mais je me faisais beaucoup de souci et ne cessais de prier tout

bas, jusqu'au moment où je m'endormais, épuisé. Je n'arrivais plus à

manger ma soupe de gruau tout seul. L'infirmier me portait la soupe aux

lèvres et me soutenait le dos, tant j'étais faible.

Pendant quinze jours, je ne reçus que de la bouillie et j'en fus dégoûté.

Quand je voyais venir la soeur avec son bol, j'éprouvais une réelle répulsion

mais, au prix d'un grand effort, j'avalais péniblement ma soupe. Un jour,

lors de la visite, je fis semblant de dormir. Le médecin et l'infirmière

s'approchèrent doucement de mon lit. L'infirmière dit à voix basse: «Alors,

docteur, que pensez-vous de Richert ?» « J'ai le ferme espoir de le sauver, il

a une volonté de vivre particulièrement tenace », répondit doucement le

médecin. Ces paroles m'emplirent de bonheur. J'étais animé d'un espoir

nouveau, car c'est dur de se dire qu'on va mourir à vingt-deux ans. Peu à peu,

je me sentis plus fort.je pouvais de nouveau me relever dans mon lit. J'avais

surmonté le pire.

La soeur, qui constatait que je me portais mieux et qui savait combien

j'avais envie de manger autre chose que le sempiternel bouillon, me posait

souvent une biscotte de froment pur sous la couverture, bien que le médecin

ne l'ait pas encore permis. Enfin, je pouvais manger autre chose. Comme un

enfant,je fus doucement habitué aux aliments solides. D'abord des biscottes

fines, trempées dans du lait, puis du riz au lait et de la compote de pommes,

puis de la purée de pommes de terre, de la viande hachée, des aliments qui

ne fatiguaient pas trop l'estomac. C'était incroyable, comme mon appétit

revenait, je ne cessais de manger.

Au cours de la première semaine où j'ai eu le droit de manger,je repris plus

de trois kilos. Mes forces revinrent vite, si bien que je pouvais me lever sans

peine. Souvent, nous étions assis dehors dans des fauteuils confortables et

nous nous réchauffions au soleil de l'automne. Je me sentais mieux que

jamais depuis le début de la guerre. Dans notre salle, il n'y avait plus de

grands malades, si bien qu'on chahutait parfois. Pour tuer le temps, on

jouait aux cartes, aux dominos et à toutes sortes de jeux. J'étais très heureux

mais, déjà, je pensais que cette belle vie pourrait avoir une fin brutale car la

guerre continuait à faire rage. Ceux qui, une fois guéris, quittaient l'hôpital,

étaient envoyés d'ordinaire dans un bataillon de réserve avant d'être dirigés

vers le front. Cette perspective n'était pas très réjouissante car l'hiver était

de nouveau à nos portes.

Mon camarade Auguste Zanger, avec lequel je correspondais toujours,

était déjà rétabli mais inapte à rejouer au soldat. Il se trouvait toujours à

l'hôpital de réserve de Rhénanie. Il m'envoya un bulletin d'admission de cet

hôpital. Je me réjouissais, car cela semblait signifier nos prochaines retrouvailles.

Je montrais ce bulletin au médecin, en le priant de me laisser partir

Sanatorium en Rhénanie, octobre 1915 /.'/ /

là-bas. Il me dit que cela était impossible, car le bataillon de réserve du

41e régiment d'infanterie se trouvait à Speyersdorf, près de Koenigsberg, en

Prusse orientale. Le médecin ajouta: « Richert, vous pouvez faire une

demande de congé de convalescence de quatre semaines ;je donnerai un avis

favorable.» « Docteur, cela m'est impossible; toute ma famille se trouve dans

la partie du pays occupée par les Français.» «Vous êtes vraiment à plaindre

», me dit le médecin. Le lendemain, je demandais au médecin de

m'envoyer quatre semaines en maison de repos. «Oui, cela peut se faire », me

dit-il avant de m'apporter un certificat d'affectation au sanatorium des

soeurs grises catholiques de Fraustadt. Je remerciais le docteur ainsi que les

infirmières et gardes-malades de leurs soins et je pris congé d'eux et des

amis de notre salle commune et je partis.

Au sanatorium, je fus accueilli très gentiment par les soeurs grises. Le

centre de repos était l'ancien hôpital civil de Fraustadt. Les soldats qui se

trouvaient là avaient presque tous bonne mine et semblaient mûrs pour être

bientôt reconduits à la boucherie. La nourriture était excellente et abondante,

les soeurs aimables et bonnes. Deux gentilles jeunes personnes nous

servaient à table, avec un agréable« S'il vous plaît.» On dormait jusqu'à huit

heures du matin, puis on se levait pour faire sa toilette. On nous servait

alors un bon café au lait avec des petits pains coupés et beurrés, garnis de

confiture. A dix heures on recevait une tasse de bouillon de viande et, à midi,

soupe, viande et légumes ou viande rôtie avec des nouilles, avec en plus une

petite bouteille de bière. Comme dessert: des pommes, des poires et, de

temps en temps, du raisin. A quatre heures de l'après-midi, du thé avec des

petits pains beurrés garnis de confiture, parfois même de jambon et de

saucisson. A six heures du soir, on nous servait des pommes de terre sautées

et des saucisses et, après cela, du café au lait. Chacun pouvait se servir à

volonté. Quelle époque magnifique! Mais les jours passaient très vite et les

quatre semaines tirèrent bientôt à leur fin.

Souvent, de riches dames et demoiselles de la ville nous apportaient des

friandises et s'entretenaient avec nous. Les religieuses jouaient avec nous

aux dominos ou aux dames. Les jeunes soldats qui assistaient à la messe

dans la petite chapelle de l'hôpital et allaient communier de temps en

temps étaient particulièrement bien vus par les soeurs. Le médecin ne

venait qu'une fois par semaine pour les examens; à chaque visite, certains

soldats étaient déclarés guéris et nous quittaient pour rejoindre leur

bataillon de réserve. Mes quatre semaines étaient également achevées: je

devais voir le médecin le lendemain. Ce matin-là.je ne mangeai rien, mais

fumai rapidement cigarette sur cigarette, me remplis l'estomac d'eau

froide et, avant la visite, me mis à courir comme un fou derrière les

toilettes. Le médecin constata un battement excessif du coeur ainsi que

mon teint trop pâle: «Vous resterez ici une semaine supplémentaire », me

dit-il. J'avais atteint mon but, et pouvais profiter encore de quelques beaux

Jours.

132

Au bout de la dernière semaine, on passa une fois de plus sur la balance;

je pesais soixante-dix-huit kilos. J'avais donc repris vingt-deux kilos. Je fus

alors déclaré guéri et reçus mon ordre de route pour Speyersdorf près de

Koenigsberg. Je dormis très mal durant cette dernière nuit et rêvai de la

caserne et de la vie du front. La première neige tombait cette nuit-là, on était

le 28 octobre 1915.

Au matin, je fis mes derniers préparatifs et pris congé des religieuses qui

avaient de la sympathie pour moi et qui me virent partir à regret. Elles me

donnèrent quantité de tartines garnies pour le voyage. A la gare, je pris le

train en direction de Koenigsberg. Le voyage fut ennuyeux, il faisait froid,

tout était couvert de neige. On roula toute la journée et toute la nuit

suivante pour arriver le matin à Koenigsberg. En quittant le train, j'allai en

ville pour boire dans un restaurant plusieurs tasses de café chaud. Puis je

demandai où se trouvait Speyersdorf.

Malgré les indications des propriétaires du restaurant, je dus encore

demander plusieurs fois mon chemin dans cette grande ville. Enfin, je

dépassai les vieux remparts et un quart d'heure plus tard, j'étais arrivé à

destin

Dans un bataillon de réserve à Speyersdorf et Memel

novembre 1915

Le bataillon de réserve du 41e régiment d'infanterie était installé dans des

baraquements en bois à l'entrée de Speyersdorf, tout près de la route. Les

soldats étaient justement en train de chercher leur café à la cuisine. Je

demandai où se trouvait le bureau administratif du bataillon, m'y rendis et

me présentai à l'adjudant de semaine. Il me désigna mon affectation et dit

que je devais me présenter à neuf heures à la visite médicale. Je me rendis

à mon nouveau domicile où l'on me montra mon lit, me donna du café et du

pain. A la première bouchée, je crus avoir dans la bouche un morceau de

terre. J'eus une grande nostalgie de la cuisine des chères soeurs de Fraustadt.

C'était hélas du passé et je devais me soumettre à l'inéluctable. Le

médecin me déclara exempt de service pour dix jours et je rejoignis la

compagnie des convalescents.

Après la visite, je me promenai dans la cour. Il y avait là beaucoup de

soldats qui attendaient leur libération. Un soldat passa à côté de moi en

clopinant, une canne dans chaque main. Je me dis: « Celui-là a attrapé à coup

sûr des balles dans les deux jambes». En passant, il me regarda fixement:

«Nom d'un chien! t'es pas Richert ?» « Oui, c'est moi», répondis-je. « Eh bien,

tu ne me reconnais pas ?» Je répondis que non. « Mais nous étions ensemble

dans les Carpathes jusqu'au jour où, près du mont Zwinin, j'ai eu les deux

pieds gelés. » A ces mots, je le reconnus. Son visage avait presque doublé de

volume depuis l'époque des Carpathes, c'est pourquoi j'avais eu du mal à le

reconnaître. Il me raconta donc qu'on l'avait amputé des dix doigts de pied.

Mais il s'en moquait en disant qu'il préférait vivre sans doigts de pieds que

d'être enterré quelque part sur le front avec ses orteils. Pour lui la guerre

était finie et il devait recevoir soixante-dix pour cent de pension d'invalidité.

Je l'enviais beaucoup même si, sa vie durant, il allait rester estropié.

Ce même jour, je rencontrai plusieurs anciens de ma compagnie qui

boitaient, sans orteils. A l'un il manquait un bras, l'autre avait un bras et

une jambe raides. Mais, tous paraissaient heureux car, bientôt, ils allaient

pouvoir rejoindre leur famille pour toujours.

Le lendemain, je rencontrai Anton Schmitt, d'Oberdorf, que j'avais pansé

sur le champ de bataille lorsqu'il avait été blessé de trois balles de shrapnel

                                                                             134

Il devait se rendre tous les trois jours à Koenigsberg pour y faire soigner par

des massages et des rayons son bras indemne mais raide. Quand il fut

complètement rétabli, on le renvoya au front, où il fut tué.

Un jour, je rencontrai aussi le jeune instituteur de Prusse orientale qui,

lors de l'attaque près de Liftira Gorna, le I'" juillet 1915, avait reçu une balle

qui avait traversé sa figure de part en part. Sur les deux joues, il avait deux

points rouges marquant l'entrée et la sortie de la balle. Comme sa langue

avait été atteinte, il ne pouvait plus parler aussi bien que jadis. Il avait été

nommé adjudant. Il m'invita à passer la soirée avec lui à Koenigsberg.

J'acceptai et nous nous sommes bien amusés.

Ce fut cependant la première et la dernière fois car mon portefeuille ne

tenait pas le coup. Je n'avais rien d'autre que mes misérables trente-deux

pfennigs par jour et cela ne suffisait pas pour m'acheter le strict nécessaire.

Je voyais les camarades qui pouvaient correspondre avec les leurs au pays,

recevoir de l'argent, des paquets, des gâteries et se donner du bon temps,

tandis que moi, réduit à la maigre pitance militaire, il ne me restait qu'à

regarder les étoiles, les poches vides. Je me sentais pourtant heureux quand

je comparais ma vie actuelle à celle du front, et je souhaitais que cela dure.

J'étais depuis une semaine à peine à Speyersdorf que tout le bataillon de

réserve se trouva embarqué dans le train en direction de Memel, par

Insterburg, Tilsitt, Heydekrug. C'est à Memel que se trouvait la caserne de

notre régiment.

Nous arrivâmes de nuit. La caserne était située derrière la ville, vers

l'intérieur des terres. La vie y était quand même plus agréable que dans les

baraquements. Les chambrées étaient plus chaudes et on pouvait les tenir

plus propres. Memel est une ville portuaire, située à la pointe nord-est de

l'Allemagne, sur la Baltique. Comme je n'avais jamais vu la mer, j'avais hâte

d'aller l'admirer. Le lendemain, je montai au dernier étage de la caserne et

là, depuis une lucarne et par-delà les toits de la ville, je pus contempler la

mer au loin. Mais cela ne me suffisait pas; sans permission, au nez et à la

barbe du poste de garde, je me dirigeai à travers la ville vers le port. Là,

j'allai vers la jetée, à la pointe de laquelle s'élevait un phare en béton. Le

môle lui-même était une muraille de près de quatre mètres de large qui

s'enfonçait dans la mer et servait de brise-lames. Le temps était à la

tempête. Je ne pus rassasier ma vue du spectacle qui s'offrait à moi. Des

vagues hautes de plusieurs mètres venaient sans cesse déferler et s'écraser

sur la jetée en la submergeant; une vague recouvrait l'autre. La mer

semblait remuée jusque dans ses profondeurs. Subitement, je reçus une

douche et me mis rapidement à l'abri. Plusieurs navires étaient amarrés

dans le port, je les regardais longtemps. L'un d'eux, chargé d'avoine, était en

train d'être déchargé par des grues de petite dimension qui vidaient la

cargaison. Je m'en revins à ma caserne.

Le lendemain, je fus convoqué par l'adjudant. En examinant mon livret

militaire, il avait constaté que, depuis le début des hostilités, j'avais fait

En réserve, novembre 1915                                                                                   135

campagne sans arrêt et que je n'avais eu aucune permission, «Je vous

donne quinze j ours de permission, » «Je ne puis l'accepter, car je ne sais où

aller.» Et j'expliquai ma situation à l'adjudant «Eh bien! Voilà qui n'est

pas commun. On va voir ce qu'on peut faire pour vous, d'ailleurs on peut

vivre ici et je tiendrai compte de votre cas pour ce qui est du service. » Cet

adjudant était un homme comme on n'en trouvait pas beaucoup dans

l'armée allemande.

Lesjours suivants, mon service fut bien allégé, bien que lesjours d'exemption

accordés par le médecin soient passés. Un jour cependant, je fus de

garde avec huit hommes durant vingt-quatre heures. C'était à la gare. Entre

minuit et deux heures du matin, j'arpentai lentement les quais pour me

réchauffer. J'entendis soudain une formidable explosion. Toutes les sentinelles

et quelques agents des chemins de fer accoururent pour savoir ce qui

s'était passé; mais je ne le savais pas moi-même, pensant que l'explosion

avait eu lieu vers le port. En fait, on apprit le lendemain qu'une mine

mouillée dans le port s'était détachée et avait été projetée vers la jetée.

Un autre jour, je fus commis à la garde du port. J'étais en faction à la grille

par laquelle toutes les personnes devaient passer pour entrer ou sortir du

secteur portuaire, entouré d'un grillage. A l'heure où les ouvriers du port

allaient déjeuner, il y avait fort à faire. Il y avait là un monde très vulgaire

et grossier, parlant un dialecte que le diable n'aurait pas compris. Plusieurs

m'interpellèrent grossièrement lorsque je demandais leur laissez-passer,

prétendant que je les avais contrôlés une heure avant, lorsqu'ils étaient

partis manger. Personnellement, ce contrôle m'était indifférent mais, qui

sait, un chef pouvait m'observer et cela m'aurait valu trois jours de trou. Je

les calmais tous, à part un qui semblait particulièrement violent. Il refusait

absolument de me présenter ses papiers. Je fis donc deux pas en arrière,

exigeai une fois de plus qu'il me présente le document en question ou qu'il,

s'éloigne. Du coup il céda et passa la grille en maugréant. Le soir même

quelques dévergondées voulurent rejoindre les matelots sur les navires. Je

leur refusai le passage. Elles rebroussèrent chemin. Mais plus tard,je les vis

passer au-dessus du grillage et monter à bord. Que pouvais-je faire? Je fis

semblant de ne pas les voir.

Le lendemain, un jeune homme, dix-sept ans peut-être, vint vers moi et

engagea la conversation. Il voulait se porter volontaire pour la durée de la

guerre. Je le lui déconseillai en lui dépeignant la vie au front sous les

couleurs les plus noires. Il en eut presque les cheveux qui se dressèrent sur

la tête. «Bon, s'il en est ainsi, je préfère attendre d'être mobilisé.» «Ce sera

encore trop tôt à ce moment-là", lui dis-je. Il me remercia et s'en fut. J'avais

le sentiment d'avoir accompli une bonne action.

Le lendemain il y eut l'appel pour le paiement de la solde. A Memel, nous

recevions cinquante pfennigs au lieu de trente-trois. Quand tous furent

payés, le lieutenant ordonna: «Fusilier Richert, à l'appel !. Je ne savais pas

pourquoi, mais je sortis des rangs et me mis au garde-à-vous. «Il est de mon

                                                                                                                                                                                   136

devoir, commença-t-il, de faire part à la compagnie de votre courageux et

énergique comportement alors que vous étiez de garde au port. Je vous

exprime ma pleine approbation car l'officier de service vous a vu faire quand

vous avez contraint une épaisse brute de docker à vous présenter son

laissez-passer.» Je fus tout surpris mais me dis que cela ne pouvait pas

nuire d'être de temps à autre bien noté par ses chefs.

Un samedi soir, je fus affecté à la patrouille de contrôle des débits de

boissons. Elle se composait d'un sous-officier et de deux hommes. Nous

devions emporter armes et casques. Notre sous-officier était un bon garçon

à l'esprit facétieux. Il ne se comportait pas du tout comme un chef, mais

plutôt comme un copain. Notre mission était d'annoncer la fermeture du

local et de noter les noms des soldats sortis sans permission. On contrôla

plus de vingt auberges. Nos casques pointaient à peine dans ces établissements

que le patron ou la patronne nous conviaient au comptoir et nous

offraient un bock de bière ou un verre de cognac en nous encourageant à

boire. Ala longue, on finit évidemment par être assez éméchés. Aux soldats

que nous rencontrions sans autorisation de sortie, le sous-officier conseillait

de sauter le mur derrière la caserne sans se faire pincer. Evidemment, cela

ravissait ceux que nous interpellions et qui, à notre vue, s'étaient déjà crus

au trou.

On entra aussi dans une maison close. Les filles à moitié nues se mirent

à trembler de peur quand on entra! Elles savaient très bien que si elles

étaient attrapées après l'heure réglementaire de fermeture, leur boutique

serait fermée. Notre sous-officier fit mine de commencer à dresser un

procès-verbal. Les femmes priaient et suppliaient, cherchant à nous caresser

et à nous couvrir de baisers et tout le reste. Le sous-officier leur faisait

une peur bleue. Mais pour finir, bien sûr, il éclata de rire et déchira son

rapport en disant qu'elles ne devaient pas avoir peur et on nous ouvrit deux

bouteilles de bière. Mais on avait déjà assez bu et on regagna la caserne pour

cuver notre cuite.

Le lendemain, on apprit qu'un transport d'éléments de réserve de notre

bataillon devait être envoyé au front. Cela fit l'effet d'une bombe. Chacun

craignait de partir. Tous avaient une sainte horreur de l'hiver russe et nous

n'étions que fin novembre. Je sentais que c'était mon tour car j'étais tout à

fait valide, avec une bonne mine. Soudain, l'ordre vint: « Rassemblement! »

Le bataillon de réserve devait envoyer vingt hommes à Pillau, à la compagnie

de réserve de mitrailleuses du I" corps d'armée. « Les volontaires pour

les mitrailleuses, sortez des rangs! »

Je fus l'un des premiers à bondir en avant, car je pensais que, quoi qu'il

arrive, cela valait mieux que d'aller au front. Les mitrailleurs n'avaient en

effet jamais à participer aux attaques à la baïonnette; cela valait son prix.

Ainsi,je fus désigné pour Pillau. Lelendemain, on fut une vingtaine à partir,

en train, de Koenigsberg vers Pillau

 

 

Retour au front russe, décembre 1915-été 1916

La petite ville de Pillau est située à la pointe d'une langue de terre qui,

depuis le continent, s'enfonce dans la Baltique. Pillau est entouré de trois

côtés par la mer. Du côté nord-ouest par la mer Baltique, au sud-ouest par

l'entrée du Frischer Haff et à l'est par le Frischer Hafflui-même. Pillau est

une forteresse maritime. Tout près de la ville, sur une légère élévation de

terrain, se dresse le fort Stiele. Sur le rivage de la Baltique, dans les dunes

de sable, étaient installées plusieurs batteries d'artillerie très lourdes,

tournées vers le large. Les canons sont montés sur des tours, et tout à côté

se trouvent des casemates à l'épreuve des bombes, pour les servants.

De la gare, il y avait environ un quart d'heure de marche jusqu'à la

compagnie. Celle-ci occupait des baraquements maçonnés d'un étage. C'est

là que nous avons dû nous présenter.

L'adjudant de compagnie, Hoffmann, un homme de puissante stature, aux

yeux de bouledogue et à la nuque de taureau, nous tint un discours de

bienvenue, et quel discours! Je ne crois pas que les forçats de Cayenne

fussent salués en des termes aussi déraisonnables. Puis, on nous répartit

dans des chambres et on attribua lits et armoires. Tout était d'un ordre et

d'une propreté méticuleux. La discipline régnait ici comme dans les casernes

d'avant-guerre.

L'instruction sur les mitrailleuses commença le lendemain. Ce n'était pas

simple d'apprendre les noms de toutes ces pièces et de saisir le fonctionnement

du mécanisme de tir et, surtout d'expliquer tout ça soi-même devant les

autres. Les exercices dans la neige étaient encore plus pénibles et les caisses

de munitions lourdes à traîner. Les sous-officiers qui avaient été au front nous

traitaient bien mieux que ceux qui étaient restés à l'arrière et qui avaient

l'habitude de martyriser les soldats. Pendant quelque temps, je fis partie du

groupe du sous-officier Altrock, une stupide charogne qui savait nous rendre

la vie dure. J'étais parfois dégoûté, mais je me consolais à l'idée qu'au moins

je ne mefaisais pas tuer. Parfois, nous étions obligés de traîner la mitrailleuse

en rampant dans la neige sur plusieurs centaines de mètres. La neige

pénétrait dans les manches et jusque sous les épaules, et les bottes en étaient

pleines. Les mains étaient si froides que l'on avait peine à saisir et à tenir le

métal de l'arme. Le froid était au plus vif quand le vent souillait sur la

 

                                                                                                                                                    138

Baltique et que nous faisions l'exercice sur le rivage, Mais la cuisine était

bonne, meilleure qu'à Memel. A midi, on avait souvent des pommes de terre et

des boulettes de viande que j'aimais bien. Chacun n'avait droit qu'à une

portion, mais plusieurs fois je réussis à en rabioter deux car le soirj'appréciais

fort les boulettes avec du pain noir, Je m'arrangeais pour être parmi les

premiers servis, je mangeais rapidement ma portion et prenais de nouveau

mon tour, en queue de file, Mais un jour, je fus attrapé par le sous-officier qui

surveillait la distribution et il en fit rapport à notre énergumène d'adjudant

Hoffmann. Je me disais que j'allais drôlement écoper. Mais j'étais à ce point

endurci que la chose me laissait indifférent. On entendit: « Richert doit se

rendre au bureau. » Je m'y rendis. « Espèce de cafre, vous êtes sûrement Pollak

pour qu'une portion ne vous suffise pas. Vous voulez sans doute que je vous

flanque au trou. » Tout cela dit sur un ton à faire trembler les murs. Lorsqu'il

eut fini, je lui demandai la permission de prendre la parole; je lui expliquai

que j'étais originaire de la partie de l'Alsace occupée par les Français et que je

n'avais, de ce fait, aucun contact avec les miens; que j'étais réduit à l'ordinaire

de la caserne. « S'il en est ainsi, je vous autorise à chercher dorénavant deux

portions. » Malgré les apparences, Hoffmann semblait donc avoir encore un

peu d'humanité. Ainsi, chaque jour, j'eus droit à mes deux portions. En

général, je gardais une portion pour le soir et la réchauffais sur le poêle.

Un jour, on nous montra un film qui me fit enrager, son titre: Francstireurs.

Il nous montrait tous les trucs et artifices employés par la population

française pour attirer les soldats allemands dans des pièges, pour les

assassiner ensuite. Le film visait à attiser encore la haine à l'égard des

Français. Moi, je savais que dans cette guerre, il n'y avait pas de francstireurs

du tout.

Dès qu'il faisait beau,j'allais à la mer pour admirer le jeu des vagues. Elles

rejetaient parfois sur le sable de petits morceaux d'ambre. Un dimanche

après-midi où régnait la tempête, je me tenais sur la jetée avec un de mes

camarades pour voir le déferlement des lames, Le vent soufflait directement

sur l'entrée du Haff, si fort que les vagues barraient tout le passage. Au

large, la sirène d'un cargo retentit soudain. Un gros transport se rapprochait

lentement du passage, donnant des signes à coups de sirène. La sirène

demandait les pilotes sans lesquels aucun navire n'avait le droit de pénétrer

dans le passage ou dans le port. Plusieurs pilotes se portèrent au-devant du

bateau, à bord d'un petit vapeur qui se balançait sur les flots comme une

coquille de noix. A plusieurs reprises le petit vapeur s'approcha tout près du

gros navire, mais il était aussitôt saisi et rejeté par une lame à cent ou à deux

cents mètres. C'était un spectacle très impressionnant. Enfin, à la suite

d'une manoeuvre habile, le petit navire frôla le transport. Par une échelle de

corde, deux pilotes grimpèrent comme des chats le long du gros cargo. Ils

étaient à peine suspendus à l'échelle que leur frêle embarcation était de

nouveau emportée plus loin par les flots. A présent, le navire pouvait

pénétrer dans le passage, Nous l'avons suivi jusqu'à ce qu'il disparaisse en

  

Retour au front russe, décembre 1915 – été 1916 139

direction de Koenigsberg. Dans le port de Pillau, on finissait de construire

un croiseur auxiliaire et je m'étonnais que la mer puisse porter une masse

pareille. On réparait également un torpilleur avarié.

Le soir de Noël approchait. Un bel arbre avait été installé dans une grande

salle. On chanta d'abord quelques chants de Noël, puis le: Deutschland,

Deutschland über alles et le Heil, dir im Siegerhranz, Quelle stupidité! Le

capitaine Grosse, qui haïssait les Alsaciens, fit un discours qui convenait

sans doute au temps de guerre, mais nullement à la fête de Noël. Puis

chacun reçut un petit cadeau.

Le maniement de la mitrailleuse n'avait à présent plus de secrets pour

nous et le service était moins rigoureux. Nous faisions souvent l'exercice au

Schwalbenberg, une butte de sable plantée de quelques acacias. De là, nous

avions une vue magnifique sur la petite ville, le port, le Haff et le large.

Parfois, nous tirions à balles. Au début, j'étais un peu énervé quand l'engin

se mettait à crépiter. Quand la mitrailleuse fonctionnait correctement, nous

avions à lâcher deux bandes, soit cinq cents coups à la minute. Les cibles

étaient plantées au bord de la Baltique si bien que les balles tombaient dans

la mer. Une bonne entente régnait dans la chambrée. Mon meilleur ami

était un nommé Max Rudat, de Prusse orientale. Ses parents exploitaient

un grand domaine agricole. Il recevait souvent de petits paquets et m'en

donnait toujours une part.

Un jour de la mi-janvier, il y eut un rassemblement. La compagnie de

mitrailleurs du 44" régiment d'infanterie qui, sur le front nord de Russie,

tenait une position devant la forteresse de Dunaburg, réclamait seize

hommes de renfort. J'eus la déveine de compter parmi ces seize. Mon ami

Max Rudat, qui n'en faisait pas partie, pria l'adjudant de pouvoir aller au

front avec moi, ce qui fut fait. Le lendemain, nous avons reçu un stock de

provisions pour la route. Je fus désigné comme chef du transport. Après

avoir pris congé de nos camarades plus chanceux, on prit la direction de la

gare. Seigneur! Qu'est-ce qui allait encore nous arriver en plein hiver, dans

le froid glacial de la Russie! Heureusement, avec mes camarades, je n'étais

pas seul. C'était au moins une petite consolation.

A Pillau, on prit le train, direction Koenigsberg. En arrivant, je me

renseignai pour connaître l'heure de départ du train pour Dunaburg. Il nous

fallut attendre jusqu'à midi, puis on démarra. Le voyage se déroula par

Insterburg, Gumbinen. AEydtkuhnen nous avons passé la frontière prussorusse.

Dès l'entrée en Russie, les maisons semblaient plus pauvres. Au lieu

de toits de tuiles on ne voyait plus que des toits de chaume. Le voyage fut

ennuyeux. De la neige, rien que de la neige, des forêts de sapins sombres et

des maisons à moitié ensevelies sous la neige; des chaumières et des villages.

Nous franchîmes la forteresse de Kowno pour passer le Niémen tout

couvert de glaçons à la dérive. Le voyage se poursuivait toujours plus loin

par Radsiwilischki, Radkischki, Abeli, direction Jelowka. Nous sommes

arrivés au crépuscule. Je cherchai un quartier de nuit. Avec beaucoup de

                                                                                                                                                                             140

soldats, la plupart permissionnaires, on réussit à s'abriter pour la nuit dans

des baraques. Comme elles n'étaient pas chauffées, et malgré les couvertures

dont chacun avait été muni en quittant la garnison, on eut très froid. Au

réveil, je demandais ma route pour rejoindre le 44" régiment. Plusieurs

permissionnaires qui connaissaient le chemin se joignirent à nous. Nous

progressions lentement dans la neige épaisse. Enfin, après deux heures de

marche, on arriva au domaine de Neugrünwald. Du front nous parvenait de

temps en temps l'écho des coups de canon. Je me présentai à l'adjudant de

compagnie pour rendre compte que les seize hommes de renfort, en provenance

de Pillau, étaient arrivés. L'adjudant de compagnie, Kaminsky, me fit

bonne impression; il était cordial. «Eh bien, dit-il, vous vous plairez ici.» Il

sortit avec moi et, selon le règlement, fit mettre au garde-à-vous les seize

hommes. L'adjudant demanda à chacun son nom, sa région d'origine. Puis il

nous désigna notre quartier où il y avait un poêle et des lits de châlits.

Nous étions tous heureux de l'accueil reçu à la compagnie où il régnait un

ton beaucoup plus amical qu'à Pillau. On nous fit manger tout de suite.

C'était bon et copieux. Les premiers jours, nous n'avions rien d'autre à faire

que de chercher du bois de chauffage. Le domaine de Neugrünwald comprenait

une grande maison d'habitation, plusieurs étables et bâtiments annexes.

Tous les murs étaient en bois, mais bien façonnés. Les chevaux de la

compagnie étaient abrités dans des étables. Les conducteurs étaient installés

dans un autre baraquement. Quant aux mitrailleurs de réserve dont les

seize hommes de mon groupe, nous étions logés dans deux autres pièces.

L'état-major du bataillon logeait au rez-de-chaussée de la maison d'habitation

et, dans un bâtiment annexe, se trouvait une compagnie de sapeurs,

comme on appelait les soldats sans armes qui avaient pour mission de

construire, derrière le front, des positions de réserve. Dans un petit enclos à

proximité, il y avait des installations sanitaires, dont trois baignoires, où les

soldats qui revenaient des tranchées pouvaient se laver. A qui le réclamait,

un coiffeur venait couper les cheveux et faire la barbe gratuitement. On ne

pouvait vraiment pas se plaindre.

Le troisième jour, à la tombée de la nuit, il fallut partir vers le front. Notre

chemin nous mena pendant près d'une heure à travers une forêt triste. Puis

il fallut attendre plus loin, en bordure du bois, dans un léger creux de

terrain. C'est là que j'entendis de nouveau siffler les premières balles.

«Alors, Max, comment te plaît cette musique ?» fis-je à mon ami Max Rudat

qui n'avait encore jamais été au feu. Il répondit: «A dire vrai, Nickel, je

trouve la chose un peu inquiétante. »

Après que nous eûmes attendu près d'une demi-heure, quelques hommes

arrivèrent du front à travers la neige sous la conduite d'un sous-officier. Il

nous fallut transporter vers l'avant de lourdes plaques d'acier de deux

mètres de long et d'un mètre de large. C'était un supplice que de hausser ces

plaques sur ses épaules. Comme nous étions serrés les uns sur les autres,

nous ne pouvions faire que de petits pas. On dut rejoindre les tranchées en

  

                                                                           142

marmelade, deux boîtes de cigares et des cigarettes. Incroyable, cela ne

m'était jamais arrivé depuis que j'étais soldat!

Je fus de garde l'après-midi. Je me mis à examiner le terrain devant moi

au périscope. Tout près du poste de mitrailleuse, une tranchée menait vers

le trou du poste d'écoute installé dans les barbelés. Deux larges barrages de

barbelés défendaient la position contre une attaque; devant la ligne russe,

éloignée de deux cent cinquante mètres, il y avait également deux réseaux

de barbelés. Là-bas, en plusieurs endroits, je voyais s'élever de la fumée.

Tout était calme, mais de temps en temps on entendait à proximité ou au

loin le grondement d'une pièce d'artillerie et le fracas des obus qui éclataient.

De temps en temps aussi, un coup de fusil.

Chaque nuit, deux hommes montaient la garde. Quatre heures dans

l'abri, deux heures dehors. Monter la garde de nuit était très ennuyeux. Le

froid était tellement vif qu'il fallait remuer sans cesse et piétiner sur place

pour ne pas geler. Le lendemain, je fus de corvée de soupe. La roulante

arrivait dans un creux à la lisière de la forêt. Je tombai sur mon ami Max

Rudat qui arrivait avec armes et bagages. Il était affecté à une mitrailleuse

en remplacement d'un permissionnaire. Le troisième jour, je fus de garde de

midi à deux heures de l'après-midi. Pour passer le temps, je pensais au pays

et à toutes sortes de choses. Tout était calme. Aucun coup de feu. Soudain,

il y eut une explosion d'une violence inouïe. Le sol en trembla et je faillis

tomber par terre; je vis à cinq cents mètres de moi, à gauche de la position

allemande, s'élever dans les airs un nuage de cent mètres de haut tandis

qu'une masse de mottes de terre volait en l'air. Les Russes avaient utilisé

une mine souterraine pour faire sauter la position allemande.

Au même moment, les balles se mirent à siffler. Juste devant moi, quatre

obus russes de gros calibre explosèrent avec fracas, ouvrant de larges

brèches dans les barbelés. Puis, il y eut un feu d'artillerie à vous crever le

tympan et à vous en faire voir de toutes les couleurs. L'infanterie russe se

lança à l'assaut et occupa l'immense entonnoir creusé par l'explosion. Mais

les Allemands passèrent très vite à la contre-attaque et une partie des

Russes se mit à fuir, les autres étant faits prisonniers. Le feu de l'artillerie

russe continuait. Les obus éclataient avec fracas devant nous, parfois

derrière nous, parfois aussi dans la tranchée. Au premier coup de canon, le

sous-officier était immédiatement sorti de l'abri avec ses hommes, car il

craignait une attaque. Nous étions tous aplatis sur le sol de la tranchée,

pour ne pas être atteints par les éclats et les mottes de terre. Seul le sousofficier

regardait de temps en temps ce qui se passait du côté des Russes. A

ce moment, un éclat d'obus, grand comme le doigt, l'atteignit au haut de

l'oreille, sur le bord de sa coiffure, si bien qu'il chancela et tomba étourdi. Il

n'avait pas de blessure, on ne voyait qu'une bosse. Je lui mis rapidement une

poignée de neige sur le front et il se ressaisit aussitôt. Mais il ne réalisait pas

vraiment ce qui lui était arrivé. Au bout de trois minutes, il s'était complètement

rétabli.

 Retour au front russe, décembre 1915· été 19,16                                                                               143

Tout à côté de nous, il y avait un abri, occupé par huit fantassins. Une

courte tranchée conduisait à la porte d'entrée, à côté de laquelle il Y'avait

une petite fenêtre. Un des premiers obus tomba tout près de la porte, si bien

que la tranchée en fut obstruée, empêchant les fantassins de sortir. Ils

arrachèrent de l'intérieur la petite fenêtre et l'un après l'autre se mirent à

ramper vers l'extérieur pour prendre leur poste dans la tranchée. Comme le

dernier d'entre eux allait se faufiler à travers l'ouverture du fenestron, un

obus s'abattit sur l'abri qui s'effondra. Le fantassin avait le haut du corps et

les mains qui sortaient par la fenêtre, tandis que ses jambes pendaient à

l'intérieur de l'abri; il était coincé et ne pouvait se dégager ni vers l'avant ni

vers l'arrière. Mort de peur, il criait au secours. Deux de ses camarades

essayaient de le tirer de là, mais sans succès. Des obus qui tombaient à

proximité obligèrent les deux soldats à rechercher ailleurs une place plus

sûre. Le pauvre dut rester là, tout seul, cherchant par tous les moyens, avec

les mains et les bras, à se protéger contre les monceaux de terre qui

voltigeaient autour de lui. Enfin, au bout d'une demi-heure, le tir d'artillerie

prit fin; on put s'occuper du malheureux; comme il était impossible de le

dégager autrement, on dut scier le morceau de sapin qui se trouvait sous lui

pour le libérer. On descendit alors le soldat à moitié mort de peur et on

découvrit qu'il n'avait pas la moindre égratignure.

Sur ce,je demandai au sous-officier la permission de rejoindre Max Rudat

pour savoir s'il lui était arrivé quelque chose.Acertains endroits la tranchée

était détruite au ras du sol, si bien que je dus parfois ramper pour ne pas être

repéré par les Russes. Plusieurs soldats étaient ensevelis sous les décombres

et on était en train de les dégager. Je vis aussi dans la tranchée trois soldats

morts. Plusieurs autres légèrement blessés s'étaient déjà dégagés euxmêmes

des décombres. Trois sous-officiers quijouaient aux cartes avaient été

entièrement déchiquetés par un obus qui avait traversé le plafond de l'abri et

y avait explosé. Max Rudat était de faction à côté d'une mitrailleuse et faisait

une mine bizarre. L'effroi ne l'avait pas encore quitté. Je lui demandai: «Eh

bien, Max, comment ça t'a plu, cette fois ?» «Ne demande pas, Nickel, fit-il,

j'étais couché à plat ventre dans la tranchée et, de peur, j'ai failli faire dans

mon pantalon.» Il me montra tout près de lui plusieurs trous d'obus tout

frais. Nous étions heureux de nous en être tirés sains et saufs. Je dus prendre

congé de mon ami et m'en retournai à ma mitrailleuse.

Plusieurs semaines s'écoulèrent sans incident. Chaque jour passait dans

la même monotonie: être de faction, chercher du bois ou la pitance, nettoyer

la mitrailleuse. Une nuit, j'étais de garde et je m'entretenais avec l'officier

par intérim qui contrôlait le secteur. La pleine lune illuminait la région

comme en plein jour. Pour me réchauffer, je me balançais d'un pied sur

l'autre. Soudain, en face, une détonation claqua. La balle frôla mon casque

du côté droit à la hauteur du front et en arracha la peinture grise. J'en fus

passablement effrayé' et l'officier aussi. Comme la paroi arrière de la

tranchée était en biais et couverte de neige, un Russe avait sans doute

                                                                                      144

remarqué le mouvement de ma tête et avait voulu m'expédier dans l'au-delà.

Je me montrai dorénavant beaucoup plus prudent.

Peu à peu la neige fondit et le printemps fit son apparition. La vie de

tranchée devint plus agréable. En montant la garde de jour, on pouvait

prendre le soleil.

Un jour, l'ordre vint d'effectuer un coup de main, de faire irruption dans

les tranchées russes pour savoir quel régiment nous faisait face. Acet effet,

plusieurs récipients semblables à des seaux d'eau furent installés dans

notre tranchée et leur contenu allumé, tandis que le vent soufflait en

direction des Russes. D'épais nuages de fumée se développèrent, que le vent

poussa vers l'autre côté. Une vingtaine de fantassins se mirent à courir, au

milieu des nuages de fumée. Ils se frayèrent un chemin à travers les

barbelés avec des cisailles et pénétrèrent dans les positions ennemies.

Etendus, nous écoutions ce qui se passait de l'autre côté. Pas un coup de feu.

Les Russes, qui sans doute avaient pris les nuages de fumée pour des nuages

de gaz, avaient évacué la tranchée à cet endroit. De ce fait, tous les

fantassins revinrent sains et saufs. Ils rapportèrent un fusil et plusieurs

boucliers en acier. Un homme avait trouvé dans un abri un portefeuille avec

un livret militaire qui faisait mention du numéro du régiment russe et de sa

division.

Un jour de mai, l'artillerie russe se mit à matraquer sans répit le même

endroit de notre réseau de barbelés pour y ouvrir une large brèche. Nous

étions persuadés que les Russes allaient passer à l'attaque et nous avons

pris nos dispositions. Trois mitrailleuses furent installées derrière la brèche,

dans notre tranchée. D'importants renforts d'infanterie prirent position

à cet endroit. De temps en temps, on tirait une fusée éclairante qui

couvrait d'un reflet vacillant de lumière le terrain situé entre les positions.

Tout à coup, on entendit: « Ils arrivent l Le feu des mitrailleuses et de

l'infanterie se mit à crépiter. Alertée par téléphone, l'artillerie, dont les

servants se terraient déjà près de leurs pièces, prêts à intervenir, établit un

tir de barrage entre les positions.

Avec la meilleure volonté du monde, je n'arrivais pas à voir le moindre

Russe, malgré les fusées qui éclairaient tout commeen plein jour. Ils s'étaient

en effet jetés dans les hautes herbes dès que l'échange de coups de feu avait

commencé. Tout à coup, on en vit quelques-uns bondir et disparaître dans

leur tranchée. Quelques jours plus tard, je pus lire dans le journal: « Au sud

d'Illuxt, une vigoureuse attaque de nuit effectuée par les Russes a été

repoussée avec de lourdes pertes pour l'ennemi.. Avrai dire, l'affaire n'avait

pas été aussi importante. Mais chaque menu fait devait être claironné comme

une grande victoire, pour maintenir au beau fixe le moral guerrier du peuple.

Au mois de mai, notre groupe de mitrailleurs fut déplacé de quelques

centaines de mètres à droite. Là, le front passait par une magnifique forêt de

sapins et de bouleaux. On trouva à se caser dans un abri en plus mauvais

état que le précédent. Par temps de pluie, il nous fallait évacuer l'eau avec

 Retour au front russe, décembre 1915 – été 1916                                                                                                                  145

des seaux. Vers le matin, il y avait tellement d'eau dans l'abri qu'elle arrivait

presque au niveau des sommiers. Vivre là était très malsain. Par les tièdes

nuits de mai, je dormais souvent dehors, par terre dans la forêt, où j'avais

amassé un tas de feuilles mortes.

Pour améliorer notre habitat, nous avons décidé de construire un nouvel

abri. On commença par creuser un trou carré de la dimension d'une petite

chambre, puis on se mit à abattre des sapins solides et à scier des poutres et

de bonnes poutrelles. Ce travail n'était pas une tâche facile, mais comme

nous étions tous solidaires on en eut rapidement terminé.

Le toit de l'abri était fait de six couches de troncs de sapin disposés en

quinconce. Les interstices étaient remplis de terre. Naturellement, nous ne

pouvions travailler à la couverture que la nuit. C'était souvent dangereux, car

les sentinelles russes tiraient dans le noir par pur ennui et de ce fait on était

parfois un peu en danger quand on travaillait là-haut sans protection. Puis on

passa à l'aménagement intérieur. D'un côté, on installa trois lits superposés.

L'un d'entre nous était maçon dans le civil et construisit unjoli fourneau avec

des briques. On fabriqua une table avec des planches et, derrière la table, on

installa une sorte de sofa, rembourré d'herbes sèches et recouvert de toile de

sacs neufs et décousus. Commej'avais quelque talent en dessin et en peinture,

je fis plusieurs dessins que j'encadrai ensuite avec une épaisse écorce de

bouleau avant de les fixer au mur. On tapissa les murs avec l'écorcedes sapins

abattus que nous avions soigneusement écorcés. Devant la petite fenêtre, un

camarade,jardinier de métier, avait planté un petit carré de fleurs forestières

en forme d'étoile, un autre, sculpteur sur bois, confectionna une mitrailleuse

de bois d'un mètre et demi de haut. Elle fut érigée au milieu du parterre de

fleurs, sur un soclede pierre. Quand tout fut achevé, nous étions tout heureux

de notre travail, y compris notre chef de compagnie, le lieutenant Matthes,

qui était un chef bon et compréhensif et qui nous félicita.

Notre mitrailleuse était installée dans un abri de béton muni de meurtrières,

prête à tirer. De jour, un homme, de nuit, deux hommes, devaient

toujours y être de faction. Il n'y avait pas grand danger ici. Certes, quelques

obus et shrapnels ainsi que de petites mines nous tombaient dessus tous les

jours, mais nous avions rarement des victimes. Nous souhaitions tous

pouvoir attendre ici la fin de la guerre. Le ravitaillement n'était plus aussi

bon qu'à notre arrivée, mais c'était supportable.

Un jour, on installa derrière notre abri plusieurs mortiers de tranchée; je

n'en avais jamais vu de si grands. Les mines pesaient deux quintaux. Ces

mortiers devaient, de concert avec l'artillerie, préparer l'assaut de la position

russe. Denotre abri, nous devions nous-mêmes, à tour de rôle, effectuer un tir

de barrage en direction des Russes avec deux mitrailleuses, pour empêcher

leurs réserves de monter en renfort. En l'espace de vingt minutes, on tira des

milliers de coups de feu. Les poteaux du réseau de barbelés furent totalement

déchiquetés par les balles et presque tous les barbelés déchirés. Plusieurs

jeunes bouleaux gisaient à terre. Ils étaient comme sciés net par les balles

 146

Les explosions de mortiers étaient terribles. Du fait de l'énorme déplacement

d'air, les sapins et bouleaux se courbaient et oscillaient comme des pendules.

Une demi-compagnie de notre infanterie passa à l'attaque. Au bout d'un

quart d'heure tous revinrent sains et saufs avec huit Russes qui avaient été

trouvés dans un abri, tremblants de peur. Ils avaient été faits prisonniers

sans offrir de résistance. Les prisonniers étaient visiblement heureux de se

savoir désormais en sécurité. Mais déjà l'artillerie russe commençait à

prendre notre position sous un feu sévère de shrapnels et d'obus.

Je me tenais derrière l'abri en béton avec deux camarades et notre

lieutenant lorsqu'un obus de moyen calibre frappa notre abri juste audessus

de nos têtes, éclata et projeta la charge dans toutes les directions.

Nous étions tous indemnes bien qu'ayant tous été soufflés à terre. Seul un

adjudant d'infanterie qui longeait la tranchée fut atteint au ventre par un

éclat d'obus et mourut à l'hôpital à la suite de cette grave blessure. Notre

lieutenant, chef de section, eut un bras arraché par un éclat de mortier. Un

bon ami à moi, natif de Memel, nommé Masur, qui était ordonnance du

lieutenant, fut blessé si gravement qu'il décéda au bout de quelques minutes.

Il fut inhumé au cimetière du régiment aménagé avec soin dans la forêt,

derrière le front. Au courant du mois dejuin, notre équipe de mitrailleurs fut

enfin relevée et nous sommes retournés à Neugrünwald. Comme c'était bon

de pouvoir de nouveau se mouvoir librement, sans être forcé de vivre

constamment dans les tranchées et les abris, comme des taupes. On nous

rendit le service aussi léger que possible. Une heure d'exercice, une heure de

théorie et de nettoyage de la mitrailleuse: c'était tout. On tuait le temps en

faisant de la lutte ou de la barre fixe. Ou encore à fainéanter et à chasser les

poux, car ces bestioles s'étaient de nouveau inscrustées.

Unjour.je fus promu brigadier. Le lendemain.je dus me rendre à Jelowka

et me présenter au commandant du régiment. Là, je reçus la croix de guerre

de deuxième classe, avec d'autres soldats et sous-officiers. Le colonel prononça

à notre intention une allocution particulièrement belliqueuse, pour

que nous nous montrions fiers de cette décoration. Tout cela me laissait de

glace; j'aurais volontiers bazardé cette camelote pour rentrer chez moi.

Lorsque je fus de retour à la compagnie, je fus félicité par mon chef et mes

camarades et l'on me serra la main si souvent qu'elle commença à me faire

mal.

Après huit jours à Neugrünwald, on repartit en première ligne. On nous

affecta à une mitrailleuse qui se trouvait directement sur la voie de chemin

de fer Jelowka-Dünaburg, dans la forêt. Nous longions la voie, c'était le

chemin le plus court pour arriver à la position. A un moment, nous sommes

passés devant de nombreuses tombes de soldats russes tombés pendant la

guerre de mouvement, fin 1915. Les tombes russes étaient reconnaissables

aux casquettes fourrées qui pendaient aux croix vermoulues. A un endroit

dégagé, près de la voie de chemin de fer, il y avait également plusieurs

tombes de chasseurs allemands identifiables aux shakos pendant aux croix

 

 

Retour au front russe, décembre 1915 -été 1916 147

Plus loin, une tranchée nous mena en première ligne. Là, nous avons relevé

un groupe qui partait au repos pour huit jours à Neugrünwald. L'abri

d'habitation n'était pas mauvais non plus, mais largement moins confortable

et solide que celui que nous avions bâti. Ici, la position était plus

dangereuse que dans notre dernier poste. Comme la forêt était déboisée sur

une largeur de cent mètres le long de la voie ferrée et que nous étions

installés dans cette zone dégagée, les Russes pouvaient observer notre

position et régler leur tir avec précision. Chaque jour, quelque vingt obus de

calibre 12, capables d'exercer déjà une belle pression, arrivaient en trombe.

Dès que les premiers tombaient, nous courrions dans l'abri de béton.

Un jour, je lisais tranquillement, mes camarades jouaient aux cartes,

lorsqu'un obus de 12 tomba soudain sur l'abri. Avant d'exploser, il pénétra

jusqu'à la dernière couche de madriers de sapin. La pression déplaça

légèrement plusieurs troncs en les écartant les uns des autres, si bien que

des tombereaux de terre s'effondrèrent sur nous. Nous nous sommes jetés à

terre puis, à toutes jambes, nous sommes précipités vers notre abri en béton

jusqu'à ce que les coups cessent.

Le soir venu, lorsqu'il commença à faire nuit, nous avons comblé le trou

d'obus sur notre abri. Nous y avons jeté les morceaux de bois déchiquetés

projetés en dehors et avons rempli le reste avec de la terre. Puis, nous avons

cherché des branches de sapins pour couvrir le tout. En faisant ce travail, un

des hommes, un type sympathique, horloger de métier, fut atteint au cou et

tomba. Je pus encore le voir lever une main et me fixer avec des yeux

hagards, comme pour me supplier de lui porter secours. Mais immédiatement

sa tête tomba en arrière: il était mort. On fut tous effrayés par la mort

subite et inattendue de notre camarade. La nuit même, nous avons transporté

sa dépouille sur un brancard, au cimetière du régiment où il fut

enterré le lendemain.

Quelques jours plus tard, un obus de 12 tomba de nouveau sur un coin de

notre abri et le balaya totalement. Une fois de plus, personne ne fut blessé

car, dès les premiers coups, on s'était retranchés vers l'abri bétonné. Nous

avons reçu l'ordre de construire dans la tranchée avancée, à côté des rails,

un grand abri en béton, pouvant recevoir jusqu'à deux cents hommes. C'était

plus facile à dire qu'à faire. Nous devions participer à ces travaux comme les

fantassins. D'abord, il nous fallut creuser un trou de trois mètres de

profondeur, quatre de large et quarante de long. Nous devions transporter

la terre dans des sacs à deux cents mètres de là, et les vider dans la forêt. Un

sacré boulot! Il fallut traîner des milliers et des milliers de sacs. Lorsque le

trou fut creusé, on commença à bétonner. Sur une petite voie ferrée de

campagne, on transporta du gravier et du ciment jusqu'à trois cents mètres

de la première ligne. Au point de déchargement, les matériaux étaient

mélangés et amenés dans des sacs vers l'avant, par la tranchée. Chaque

homme devait faire chaque jour une quarantaine de trajets. On ne pouvait

remplir le sac qu'à moitié, tout au plus. Pour construire la couverture, on

                                                                       148

dévissa les rails de chemin de fer, qu'on disposa sur deux rangées superposées

et croisées, couvertes ensuite d'un mètre de béton. L'abri était enfin

terminé. Pour faire entrer la lumière et l'air, il y avait plusieurs meurtrières

étroites, aménagées dans le mur.

Ainsi s'acheva l'été 1916, lentement, sans autre incident notoire. Des

gardes de jour et de nuit, le ravitaillement, la corvée de bois, des menus

travaux, c'était à peu près tout. Notre menu quotidien se composait d'une

demi-livre de pain matin et soir, de mauvais café noir, souvent sans sucre,

d'un peu de beurre ou de fromage, parfois d'un peu de saucisson, d'ersatz de

graisse, le plus souvent de marmelade et également d'une sorte de graisse

grise que nous appelions aussi «graisse Hindenburg» ou «graisse de singe».

A midi, nous recevions un litre de soupe par tête. Tout était soupe: les

nouilles, la choucroute, le riz, les haricots, les petits pois, l'orge, les légumes

secs – que les soldats appelaient «barbelés» – les flocons d'avoine, les

pommes de terre, etc. Parfois, nous avions droit à de la morue salée et fraîche.

Cette pitance était tout à fait immangeable et sentait le cadavre exposé

quelques jours au soleil. Les jours sans viande, notre ordinaire se composait

de soupe aux nouilles garnie de raisins secs. Jamais la moindre trace d'un

petit morceau de viande rôtie, de salade ou de quelque chose de semblable.

Au mois d'octobre 1916, nous avons été relevés par un régiment venant du

front de l'ouest. On s'ébranla vers Jelowka. En route, il était question qu'on

nous transfère vers tous les fronts possibles et imaginables. Mais à Jelowka,

on fut dirigés vers le sud où on releva un régiment à vingt kilomètres de

notre ancienne position. La ligne du front serpentait à travers un terrain nu

et valonné. En passant par une longue tranchée, qui longeait un vallon, nous

sommes arrivés en première ligne. Devant nous, à quatre cents mètres de

distance environ, se trouvait le domaine de Schiskowo détruit par la guerre;

la ligne du front russe passait par là. Notre position, ainsi que celle des

Russes, était protégée par trois larges réseaux de barbelés. C'est là que

notre compagnie de mitrailleurs, qui dépendait du régiment, fut incorporée

dans trois compagnies; chacune fut affectée à un bataillon.

Je faisais partie de la 2e compagnie de mitrailleurs et devins chef de pièce,

c'est-à-dire que, bien que simple caporal,je faisais fonction de sous-officier.

J'avais une bonne équipe, rien que dejeunes garçons rapides. Parmi eux un

Bas-Rhinois : Emile, d'Erstein. Ces jeunes avaient tous bon appétit et il n'y

avait jamais assez de pain pour eux. Un jeune de vingt ans, Seedorf, de

Hambourg, nous amusait bien. Tous les deux jours, chacun recevait trois

livres de pain. Seedorfmarquait son pain pour y faire des parts. La première

marque devait suffire jusqu'au soir, la deuxième jusqu'au lendemain matin,

la troisième jusqu'au lendemain soir. Mais dès le premier soir, il avait déjà

atteint la marque du lendemain matin. Et d'habitude, il ne lui restait plus

rien dès le petit déjeuner. Malgré un ravitaillement serré, il n'y eut jamais

le moindre petit vol entre nous, alors même que le pain était là, offert, sur

une planche de bois de notre abri

  

Ma première permission, fin octobre 1916                           149

Mon tour vint de partir en permission. J'aurais été heureux de rentrer

chez moi, comme tous mes autres camarades. Une famille alsacienne de

Durlingsdorf, nommée Mattler, alors réfugiée à Eberbach dans la vallée du

Neckar, m'avait invité par lettre à venir chez eux, sije ne savais pas où aller.

Longtemps, je ne sus trop que répondre. Finalement, je me décidai à partir,

car j'étais trop heureux de ne plus sentir, pour un temps, lejoug militaire. La

perspective d'un long voyage me réjouissait également. J'emportai donc

mon livret de permission et me munis d'un peu de ravitaillement, pris congé

de mes camarades et me mis gaiement en route.

Derriere la ligne de front, dans la forêt, je rencontrai deux fantassins qui

partaient également en permission. Nous avons marché ensemble vers la

gare de Jelowka. J'étais envahi par un extraordinaire sentiment de liberté

et de sécurité à mesure que nous nous éloignions du front. Enfin, après un

long trajet, nous avons atteint la ville frontière allemande, près de Eydtkuhnen,

où tout le monde dut descendre et se faire épouiller. On continua

ensuite notre route en passant par Insterburg, en direction de Koenigsberg.

Là, je pris le rapide de Berlin, bondé de permissionnaires. On passa par

Braunsberg, Elbing. Près de Dirschau, on traversa la Vistule sur le plus

grand pont que j'aie jamais vu. Et puis, on continua par Kreuz, Schneidermühl.

Nous roulions, sur de grandes distances, à travers des contrées

miséreuses. Du sable et encore du sable, parfois de petits taillis rabougris,

rarement un village ou une ferme. A hauteur de Lemberg et de la forteresse

de Küstein, la région devint plus belle et plus fertile.

A la tombée de la nuit, le train arriva à Berlin, en gare de Silésie. Avec

plusieurs camarades avec lesquels j'avais lié connaissance durant le trajet,

je partis à la découverte de la ville. Nous sommes rentrés dans plusieurs

restaurants pour boire une bière et nous sommes fait servir à dîner, en

payant cher. On passa ensuite la nuit dans la salle d'attente de la gare, où

on dormit assis, la tête appuyée sur la table. Tôt dans la matinée, on prit un

café chaud dans une auberge, pour nous diriger ensuite vers la gare

d'Anhalt. Il nous fallut demander souvent notre chemin. Je pris congé de

mes camarades qui allaient de l'autre côté de la Rhénanie

                                                                                                                                                                   150

Je pris l'express en direction du sud-ouest via Luckenwalde, Wittenberg,

Halle, Merseburg, Nauwburg, Weimar, Erfurt, Gotha, Eisenach, vers Francfort-

sur-le-Main où l'on s'arrêta assez longtemps. Le voyage de Berlin à

Francfort était très beau. Partout, on passait par des régions fertiles et

peuplées. Les maisons des villes et des villages étaient joliment construites.

Que c'était beau ici, en comparaison de la Russie dépeuplée et monotone!

J'arrivais avec peine à réaliser que j'avais vécu là-bas des mois durant dans

des tranchées et des abris.

Après avoir vu les abords de la gare de la belle ville de Francfort, je pris le

train qui, par Darmstadt et Weinheim, m'amena à Heidelberg, magnifiquement

situé sur les rives du Neckar. Là, il me fallut à nouveau changer de

train pour arriver à Eberbach, terme de mon voyage.

Je descendis à l'auberge Koch où, au deuxième étage, habitait la famille

Mattler. Bien que je ne connaisse de la famille que monsieur Mattler,je fus

accueilli par tous de façon très gentille. Quelle joie pour moi de pouvoir vivre

et être logé quelques jours d'une façon aussi agréable. La famille Mattler et

moi-même prenions nos repas à l'auberge. La nourriture n'était pas particulièrement

riche mais, comparée à la tambouille du front, elle était splendide.

Le pain n'était pas bien meilleur que le pain militaire, ni plus abondant, car

le pain, la viande et le beurre étaient déjà rationnés et étaient perçus sur

cartes de ravitaillement, tant de grammes par tête. Ce qui me plaisait le

plus, c'était le bon lit; car depuis janvier, c'est-à-dire depuis neuf mois,je ne

m'étais jamais déshabillé pour dormir dans un lit. Toujours le dur lit de

camp de fil de fer, dans les abris. Par beau temps, je faisais des excursions

dans les environs du Neckar, dans les montagnes, vers les ruines des

châteaux dominant Eberbach, d'où l'on avait une vue magnifique sur la

vallée. Les jours s'écoulaient trop vite. Je fis également la connaissance de

plusieurs autres familles de réfugiés alsaciens, toutes très gentilles à mon

égard.

Les jeunes filles alsaciennes rivalisaient d'amabilités et plusieurs d'entre

elles laissaient deviner qu'elles seraient volontiers devenues la bonne amie

d'un soldat de leur région. Tout cela faisait plaisir, naturellement. J'échangeai

des adresses avec plusieurs d'entre elles en pensant que la correspondance

apporterait quelque diversion dans la vie fastidieuse des tranchées.

Lorsque les dix jours à Eberbach tirèrent à leur fin, je pris congé de la

famille Mattler et des familles alsaciennes amies; je pris le train et m'en

retournai par Heidelberg, Darmstadt et Francfort. Là, je changeai de train

pour Giessen. Je continuai ma route vers Marburg, Siegen, le long de la Sieg.

J'avais prévu de rendre visite, en Rhénanie, à mon ancien camarade du front

Auguste Zanger, qui habitait à Dreisel, à près d'une demi-heure de Schladern.

Ainsi qu'il me l'avait confirmé par lettre, il m'attendrait en gare de

Schladern où il faisait déjà nuit quand le train s'arrêta. Il faisait noir comme

dans un four et il bruinait. Je quittai la gare; pas âme qui vive et pas trace

de Zanger. Ça commence bien, pensai-je. C'est alors que je vis une femme

 En permission, octobre 1916                                                                                                                             151

avec un garçon qui arrivaient à la faible lueur des becs de gaz. Je me dirigeai

vers elle et lui demandai le chemin pour Dreisel. Elle me répondit dans un

dialecte difficilement compréhensible pour moi que précisément elle allait à

Dreisel et que je pouvais la suivre. En chemin, elle me demanda qui je

connaissais là-bas. Je lui répondis que je voulais aller chez mon camarade

Auguste Zanger. Ce nom ne lui disait rien, aussi je précisai qu'il habitait

chez la famille Théodore Gauchel. La femme me conduisit alors jusqu'à la

maison.

Zanger fut très heureux de me revoir. Il m'avait attendu à l'arrivée du

train précédent et comme il ne m'avait pas vu descendre, il avait pensé que

j'arriverais le lendemain. Je fus accueilli le plus cordialement du monde par

la famille Gauchel, qui comprenait la mère, le fils nommé Joseph et la fille

Maria. Je me sentis très vite comme chez moi. Ces braves gens sortaient tout

ce qu'il avaient pour me l'offrir à table. La fille Maria avait soigné Zanger à

l'hôpital, quand il avait été gravement atteint en 1915. Tous deux s'aimaient

et faisaient des projets de mariage pour la fin de la guerre; c'est ce qui

arriva. Comme la famille était très pratiquante et pour échapper aux

bavardages des gens, Zanger ne dormait pas dans la maison de la famille

Gauchel, mais dans la maison voisine, chez une famille où il avait loué une

chambre. Après avoir discuté tous ensemble jusque tard dans la nuit, nous

sommes allés nous coucher. Nous avions parlé du pays natal et de ce que

nous avions vécu, jusqu'à ce que le jour nous salue à travers la fenêtre. Le

lendemain matin, Zanger et moi avons aidé la famille Gauchel à battre le

grain avec la batteuse, un travail dont j'avais perdu l'habitude, bien que je

l'eusse pratiqué autrefois.

Le lendemain, nous nous sommes rendus à Spiegburg où on se fit photographier

tous deux. Nous avons adressé immédiatement quelques photos à

la maison, via la Suisse. Le troisième jour, nous avons pris la route d'Eitorf,

distant de près de vingt kilomètres, pour aller sur la tombe de Joseph

Schwob, natif de mon village. Il avait été grièvement blessé en octobre 1914

et était décédé à l'hôpital. Nous étions très tristes tous les deux de retrouver

là un bon camarade du pays. Après avoir prié un bon moment devant la

tombe, nous nous sommes rendus à l'hôpital pour savoir par la soeur qui

l'avait soigné comment il avait vécu ses derniers jours.

Dormir à présent, une nuit encore dans un lit, et puis ce serait fini. Dieu

sait pour combien de temps je quittais Zanger et la bonne famille Gauchel,

mais le terrible devoir ne me laissait pas d'autre choix. Les braves gens

avaient rempli mon sac de toutes sortes de provisions dont une bouteille de

liqueur, si bien que j'étais bien muni pour le voyage. Et ma logeuse m'apporta

en plus un gros saucisson sec. Les adieux me touchèrent profondément,

car la mère Gauchel pleurait comme si j'étais son fils. Et, en effet, c'était

triste de ne pas savoir si on allait se revoir ou si j'allais être tué, là-bas en

terre étrangère, car à l'heure qu'il était, on ne pouvait encore prévoir la fin

de la guerre. Zanger m'accompagna jusqu'à la gare

                                                                                        152

Je pris d'abord le train pour Cologne. Profitant d'un arrêt, je pus admirer

la magnifique gare. Puis, je pris l'express de Berlin en passant par la Ruhr:

Dusseldorf, Hagen, Dortmund. J'avais entendu parler de cette région, mais

je n'aurais jamais imaginé ce que je voyais là: une ville touchait l'autre;

souvent, on ne voyait pas où finissait l'une, où commençait l'autre. Au milieu

de tout cela, des mines, des fabriques et, aussi loin que portaient les yeux,

s'élevaient des cheminées d'usines. On dépassa la Ruhr et le train poursuivit

sa route vers Berlin en passant par Paderborn, Haberstadt, Magdebourg,

Brandebourg, Potsdam, Charlotenbourg. Sans arrêt, la route se poursuivit

vers la Russie, par le même itinéraire qu'à l'aller. Nous étions début

novembre. Là-haut, en Russie, la terre était couverte d'un léger tapis de

neige. Je frissonnai en revoyant les misérables habitations, la neige, les

sombres forêts de sapins, les habitants mal habillés, et je pensai à la vie des

tranchées qui m'attendait.

De la station terminus de Jelowka, je pus rejoindre la troupe, sur une

voiture de mon bataillon. Je me présentai et reçus immédiatement l'ordre de

reprendre le commandement de ma mitrailleuse

 

 

 

 

 

153

Troisième Noël au front, décembre 1916

Arrivé dans mon abri, les soldats m'annoncèrent tout de suite qu'Emile

Fuchs, d'Erstein, avait été tué. Il avait reçu en plein front une balle de

mitrailleuse russe, une nuit qu'il était de garde; il était mort sur le coup.

J'eus beaucoup de peine car c'était un compatriote et un bon garçon. Les

jours s'écoulaient, monotones. La neige, le brouillard, la neige, c'était là nos

seules distractions. Les Russes nous envoyaient chaque jour quelques obus

mais ils ne causaient pas grand dommage. Un dimanche, deux soldats par

mitrailleuse purent se rendre au service religieux. Je fus chargé de les y

conduire.

Dans la forêt, à un kilomètre du front, derrière un vallonnement de

terrain, s'élevait une baraque qui servait d'église. Elle était occupée par des

soldats jusqu'à la dernière place et l'aumônier commença à dire la messe.

Pendant la consécration, nous entendîmes soudain tomber plusieurs obus,

en avant du front. Les explosions devenaient toujours plus nombreuses.

Quelques obus semblaient éclater tout près de nous car nous entendions les

éclats siffler au-dessus de la baraque. Nous étions tous inquiets. L'aumônier

célébra la messe jusqu'à la fin, comme si de rien n'était. Lorsqu'on quitta les

lieux les tirs s'intensifièrent encore. Notre adjudant de compagnie nous

donna l'ordre de regagner au plus vite nos mitrailleuses.

Deux régiments de réserve montaient justement vers l'avant. On les

suivit. A ce moment, il commença à neiger, si bien que l'on ne pouvait voir à

cent mètres. Arrivés à l'orée du bois.je constatai aux obus qui tombaient que

les Russes tenaient tout particulièrement sous le feu de leur artillerie la

tranchée qui conduisait à notre position. On arriva au sommet de la colline,

sans qu'un obus soit tombé à proximité.

Soudain, la neige cessa de tomber. Les Russes pouvaient nous apercevoir,

offerts comme sur un plateau. Nous nous jetâmes tous à terre, dans la

neige profonde. Que faire à présent? Les tranchées et la position étaient

couvertes de la noire fumée des obus et de nouveaux obus sifflaient vers

nous. Si des observateurs d'artillerie ou des servants de mitrailleuses nous

repéraient, nous étions quasiment perdus. Nous ne pouvions rester couchés.

Il y avait encore quatre cents mètres à parcourir jusqu'à la position et

environ deux cents mètres jusqu'à la tranchée. On décida de courir en

                                                                                                                                                     154

Troisième Noël au front, 1916 155

En tant que chef de pièce, j'étais exempt de garde. Pourtant, je prenais

mon tour pour améliorer le sort de mes jeunes. Comme il gelait sévèrement

pendant la nuit, il nous fallait constamment chauffer auprès du fourneau de

l'abri des sacs remplis d'un peu de sable sec, puis les attacher au manteau de

la mitrailleuse, pour éviter que l'eau de la chemise ne gèle, car il est

impossible de tirer avec une mitrailleuse gelée. Autrefois, il n'était pas

nécessaire de les chauffer, car on mélangeait de la glycérine à l'eau pour

l'empêcher de geler. A présent, la glycérine manquait comme beaucoup

d'autres choses. Le chauffage n'était pas fameux non plus. Nous ne disposions

que de bois de sapin, vert et gelé, qui dégageait une affreuse fumée

mais ne voulait pas s'enflammer. Souvent, il fallait presque cracher ses

poumons pour avoir un peu de café chaud.

Lejour de Noël, commeje passais près de la cantine, plusieurs caisses de

biscuits sucrés étaient en train d'être déchargées. C'était un événement

rare, car d'habitude on ne trouvait à acheter à la cantine que du cirage pour

les bottes, de la graisse pour les chaussures, du papier à lettre, des crayons,

des cartes postales et, de temps en temps, une boîte de sardines et des fruits

en conserve. J'achetai des biscuits à m'en remplir à ras bord toutes les

poches ainsi que ma musette et les mangeai presque tous l'un après l'autre,

sauf cinq rouleaux que j'apportai aux camarades de mon poste. Aujourd'hui

encore, je m'étonne que mon estomac ait pu supporter tout cela. Le soir de

Noël, on reçut une bouteille de vin du Rhin aigrelet pour deux hommes.

Dans la nuit de la Saint-Sylvestre, je dormais dans l'abri quand je fus

réveillé par le secrétaire de la compagnie. Je regardai ma montre: il était

minuit. Dehors les soldats de garde tiraient en l'air pour fêter l'année

nouvelle et par pur ennui. Tous deux nous nous sommes souhaités une

heureuse année. Je dis au secrétaire qu'il était inutile de me réveiller pour

si peu. Il me répondit: «Je ne suis pas venu ici pour cela. Je t'apporte un

ordre de l'adjudant de compagnie. Tu dois immédiatement ramasser tes

affaires et te présenter à l'arrière, au camp dans la forêt.» J'étais tout à fait

ahuri, car je n'avais aucune idée du pourquoi d'une telle convocation. Le

secrétaire lui-même ne pouvait ou ne voulait pas m'éclairer. Je ramassai

mes affaires et m'en allai en trébuchant à travers la neige durcie, glacée et

crissante, en direction du camp.

Je vis soudain devant moi un soldat, lui aussi avec armes et bagages. Je

criai: «Hé toi, attends un peu !» Il s'arrêta et je reconnus un Lorrain, nommé

Beek, attaché lui aussi à ma compagnie de mitrailleuse. Je lui demandai où

il allait. «Chez l'adjudant de compagnie, me dit-il. Le secrétaire m'a dit que

je devais me présenter là-bas. »

Lorsque nous arrivâmes devant l'abri de l'adjudant, il y avait déjà là

plusieurs Alsaciens qui sautaient d'un pied sur l'autre et battaient des bras

pour se réchauffer. Je me présentai chez l'adjudant qui était en train

d'écrire. Il sortit avec moi et nous affecta un abri qui n'avait ni porte ni

fenêtre. Il nous dit d'attendre le jour. On chaparda un peu de petit bois dans

                                                                                                                                             156

les abris voisins pour faire du feu dans le nôtre qui était dépourvu de

fenêtres et dont le sol était durci par le gel. Nous étions assis autour du feu

à jurer, à pester et à échanger toutes les opinions possibles. Je dis: «Attention,

cela fait longtemps que nous sommes au 44" régiment. Je crois que nous

allons être mutés.. Mon pressentiment fut confirmé.

Tôt le matin, le chef de compagnie nous convoqua et nous annonça que la

division dont dépendait le 44" régiment allait faire route vers le front de

l'ouest. Sur ordre supérieur, tous les Alsaciens-Lorrains devaient rester sur

le front russe et être affectés à d'autres régiments. Un murmure général

s'éleva dans nos rangs: «Tiens, des soldats de deuxième catégorie! » «Ils ont

sans doute peur qu'on déserte là-bas. » Le commandant de compagnie prit la

parole: «Je vous aurais volontiers gardés à la compagnie, bien sûr. J'étais

content de vous tous. Mais comme vous le savez vous-mêmes, les ordres sont

les ordres et à cela il n'y a rien à changer. Finalement, vous pouvez vous

estimer heureux de pouvoir rester ici car sur le front de l'ouest, le danger est

bien plus grand qu'ici. »Entre nous, nous lui donnions raison, mais personne

ne le montra.

Nous nous sommes donc mis en route vers Jelowka où plusieurs centaines

d'Alsaciens-Lorrains de notre division étaient déjà rassemblés. Ah! quelle

ambiance! Le moral était le même pour tous. Si les Prussiens avaient atterri

là où nous le souhaitions, ils auraient tous fini en enfer.

Dans l'après-midi, le commandant du régiment nous tint encore un

discours pour répéter qu'il n'y avait rien à changer à l'affaire et que les

ordres venaient d'en haut. Nous avons passé la nuit dans des baraquements

et le lendemain, 2 janvier 1917, on se mit en marche vers le nord. Un

lieutenant à cheval nous accompagnait. Des grognements ou des cris fusaient

sans cesse. L'un criait: «Epinal », un autre: «Vive la France! » Le

lieutenant se précipitait immédiatement vers la section, dans la colonne

d'où s'était élevé le cri, et demandait qui avait crié. Mais il tombait sur un

bec. Les uns disaient qu'ils n'avaient rien entendu et d'autres lui riaient

effrontément au nez. «Vive la France! » « Vive l'Alsace! » criait-on devant et

derrière l'officier. De colère, il grinçait des dents mais n'arrivait pas à

trouver les coupables, car nous étions solidaires comme un seul homme. Le

lieutenant donna l'ordre de chanter, mais pas une voix ne se fit entendre. «Si

quelqu'un ouvre encore une fois le bec, il aura affaire à moi », cria-t-il, très

irrité de constater que ses ordres n'étaient pas suivis.

Soudain, un des Alsaciens se mit à chanter: « 0 Strassburg, 0 Strassburg,

du wunderschëne Stadt . [Strasbourg, Strasbourg, ville merveilleuse]. Comme

au commandement, tous, d'une seule voix, se mirent à chanter, et le beau

chant alsacien retentit puissamment dans l'air d'hiver glacial et clair. Le

lieutenant, qui avait compris qu'il n'arriverait à rien, se mit alors à suivre la

colonne sans dire un mot                                               

                                                                                                                        157

 Au nord-est du front russe, janvier-avril 1917

L'état-major du 260' régiment d'infanterie de réserve était installé dans

un ancien domaine agricole. C'est là qu'on nous mena et qu'on nous répartit

dans les différentes compagnies. Je demandai à être affecté à la compagnie

des mitrailleurs. On répondit par téléphone qu'il n'y avait pas de place

disponible. Ainsi, je fus affecté avec douze autres à la ge compagnie. Malgré

la nuit tombante, nous fûmes conduits chez l'adjudant de compagnie de la ge,

qui avait installé son bureau dans un bel abri dans la forêt. C'était un

homme très sympathique et nous fûmes très satisfaits de son accueil. Il nous

demanda tout de suite si nous avions faim et il nous fit donner du pain et de

la viande en conserve.

Il nous fallut passer la nuit dans un abri dégarni où tout était gelé et

couvert de givre blanc. On fit un feu qui n'arriva pas à nous réchauffer. Le

secteur tenu par le 260"nous parut assez dangereux car on entendit pendant

toute la nuit le grondement et les explosions des obus et des mines. La nuit

suivante, alors que nous dormions déjà, je fus réveillé par le secrétaire de

compagnie. Dans une position de l'avant, le caporal du groupe Blau avait été

blessé. Je devais donc prendre sa place. Le secrétaire m'accompagna pendant

près de vingt minutes à travers la forêt, jusqu'à une tranchée. Le

secrétaire me dit qu'il n'y avait qu'à la suivre pour arriver à la ge compagnie.

Je continuai dans la nuit d'un pas lourd. Il faisait un froid de canard. La

neige crissait bruyamment à chaque pas. D'aller ainsi, tout seul, à travers la

nuit, me donnait des frissons … Et dans une tranchée que je ne connaissais

pas … Parfois, je m'arrêtais et tendais l'oreille. Je ne devais pas être loin de

la position. Le tir des soldats de garde résonnait tout près.

Et tout à coup, un sifflement de quelques secondes, un éclair, un fracas. Un

obus d'assez gros calibre venait de tomber pas trop loin. La neige projetée

violemment en l'air se mit à retomber doucement sur moi et quelques mottes

de terre volèrent au-dessus de ma tête. Instinctivement, je me mis à courir

pour m'échapper de ce coin dangereux. Soudain, la tranchée se partagea en

trois couloirs,l'un conduisait à droite, l'autre tout droit et le troisième à gauche

vers l'avant. Je me demandais lequel était le bon? Enfin, après quelques

centaines de pas, j'atteignis la position avancée. Je demandais au premier

soldat de garde quelle était sa compagnie. «La 4"», me dit-il. « Ceux de la 9"se

 158

trouvent à côté de nous, immédiatement à notre droite.» Je le remerciai et

partis à la recherche de ma compagnie le long de la tranchée avancée.

Presque tous les hommes de garde faisaient des mouvements pour se

réchauffer. Tous avaient tiré leur col jusqu'aux yeux de sorte qu'il ne leur

restait plus qu'une fente large comme le doigt pour regarder.

Après avoir souvent demandé ma direction aux uns et aux autres, je

trouvai l'abri du sous-officier Blau. Je me présentai. Il me demanda depuis

combien de temps j'étais soldat et de quelle région j'étais originaire, etc. Au

bout d'un temps, c'était de nouveau l'heure de changer les postes. Le sousofficier

de service cria dans l'abri: «Relève de la garde! Vous pouvez tout de

suite y monter », me dit Blau. Je pris le fusil du caporal blessé. Le sousofficier

m'accompagna et me conduisit à mon poste. J'étais absolument seul

dans une position que je ne connaissais pas. Malgré l'obscurité, je pouvais

voir les barbelés à moitié couverts de neige. La vue se perdait ensuite dans

la nuit, la neige et le brouillard. A la longue, je fus gelé car, cette nuit-là, il

faisait un froid de canard. Je descendis de mon poste de guet pour sauter

d'un pied sur l'autre et battre des bras autour de moi, pour me réchauffer un

peu. Puis je repris mon poste.

Soudain, j'entendis en face une sourde décharge. Je connaissais ce bruit;

c'était celui d'un lance-mines; commeje ne savais pas où elle allait tomber,

je me sauvai dans la tranchée et tendis l'oreille; tout à coup, je l'entendis

justement venir dans ma direction, d'abord faiblement, puis très fort, tseh,

tseh, tseh, c'était la mine qui fendait l'air en sifflant. De peur, le sang se figea

presque dans mes veines. J'eus à peine le temps de me jeter par terre à plat

ventre que la mine explosa au-delà de la tranchée avec un bruit effrayant, à

peine deux mètres derrière moi. De la fumée, de la neige, des mottes de terre

et des éclats se mirent à voler de toutes parts. J'avais au moins une brouette

de terre sur le corps. Je me secouai pour m'en débarrasser. Je bondis

rapidement pour me mettre à l'écoute, car j'attendais une deuxième mine. Je

n'avais pas le droit d'abandonner mon poste.

Le sous-officier Blau vint alors en courant, il avait entendu la mine qui

avait explosé tout près de moi. Il cria: «Etes-vous blessé ?» Je lui dit que non.

Il ajouta: «Il faut, dès que vous entendez la détonation, vous réfugier dans le

terrier.» «Quel terrier ?» lui répondis-je. Il me montra alors, tout près du

poste, un trou avecun coffrage de bois, creusé dans le sol de la tranchée et qui

pouvait recevoir facilement un homme. Boum, de nouveau une détonation en

face. Le sous-officier Blau rampa vers le terrier et comme il n'y avait plus de

place pour moi,je me jetai de nouveau à même le sol de la tranchée. Et déjà

la mine arrivait en sifflant. Cette fois, elle vola un peu plus loin par-dessus

nous. Blau regagna son abri. Plusieurs autres mines nous tombèrent encore

dessus, mais plus aussi près. Finalement, je décidai de ne plus occuper mon

poste de garde et de rester tout le temps tapi dans le terrier.

La relève vint enfin. Nous devions être relevé chaque heure, à cause du

froid terrible. J'allai donc vers l'abri, éclairé par une bougie; j'enlevai mes

 Front russe, januier-auril1917                                     159

bottes gelées et dures comme de la pierre. J'essayai de me réchauffer un peu

les pieds près du poêle. Le bonnet de laine que j'avais tiré sur ma bouche et

mon nez était tellement couvert de glace devant ma bouche qu'un glaçon

presque aussi grand que le poing s'y était formé. Lorsque je me fus un peu

réchauffé.je me couchai pour dormir. Deux heures passèrent très vite,jusqu'à

ce qu'arrive de nouveau mon tour de garde. J'eus à peine le temps de réaliser

que je m'étais endormi que déjàje devais assurer la relève. Chaque nuit, nous

devions assurer six fois la garde. Naturellement, les autres camarades

n'étaient pas mieux lotis. Les nuits nous paraissaient interminables.

Parfois, quand j'étais si abandonné dans la nuit froide, je me demandais

pourquoi et pour qui je me trouvais ici. L'amour de la patrie ou des choses

semblables, de toute façon, il n'yen avait pas de trace, chez nous Alsaciens.

Sou vent, j'étais pris d'une terrible fureur quand j'imaginais la vie agréable

que menaient les vrais auteurs de cette guerre. D'ailleurs, je nourrissais une

rage secrète contre les officiers, à partir du grade de lieutenant, qui étaient

mieux nourris, mieux logés que nous et qui en plus recevaient une paye

rondelette, tandis que le pauvre soldat devait supporter les misères de la

guerre pour « la patrie et pas pour l'argent, hourra, hourra, hourra! » comme

dit une chanson militaire. A part cela, on n'avait pas à avoir d'opinion

personnelle face aux officiers. De toute façon, on n'avait rien à dire; il n'y

avait qu'à obéir aveuglément.

Un jour, nous fûmes à ce point arrosés de mines que l'on ne sut plus où se

fourrer. Du coup, on se précipita tous dans l'abri bétonné de l'infanterie. Ces

satanées mines éclataient à gauche et à droite. L'abri était bondé de soldats

serrés comme des sardines en boîte. Soudain, un bruit effroyable au-dessus de

nos têtes, une mine avait explosé juste au-dessus de notre abri. A l'entrée, là

où la couverture de béton reposait sur les murs, on voyait des fissures. Du fait

des formidables ébranlements, le couvercle épais de plus d'un mètre s'était

détaché. Nous nous regardions les uns les autres, anxieux. Et de nouveau une

détonation qui projeta la plupart d'entre nous à terre. Un autre obus avait

atteint de plein fouet notre abri. Cette fois, la couverture de ciment s'était

déplacée de la largeur d'une main. Je dis alors à mon camarade Herter qui

était déjà un bon ami: «Karl, je ne reste pas ici.» «Mais où veux-tu donc

uller ?» demanda-t-il. «Attendons le prochain coup et, si tu veux, tu me suis.»

Lorsque la mine suivante eut explosé, nous quittâmes tous deux l'abri pour

filer au pas de course le long de la position jusqu'à la tranchée qui conduisait

nu poste d'écoute, situé vers l'avant dans les barbelés. C'est dans cette

ci irection que nous avancions. Nous étions maintenant complètement à l'abri,

cm les mines volaient toutes au-dessus de nous. Nous pouvions même les

observer tranquillement effectuer leurs courbes, bien haut dans le ciel. Et

voici l'artillerie allemande qui commence enfin à répondre. Derrière nous,

dlll1:'; la forêt, les tirs crépitaient. Avec un bruyant sifflement, ils filaient audpSSIJH

de nos têtes pour éclater sur la position russe. Par le miroir de tranchée

qui HI! trouvait au poste d'écoute, nous observions les points de chute en face                160

C'était un spectacle excitant et on en oubliait presque le froid. L'artillerie

russe, qui voulait montrer sans doute qu'elle aussi disposait encore de

munitions, déversa sur nous quantités d'obus et de shrapnels. De tous côtés,

tonnerre et fracas; on en perdait l'entendement et la vue.

Vers le soir, le feu faiblit. On regagna notre position. La tranchée était

complètement comblée par endroits. On attendit qu'il fasse nuit pour la

rendre à nouveau praticable. Plusieurs abris avaient été complètement détruits,

cependant un seul était occupépar six soldats dont quatre furent tués;

les deux autres étaient gravement blessés. Dans la nuit noire, ce fut un triste

et pénible travail de dégager de la terre gelée et des troncs de sapins fracassés

les deux blessés qui gémissaient et les quatre cadavres. Dans ce secteur du

front, les Russes devenaient toujours plus provocants. Dès qu'un peu de fumée

s'élevait d'un abri, ils tiraient des mines et des obus. Si bien qu'on eut plus le

droit de se chauffer qu'avec du charbon de bois. Ce dernier était brûlé dans

d'immenses forêts derrière le front et amené vers l'avant par le train militaire.

Tous les deux jours, chaque groupe en recevait un grand sac.

Un jour, le sous-officier Blau m'envoya à la corvée de charbon. Des sacs

étaient empilés à l'entrée de la position là où l'on débouchait dans la

tranchée. Beaucoup de sacs avaient déjà été enlevés. J'étais en train de

charger mon sac sur le dos, quand un shrapnel arriva en trombe et explosa

au-dessus de nous. La charge entière s'enfonça dans le mur de la tranchée,

à un mètre de nous à peine. Au même moment je sentis une vive brûlure

dans le dos. Nous nous précipitâmes à toutes jambes dans l'un des vieux

abris qui se trouvaient à proximité. Làje demandai à l'un des soldats s'il ne

voyait rien dans mon dos, sur la vareuse. Il regarda et découvrit un trou

comme un petit pois. Je me dis que j'avais attrapé un petit éclat, mais

sentais que ce n'était rien. Les autres dirent qu'ils voulaient voir ça de près.

J'enlevai ma veste. L'éclat avait percé le petit morceau de cuir qui réunit les

bretelles dans le dos, si bien que sa force de pénétration en avait été

diminuée. L'éclat, qui n'avait pas la grosseur d'un petit pois, était enfoncé

sous la peau et, en le poussant avec l'ongle, un soldat le dégagea. Je fus

content une fois l'opération terminée, car je commençais à avoir sacrément

froid avec mon dos nu. Je pris mon sac dans les bras pour le porter dans

l'abri. Je n'osais le prendre sur mon dos, car le haut de ce gros sac aurait

dépassé la protection de la tranchée et, à coup sûr, un shrapnel aurait

immédiatement volé dans notre direction. Le ravitaillement devenait de

jour en jour plus mauvais et plus rationné. Très souvent, quand on revenait

de la garde avec une faim de loup, il n'y avait même pas un morceau de pain

à se mettre sous la dent, sans parler d'autre chose.

Unjour, on reçut l'ordre suivant: « Demain, dans la soirée, la ge compagnie

passera à l'attaque après une violente préparation d'artillerie, pénétrera

dans la position russe pour ramener des prisonniers et voir quelles troupes

nous font face. Si possible, il faudra détruire les lance-mines russes.» En

entendant ça, mon coeur me descendit presque dans le pantalon

Front russe, janvier-avril 1917                                                                                                         161

La nuit suivante, nous avons reçu l'ordre de taillader à la cisaille des

passages à travers nos trois rangs de barbelés, afin de faciliter notre

progression lors de l'attaque. Heureusement, nous ne fûmes pas repérés par

les Russes lors de cette besogne. Le lendemain s'étira lentement. Nous

étions tous abattus, car chacun se demandait ce qui allait lui arriver lors de

l'assaut. Au cours de l'après-midi, l'artillerie allemande et les lance-mines

se mirent à pilonner les positions russes, tant et si bien que de larges brèches

furent ouvertes dans leurs barbelés. Le feu de l'artillerie prit fin.

Vers le soir, on reçut l'ordre de se préparer à l'assaut. Chacun d'entre nous

devait s'accrocher trois grenades à main au ceinturon et planter sa baïonnette

au canon. Nous étions debout, dans la tranchée, le coeur battant

d'émotion, dans l'attente … Tout était silencieux. Et tout à coup, l'artillerie

allemande se mit en action. «A l'assaut», se mirent à crier les chefs de

compagnie et les chefs de groupe. Tous nous avons grimpé hors de la

tranchée en courant à travers les barbelés, en direction des Russes, aussi

vite que nous le permettait la neige épaisse et gelée. Lorsqu'on s'approcha de

la tranchée, l'artillerie allemande recula son tir, tandis qu'à droite et à

gauche des obus s'abattaient sur les positions ennemies pour les empêcher

de nous prendre de flanc. Arrivés à la tranchée russe, nous avons jeté

quelques grenades à main avant d'y sauter.

Les quelques Russes qui occupaient la tranchée furent totalement surpris.

Quelques-uns se défendirent. De notre côté, deux hommes furent abattus et

trois autres blessés. Les Russes furent descendus comme des chiens, même

ceux qui cherchaient à fuir. J'avais pitié de ces pauvres bougres. Le reste,

environ vingt hommes, se rendit. Les malheureux avaient une peur bleue. On

leur permit de ramasser leurs effets dans leurs abris, pour les emmener en

captivité. Je n'avais qu'une hâte: me retrouver dans notre poste. Il commençait

à faire nuit. L'artillerie allemande tirait de plus belle. Pour nous, c'était

le signal de la retraite, sous la protection de l'artillerie.

Les canons russes prirent à leur tour la position allemande sous leur feu,

si bien que notre repli pouvait être dangereux. Nous avons fait comprendre

aux Russes de se tenir prêts. On sortit tous de la tranchée, en encadrant nos

prisonniers, et en avant! Une fusée éclairante russe s'éleva; on nous

observait et plusieurs coups de feu retentirent. Un de nos hommes fut

atteint au bras et un des Russes à la jambe. Malgré cela, on ramena, non

Hans peine, tout le monde, y compris les trois soldats blessés.

Parvenus dans notre tranchée, chacun chercha à rejoindre son abri, car

l'artillerie russe continuait à nous envoyer quelques obus. Lorsque les tirs

cessèrent, la compagnie dut se rassembler dans la tranchée. Il manquait

huit hommes, deux étaient tombés dans la tranchée, trois avaient été

blessés là-bas et un sur le chemin du retour: cela fait six. Personne ne savait

où étaient restés les deux autres. Le lendemain matin, quand il commença

il luire jour. nous vîmes un mort étendu entre les positions. Mais il n'y avait

uucuno trace du dernier

 

 

 

 

 

 

Le froid et la faim

La nuit suivante, notre bataillon fut relevé. Nous avons marché huit

kilomètres vers l'arrière, pour être casés dans de grands abris. On connut

pendant cette période un froid commeje n'en avais jamais subi. Le thermomètre

baissa jusqu'à trente-huit degrés en dessous de zéro. C'était le matin,

au lever du soleil, que c'était le plus dur. Il faisait si froid que l'air vibrait. Un

petit ruisseau, d'un mètre de profondeur peut-être, était gelé jusqu'au fond,

si bien que nous étions forcés de faire fondre la neige et les morceaux de glace

dans nos ustensiles de cuisine, sur le poêle, car si nous voulions faire

chauffer du café il nous fallait de l'eau.

Le pain et le reste du ravitaillement qui nous étaient amenés par traîneau

étaient durs comme fer. Si un homme n'avait pas tiré le bonnet de laine audessus

de son nez, le bout de son nez, devenu insensible, tournait au blanc.

On reçut l'ordre de se surveiller mutuellement. Chacun reçut en outre une

boîte de graisse antigel pour pouvoir s'en frotter les parties gelées et les

panser. Le nez, les oreilles, les pommettes, le bout des doigts, les orteils et

les talons gelaient le plus vite.

Après quelques jours de repos, nous avons été envoyés tous les jours vers

l'avant pour les travaux de mise en état de nos positions. Nous traînions la

plupart du temps des plaques de ciment le long de la tranchée vers le poste

avancé. Elles allaient servir à la construction des abris. Cen'était pas facile,

par ce froid rigoureux. «Mon vieux, t'as un nez tout blanc", se disait-on

souvent l'un à l'autre. On se le frottait immédiatement avec de la graisse et

on le couvrait d'un pansement. Sur le chemin de l'aller et du retour nous

revêtions sur nos uniformes des « chemises de neige» toutes blanches,

munies de capuchons, pour ne pas être vus des Russes.

A la fin de notre temps de repos, on regagna la position. Cette fois, nous

étions à un kilomètre plus au nord. A cet endroit, la tranchée russe était à

cinquante mètres à peine. Il était clair que personne ne pouvait montrer sa

tête. La moitié des hommes devait monter la garde pendant la nuit, pour

être prêts en cas d'attaque. Ainsi, chaque nuit, chacun devait, par ce froid

glacial, faire huit heures de garde dehors. On ne pouvait jamais rester

immobile. On piétinait et on battait des bras, pour se réchauffer un peu. Une

demi-heure se passait après la relève, jusqu'à ce qu'on se sente un peu

Le froid et la faim                                                                                                                        163

réchauffé dans l'abri. Alors, on se couchait pour le reste de l'heure. A peine

endormi, il fallait ressortir. Il était sévèrement défendu de déboucler son

ceinturon durant la nuit et d'enlever ses bottes. Il fallait donc se coucher sur

le dos, avec les cartouchières pleines sur le ventre. On suspendait les fusils

au-dessus du lit, pour les garder à portée de main en cas d'alarme. Chaque

semaine il y avait au moins deux alertes pour permettre aux officiers de

constater combien de temps il fallait pour occuper la tranchée.

Un matin, je fus envoyé à la corvée de pain. Je mis sur mes épaules une

toile de tente, et m'en allai vers le point de distribution à trois cents mètres

de là, les mains dans les poches de ma capote. Je mis autant de pains dans

ma toile que je pouvais en porter. Je m'aperçus alors que j'avais laissé mes

gants dans l'abri. Je ramassai à mains nues les quatre coins de la toile de

tente, jetai le tout par-dessus l'épaule et me dirigeai le plus rapidement

possible vers mon abri. Dieu! comme j'avais froid aux mains! Je tenais avec

peine ma toile de tente. J'arrivai enfin à l'abri en laissant tomber la toile et

le pain. Plusieurs bouts de doigts étaient déjà gelés et avaient une teinte

blanche et jaune. Immédiatement, des camarades se mirent à m'enduire de

graisse et me faire un pansement. C'est à peine si j'éprouvais encore un

sentiment de souffrance dans mes doigts, mais je sentais un tel malle long

des bras et dans la poitrine que je me mis à me tordre de douleur sur mon lit.

Au bout d'un quart d'heure, la douleur avait presque disparu. J'enlevai le

pansement de mes mains et constatai que le sang irriguait de nouveau le

bout de mes doigts.

Au début du mois de février 1917, nous fûmes relevés pour établir notre

quartier dans le hameau de Kekeli. Kekeli, c'était quelques baraques de bois

isolées, couvertes de paille. A présent, nous pouvions dormir la nuit entière.

Chaque jour, nous devions travailler dans un secteur couvert de neige

devant le village. Mais au bout d'une semaine, il fallut rejoindre le front. On

regagna notre ancienne position.

On reçut une fois de plus l'ordre de faire un coup de main dans la position

russe. On nous demanda qui voulait se porter volontaire. Les volontaires

recevraient la croix de fer. A mon grand étonnement, douze hommes se

présentèrent. Le lendemain, à la pointe du jour, les douze hommes se mirent

en position et, au commandement, sortirent de la tranchée. En quelques

bonds, ils atteignirent la ligne russe. Tout alla si vite que du côté russe, il n'y

eut pas le moindre coup de feu. Tendus, nous écoutions ce qui se passait de

l'autre côté. Quelques coups de feu retentirent. Au bout de deux minutes,

nos mitrailleuses se mirent à crépiter et balayèrent à gauche et à droite du

point d'attaque, au ras de la position ennemie. Nos soldats sautèrent hors de

la position russe pour courir vers nous, aussi vite que possible. Ils n'étaient

plus que onze. Aucun ne savait où le douzième se trouvait. On pensa qu'il

était resté exprès de l'autre côté, pour être fait prisonnier. D'après les

assaillants, ils n'avaient tué qu'un seul Russe et ils rapportèrent son

portefeuille et ses épaulettes arrachées. La position que nous tenions était                                                                                                              164

trop près de l'ennemi et trop dangereuse. C'est pourquoi nous devions être

ramenés trois cents mètres en arrière, sur une longueur d'un kilomètre, où

nous attendaient de beaux abris, bien construits.

Au cours de cette dernière nuit passée dans notre position avancée, nous

avons dû transporter à l'avant de petites caisses d'explosifs qui furent

réparties par les sapeurs dans les abris, reliées entre elles par des fils. Les

entrées et les fenêtres des abris étaient obstruées par des sacs de sable. Le

matin aux premières heures, nous quittâmes la position avancée. A midi pile,

tout devait sauter. Tendus, nous regardions vers l'avant. Tout à coup, une

explosion telle que la terre en trembla. Là, en avant, plus de cent nuages

noirs s'élevaient et, au-dessus, de tous côtés, il y avait des mottes de terre, des

troncs de sapins déchiquetés ou entiers qui s'écrasaient avec grand fracas.

Tout de suite, une patrouille de huit hommes fut envoyée à l'avant pour

constater si tous les abris étaient détruits. Ils tombèrent sur une patrouille

russe de six hommes qui se rendit immédiatement et qui fut ramenée par les

nôtres.

Après cela, la vie reprit son cours normal. Tours de garde, mauvaise

nourriture et la torture des poux pour couronner le tout! Fin mars 1917,

nous avons été relevés pour prendre quelques jours de repos. La température

était un peu plus douce, mais la neige était encore dure. Nous devions

faire des exercices imbéciles dans la neige.

J'avais comme chef de groupe un sous-officier, Schneider, qui malgré ses

vingt-neuf ans, était déjà docteur en chimie, mais à qui la vie militaire ne

disait absolument rien. Notre commandant, un homme très sévère, chevauchait

partout à travers le bataillon, en observant les manoeuvres des

groupes. Lorsqu'il s'arrêta auprès de nous, le sous-officier Schneider donna

quelques ordres de travers. Comme s'il avait commis le plus grand des

crimes, le commandant se mit à l'invectiver: « Comment se fait-il qu'un

animal comme vous ait été promu sous-officier? Vous êtes bon pour le dépôt

des recrues, où vous apprendrez le service par le commencement. Vous, le

caporal, dit-il en s'adressant à moi, vous allez prendre immédiatement le

commandement du groupe.» Je m'avançai; comme j'avais une voix forte et

que je connaissais naturellement les commandements après quatre ans de

service, il me fut facile de faire évoluer le groupe. Je leur fis exécuter

quelques déploiements en tirailleurs, prendre quelques positions pour se

rassembler ensuite. Le commandant du bataillon qui avait vu tout cela me

dit: «C'est bon caporal. Depuis quand êtes-vous soldat ?» «Depuis octobre

1913 », lui dis-je. « Depuis quand êtes-vous au front ?» « Depuis le début de la

guerre, avec quatre à cinq mois d'interruption. » « Alors comment se fait-il

que vous ne soyez pas encore sous-officier ?» questionna-t-il encore. Je

répondis: « Je suis alsacien et de ce fait j'ai déjà dû changer quatre fois de

régiment. Comme nouveau venu, on est toujours traité comme une recrue. »

Il s'éloigna sur son cheval et fit venir le chef de compagnie, le lieutenant

Kerrl, qui était un bon chef et me voulait du bien. Je vis que tous les deux me

 Le froid et la faim

regardaient et parlaient de moi. Lorsque nous cessâmes l'exercice, l'ordonnance

du régiment apporta une notification à notre commandant. Après en

avoir pris connaissance, celui-ci s'écria: « Que tout le bataillon se rassemble

ici l. Tout le monde se précipita et fit cercle autour de lui. «Soldats, dit-il,

sur ce front la guerre est pour ainsi dire finie. En Russie, une révolution

vient d'éclater. Le tzar est détrôné. La garnison de Saint-Petersbourg, forte

de trente mille hommes, vient de se joindre aux révolutionnaires.» On

écouta bouche bée, puis on fut renvoyés à notre quartier. On fit toutes sortes

de suppositions. Les uns envisageaient sans plaisir de devoir arracher les

rails de campagne rouillés, d'autres au contraire se voyaient déjà à Saint-

Petersbourg et à Moscou. Presque tous se réjouissaient que la vie de

tranchée soit bientôt finie. Moi-même cependant, j'étais plutôt circonspect,

mais je n'en dis pas plus. Là-bas, au front, les coups de canon retentissaient

comme d'habitude. Cette révolution ne devait donc pas être si terrible.

Quelques jours plus tard, on y vit plus clair. En effet le tzar était déposé

mais uniquement parce qu'il voulait la paix. La guerre, par contre, continuait

de plus belle sous les ordres de Kerensky. Début avril 1917, notre

régiment fut entièrement relevé. Nous avons pris nos quartiers dans la

petite ville de Sulvat, uniquement peuplée de juifs. Je voyais là les premiers

civils depuis ma permission d'octobre 1916. Il n'y avait pas de ravitaillement

à acheter, mais pour le reste il y avait du choix et, dans les petits débits de

boissons on pouvait encore boire un thé à peu près convenable, sucré non pas

avec du sucre, mais avec de la saccharine.

Puis on reprit notre marche en direction d'Abeli. Là, on nous embarqua;

personne ne savait dans quelle direction. Nous allions vers l'arrière, par

Radsiwilischki, Rakischki, Schaulen, vers Janischki. Là-bas, on quitta le

train, pour être logés pendant trois jours dans des quartiers de masse où on

coucha à même le sol. Je pus acheter en douce une douzaine d'oeufs et une

livre de lard. Cela me fit au moins deux repas corrects.

Au bout de trois jours, nous sommes retournés à Schaulen. Avec un autre

caporal, je devais être promu sous-officier. Arrivés à Schaulen, tous les

Alsaciens-Lorrains reçurent l'ordre de descendre. Je compris tout de suite.

Nous devions nous grouper sur le perron. Le chef de compagnie vint vers moi

pour me donner une lettre à transmettre à mon futur chef de compagnie.

C'était une lettre de recommandation qui me concernait moi et les autres

Alsaciens de la compagnie. Je remerciai et le chef prit congé de moi. Nous ne

pouvions prendre le temps de faire nos adieux à nos camarades car ils

n'avaient pas le droit de quitter le train. A notre départ, nous leur avons fait

un signe d'amitié, un dernier au revoir. Le régiment ou plutôt la division était

transférée vers le front français et les Alsaciens ne devaient pas les suivre.

On fut logés deux jours à Schaulen, dans une ancienne tannerie. Nous

étions environ mille deux cents hommes. Ici, de nouveau, les mêmes cris de

colère que lors de notre affectation du 44e régiment au 260e• Ce qui m'intéressait

fort, c'était de savoir ce qu'il pouvait y avoir dans la lettre de                                166

recommandation de mon ancien chef de compagnie. Sur l'enveloppe, il y

avait écrit: «Au chef de compagnie. » Je me dis que je pouvais aussi bien

remettre la lettre sans adresse et j'ouvris vite l'enveloppe pour la lire. Toute

cette lettre était un concert de louanges pour moi et pour le soldat Runner

Harry, natif de Rouffach, ainsi que pour les autres de la 9" compagnie. Au

fond,j 'étais heureux que ayons été si bien vus par notre capitaine. Je fis part

du contenu de la lettre uniquement à mon ami Runner Harry.

Le lendemain, j'allai en ville avec lui pour voir s'il y avait quelque chose à

manger. Hélas, nous n'avons rien trouvé, sinon du thé chaud. Mais nous

étions surpris que beaucoup de soldats s'en aillent dans une rue écartée sans

revenir. Croyant qu'il y avait là-bas quelque chose à acheter, on y alla tous

deux. On entra dans une maison où régnait un grand va-et-vient, comme

dans une ruche. Ah oui! il y avait là quelque chose à acheter, mais quoi!

Nous étions tombés dans une maison de passe où quelque huit filles

s'adonnaient à leurs désordres.

Devant chaque porte, il y avait toute une rangée de soldats, qui entraient

l'un après l'autre dans la chambre. Nous deux avons fait demi-tour, car nous

avions honte pour nos compatriotes. Tous ces soldats en effet étaient des

Alsaciens.

Le lendemain, on prit le train militaire en direction du front. On débarqua

près de Jakobstadt, pour être répartis dans différents régiments. Je fus

affecté avec quelque deux cents hommes au 332".Un adjudant nous conduisit

jusqu'au front. Nous avions à marcher près de quinze kilomètres. L'adjudant

entendit toutes sortes de choses; il fut content lorsqu'il nous présenta à l'étatmajor

du régiment. Nous avons été immédiatement répartis entre les bataillons

pour le rassemblement. Le commandant Zillmer, un homme de près

de soixante-cinq ans, vint nous tenir son discours d'arrivée. Jusqu'à ce jour,

il n'y avait pas eu d'Alsaciens au régiment. Lecommandant ne les connaissait

que par ouï-dire, et, d'après ce qu'il nous rapporta, on ne semblait pas avoir

entendu ici beaucoup de bien des Alsaciens-Lorrains. Mais auparavant, il

nous inspecta et regarda chaque casquette. «Ça va… Je pensais qu'il y avait

parmi vous davantage de 2e classe. » Cefut sa première phrase (les soldats de

2e classe, «les criminels », n'avaient pas le droit de porter de cocarde à leur

casquette). Puis il poursuivit: «Que vois-je? Certains d'entre vous portent

même la croix de fer.» TI se montra très étonné, comme s'il avait fait une

grande découverte. J'aurais bien voulu abattre ce gredin. Il l'aurait mérité.

Nous fûmes donc répartis entre les compagnies. Je fus affecté à la 5e•

J'avais demandé la compagnie de mitrailleurs. L'adjudant de compagnie,

que je ne pus sentir dès le premier instant, nous fit un accueil comparable.

«Te voilà foutu», me disais-je. Je fis même le projet de passer chez les Russes

à la première occasion, car je me voyais mal rester plus longtemps chez cette

canaille.

Le lendemain, je fus envoyé avec plusieurs camarades vers la position

avancée. Le chemin nous conduisit à travers des marécages où de longs

Le froid et la faim                                             167

éléments de ponts avaient été construits par endroits, pour faciliter le

passage. La position n'était pas une tranchée creusée dans la terre, mais une

espèce de remblai. Creuser était impossible, car dans cette région marécageuse,

la tranchée eût été immédiatement inondée. Les abris en haut de la

butte étaient construits légèrement, et auraient offert peu de protection

sous un feu d'artillerie.

La position était très calme cependant et nous étions installés dans des

baraques au bord d'une forêt de sapins, à près de trois kilomètres du front;

comme des soldats me le confièrent, il n'y avait que quelques shrapnels

venant d'en face. Il me fallut me présenter au chef de compagnie, le

lieutenant Pelzer. Le lieutenant avait la voix enrouée; il avait l'air désabusé

et fatigué; il nous regarda tous comme on jauge du bétail et donna ordre à

l'adjudant qui nous accompagnait de nous répartir dans les sections. Mais

auparavant, je remis la lettre de recommandation de notre ancien chef de

compagnie. Le lieutenant l'ouvrit, en prit connaissance et dit simplement:

« Vous pouvez y aller.»

Je fus affecté au groupe du sous-lieutenant Stein. Une sévère discipline y

régnait; lorsqu'on était de garde, il fallait regarder droit devant soi vers les

Russes, comme un phare, et quand un officier inspectait la tranchée, il

fallait se mettre au garde-à-vous, regarder droit devant soi et faire son

rapport: « Caporal Richert, poste n° … , rien de nouveau du côté de l'ennemi. »

Dans cette position, il n'y avait rien à craindre des Russes, car entre nous et

eux coulait un grand fleuve, la Duna, qui à cet endroit précis avait quatre

cents mètres de largeur, si bien que, de jour, un passage d'une rive à l'autre

était impossible. Après dix jours environ, nous fûmes relevés et installés au

bord d'une forêt de sapins, à trois kilomètres du front.

Dès ce moment, on ne reçut plus sept cent cinquante grammes de pain par

homme et par jour, mais seulement une livre. On avait fait le point de l'état

des réserves alimentaires en Allemagne et dans les pays occupés, et on avait

constaté qu'il était impossible d'assurer la livraison du pain jusqu'à la

saison nouvelle. C'est pourquoi, on nous enleva une demi-livre par jour. De

toute façon, nous n'avions déjà plus de pommes de terre, car la récolte de

l'automne 1916 avait été mauvaise.

Une famine terrible s'installa peu à peu. Notre ravitaillement consistait en

un mauvais ersatz de café noir sans sucre et une livre de pain qu'on nous

apportait matin et soir; chacun l'aurait normalement mangée tout de suite le

matin avec le café. Il y avait de temps à autre du beurre, de la marmelade et

un peu de saucisse de porc ou de la «graisse de singe». Juste quelques

grammes par tête, de quoi nourrir un chat, mais pas de jeunes soldats

affamés. En plus, il y avait trois jours sans viande par semaine. A midi, nous

avions droit à une soupe maigre, essentiellement à base de semoule ou de

légumes secs. La cuisine roulante était amenée dans la position avec son

ravitaillement. A nous qui étions en réserve, on nous affectait la soupe dans

un seau sur une voiturette. Quand l'heure de la soupe approchait et que le

                                                                                                                                                                                           168

chariot allait venir, la plupart des soldats allaient à sa rencontre car chacun

voulait être le premier, avec l'espoir d'attraper du rab, en plus de son litre. Le

seau lui-même était récuré soigneusement à la cuillère. Parfois, quand les

premiers voulaient s'accrocher à la voiture pour passer avant les autres, le

conducteur donnait brusquement un coup de fouet aux chevaux pour les

mener au galop vers le lieu de distribution, si bien que ceux qui voulaient être

les premiers se retrouvaient les derniers. Et pourtant, il y avait encore des

patriotes stupides pour croire toujours et encore à la victoire de l'Allemagne.

Mais voici qu'arrivait le printemps, et dans les jardins des maisons

détruites, dans les buissons et aux bords des chemins les orties poussaient

en masse! Nous les arrachions; on avait peine à les tenir, mais on les

dévorait cuites dans l'eau salée et mélangées à la soupe de midi. De même,

on faisait la récolte des pissenlits qu'on faisait cuire avant de les manger.

Tout ce qui croissait et se multipliait devenait nourriture. Je réussis unjour

à abattre un chat sauvage perché en haut d'un sapin. Cefut un vrai régal. Je

n'avais jamais pensé descendre si bas. Tous les soirs, il fallait aller vers la

position pour installer de nouveaux systèmes de barbelés et construire des

tranchées de réserve. Au lever du jour, on rejoignait nos baraques de

l'arrière. Au retour, chacun allait comme il voulait par groupe de deux à

trois, jusqu'à dix. Un hérisson croisa un jour notre chemin. Huit hommes

sautèrent dans le fossé pour l'attraper. Cependant, tous se blessèrent à ses

pointes et abandonnèrent la chasse en poussant des cris. Dans la tranchée,

les camarades se bousculaient; aucun ne voulait laisser échapper la proie et

pourtant personne ne réussissait à s'en saisir. Je sautai à mon tour dans la

tranchée et vis le porc-épie replié sur lui-même, entre les pieds des soldats

qui se bousculaient autour de lui. En le poussant du pied,je sortis le hérisson

de la mêlée, pris ma casquette et le projetai en plein milieu de ma coiffure:

le hérisson était à moi! Avec la moitié de la bête, je fis un rôti, avec l'autre

moitié, une soupe. Un vrai festin.

Un matin, commenous revenions de notre travail ,je vis dans une mare une

centaine de grenouilles en train de frayer. Avec un camarade jardinier, de

Strasbourg, je m'approchai pour les attraper. On se mit tout de suite à les

nettoyer. Les Prussiens qui nous regardaient étaient près de dégobiller, car

en Prusse on ne mange pas de grenouilles. On commença à les faire revenir

dans une poêle, sur le fourneau. Le jardinier avait reçu la veille une demilivre

de beurre et les cuisses de grenouilles répandirent une très agréable

odeur. L'un après l'autre, les Prussiens s'approchèrent, alléchés par le

merveilleux fumet, et commencèrent à lorgner sur notre poêle à frire, pleins

de convoitise. « Dis, je pourrais aussi en goûter ?» Eux qui avaient tellement

fait les délicats auraient volontiers vidé toute l'assiette. On leur dit simplement

d'aller eux-mêmes à la pêche et de se les faire cuire tout seuls. Acompter

de ce jour, dans toute la contrée, aucune grenouille ne fut plus en sécurité.

Nous espérions que le ravitaillement allait s'améliorer. Hélas, on se

trompait. Vraiment, cela devenait presque intolérable. Jamais, même pas

Le froid et la faim                                                                                                                                        169

une seule petite fois, il ne nous fut possible de manger à notre faim. De plus,

les aliments étaient presque toujours de qualité médiocre.

Un jour, avec plusieurs camarades, on alla se plaindre au chef de compagnie.

Dans son parler allemand typiquement berlinois, il répondit simplement:

« Faites des épinards, moi je n'ai rien non plus. » Que faire à présent?

Rien. Les soldats désignaient sous le simple nom d'épinards les orties cuites

et toutes sortes de verdure. Un jour, il y eut un appel pour tout le bataillon.

On dut s'y rendre. Le commandant du régiment apparut fièrement à cheval.

Il ne fut naturellement pas question de l'énergique pas de parade, car,

d'abord, nous ne l'avions pas encore exercé, et puis nous n'avions pas la force

de lancer en avant nos jambes molles, fatiguées. Après, nous dûmes nous

grouper en demi-cercle autour de lui. Il commença: « Camarades, oui, nous

avons faim, c'est un fait [avec ça, il avait une face de lune et un impressionnant

coussinet de graisse dans la nuque]. Oui, nous avons faim, mais

l'Angleterre a faim aussi, nos sous-marins s'y emploient; c'est rare qu'un

navire puisse atteindre l'Angleterre sans être torpillé. La France est également

épuisée et souffre beaucoup du manque de vivres [j'avais reçu deux

jours plus tôt une lettre de ma soeur qui m'écrivait que, là-bas, il y avait de la

nourriture en abondance]. C'est comme dans une lutte, lorsque l'adversaire

est déjà à terre, mais résiste encore d'une épaule. Cette épaule, nous devons

l'aplatir. C'est pourquoi nous devons tenir jusqu'au bout. Car nous voulons,

nous devons vaincre et nous vaincrons.» Je pensai que ce gros lard avait la

parole facile… Plusieurs soldats patriotes ajoutèrent foiaux belles paroles du

colonel. Quand je les entendis parler par la suite d'affamer l'Angleterre et la

France, je leur donnai à lire la lettre de ma soeur: « Tonnerre de Dieu,

commenta plus d'un. Si ça continue comme ça, ça va mal finir. »

En mai 1917, notre régiment fit retraite. Par train militaire, nous fûmes

transportés à près de cent cinquante kilomètres en arrière du front, vers le

sud. Arrivés à la petite ville de Nowo Alexandrowsk, nous avons quitté le

train pour marcher vers le front sur une très bonne et large route. Après une

heure de marche, on atteignit une position avancée pour relever le régiment

qui s'y trouvait. .. Les soldats avaient le même air misérable et amaigri, ce

qui démontrait qu'ici aussi la faim régnait. Ma compagnie avait pris position

dans un petit bois, sur une langue de terre entre deux lacs: à droite, le

Meddumsee, à gauche le Ilsensee. La position russe se trouvait à cent

cinquante mètres devant nous.

Une nuit, alors que j'étais de faction, une mitrailleuse russe se mit à faire

feu. Les balles frappèrent à gauche et à droite de ma tête, si bien que la terre

frappa ma figure. Aussi vite que l'éclair, je me mis à l'abri et, cette nuit-là,

n'osai plus regarder au-dessus du parapet.

La position était très solidement construite. Il y avait un corridor de cinq

mètres de profondeur, pourvu tous les quinze mètres de marches menant à la

tranchée. Par rapport à d'autres, cette position n'était pas très dangereuse.

Bien sÛT,quelques obus et shrapnels volaient des deux côtés mais ne

                                                                                                                                                                170

faisaient que peu de dégâts. Je devins de nouveau chef de groupe et n'avais

plus à prendre de faction. Cependant, chaque nuit, je devais inspecter

pendant une heure les sentinelles de la tranchée. Je trouvais des sentinelles

évanouies à côté de leur poste. Parfois, des soldats totalement épuisés étaient

envoyés pour deux à trois semaines quelque part derrière le front, dans un

centre de repos, pour reprendre quelque force. J'essayai une fois de plus de

rejoindre la compagnie de mitrailleuses de mon bataillon ;j'allai chez le chef

de bataillon de ladite compagnie pour lui exposer ma requête. Le chef de

compagnie, un baron von Reisswitz, fut très aimable à mon égard et dit qu'il

allait me réclamer à ma compagnie. Au bout de deux jours vint l'ordre du

bataillon: «Le caporal Richert de la 5e compagnie est muté à la 2e compagnie

de mitrailleurs du 352" régiment d'infanterie. » J'étais très heureux; je pris

congé de mes camarades et regagnai mon ancienne compagnie.

L'adjudant me reçut cordialement et me demanda sije pouvais assurer le

service du téléphone. Bien que je n'eusse jamais touché à un téléphone, je

répondis que oui, et devins donc téléphoniste. L'abri du téléphone était

installé sur une pente, tout près du lac d'Ilsen, qui formait ici un large coude,

tout en étant protégé du côté russe par un coin de forêt. Nous étions trois

téléphonistes, chacun assurant huit heures de service tous les jours, ce qui

naturellement était très facile. On était dans l'abri, attendant que sonne le

téléphone, et on transmettait les ordres. L'ordre du jour à l'armée nous

parvenait ainsi chaque jour du quartier général. Il fallait le copier et

l'afficher dans une boîte clouée sur un sapin afin que les soldats puissent se

rassasier avec les redondances des bulletins de victoire. Ici la vie aurait pu

être très agréable si l'estomac avait eu plus de travail. C'était une vraie

détresse que le ravitaillement. Trop peu pour vivre, trop pour mourir!

Un jour, je reçus une livre de pain de la famille Gauchel de Rhénanie. Le

paquet avait mis quinze jours à me parvenir. La mère Gauchel avait sans

doute empaqueté le pain encore chaud car, lorsque je défis le paquet, au lieu

de pain, je ne vis rien d'autre que de la moisissure verte. Il était impossible

de manger ce pain et pourtant je n'eus pas le courage de le jeter. J'essayai

donc d'en faire une soupe. Je mis de l'eau dans une casserole, coupai le pain

en morceau et y ajoutai du sel. En chauffant, beaucoup de moisissure se

détacha, que j'enlevai à la cuillère. Puis je mangeai cette soupe. Ce fut dur

mais je parvins à l'avaler.

Tout près du bord du lac s'étendait un large champ de blé, naturellement

à l'abandon. De-ci, de-là, il y avait encore quelques épis de seigle qui étaient

mûrs en cette période. Avec mon couteau de poche, j'en emplis ma musette.

Je pus en extraire les grains, que j'écrasai sur une dalle. Je fis de nouveau

une soupe; j'en avais déjà mangé de meilleures. Je répétai l'opération

pendant huit jours, jusqu'à ce qu'il n'y eut plus un épi de seigle dans les

environs.

Souvent, j'allais chercher des framboises. Juste derrière l'abri, il y avait

une colline où poussait une foule de framboisiers. L'avant de la colline était

 

Le froid et la faim                                                                                                                     171

exposé face aux Russes; c'est pourquoije fis d'abord ma cueillette derrière la

colline. Comme il faisait chaud ce jour-là, j'enlevai ma vareuse. Dans ma

précipitation, je contournai la colline sans m'en rendre compte. Soudain, un

obus siffla vers moi et tomba à trois mètres. Les Russes avaient repéré ma

chemise blanche. Je fus terriblement effrayé par ce coup subit et me mis à

l'abri aussi vite que possible. En courant, je me pris les pieds dans des

buissons et fis une chute. Toutes les baies se répandirent par terre. Je m'en

retournai à mon abri avec tous mes récipients presque vides.

Sur le lac, près de l'abri, il y avait une petite embarcation à deux rames.

Je m'aventurais parfois sur l'eau avec cette barque, accompagné du téléphoniste

qui n'était pas de service et avec des grenades à main; nous allions

pêcher, bien que ce fût formellement interdit. Parfois, on réussissait à

attraper quelques beaux poissons. Nous prenions une grenade et après

l'avoir mise à feu, nous la jetions à quelques mètres de notre barque. On

n'entendait qu'un bruit sourd. Cependant, l'eau s'agitait très fort et la

barque se balançait dangereusement. Les poissons qui se trouvaient à

proximité de l'explosion étaient soit morts, soit seulement étourdis. Comme

nous étions des rameurs maladroits, il nous fallait parfois un bon moment

pour mener notre barque jusqu'aux poissons, si bien que ceux qui n'étaient

qu'assommés avaient repris connaissance puis disparu dans les profondeurs.

Un jour, dans notre ardeur, nous avons poussé trop loin sur le lac, là

où il n'était plus protégé par la forêt et où les Russes pouvaient nous voir.

Nous étions occupés à attraper quelques poissons étourdis lorsqu'un obus

éclata dans l'eau à trente mètres de nous; l'eau jaillit très haut. A cet

instant, j'étais penché par-dessus le bastingage de la barque, tandis que

mon camarade était debout pour la maintenir en équilibre. Lorsque l'obus

éclata, mon ami se baissa et l'embarcation se mit presque à chavirer. Pour

un peu j'aurais piqué une tête. Chacun prit sa rame pour filer aussi vite que

possible, derrière la forêt. Cela n'allait pas très vite, car nous étions

vraiment très maladroits et, dans l'énervement, on manoeuvrait de travers.

Un nouvel obus éclata à droite, à une trentaine de mètres. Heureusement,

on put regagner la terre ferme. Quelques soldats qui se trouvaient là se

moquèrent de nous, en disant que le goût de la pêche nous avait sans doute

passé. ils avaient raison.

Non loin de notre abri se trouvait un vieux tas de fumier délaissé. Sans

doute une patate s'y était-elle égarée au printemps, car il y avait là un beau

plant de pommes de terre. Dans un premier mouvement, je voulus le cueillir.

Mais je pensais qu'il était encore petit et je le laissai. Pour le cacher aux

regards des autres soldats, j'entourais le plant de branches vertes. Je

voulais le laisser mûrir, afin de manger un jour quelques bonnes pommes de

terre. Depuis plus de six mois, je n'avais pas vu et encore moins mangé une

seule patate.

Unjour,jedus porter un rapport au chef de bataillon qui habitait dans une

maison paysanne, tout près derrière la forêt. Du bord de la forêt jusqu'à la

                                                                                                                                                                            172

maison, il Yavait près de dix à douze ares de champs de pommes de terre.

Nous étions fin juillet et ils devaient déjà porter des fruits. Plusieurs fois, il

y avait eu des vols, si bien que des gardes étaient organisées chaque nuit

autour de ce champ. Je m'en retournai à mon abri pour dire à mes deux

camarades: «Ce soir, il y aura des pommes de terre. » «Comment, quoi ?»

dirent-ils d'une seule voix. «Oui, c'est certain, mais laissez-moi faire.»

Lorsque la nuit fut tombée, je pris la direction de l'état-major du bataillon.

Déjà la sentinelle faisait le tour du champ de pommes de terre. Chaque fois

qu'elle s'approchait de la lisière du bois, je restais agenouillé, en silence,

derrière la broussaille. A la fin, il n'y avait plus qu'un buisson entre moi et

le chemin qu'empruntait le soldat. Je le laissai passer et après qu'il fut

arrivé au bout du chemin, je me mis à ramper vers le champ et, avec les

mains, déterrai les tubercules que je fourrai dans un sac de sable vide.

Chaque fois que passait la sentinelle, je me couchais immobile entre les

plants et, dès que le danger était écarté, je recommençais à fouiller. Aussi,

mon sac se remplissait peu à peu et j'estimais mon butin à une douzaine de

kilos. Il me sembla qu'il y avait relève de la garde, Cal'j'entendis deux soldats

qui parlaient au bout du champ. Je profitai de l'occasion pour ramper en

direction de la forêt d'oùje m'éloignai au pas de course.

Arrivé à mon abri, je tendis tout d'abord l'oreille pour savoir si les deux

téléphonistes étaient seuls. J'ouvris la porte pour jeter sans un mot le sac de

pommes de terre. Ah! quelle jubilation, comme si on avait gagné le gros lot!

Tout de suite on se mit à les laver, les éplucher et à en faire bouillir une

bonne quantité dans de l'eau salée. On vida l'eau pour écraser les pommes

de terre avec la poignée de notre baïonnette. Les deux copains allaient se

jeter sur le plat. Maisje leur dis :« Du calme, les amis.» Je m'en fus vers mon

sac, pour en extraire ma portion de survie. J'ouvris la boîte et mélangeai la

viande aux pommes de terre. Le fait de consommer sans permission la ration

de réserve était puni de trois jours d'arrêt, et mes camarades s'étonnèrent de

mon audace. Je leur dis que je téléphonerais tout simplement le lendemain

à l'adjudant de compagnie pour lui dire que ma portion avait été volée.

J'espérais qu'il m'en enverrait une autre avec la roulante. Mes deux camarades

se mirent à rire de bon coeur et, avec grand plaisir, on « passa à table»

pour ce festin.

Un jour, je fus pris de maux de dents très violents et, comme cela durait,

je me portai malade et reçus une attestation du médecin du bataillon pour

aller me présenter au dispensaire de soins dentaires à NowoAlexandrowsk.

Dans la salle d'attente, il y avait une douzaine de soldats qui, sans mot dire,

regardaient fixement devant eux. Celui qui me faisait face avait un air

familier, mais il m'était impossible de l'identifier. Je remarquai bientôt qu'il

me dévisageait aussi. J'allais lui demander s'il n'était pas alsacien lorsqu'il

se leva et vint vers moi, me tendit la main en disant: «Tu es sûrement le

Richert de Saint-Ulrich !» Je le reconnus alors: c'était Joseph Schwob, de

Hindlingen. «Tu es devenu gras comme moi», lui dis-je. En effet, Schwob

 Le froid et la faim                                                                                                                       173

avait terriblement maigri, c'est pourquoi je ne l'avais pas reconnu immédiatement.

Quant à moi, avec ce régime, j'étais bien sûr devenu un squelette

ambulant. On se raconta les nouvelles du pays, du moins ce qu'on en savait.

Puis Schwob fut appelé chez le dentiste pour recevoir une nouvelle prothèse

dentaire … On partit tous les deux dans la petite ville, sans queje me sois fait

arracher les dents, avec l'espoir de dénicher quelque chose à manger.

Cependant, on ne trouva rien, si ce n'est un verre de bière dans une cantine.

On en aurait volontiers pris un second, mais chaque soldat n'avait droit qu'à

un seul verre. Nous nous demandions, étonnés, de quoi pouvaient vivre les

pauvres habitants qui tournaient autour de nous, les joues creuses, maigres

comme des squelettes.

Nous sommes partis en direction de notre position et nous nous sommes

séparés près de Dwelina. Il me dit que Winninger Thiébaut, de Fulleren,

était également dans le secteur, et je lui rendis visite par la suite. Tous

étaient auxiliaires, soldats de travail ou d'équipement. Le lendemain, je

revins à NowoAlexandrowsk où, cette fois, on m'arracha deux dents, si bien

que mon mal cessa. Mi-août, je fus relevé comme téléphoniste pour passer

quelques jours au domaine de Tabor.

C'est là qu'étaient cantonnés le secrétariat de la compagnie, les fantassins

de réserve, les conducteurs et leurs chevaux. Comme l'adjudant de compagnie,

du nom de Laugson, était un brave homme, le service se réduisait à peu

de chose. Un peu d'exercice à la mitrailleuse et son nettoyage.

Un jour, l'adjudant m'annonça que le commandant de compagnie lui avait

téléphoné depuis son poste de commandement pour lui dire que le caporal

Richert devait immédiatement venir. L'adjudant comme moi-même n'avions

aucune idée de la raison de cette convocation. Plein de curiosité, je me

mis en route vers le PC oùje trouvai le chef de compagnie dans son abri. Je

me présentai. En souriant, il me dit: «Vous devez être un bon soldat,

Richert.» Commeje ne savais pas où il voulait en venir, je ne lui répondis

pas. «Quelque chose est arrivé pour vous, fit-il, de la part de la ge compagnie

du 260· régiment d'infanterie, dont vous faisiez partie autrefois, n'est-ce

pas ?» Je répondis par l'affirmative. Alors, il prit un écrin sur une étagère,

en sortit une croix de bronze avec un ruban bleu foncé et jaune et dit, tandis

qu'il me l'agrafait sur la poitrine: «Au nom du 260e,je vous décore de la croix

de guerre du Brunswick.. Puis, il me serra la main. J'étais bien sûr étonné

car il y avait bien quatre mois que j'avais quitté le 260e et je n'avais pas le

moindre contact épistolaire avec la compagnie, si ce n'est avec mon vieil ami

Karl Herter. Le chef de compagnie me demanda sij'avais servi longtemps làbas

ou si je m'étais signalé par quelque action d'éclat. Je répondis que je

n'avais passé que trois mois et demi dans cette compagnie et que je n'avais

rien accompli de particulier, sinon fait mon service commeje devais le faire.

Je quittai le chef de compagnie et m'en revins à Tabor. En route, je me

baignai dans le lac. L'adjudant et les camarades me regardèrent commeune

bête curieuse et me félicitèrent pour cette décoration. Comme le 332e

                                                                                      174

régiment était un régiment prussien, on n'y attribuait pas d'autre distinction

que la croix de fer que j'avais déjà obtenue en 1916. Je fus l'objet de

maints regards envieux de la part de jeunes lieutenants. S'ils avaient su ce

que je pensais de cette breloque, ils ne m'auraient pas envié à ce point car,

pour une miche de pain blanc, je leur aurais vendu illico cette croix et son

ruban. Ma seule joie était de savoir que j'étais si apprécié au 260e. J'écrivis

donc une lettre polie à la 9/260 pour exprimer mes remerciements. Quelques

jours plus tard, je reçus en réponse une belle lettre de l'adjudant de

compagnie qui me souhaitait tout le bien possible pour l'avenir et envoyait

en outre ses salutations à tous les braves Alsaciens qui avaient servi

autrefois là-bas.

Je dus repartir en ligne pour prendre en charge une mitrailleuse. A

quelques kilomètres au sud de notre position, on entendit un jour le roulement

continu du canon, interrompu par le crépitement des mitrailleuses et

les coups de feu de l'infanterie. Tendus, nous nous demandions tous ce qui se

passait là-bas. Alors, on reçut l'ordre: «Le deuxième train, pièces trois et

quatre, sous les ordres du lieutenant Herbert, doit immédiatement se préparer

et se présenter à l'état-major du bataillon.» Je commandais la pièce trois

et le sous-officier Kurz la pièce quatre. On se prépara et on porta nos

mitrailleuses et notre matériel vers l'arrière, où deux voitures nous attendaient.

On chargea les mitrailleuses et on se rendit à l'état-major. Là, on nous

donna du ravitaillement pour trois jours, une livre et demie de pain plus une

demi-livre comme ration supplémentaire de combat. Puis, nous avons reçu

l'ordre de nous mettre en marche vers le front, le long de la chaussée. Un étatmajor

de régiment installé dans un abri, tout près de la route, nous recevrait

et nous donnerait d'autres ordres. Voilà qui promettait.

Nous avons atteint la grand-route qui passait à travers une forêt interminable.

Juste devant nous, assez près, on entendait le tonnerre du canon et

l'explosion des obus. Il y eut soudain un court sifflement, puis à environ cent

mètres devant nous un shrapnel explosa au beau milieu de la route. Tout de

suite après, un deuxième, tout près de nous. Les chevaux et les hommes

commençaient à s'énerver. ({Libérez les pièces », cria le lieutenant. Nous les

jetâmes des voitures, avec tout le matériel. Au même moment, il y eu un

sifflement au-dessus de nous et un obus explosa à moins de cent mètres

derrière, contre le talus. Les conducteurs firent demi-tour et forcèrent les

chevaux au galop, vers l'arrière. Nous aurions aimé avancer au bord de la

route, celle-ci était cependant impraticable car, à droite et à gauche, la forêt

n'était que broussailles épaisses et impénétrables. Chacun prit donc le

matériel dont il était responsable. Deux hommes saisirent la mitrailleuse,

trois autres les caisses de munitions, tandis que moi-même, comme chef de

pièce, je m'emparai du seau d'eau, de la grande bêche et du tuyau d'échappement

de la vapeur.

La route continuait d'être prise sous le feu de l'artillerie russe. Souvent,

nous devions nous jeter dans le fossé, pour nous mettre à l'abri, ou bien nous

 

Le froid et la faim                                                                                                                                                                                                               175

sautions derrière les troncs d'arbres qui bordaient la route. Nulle part, une

cachette ou une quelconque protection! Voici qu'arrivaient en courant, de

l'avant, quelques blessés légers. Nous leur demandâmes ce qui se passait au

juste. Mais ils étaient si apeurés et si essoufflés par leur course qu'ils ne

nous donnèrent que des renseignements approximatifs, tout en continuant

de courir. Enfin, on aperçut une galerie à gauche dans le talus. Nous avons

laissé dehors les mitrailleuses et les outils pour nous y réfugier. Là, en

sécurité, on se sentait bien et on reprit notre souffle. Le lieutenant Herbert,

qui, dans l'ensemble, était un homme raisonnable et qui ne voulait certainement

pas mourir en héros, nous dit: « De toute façon, nous resterons ici,

jusqu'à ce que ces tirs s'arrêtent. » Il parlait selon notre coeur à tous. Au bout

d'une heure environ, les tirs cessèrent.

On prit notre matériel et on arriva enfin au PC du bataillon. Un adjudant

nous conduisit immédiatement à notre position qui se trouvait dans la forêt

sur un monticule, à proximité de plusieurs abris. C'était une position de

réserve. Pour le cas où les Russes auraient l'intention d'opérer une percée,

nous devrions les arrêter ici. Vite, on construisit des postes de tirs pour nos

mitrailleuses et on s'installa dans deux abris. Le feu de l'artillerie faisait

rage. Plusieurs obus tombèrent autour de nos abris sans toutefois nous

toucher. A l'avant, un violent feu d'artillerie crépita soudain, qui dura

environ une demi-heure. Beaucoup de blessés vinrent à passer par-devant

nous. Ils racontaient que les Russes avaient submergé la première ligne

allemande. Plusieurs compagnies d'infanterie s'avançaient vers la ligne de

feu, pour contre-attaquer et repousser les Russes.

Tous étaient abattus et plusieurs nous dirent: « Vous, les mitrailleurs,

avez de la veine. Vous pouvez rester ici, à l'abri, loin du danger, tandis que

nous, on doit crever.» Une heure après, l'artillerie allemande se mit à tirer

terriblement. Mais les Russes, qui avaient amassé à cet endroit beaucoup

d'artillerie, ne restèrent pas sans réponse. Un violent feu d'infanterie nous

indiqua que la contre-offensive était en cours. Lorsque les coups de feu

prirent fin, on vit passer devant nous de nombreux prisonniers russes, dont

beaucoup étaient voués à la mort lente, par la faim. Beaucoup traînaient,

dans des toiles de tente, des blessés gravement atteints, allemands ou

russes. Le calme se rétablit lentement.

Le lendemain, nous reçûmes l'ordre de retourner vers notre régiment.

Nous étions tout heureux d'avoir surmonté l'affaire sans dommage. Anotre

retour on nous apprit que nous allions quitter le coin; vers où, personne n'en

savait rien. En attendant, je me précipitai vers mon plant de pommes de

terre qui se trouvait toujours tout seul, dans ce vieux creux de terrain et que,

visiblement, personne n'avait découvert. Je l'arrachai sur le fumier; il Y

pendait quatre pommes de terre. Je les lavai, les mis à cuire dans de l'eau

salée et les mangeai. Quel plaisir! Je ne me souviens pas de plus beau repas

de fête, avant ou après la guerre

 

Offensive de Riga, septembre 1917                                     176

Le 26 août 1917, notre régiment fut relevé par d'autres unités. Après deux

jours de marche, nous arrivâmes à Jelowka. Notre compagnie prit ses

quartiers dans le domaine de Neu-Mitau où logeait également un état-major

de division. La garde de la division se composait de hussards. Près de ce

domaine se trouvait un verger. Je n'en avais jamais vu un aussi grand ni

aussi beau. Les arbres étaient chargés à craquer des plus nobles sortes de

pommes et de poires. Les qualités précoces étaient presque mûres. Il nous

était très sévèrement défendu de pénétrer dans le verger pour y cueillir des

fruits; ceux-ci étaient réservés à la table des officiers. Bien sûr, ces messieurs,

en plus de leurs traitements élevés et d'un meilleur ravitaillement,

se devaient d'avoir des fruits pour le dessert! Au simple soldat, il ne restait

rien d'autre que d'avoir faim, de crier « hourra », de se faire torturer par les

poux et de se faire tirer comme un lapin pour la patrie passionnément aimée.

Pour cela, en plus de la nourriture et des vêtements, nous recevions encore

cinquante-trois pfennigs de solde par jour. N'était-ce pas magnifique? Et

pour le gîte, on se couchait simplement sur le dos, en se couvrant de son

ventre. Eh oui,« la vie de soldat est merveilleuse", avais-je entendu chanter,

jadis …

Le verger était entouré d'un treillis de fil de fer de deux mètres de haut. A

chaque coin, un hussard montait la garde, le fusil chargé. De jour comme de

nuit, il y avait en plus des patrouilles autour du jardin. « Et que vienne le

diable,je veux ces pommes », me dis-je en moi-même. A la nuit tombée,j'allai

d'abord chez un des hussards de garde: « Dis-moi, camarade, j'aimerais

manger enfin des pommes. Je n'en ai plus goûté depuis deux ans.. Le

hussard dit: « Ça ne va pas. Il n'y a rien à faire; si je suis attrapé on

m'enverra dans les tranchées et je ne voudrais pas perdre ma belle planque

à l'état-major de la division à cause de toi. » Je lui donnais raison. Je n'en

désirais pas moins manger des pommes.

Je m'en fus vers ma voiture, pris le sac dans lequel j'avais entassé tout ce

que je possédais, le vidai, détachai la cisaille fixée à l'engin et fis un grand

tour autour de la· sentinelle. La nuit était sombre, cela favorisait mon

entreprise. Au milieu, entre les deux sentinelles, je me couchai à terre à

trente pas de la clôture et attendis le passage de la patrouille pour ramper

Offensive de Riga, septembre 1917                                                                        177

ensuite en direction du verger, Je pris la cisaille et me mis à couper le fil de

fer; je fis un trou, l'écartai et me glissai à travers; puis je refermai le trou.

Je posai ma casquette sur le sol pour retrouver l'endroit à mon retour.

Prudemment je m'avançai dans le jardin et tâtai les branches tombantes

pour voir si leurs pommes et leurs poires étaient mûres, ou bien je ramassai

les fruits tombés pour y mordre. Je cherchai longtemps, mais ne trouvai rien

à mon goût. Enfin, je sentis sous un arbre beaucoup de fruits tombés, j'en

pris un et y mordis. C'était une très bonne pomme, mûre à point. Je remplis

mon sac à ras bord, le fermai en le nouant avec une ficelle et je déguerpis.

Après avoir cherché un long moment, je retrouvai enfin ma casquette et le

passage. Je filai sans être vu.

Après avoir rempli mes poches pour ma consommation immédiate, je

cachai mon sac de pommes dans le siège du conducteur de la voiture. J'allai

ensuite me coucher près de mes hommes et mangeai des pommes jusqu'à

m'en faire sauter la sous-ventrière, A l'un des hommes qui venait de se

réveiller, je mis vigoureusement quelques pommes dans les mains. «Tonnerre,

d'où les as-tu dénichées ?» «Du calme, lui dis-je, demain, t'en auras

d'autres. »

Le lendemain, nous avons pris la direction de Jelowka, où nous fûmes

embarqués dans le train. Nous avons roulé toute la journée, jusque tard

dans la nuit. Personne ne connaissait notre destination. Lorsque, de nuit,

nous avons traversé une gare plus importante, je crus reconnaître le nom de

Mitau. Je savais que Mitau se trouvait au sud de Riga, en Courlande. Après

avoir roulé près de deux heures, nous avons été débarqués pour reprendre

aussitôt la route, à pied. Ala pointe dujour, on fit halte pendant près de deux

heures et on continua de marcher toute la journée avec seulement quelques

pauses.

Durant la nuit, on arriva dans une grande forêt où beaucoup de soldats se

trouvaient déjà rassemblés. C'est là que nous avons appris que le front russe

devait être enfoncé et qu'une offensive était imminente. De quoi attraper la

chair de poule! Deux des bataillons de notre régiment devaient rester en

réserve dans la forêt, tandis que l'autre devait participer à la percée. Tous se

demandaient, énervés, quel bataillon allait être désigné pour l'attaque.

Mais on n'attendit pas longtemps la nouvelle. «Le 2e bataillon, prêt à

l'attaque l » Quelle poisse! J'appartenais au 2e bataillon. On prit nos dispositions

et dans le noir de la forêt on se mit à avancer à tâtons. Il commençait

juste à faire plus clair, lorsque nous arrivâmes en bordure du bois, là où le

terrain descendait en pente. Devant nous, un épais brouillard blanc. De

l'autre côté, un obus arrivait de temps en temps en sifflant, ou bien la

détonation d'une balle de fusil. A part cela tout était calme. Tout à coup,

nous nous  trouvâmes devant une tranchée où s'entassaient des soldats

allomands. Nous sautâmes par-dessus pour tomber après quelques pas sur

la deuxième tranchée, faiblement occupée. C'est là que nous devions

prendre position. D'autres soldats venaient sans cesse nous rejoindre

                                                                                178

jusqu'à ce que la tranchée fût entièrement occupée. En plusieurs endroits,

nous avons dû combler le fossé sur une largeur de trois mètres et tasser la

terre, je ne savais pas pourquoi. Je croyais entendre devant nous un léger

bruissement et gloussement et demandais à un soldat qui nous avait

précédés dans la tranchée ce que cela pouvait être. «C'est la Duna, dit-il. A

cet endroit, elle a plus de quatre cents mètres de large. La position russe se

trouve de l'autre côté, et c'est là qu'on va attaquer. Ça va être quelque

chose! » Le soldat frémissait. Lentement, lejour se mit à poindre. Nulle part,

ou presque, on n'entendait un coup de fusil. C'était le calme avant la

tempête. Lorsqu'il fit plus clair, je pus apercevoir les eaux de la Duna qui

coulait ici assez rapidement. La position russe, sur l'autre rive, n'était pas

encore visible, car le brouillard blanc faisait écran; tout le monde se

demandait ce qui allait arriver. D'un seul coup, l'artillerie allemande, qui

était massée ici en force, se mit à tirer. Les obus sifflaient par-dessus nos

têtes pour exploser au-delà du fleuve avec un fracas terrible. Une foule de

lance-mines, lourds pour la plupart, de l'espèce qui envoie des mines de deux

quintaux, entrèrent eux aussi dans la danse. Partout des trépidations, des

sifflements et des explosions. Les oreilles commençaient à me faire mal.

Au milieu de ce fracas, on entendit un ordre: «Tous prêts à l'attaque! »

Nous nous regardions les uns les autres. «Mais ils vont quand même pas

nous faire traverser le fleuve à la nage», dirent quelques-uns de mes voisins.

Nous avons alors entendu des cris derrière nous, comme quand on force des

chevaux à avancer. Et en me retournant,je vis en effet arriver les pionniers.

Au grand galop, avec des voitures chargées de canots en fer-blanc, ils

passèrent sur les points de la tranchée que nous avions comblés auparavant

et allèrent vers le fleuve. En un rien de temps, les canots furent déchargés

et poussés dans l'eau. On nous répartit à toute allure et on prit place dans les

canots: vingt hommes dans chacun. Six pionniers saisirent les rames et en

avant pour passer le fleuve. C'était on ne peut plus inquiétant. Nous étions

courbés dans nos barques, l'eau gargouillait, les balles sifflaient au-dessus

de nous. Le fleuve tout entier grouillait de barques qui se dirigeaient vers

l'autre rive aussi rapidement que possible. Quelques obus russes tombèrent

dans le fleuve, entre les canots, et soulevèrent de grandes gerbes d'eau.

Juste devant notre barque, une autre embarcation fut atteinte de plein

fouet. Elle sombra en quelques secondes. Les soldats indemnes se battirent

un court moment contre les vagues avant de disparaître. J'en eus froid dans

le dos. En voyant cela, je me débarrassai de mon fusil, défis mon ceinturon

et mis le tout à côté de moi dans la barque, au cas où le même sort nous serait

réservé, afin de pouvoir mieux nager. Je craignais de recevoir des tirs

d'infanterie ou des mitrailleuses russes. Cependant, tout restait calme de

l'autre côté. Nous approchions maintenant de la rive et notre artillerie

portait son feu plus en avant. Notre canot s'échoua en crissant sur le sable.

Nous sautâmes dehors, trop heureux de sentir de nouveau la terre ferme

sous nos pieds

 

 

 

 

Offensive de Riga, septembre 1917                                                                                                   179

Les canots abordèrent les uns après les autres et, bientôt, il y eut des

centaines de soldats à couvert sous la rive abrupte, haute de près de trois

mètres. Notre lieu de débarquement se trouvait à près de deux cents mètres

en aval de notre point de départ. Le courant nous avait emportés, comme

toutes les autres barques. La position sur laquelle se trouvait l'infanterie

russe ainsi que les barbelés avaient été mis en pièces par le feu roulant. On

dut prendre d'assaut la tranchée russe.

C'était facile. On ne nous opposa pas la moindre résistance. D'ailleurs la

tranchée avait été complètement pulvérisée. Des cadavres déchiquetés s'y

trouvaient épars. De-ci de-là, il y restait encore un blessé russe accroupi

dans un coin qui, à notre approche, levait deux mains tremblantes pour se

rendre. Derrière la position, il y avait également par endroits des soldats

morts, atteints dans leur fuite. Je regardai vers l'autre côté du fleuve et vis

que les pionniers mettaient en place un pont flottant. Des obus russes

sifflaient toujours et éclataient près de nous dans le fleuve, ou sur la rive

d'en face. En ligne de tirailleurs, on nous fit avancer vers la forêt qui se

trouvait à six cents mètres. En attendant, nous étions encore à l'abri d'une

petite élévation de terrain. Mais dès qu'elle cessa, on entendit le crépitement

de plusieurs mitrailleuses ennemies qui tiraient depuis l'orée du bois.

Les balles sifflaient de manière inquiétante autour de nos oreilles et

quelques hommes tombèrent.

Sur mon ordre, mes hommes se précipitèrent dans un trou d'obus, situé

tout près. Avec la grande bêche, j'installai rapidement la mitrailleuse, si

bien que le canon dépassait juste du sol. Les Russes tiraient comme des

fous; plus d'un des nôtres fut atteint en cherchant à s'enterrer. Notre

mitrailleuse fut chargée rapidement. En trois minutes j'envoyai à toute

vitesse quatre ceintures de l'autre côté: mille coups. Je fis viser la lisière de

la forêt d'où nous parvenait le crépitement et l'arrosai de gauche à droite.

Entre-temps, chez nous, tout le monde s'était enfoui, si bien que les balles

russes ne pouvaient plus faire grand mal. Ils avaient sûrement leurs

mitrailleuses cachées dans des abris, en bordure de la forêt, si bien que nous

n'arrivions pas à avoir prise sur eux.

A ce moment-là, l'artillerie allemande vint à notre secours. La lisière du

bois fut couverte d'une pluie d'obus et de shrapnels.

A l'abri du feu de l'artillerie, on avança donc pour atteindre la forêt; on y

pénétra pour tomber bientôt sur une batterie d'artillerie de campagne,

totalement réduite en pièces. Plus loin, en avant, on trouva par contre une

batterie intacte. La forêt se composait de pins rabougris qui trouvaient peu

de nourriture dans ce sol sablonneux. Sur un mauvais sentier de sable, on

tomba sur deux puissantes pièces d'artillerie que les Russes n'avaient plus

été en mesure d'évacuer. Toutes les deux étaient de calibre 280, c'étaient sans

doute les canons qui nous avaient tellement effrayés, tôt le matin, sur l'autre

rive. Lentement, le soir tomba. Il nous fallut passer la nuit dans la forêt. Pour

assurer notre sécurité, des postes fortement armés furent mis en place

 

 

 

 

180

Après avoir mangé un peu de pain et de la viande en conserve, nous nous

sommes couchés par terre pour dormir. On était tous exténués. La roulante

vint tôt le matin et nous apporta du pain et du café. Le cuisinier nous raconta

que les pionniers avaient installé en trois heures des ponts longs de quatre

cents mètres. Puis l'ordre fut donné de se préparer et de continuer. Moi

j'avais des frissons et tous les autres aussi, car nous ignorions ce que cejour

allait nous apporter. Après avoir marché un bout de temps, nous avons

entendu devant nous le feu des mitrailleuses et de l'infanterie, ce qui

signifiait qu'on était tombé sur une nouvelle ligne de défense russe. Nous

avancions prudemment vers la lisière de la forêt. On reçut l'ordre de reculer

avec deux mitrailleuses pour protéger la progression de l'unité. Je sortis de

mon trou et scrutai l'horizon à la jumelle.

Devant moi, à cinq cents mètres de distance, il y avait un grand domaine

sur une colline, avec un château et plusieurs bâtiments réservés aux gens de

maison, ainsi que des granges et des écuries. Entre les bâtiments, je voyais

circuler de temps en temps des soldats russes. Nos deux mitrailleuses

reçurent l'ordre de prendre le domaine violemment à partie, pendant

l'attaque qui n'allait plus tarder. Avec mes jumelles, je continuai à scruter

le paysage devant moi et découvris deux trous de mitrailleuses, placés de

telle sorte qu'ils permettaient aux Russes de balayer tout le terrain de

l'attaque. Je rampai vers notre mitrailleuse et la pointai sur l'ouverture de

tir de l'un des abris. Notre artillerie prit à ce moment-là le domaine sous un

feu violent. Bientôt, il y eut plusieurs incendies et les granges prirent feu

très vite. Puis notre infanterie passa à l'attaque.

En bordure de la forêt, on vit un grouillement général de soldats qui

s'élançaient à l'assaut, au pas de course; les mitrailleuses russes se mirent

à crépiter. Nous ouvrîmes immédiatement le feu. Je vis comme des mottes

de terre et de gazon voler en l'air autour de l'ouverture de tir. Cependant,

nous ne pouvions toucher sérieusement les Russes, car nous tirions de côté.

Devant nous, un bataillon s'élança de la forêt et s'attaqua au domaine qu'il

prit de flanc. Les mitrailleurs russes furent tués par les grenades à main

lancées dans leurs meurtrières des abris. Après une faible résistance, tous

les fantassins se rendirent. Les compagnies qui avaient mené l'attaque face

aux mitrailleuses avaient subi de lourdes pertes. Partout, il y avait des

morts et des blessés graves.

Dès que le domaine fut occupé, il y eut un véritable carnage de porcs, de

poules et de moutons; nous étions comme des sauvages. Les soldats affamés

depuis si longtemps avaient décidé de profiter de l'occasion pour se rassasier.

Partout, on vit s'allumer de petits brasiers et l'on se mit à rôtir, à cuire

et à griller. On trouva en plus des masses de pommes de terre dans les

champs voisins. Presque tous surestimèrent leurs estomacs affaiblis, si bien

que beaucoup eurent de terribles coliques. Nous sommes restés en réserve la

journée entière et la nuit suivante dans ce domaine.

Tôt le matin, on se mit en route, traversant la région où, la veille, les

 

 

 

 

Offensive de Riga, septembre 1917                                    181

combats avaient eu lieu. De-ci de-là gisaient des morts, allemands et russes.

La nuit suivante, on campa de nouveau dans la forêt. On alluma un feu

immense, autour duquel presque toute notre compagnie se pressa pour se

réchauffer. Le chef de compagnie lut alors l'ordre d'attaque du lendemain

matin. Cela fit l'effet d'une douche froide. Un des soldats se mit à chanter:

«Au quartier de compagnie, sur la pierre dure, j'entends mes pas fatigués et

j'envoie dans la nuit mille pensées à ma chérie. Je ne suis pas seul à faire

ainsi. Anne-Marie, pendant la nuit, toute la compagnie rêve de sa bienaimée.

Toute la compagnie. Nous devons livrer mainte dure bataille à la

troupe ennemie. Je ne peux rien dire encore dujour de mon retour. Peut-être

serai-je bientôt auprès de toi, Anne-Marie. Mais peut-être enterrera-t-on

dès demain toute la compagnie! »

A la dernière phrase de ce chant, un frisson nous parcourut tous le dos,

personne ne pouvait savoir s'il n'allait pas être enterré quelque part en terre

étrangère. Nous nous sommes couchés, mais malgré la fatigue, personne ne

trouva rapidement le sommeil. Je priai jusqu'à ce que, accablé de sommeil,

je m'endormis. Je me réveillai à peine que, déjà, il fallait nous préparer à

partir. On prit le café, et en route pour plusieurs kilomètres. On reçut l'ordre

de se coucher, à couvert, à la lisière d'une forêt. La position russe se trouvait

complètement à l'abri de l'autre côté, à quelque trois cents mètres de

distance. Dans les champs devant nous, il y avait un grand nombre de

fantassins, tués la veille lors de l'attaque. Pas le moindre coup de fusil, tout

était calme. Avant même que notre artillerie intervînt, une patrouille fut

envoyée en avant-garde; elle constata que les Russes avaient évacué leur

position pendant la nuit. «Dieu soit loué, me dis-je. Notre arrêt de mort est

de nouveau suspendu.» Nous avons continué de marcher. On fit halte

auprès d'une ferme isolée; notre compagnie établit ses quartiers. Les

pauvres habitants avaient six heures pour quitter leur pays natal: que de

lamentations et de pleurs! Ils n'avaient pas le droit d'emmener plus de deux

vaches, tout le reste devait être abandonné sur place. L'offensive avait

atteint son objectif, il n'était plus question d'aller plus loin.

Cette nouvelle nous remplit de joie. A présent, nous devions travailler

chaque jour quelques heures pour construire nos nouvelles positions. Lorsque,

dans la ferme, toutes les bêtes, les cochons et menu bétail furent

consommés, notre lieutenant, le baron von Reisswitz, fit rassembler la

compagnie. Il la passa en revue et fit sortir des rangs tous les voyous. On

attela deux voitures; la bande prit place et en route pour le pillage. Ils

revinrent vers le soir. En tête, comme un chef de bande, le baron von

Reisswitz lui-même! Le butin fut déchargé: une dizaine de cochons tués,

nombre de poules et d'oies, plusieurs moutons, une machine à coudre pour

le tailleur de la compagnie et un magnifique traîneau pour le lieutenant;

Hans doute voulait-il s'adonner à ce sport durant l'hiver à venir. On se remit

de nouveau à cuire et à rôtir pendant presque toute la nuit. Lorsqu'il n'y eut

plus de viande, tout le monde se précipita sur les pommes de terre. Moi

 

 

 

 

 

182

même, j'en faisais bouillir chaque jour dans quatre litres d'eau et je les

dévorais. A cela s'ajoutait le ravitaillement de la roulante qui, ici, était bon

et copieux. Une truie avec dix petits d'environ dix semaines courait à l'état

sauvage dans la forêt. Ils furent rapidement abattus par les soldats et

dévorés.

A deux kilomètres de notre position s'étendait un marécage large de près

de huit kilomètres. Le sol était entièrement couvert de buissons d'airelles

pleins de baies mûres. Un changement bienvenu pour nous. J'étais en train,

avec quelques camarades, de cueillir ces fruits, lorsque à quelques mètres de

nous un cerf imposant s'élança à travers les taillis et disparut en quelques

bonds. C'était le seul cerf que j'aie jamais vu en liberté.

Après une dizaine de jours, il nous fallut de nouveau nous mettre en

marche. On prit la route qui conduisait en ligne droite, à quinze kilomètres

derrière le front, vers la localité de Sunzel. On prit nos quartiers dans une

épicerie totalement pillée. Les pièces furent remplies à craquer par les

soldats. Là aussi, on se nourrissait surtout de pommes de terre. Je sentais

que mes forces, ces temps derniers, étaient en train de revenir. Je me sentais

en bien meilleure forme. Sur une hauteur devant le village, on nous fit

construire une position fortifiée. Des postes très avancés assuraient notre

protection. Je ne voyais aucun Russe. Sans doute s'étaient-ils déjà retirés

loin vers l'arrière. Ace que nous entendions, nous devions aussi nous retirer

bientôt. La localité de Sunzel, où se trouvait un merveilleux château, devait

être brûlée et dynamitée, comme toutes les agglomérations situées entre les

lignes. On ne prenait aucun égard pour les pauvres habitants.

Un jour, je dus me présenter à nouveau à l'adjudant de compagnie:

« Richert, me dit-il, c'est de nouveau votre tour de partir en permission. Vous

avez droit à vos dix-huit jours et si vous pouvez attendre deux jours, je

partirai avec vous.» Cela me convenait bien. «Monsieur l'adjudant, dis-je

j'aimerais bien obtenir un congé agricole de vingt-huit jours.. L'adjudant,

qui était un homme aimable et honnête, se mit à rire. «Mais, Richert, dit-il

vous allez de toute façon passer votre permission dans la famille de réfugiés

là, au sud, dans le pays de Bade, qui en fait d'agriculture doit cultiver tout

au plus quelques pots de géraniums. » Je riai à mon tour et lui donnai raison.

Je montrai mon livret militaire dans lequel était indiquée ma profession:

agriculteur. «Avec un peu de bonne volonté, je suis sûr que vous pourriez

régler cela. C'est seulement la deuxième fois que je vais en permission

depuis le début de la guerre.» « Bon, Richert, me dit l'adjudant. Vous aurez

vos vingt-huit jours, j'en fais mon affaire.» Je le remerciai et partis

 

 

 

183

 

Ma deuxième permission, septembre 1917

Deuxjours plus tard, nous sommes partis tous deux à pied. Souvent, pour

trouver notre chemin, nous étions obligés d'avoir recours à la carte de

l'adjudant. Enfin, on arriva au domaine où notre régiment avait subi de

lourdes pertes, le deuxième jour de l'offensive. Les morts étaient tous

enterrés dans une fosse commune, à la lisière de la forêt. Nous avons

continué notre marche pour passer sur les pontons au-dessus de la Duna. Il

y avait encore trois heures de marche jusqu'à la première gare. Là se

trouvait une station d'épouillage. Chaque permissionnaire devait être en

possession d'une attestation avant de poursuivre sa route.

Comme le soir tombait, l'établissement avait déjà fermé ses portes. Nous

devions passer à l'épouillage le lendemain après-midi seulement. Cela

contrariait l'adjudant qui voulait être le plus tôt possible près de sa femme

et de ses enfants. Amoi, cela était égal puisque, de toute façon, je ne pouvais

pas rentrer chez moi. Par hasard, l'adjudant rencontra un caporal de son

pays; c'était le secrétaire de la station. L'adjudant, en se plaignant, lui fit

part de son embarras. « C'est une bagatelle, lui dit le secrétaire,je vais vous

procurer les attestations en un rien de temps. » Et il s'en alla dans un bureau

d'où il nous ramena des attestations en quelques minutes. Nous remerciâmes,

pour monter aussitôt dans le train. Nous étions donc épouillés, mais

seulement sur le papier. .. Les chères petites bêtes s'étaient multipliées

d'une manière inquiétante durant l'offensive. Nous avons roulé toute la nuit

pour passer la frontière allemande près deMemel. Puis le voyage nous mena

à travers la Prusse orientale. C'était un très bel automne. Les populations

des campagnes étaient occupées au ramassage des pommes de terre. A en

juger par la grosseur des sacs, la récolte semblait bonne. Dans les prés, il y

avait de nombreux troupeaux de bovins, la plupart tachetés de noir et blanc;

c'était me semblait-il une race excellente. Je vis aussi quelques charrues à

moteur qui traçaient leurs sillons à travers les champs.

A Koenigsberg, l'adjudant originaire de Posnanie prit congé de moi. Je

montai dans le train en direction de Berlin. Dans le même compartiment se

trouvait une femme âgée, avec ses deux filles, très jolies. On parla de toutes

sortes de choses. Elles me demandèrent d'où je venais. Je leur dis: «Du

front, de Riga. » Puis, elles me demandèrent si j'avais participé à l'offensive

 

184  

de Riga. Je répondis que oui. Toutes trois étaient pleines d'enthousiasme

par les récits de victoires qu'elles avaient lus dans les journaux. Je me mis

à leur raconter mes propres expériences pendant l'offensive et leur donnai

mon avis sur le sujet: de quelle manière les habitants avaient été volés et

que, selon moi, l'offensive n'avait pas eu le moindre effet sur la fin de la

guerre; je plaignais les cinq cent mille habitants de Riga qui étaient à

présent livrés à la famine. Les trois dames m'écoutaient, bouche bée. Leur

enthousiasme en avait pris un sacré coup. A leur tour, elles se mirent à me

raconter combien les rations de ravitaillement étaient minces, que tout était

distribué avec des tickets, et que ceux qui n'avaient pas la possibilité de se

procurer des vivres moyennant beaucoup d'argent et des voies tortueuses

pouvaient à peine survivre. Toutes trois étaient cependant persuadées que

la cause allemande triompherait car partout les troupes avaient avancé

profondément en pays ennemi. Je leur dis qu'il serait très difficile pour

l'Allemagne de remporter la victoire, car l'Angleterre n'avait encore jamais

perdu une guerre et qu'il ne fallait pas oublier l'Amérique. Mais il n'était pas

possible de les faire changer d'avis.

Au bout d'un moment, je m'endormis. Lorsque je me réveillai, je vis

quelques gros poux se promener sur mon pantalon. J'en fus gêné devant ces

dames et les observai pour voir si elles avaient remarqué ces sales bestioles.

Elles continuaient à parler sans se douter de rien; discrètement, j'écrasai

les bêtes entre mes doigts. Mes compagnes de voyage quittèrent le train à

Kustrin. Je me rendis dans un autre compartiment, occupé par plusieurs

soldats. Je rencontrai un Berlinois de mon régiment; sa femme était

décédée et il bénéficiait de ce fait d'une permission de quinze jours. Le reste

des soldats étaient des Rhénans. A Berlin, nous avons quitté le train.

La gare de Silésie grouillait de monde. Je fus frappé tout de suite par les

visages amaigris des femmes et des jeunes filles, pâles et pitoyables, avec

des cernes sombres sous les yeux. Je me dis: «Ici aussi c'est la guerre: la

guerre de la faim.» Avec les trois Rhénans, je partis faire un tour en ville.

Nous avons visité le palais impérial, la colonne de la victoire, le Hindenburg

de fer et d'autres monuments. Vers le soir, nous avions faim et entrâmes

dans un grand restaurant, violemment éclairé. On commanda de la bière.

Seigneur, quel breuvage fadasse! Malt et houblon avaient disparu. On

demanda à manger un morceau. «Avez-vous des tickets ?» dit le serveur.

«Quels tickets? D'où voulez-vous que nous les prenions ?» «Les cartes de

pain, de viande et de pommes de terre, précisa le serveur; sans ces cartes, il

ne nous est pas possible de vous servir. » Les Rhénans se mirent en colère:

«Non content de manquer de se faire tuer au front, on crève de faim en

revenant!» Nous sommes partis plus loin pour tenter notre chance dans

trois autres brasseries. De la bière, on pouvait en avoir autant que l'on

voulait, mais il n'y avait rien à manger.

Un civil berlinois, bien sympathique, nous paya deux bières à chacun et

nous dit que si nous voulions venir avec lui, il nous conduirait dans un

 

 

 

 

 

Deuxièmepermission, septembre 1917 185

resiaurant où on nous servirait certainement quelque chose. Aussitôt dit,

aussitôt fait. On prit le tramway pour traverser pendant une demi-heure la

ville brillamment éclairée. On descendit enfin du tram. Le Berlinois nous

conduisit dans un restaurant où l'on servait de la selle de chevreuil et des

pommes de terre. Le gibier était en effet la seule viande que l'on pouvait

acheter sans tickets. La portion consistait en six ou sept petites pommes de

terre et un minuscule morceau de viande de chevreuil, le tout arrosé d'une

cuillerée de sauce. Nous trouvions cela excellent, mais pas bien copieux.

Bien que n'étant pas un goinfre, j'aurais bien mangé huit à dix de ces

portions, mais on ne pouvait pas nous servir plus d'une portion. Le Berlinois

au bon coeur régla le tout. On le remercia, et on se promena encore à travers

la ville.

Souvent les filles nous abordaient, nous poussaient du coude en passant,

ou nous invitaient d'un clin d'oeil à les suivre. Mais on se passa volontiers de

cette compagnie vulgaire et on se dirigea vers la gare d'Anhalt, où on arriva

enfin, après avoir souvent demandé notre chemin.

Je décidai de faire le long détour à travers la Rhénanie, car je trouvais

intéressant de traverser des contrées que je ne connaissais pas. Le lendemain

soir, nous arrivâmes à Cologne. Ici, les Rhénans prirent congé de moi.

Je continuai ma route le long du Rhin vers Coblence, et de là, le long de la

Moselle, vers Trèves; un merveilleux voyage. Je descendis à Trèves, je

savais que le bataillon de réserve de mon régiment y était stationné.

J'espérais recevoir un uniforme, le mien étant usé jusqu'à la corde.

Les hommes de troupe allaient précisément chercher leur maigre pitance.

Je me rendis chez le sous-officier de service et lui demandai la permission de

prendre également une portion, puisque je revenais du front. Par chance,

j'eus droit à ma portion. Puis je lui demandai où se trouvait le magasin

d'habillement. Comme je fus bien engueulé par le fourrier lorsque je lui

exposai ma requête, je lui demandai où logeait le chef de bataillon. Je me

rendis chez lui. Le commandant était en train de déjeuner. Ici, on ne voyait

pas grand-chose des pénuries de la guerre.

« Que voulez-vous ?» me demanda-t-il peu aimablement. «Monsieur le

commandant, je viens du front, en permission, et voudrais demander un

uniforme neuf ici, auprès du bataillon de réserve de mon régiment.» Le

major m'examina et déclara que chez moi, en permission, j'avais le droit de

porter des vêtements civils. Je répondis: «Mon commandant, je ne puis que

porter l'uniforme. Mon pays d'origine se trouve dans la partie de l'Alsace

occupée par les Français et, de ce fait, je ne puis m'y rendre. » Le commandant

décida: «Eh bien, vous aurez donc un nouvel uniforme! » Il me signa un

bon queje dus remettre au sergent chargé du magasin. Je m'y rendis et reçus

un nouvel uniforme, bonnet de police compris. J'achetais ensuite dans un

magasin des bandes molletières neuves que je mis immédiatement. Mon

aspect extérieur était rétabli. Je pensais que j'avais beau avoir belle allure,

je n'en étais pas moins plein de poux

 

 

 

 

 

186

Je visitai les curiosités de la ville dont l'antique porte romaine m'impressionna.

Je repris le train et, le long de la Sarre, passai par Sarrebruck,

Kaiserslautern, puis Heidelberg; après avoir traversé le Rhin à Ludwigshafen,

j'arrivai à Mannheim. Hélas, le dernier train pour Eberbach était déjà

parti. Je dus passer la nuit à Heidelberg. Avec peine et tracas, j'obtins une

salade de pommes de terre et de maigres saucisses. Un homme de la Croix-

Rouge me demanda sije voulais passer la nuit à Heidelberg; je répondis que

oui. « Suivez-moi ", me dit-il, et il me conduisit dans un hôtel, situé non loin

de la gare, où il me fit donner une chambre avec un beau lit propre. Il me

demanda quand je désirais être réveillé et, sur ce, il partit. Je me déshabillai

et me couchai avec mes poux. Dieu, quel plaisir d'être à nouveau déshabillé

dans un bon lit douillet, au bout d'un an. Ici, la vie misérable du front

m'apparut en pleine lumière. Comme le voyage m'avait beaucoup fatigué je

m'endormis très vite. Le lendemain à l'aube, je fus réveillé par l'homme de

la Croix-Rouge; je me levai et m'habillai. Je me dis: « Tiens, il faut que je

voie sije ne n'ai pas laissé quelques-uns de mes locataires dans le lit»; une

dizaine des chères bestioles grouillaient à travers les draps. Je voulus

d'abord les attraper, mais je me dis que mon successeur pouvait lui aussi en

supporter quelques-uns.

Je partis donc à Eberbach, pour arriver chez la famille Mattler qui me

reçut très amicalement. Je demandai avec insistance de préparer de l'eau

chaude pour pouvoir me baigner et ainsi me débarrasser de mes poux. Je

passai des journées très agréables. Mais, question nourriture, c'était la

misère. On ne mangeait jamais à sa faim. Comme je n'avais plus de

mouchoirs, je me rendis dans un magasin assez important pour en acheter

deux. « S'il vous plaît, avez-vous le bon ?» fit le vendeur lorsque je demandai

les mouchoirs. Je ne savais pas de quoi il parlait. Le propriétaire du magasin

éclaira ma lanterne. Il n'avait pas le droit, disait-il, de vendre quoi que ce

soit sans bon d'achat, faute de quoi on fermerait sa boutique. On pouvait

obtenir des bons à la mairie. Après bien des palabres, ce monsieur accepta

enfm de me vendre deux mouchoirs sans formalités. Mais je dus lui promettre

de n'en parler à personne.

L'année 1917 était une bonne année pour la récolte des fruits. En voyageant,

je voyais partout des pommiers et des poiriers lourdement chargés.

Le voisin de la famille Mattler avait une entreprise de production de cidre et

il me demanda si je ne voulais pas lui donner un coup de main. Il était

surchargé de travail, disait-il, et était prêt à me payer deux marks par jour.

Cela ne m'intéressait pas du tout; d'abord, je n'avais plus l'habitude de

travailler, et puis j'étais parti en permission pour me reposer et non pour

épuiser mes forces encore bien affaiblies. Enfin, je voulais passer les six

derniers jours de mon congé chez mon ami Zanger en Rhénanie.

Je pris congé de la famille Mattler et descendis la vallée du Rhin. Je dus

m'arrêter plus longtemps que prévu à Wetzlar. Non loin de la gare, ily avait

un camp de prisonniers installés dans des baraques. De hautes barrières de

 

Deuxième permission, septembre 1917 187

fils de fer barbelés entouraient les cours dans lesquelles ils pouvaient se

mouvoir. Comme ces hommes avaient l'air misérables. Blêmes, amaigris, les

yeux à moitié éteints, ces pauvres malheureux se tenaient là par groupes. La

faim semblait les avoir rendus hébétés et indifférents. Ici, toutes les races et

nations étaient représentées: Français, Belges, Anglais, Ecossais avec leurs

petites jupes, Italiens, Serbes, Roumains, Russes, Indiens, Arabes et Africains.

Tous avaient dû quitter leur pays natal pour payer un lourd tribut à

l'effroyable dieu de la Guerre.

Je passai encore trois belles journées chez Auguste Zanger et la famille

Gauchel, et puis je repartis vers le front. Cette fois, c'était en direction de

Riga. Je fus surpris de voir cette ville. Je ne l'aurais jamais imaginée si belle.

Des rues superbes et des places magnifiques, avec de splendides églises. Je

me serais volontiers attardé mais ma permission prenait fin et je devais

rejoindre au plus tôt mon corps de troupe pour ne pas être puni

 

 

 

 

 

188

Retour au front, octobre 1917

Je me rendis à un bureau de renseignements pour apprendre que le 332"

avait changé de position et qu'il se trouvait à présent en Lituanie. Je pouvais

prendre le train jusqu'à Rothenpois-Kussau, une localité faite de belles

villas et de restaurants en pleine forêt, un lieu d'excursion particulièrement

prisé des habitants de Riga. De là, je n'avais plus que quelques kilomètres à

faire à pied. Pour l'heure, la localité était totalement abandonnée par ses

habitants et occupée essentiellement par des officiers allemands. Je demandai

où se trouvait mon régiment. Je devais prendre la route principale Riga-

Saint-Petersbourg. En bordure de la route, on voyait partout, debout ou

couchées, d'innombrables cuisines de campagne et d'autres voitures que les

Russes avaient abandonnées dans leur retraite. Je passai l'Aa, un petit

fleuve de trente mètres de large. Enfin, je rencontrai des soldats de mon

régiment qui purent m'indiquer où se trouvait ma compagnie.

En route, je rencontrai le fantassin berlinois qui était parti avec moi en

permission. Il me raconta que, lors de son arrivée, sa femme était déjà

enterrée et qu'il n'était resté que six jours à Berlin pour revenir de son plein

gré au régiment car, sinon, il serait mort de faim à Berlin. L'adjudant de

compagnie, les conducteurs et les artilleurs de réserve ainsi que les chevaux

de ma compagnie étaient cantonnés à Wawer-Nord, un petit bourg misérable,

fait de plusieurs huttes.

Le lendemain, avec d'autres camarades, je dus participer à la construction

d'un abri pour le chef de compagnie. J'étais en train de fabriquer, avec de

petits troncs de sapin, une rampe pour garnir l'escalier qui conduisait à

l'abri, lorsque j'entendis un grand «Salut, Nickel!" Je levai les yeux,

surpris, et reconnus, à ma grande stupéfaction, Emil Winniger, un ami du

village natal. Je montai vers lui et, dans la petite forêt toute proche, on parla

du pays. Chacun raconta les nouvelles qu'il connaissait. Emil était lui aussi

très dégoûté par cette vie de misère, aussi avons-nous résolu de passer chez

les Russes; en effet, j'avais appris que les Alsaciens-Lorrains prisonniers

des Russes étaient transférés en France. Emil se trouvait à quelques

kilomètres plus en avant, dans un poste avancé. Il me dessina un croquis sur

un morceau de papier pour que je ne me trompe pas de chemin. J'allai donc

chez l'adjudant de compagnie afin de demander la permission, pour le

lendemain, de rendre visite à mon « cousin », Il me donna immédiatement un

 

 

 

 

 

 

 

Retour au front, octobre 1917 189

titre de permission, que je devais faire signer par le chef de compagnie. Ala

cantine, j'achetai une bouteille de vin du Rhin pour nous donner du courage

et cent cigarettes pour les distribuer aux Russes à notre arrivée, afin de les

mettre dans notre poche. A la nuit tombante, on alluma un grand feu dans

la cour, autour duquel les soldats pouvaient se réchauffer car les nuits

étaient déjà froides bien que nous ne fussions que fin octobre. Je m'écartai

du groupe dans l'obscurité avec un bon camarade, Alfred Schneider, de

Metz, et lui fis part de mon projet. Après cela, je pris congé de lui. Commeje

l'appris par la suite, nous avions été observés par un adjudant qui, à ce

moment, était en train de se soulager juste derrière nous et qui fit part de ses

soupçons à l'adjudant de compagnie.

Mongîte se trouvait au-dessus d'une étable, sous un toit de chaume; c'était

un ancien poulailler que je partageais avec plusieurs camarades. Lorsque

j'eus l'impression que tout le monde dormait, je me levai doucement, allumai

la bougie, enfilai un deuxième caleçon et mis une deuxième chemise ainsi que

plusieurs paires de chaussettes dans les poches de ma vareuse. Ceciavait été

observé par un Rhénan du nom de Geier et l'adjudant l'apprit aussi.

Lorsque, tôt le matin, je voulus descendre de l'échelle pour me rendre chez

Emil Winniger, le secrétaire de compagnie vint vers moi pour me dire:

«Richert, tu doisrester ici aujourd'hui. » Je vis tout de suite que quelque chose

ne collait pas, mais je dis très innocemment: «Eh bien, je resterai ici.» Mon

camarade Alfred Schneider, qui était parti le matin pour Libau chercher des

pièces de rechange pour les mitrailleuses, me dit le lendemain, à son retour :

«Dis, Richert, ils doivent savoir quelque chose de ton plan, car avant de partir

à Libau,j'ai été convoquéau secrétariat de l'adjudant. On m'a demandé ceque

tu m'avais dit, en secret, ce soir-là. Naturellement, j'ai raconté un bobard.

Lorsque l'adjudant m'a demandé:" Pourquoi Richert a-t-il pris congéde toi?"

je lui ai répondu en riant que tu savais que j'allais partir à Libau et que pour

plaisanter tu m'avais fait tes adieux pour le cas où se produirait un accident

de chemin de fer.. Schneider avait bien monté son affaire. Cependant, à

regarder l'adjudant de compagnie, je remarquai qu'il ne me faisait pas

entièrement confiance et qu'il gardait toujours un soupçon.Je fis l'innocent de

mon mieux et repris mon service aussi correctement qu'auparavant.

Un jour, on fit l'appel pour la solde. Les hommes étaient rassemblés en

deux groupes. Je me trouvais sur le rang des sous-officiers, tout devant, en

tant que chef de pièce. Après l'appel, l'adjudant de compagnie prit la parole:

«J'ai quelques mots à vous dire. Si un homme remarque qu'un autre soldat

se rend suspect de passer à l'ennemi, il doit immédiatement le faire savoir

au secrétaire de la compagnie. » Je compris tout de suite à qui s'adressait ce

discours, mais je réussis malgré tout à prendre un air aussi innocent que

possible, comme si toute l'affaire ne me concernait en rien. L'adjudant, qui

m'observait d'un oeil furtif, ne savait plus lui-même où il en était.

La vie reprit son cours. Elle se résumait à trois soucis: les corvées, la faim,

les poux.

 

 

 

 

 

 

 

A Riga, après l'armistice avec les Russes

Puis, tout à coup, se répandit une rumeur: « L'armistice avec la Russie! »

Le bruit fut confirmé. Notre régiment devait quitter sa position et prendre

ses quartiers à Riga, pour un temps indéterminé. Cette nouvelle fut joyeusement

accueillie par tous. Immédiatement, je dus me mettre en route avec

un lieutenant et trois hommes pour préparer le cantonnement de la compagnie

à Thorensberg, un faubourg de Riga. On prit le train à Rothenpois-

Kussau, qui nous mena à Riga. Là, on passa la nuit dans un hôtel. Le

lendemain, on trouva de bons cantonnements pour la compagnie dans une

importante tannerie qui avait cessé de produire, comme toutes les autres

usines de Riga, du fait du manque de matières premières. Vers le soir, la

compagnie arriva enfin. Les hommes nous félicitèrent du cantonnement

qu'on leur avait déniché. Les hommes de troupe étaient logés dans les

anciens bureaux de la fabrique qui avaient été vidés de leur matériel et dans

lesquels nous avions installé des lits de camp. Les sous-officiers et l'adjudant

habitaient dans la villa du directeur, dans laquelle était installé le

bureau du secrétaire de la compagnie. Le chef de la compagnie, le baron von

Reisswitz, s'était déniché un petit château à proximité de l'usine.

La ville de Riga sur la Duna est une des grandes villes commerçantes de

Russie. Elle compte cinq cent mille habitants, principalement des Lettons,

mais aussi beaucoup d'Allemands. D'ailleurs, la plupart des habitants

parlent allemand. Les habitants, jusque dans les couches les plus pauvres,

étaient habillés d'une façon moderne et élégante ne correspondant pas

vraiment à la mode russe. De façon générale, les Lettons sont une race belle

et robuste. Lesjeunes filles et les femmes sont belles et agréables à regarder.

A Riga, on nous facilitait le service: le matin, deux heures d'instruction,

l'après-midi nettoyage des mitrailleuses et sport. Chaque semaine, il y avait

deux marches avec des exercices de combat. En somme, une vie agréable, si

le ravitaillement avait été meilleur. On ne pouvait jamais manger correctement.

La misère de la population allait croissant et les pauvres gens avaient

peine à survivre. Les ouvriers n'avaient presque plus de salaire, car toutes

les entreprises avaient cessé leur activité. Les habitants se plaignaient

souvent auprès de nous de les avoir poussés ainsi dans le malheur. Ils nous

demandaient pourquoi nous n'avions pas également occupé les provinces

 

 

 

 

 

 

 

 

A Riga, après l'armistice avec les Russes 191

d'Estonie et de Livonie car la ville aurait pu être ravitaillée par ces deux

provinces aux riches cultures. Mais de tout cela, nous autres soldats n'étions

pas responsables … De la partie anciennement occupée de la Russie, rien ou

presque ne pouvait être livré à la ville, car cette région avait tellement été

pillée par l'occupation allemande que même les habitants pouvaient à peine

survivre. La détresse remplissait d'exaspération à l'égard des Allemands

une grande partie de la population, si bien qu'à plusieurs reprises des

soldats allemands avaient été assassinés dans des rues écartées. Désormais,

nous n'avions plus le droit de sortir le soir sans un revolver chargé.

Le faubourg de Thorensberg est séparé de Riga par la Duna, large en cet

endroit de six cents mètres. Comme du côté allemand on redoutait un

soulèvement dans la ville, la circulation entre le faubourg et la ville était

souvent interdite et le seul point de passage sur la Duna, un pont de bois

construit par les Allemands, était bloqué par l'armée. C'est là qu'il y avait

parfois de la mauvaise humeur et des cris, car beaucoup de gens ne

pouvaient même pas rentrer chez eux. La ville de Riga, située quelques

kilomètres derrière l'embouchure de la Duna dans la mer Baltique, pouvait

être atteinte par des bateaux très importants. Avant la guerre, cette ville

était la troisième plus grande ville commerçante de Russie; à présent, tout

le trafic était paralysé. Seuls quelques transports de troupes ou des gardecôtes

circulaient dans le port. Le quai près duquel les navires accostaient

était long de trois kilomètres. Dans la partie inférieure du port se trouvait

la gare de marchandises dont les bâtiments avaient été incendiés par les

Russes lors de leur retraite. Le pont routier et ferroviaire qui passait plus

haut sur la Duna, un des plus grands et des plus beaux que j'avais vus

jusque-là, avait été dynamité par les Russes. On travaillait nuit et jour pour

retirer les parties du pont effondré; construites en fer, elles pesaient des

milliers de tonnes. J'assistais souvent à ces travaux qui, pour moi, étaient

nouveaux et intéressants. Je n'arrivais pas à comprendre pourquoi et

comment on pouvait fondre comme de la cire les plus grosses poutrelles avec

les flammes de chalumeaux.

Entre-temps l'hiver était arrivé et tout était couvert de neige et de glace.

La Duna était entièrement gelée. Des brise-glace, bateaux à vapeur petits et

puissants à la partie avant effilée et tranchante, coupaient la glace pour

rendre possible la navigation vers la Baltique.

ANoël, la compagnie organisa une petite fête. On alluma un grand arbre

de Noël dans une vaste salle de la fabrique et les hommes chantèrent des

cantiques. Après, on nous distribua des petits cadeaux, un pour chaque

soldat.

Le lendemain, je fus promu sous-officier. Je m'installai dans la villa et je

pris mes quartiers dans une chambre chauffée dans laquelle logeaient déjà

deux autres sous-officiers. Pour dormir, il y avait des lits à treillis de fer,

mais sans paillasse ni matelas, si bien qu'il fallait dormir habillé. Pourtant

on se sentait très heureux, car on ne risquait pas sa vie, on pouvait s'abriter

 

 

 

 

 

 

 

 

 

192  

et dormir au sec et au chaud. D'ailleurs on avait presque oublié que la guerre

durait toujours.

Comme sous-officier, j'avais désormais une solde de deux marks par jour.

En plus, j'avais droit à un planton de service qui allumait le feu, s'occupait

de mes habits, cirait mes bottes, balayait la chambre, cherchait le café et

l'ordinaire. Mon service était à peu près le même que celui du caporal, car

j'étais alors également chef de pièce. Le dimanche, je prenais toujours une

permission jusqu'à une heure du matin pour aller au théâtre municipal

allemand. On y jouait presque toujours des pièces magnifiques. Le tour du

monde en quatre-vingts jours me plut particulièrement. J'allais souvent au

cinéma; il y avait beaucoup de salles en ville et d'un équipement des plus

modernes. Comme le samedi soir on ne recevait à la compagnie ni café ni

quoi que ce soit, j'allais d'habitude au foyer du soldat où l'on pouvait obtenir

à grand-peine une assiette de haricots, de lentilles ou de pois, tout cela sans

un brin de viande et pour cinquante pfennigs l'assiette, avec un ticket qu'il

fallait remettre au guichet de distribution de soupe. On venait avec sa

cuiller et on prenait la file: les soldats affamés remplissaient la grande salle

en rangs sinueux comme des courbes de serpents. Parfois, il ne restait plus

de soupe pour tout le monde, et l'on rendait aux derniers leurs cinquante

pfennigs; ils pouvaientrentrer l'estomac vide. Un jour, j'avais attendu plus

d'une heure. J'étais presque arrivé au point de distribution et me réjouissais

fort de recevoir mon assiette de soupe chaude, car dehors il faisait un froid

de canard. Il n'y avait plus que deux hommes devant moi. On cria: « Il n'y a

plus de soupe, finie la distribution.» Je dus repartir l'estomac vide.

Dans les cafés et restaurants de la ville, on ne trouvait rien à manger,

sinon de la mauvaise bière de guerre et du thé. La population souffrait de

plus en plus du manque de ravitaillement. Par nécessité et du fait du

chômage, beaucoup de jeunes filles et de jeunes femmes s'adonnaient à la

prostitution et gagnaient de quoi vivre de cette triste façon. Beaucoup

d'autres avaient été corrompues sans retour par les soldats russes et

continuaient à présent leur commerce avec les soldats allemands. Certains

soldats qui succombaient à cette passion économisaient sur leur peu de

pain et autres denrées pour l'apporter à leurs maîtresses. Le caporal de ma

pièce, nommé Westenberg, avait lui aussi fait connaissance d'une de ces

malheureuses et partageait avec elle le peu qu'il recevait de la compagnie

et dont il aurait eu tant besoin lui-même. On comprend qu'avec la faim et

la vie qu'il menait, il soit devenu maigre comme un clou. Je lui faisais

souvent la leçon, mais il se montrait sourd à mes avertissements. Un bon

camarade, le sous-officier Kurz, avait lui aussi lié connaissance avec une

jeune femme; il en était éperdument amoureux. Il me parlait sans cesse de

sa Lola, vantait sa beauté et sa gentillesse. Unjour ,je les rencontrais; Lola

était vraiment une très belle fille et faisait la meilleure impression. Je les

accompagnai un bout de chemin et puis les quittai. Un jour, le sous-officier

Kurz me raconta, rayonnant de joie, qu'il avait atteint le but de ses vœux

 

 

 

 

 

 

A Riga, après l'armistice avec les Russes 193

Dans cette perspective, il avait demandé une permission de nuit jusqu'à

l'appel du matin. Le lendemain, on faisait l'exercice sur un terrain sablonneux,

en dehors de la ville. Le sous-officier Kurz nous rejoignit lorsque

nous étions déjà sur le terrain et se présenta au baron von Reisswitz, qui,

à Noël, avait été promu au grade de capitaine. Le capitaine, qui menait luimême

une vie très libre, se contenta de rire et dit: «Bon, prenez le

commandement de votre mitrailleuse, vous semblez avoir eu un travail de

nuit pénible. Vous avez l'air pâle.» Deux jours plus tard, Kurz s'aperçut

qu'il était atteint d'une maladie vénérienne. Il eut honte de se porter

malade, espérant que l'infirmier allait pouvoir le guérir. C'est le contraire

qui arriva; son état de santé ne cessa de se détériorer. Finalement, il dut

consulter et fut admis au pavillon des contagieux que les soldats appelaient,

le « château des chevaliers» (Ritterburg). La maladie lui avait déjà

vicié le sang et, sa vie durant, il aurait à en subir les conséquences.

D'ailleurs, beaucoup de soldats furent atteints de maladies vénériennes, si

bien que chaque semaine il y eut une visite obligatoire chez le médecin. En

plus, chaque soldat reçut une boîte et son contenu prophylactique. La

plupart des soldats s'habituèrent peu à peu à cette vie de gueux comme à

une chose naturelle.

Souvent, j'entendais parler de la Grabenstrasse. Avec mon camarade, le

sous-officier Kipmann, originaire de Prusse orientale, j'allais un jour dans

cette fameuse rue. Quel spectacle! Un bordel après l'autre. On entra. Dans

une pièce assez spacieuse, il y avait des tables alignées le long des murs.

Partout des soldats qui buvaient du thé. Trois individus crapuleux jouaient

des airs de danse. Huit putains ou plus tournaient en rond avec des soldats,

roulant des hanches de la manière la plus vulgaire. Presque toutes ces filles,

du fait de leur train de vie dévergondé, avaient très mauvaise mine, mais

affichaient malgré tout un entrain trompeur et cherchaient à séduire les

soldats, par tous les moyens. Dans un coin, il y avait un réduit où était

installée une vieille maquerelle. Derrière son guichet, elle observait toute

cette agitation; quand un soldat voulait monter avec une fille, il allait vers

le guichet, payait deux marks et recevait une petite carte qu'il devait

montrer à la fille qu'il avait choisie et avec laquelle il voulait monter à

l'étage. Avec mon ami Kipmann, nous trouvions ce trafic absolument indigne.

J'avais tout de suite remarqué que l'une de ces filles, sur le visage de

laquelle on pouvait deviner une profonde tristesse, ne faisait pas si mauvaise

impression. Kipmann me dit: « Cette jeune fille est ici contre son gré. » Je

partageais son sentiment. Comme nous avions vidé nos verres, on lui

commanda une autre tournée de thé. Elle nous servit avec un verre pour

elle, comme cela semblait être l'usage dans ces maisons, et s'assit entre nous

deux. On engagea la conversation. Elle parlait très bien l'allemand. Je lui

dis franchement qu'elle me paraissait tout à fait déplacée dans cet endroit et

lui demandai comment elle était tombée là. A peine avais-je posé cette

 

 

194  

question qu'elle se mit tout à coup à pleurer, en tournant le dos pour cacher

son visage et ses larmes à l'abominable vieille qui, derrière son guichet,

observait tout ce qui se passait dans la salle.

Elle nous dit, sans cesser de sangloter: «Jamais je n'aurais imaginé que,

de ma vie.je serais dans une telle situation. Je suis née à Saint-Petersbourg

et me suis mariée il y a un an avec un officierrusse stationné ici, à Riga. Pour

ne pas être séparés, nous avons loué un appartement à Riga où nous vivions

très heureux.» Dans sa douleur, elle pouvait à peine articuler. Quand elle se

reprit, elle continua: «Soudain, il y eut l'offensive allemande; on n'a pas eu

le temps de se décider à partir, la ville était déjà encerclée par les Allemands

et mon mari fait prisonnier. Comme nous avions dépensé nos roubles russes

précédemment en cours, nous n'avions plus qu'un peu de monnaie de

Kerensky qui, dès l'entrée des Allemands à Riga, a perdu toute valeur.

J'étais là sans argent, avec de quoi manger pour quelques jours seulement.

Lorsque mes provisions furent épuisées, j'ai vendu tous les objets superflus

et il y en avait peu puisque nous logions en meublé. Chaque jour, je

parcourais la ville pour trouver une place d'aide, de bonne ou de femme de

ménage. Partout onme répondait qu'il était impossible d'engager du personnel

de maison, puisque même les maîtres trouvaient à peine de quoi vivre.

Je me serais contentée de n'importe quel travail, même le plus vil. Comme

je ne pouvais plus payer le loyer, j'ai dû quitter le logement où j'avais vécu

si heureuse avec mon mari. J'étais désormais à la rue, sans abri, sans

argent, proche du désespoir, prête à me jeter dans la Duna du haut d'un

pont; mais le courage m'a manqué. C'est ainsi que je suis arrivée ici, comme

dernière planche de salut. J'ai souvent pensé que j'aurais mieux fait de me

jeter au fond du fleuve, plutôt que d'être obligée de vivre ainsi. Commeje ne

suis pas aussi avilie que ces créatures, avec lesquelles j'ai peine à vivre tant

elles me dégoûtent, c'est moi que les soldats recherchent le plus. Vous ne

pouvez imaginer l'effort que je surmonte chaque fois que je dois subir cette

honte. » Elle recommença à sangloter pour continuer: «Que diraient mes

parents ou mon mari s'ils savaient comment je vis. Avec ça, je dois faire

bonne figure et me montrer gaie, pour gagner le plus possible pour cette

vieille et méchante femme qui m'a déjà menacée plusieurs fois de me

renvoyer si je fais triste mine. »

Et nous deux disions: « C'est affreux, n'y a-t-il aucun moyen de quitter

cette horrible maison ?» «Jerne torture sans arrêt l'esprit pour trouver une

issue», dit-elle. La pauvre femme nous faisait pitié. Mais nous ne pouvions

l'aider, sinon en lui donnant chacun deux marks, qu'elle accepta avec

gratitude. Un soldat l'invita à danser et monta tout de suite avec elle. Sur

l'escalier, elle nous regarda de ses yeux tristes comme la mort. On resta

encore un moment au milieu de cette agitation. Et ne voilà pas que l'on vit

l'ordonnance du capitaine descendre l'escalier. Il avait la tête de quelqu'un

qui vient de gagner le gros lot. «Vois-tu, Kipmann, dis-je à mon ami, tel

maître, tel valet. »

 

 

A Riga, après l'armistice avec les Russes 195

Nous avons quitté ce lieu de débauche pour rentrer au quartier. En route,

on continua de parler du destin de cette pauvre jeune femme. Ah! qu'est-ce

que cette terrible guerre pouvait amener comme malheurs: la faim, l'angoisse

de la mort, l'humidité, les poux, et pour le soldat la séparation d'avec les

siens, au pays natal, et les souffrances souvent atroces des blessés, la peur

pour ceux qui sont au pays et qui pensent à leurs fils, à leurs maris et puis

les pleurs et les larmes pour ceux qui sont tombés, sans compter des milliers

de cas, comme celui de cette pauvre femme et d'autres que nous avons

rencontrés. Vraiment, les responsables de toutes ces misères auraient

mérité, par tous les moyens imaginables, d'être lentement martyrisés puis

tués.

J'appris sur ces entrefaites que des trains remplis de pommes de terre

venaient d'arriver à la gare. Je n'eus dès lors plus qu'une seule obsession:

celui de voler ne serait-ce qu'un seul sac de patates. A la nuit tombante, j'y

allai, donnai cinq marks au soldat en faction devant une petite porte du

poste de garde de la gare et le priai de me laisser prendre un sac de pommes

de terre. « Faites donc ce que vous voulez, monsieur le sous-officier, dit-il

d'un air bon enfant. Moi, c'est bien simple, je ne vous ai pas vu. »

Prudemment, je passai sous les wagons et arrivai vers les tas de pommes

de terre qui avaient été déchargés. Un garde faisait les cent pas. Il me fallut

attendre qu'il parvienne à l'autre bout de ces tas. Rapidement,je soulevai un

sac qui pesait à peu près cinquante kilos, le mis sur mes épaules et quittai

la gare le plus vite possible. J'avais à peine atteint une des sombres rues

transversales que des civils m'arrêtèrent en me priant de bien vouloir leur

vendre mes pommes de terre. Je ne les écoutai pas, car je voulais d'abord

avoir une bonne petite provision et puis, pour moi qui en avais été si

longtemps privé, un tel sac de pommes de terre valait toutes les fortunes du

monde.

A chaque pas, j'étais arrêté et importuné pour que je vende ma prise de

guerre. Finalement, le sac me parut trop lourd, et puis j'avais encore une

demi-heure de marche jusqu'à mon quartier. Je craignais aussi que des

officiers remarquent mon chargement, dans ces rues très éclairées. J'aurais

bien dû leur avouer l'origine de mes pommes de terre.

J'étais absorbé par ces pensées quand je fus accosté de nouveau par une

jeune femme: «Dites, soldat, ne voudriez-vous pas me vendre vos pommes

de terre?" «Qu'est-ce que vous seriez prête à me payer ?» «Vingt roubles",

merépondit-elle. «Bon, lui dis-je, vous en aurez la moitié pour dix roubles."

Je dus accompagner la femme chez elle; c'était tout à côté. Elle habitait au

deuxième étage. A en juger par ses manières, ses vêtements et son installation,

cette dame paraissait être d'un bon milieu. Je vidai la moitié de mon sac

dans une caisse. Elle m'invita alors à prendre place sur le canapé et se mit

à préparer le thé.

En attendant que l'eau se mette à bouillir, elle s'assit à côté de moi, pressa

son genou contre le mien et me dit avec un clin d'oeil prometteur:« Mon mari

 

196

est au front. » Je compris alors comment elle voulait payer ses pommes de

terre, fis celui qui n'avait rien compris et dis: «Alors votre mari a la même

déveine que moi. Maintenant que la paix avec la Russie est proche, il

rentrera bientôt.» On s'entretint encore un moment et elle n'osa plus

revenir sur le premier sujet de conversation. Quand j'eus fini ma tasse de

thé, elle me dit, avant que je ne parte, que je pouvais lui apporter autant de

pommes de terre que je voulais et qu'elle donnerait vingt roubles par sac. Je

quittai la maison avec un demi-sac en moins et mes dix roubles.

Je notai le numéro exact de la maison et le nom de la rue et me dirigeai

vers la station de tramway la plus proche. Je jetai mon sac dans le wagon et

descendis en direction de la Duna. De là j'avais encore un quart d'heure de

marche. Sur le pont de la Duna, je croisai une vieille femme qui titubait et

qui ne cessait de gémir. Je lui demandai ce qui lui arrivait. « J'ai faim", me

dit-elle; ses yeux étaient fatigués et immensément tristes. Elle portait un

grand cabas. Je déposai mes pommes de terre et en remplis son sac à ras

bord: dix livres environ. La femme n'en finit plus de me remercier. Je lui dis:

« N'en parlons plus, ne vous en faites pas, c'est bien ainsi", et je m'en fus vers

mon quartier. Ce soir-là.je fis bouillir une marmite entière pour la partager

avec mes deux camarades de chambrée.

J'avais décidé de retourner à la gare la nuit suivante et d'apporter de

nouveau des pommes de terre à ma cliente, car vingt roubles par sac c'était

une bonne affaire. Je demandai une permission de minuit, pour ramener le

plus de sacs possible. Lorsque j'arrivai à la porte de la gare, je trouvai le

même garde. Je lui promis trois marks pour chaque sac qu'il me laisserait

passer. Il fut aussitôt d'accord et je me rendis tout droit vers le tas de

pommes de terre, mis un sac sur le dos et allai partir.

«Attendez un peu!" ordonna une voix. Je m'arrêtai net et laissai tomber

mon sac à terre. «Qu'est-ce que vous portez Ià ?» me dit la voix. C'était un

sous-officier du génie, accompagné de deux soldats; on les appelait la

«patrouille des pommes de terre ». Je dus les suivre au poste de garde. « Je

dois faire un rapport à votre compagnie », me dit le sous-officier. Je lui

répondis: «Ecoute, camarade, je vais te raconter quelque chose. Ce n'est pas

pour mon plaisir que je chaparde. Il est clair que nous avons tous faim, tu le

sais bien toi-même.» Il ne me restait rien d'autre à dire pour arranger mon

affaire que de parler ainsi. « Si tu fais un rapport, je serai peut-être puni. Ce

serait la première fois de ma vie militaire qui dure maintenant depuis plus

de quatre ans. En plus, je suis originaire de la partie de l'Alsace occupée par

les Français, si bien qu'il m'est impossible de recevoir de là-bas de l'argent

ou des colis. Il ne me reste qu'à regarder quand les autres reçoivent des sous

ou du ravitaillement. Il faut imaginer ma situation, camarade ", dis-je pour

finir. «Oui, c'est un peu fort », pensa tout haut le sous-officier du génie. «Eh

bien, emporte ton sac, mais ne te laisse pas attraper », puis il me tendit la

main, pour me dire adieu. Je repris mon sac et le mis sur le dos; en passant

devant la sentinelle, je donnai mes trois marks. Je portai le sac à la femme

 

A Riga, après l'armistice avec les Russes 197

et partis, avec mes vingt roubles, au cinéma. Mais, désormais.je n'osais plus

aller voler de pommes de terre. En plus, les patates que j'avais entreposées

dans la chambre chauffée étaient devenues dures comme des cailloux au

bout de deux jours, si bien qu'elles n'étaient plus comestibles.

La pensée de tous les soldats était tendue vers un seul but: trouver de quoi

manger, par n'importe quel moyen. J'eus un jour à surveiller l'équipe de

pluches, dans une pièce située à côté de la cuisine roulante. Vingt soldats

étaient occupés à éplucher une grande corbeille pleine de patates. Le travail

terminé, il manquait visiblement plus de la moitié des pommes de terre. Je

leur dis: «Soldats, vous exagérez! Sortez-moi ces pommes de terre, sinon je

vous obligerai à retourner vos poches." Tous prirent des airs d'enfants de

choeur innocents; personne ne voulut a vouer. J'inspectai leurs poches, mais,

ô miracle, ne trouvai rien. Je passai en revue toute la pièce, pas trace de la

moindre pomme de terre … Toute cette histoire me laissa perplexe et je fis

porter les quelques pommes de terre à la roulante. Le cuisinier se montra

d'ailleurs très mécontent du modeste produit des pluches, mais que pouvaisje

faire? Je remarquai que les visages de plusieurs soldats montraient une

certaine jubilation discrète, qui me prouvait qu'ils possédaient quand même

les pommes de terre manquantes.

Je me rendis encore dans la pièce des éplucheurs, avec le même résultat:

rien, rien à trouver. Le lendemain, mon ordonnance me dit que si je

promettais de ne rien dire, il m'indiquerait où se trouvaient les pommes de

terre. J'étais très curieux et promis de me taire. «Dans la pièce en question,

il Y a un escalier garni d'un coffrage de planches, me dit-il. Dans ces planches

il y a un trou de la dimension d'une patate. C'est là qu'on les fait passer. Pour

que vous ne vous aperceviez de rien, plusieurs hommes se tenaient debout

juste devant cette ouverture. Lorsque vous avez quitté la pièce, on a enlevé

une des planches et on s'est partagé les patates." Je ne pus m'empêcher de

rire de la ruse des soldats. Ils avaient fait leur ce proverbe: « La misère ne

connaît pas de loi", et je ne leur en voulais pas trop. Un soir, j'entrai par

hasard dans la pièce occupée par mes hommes. Mon étonnement ne fut pas

mince de constater qu'ils étaient en train de manger une bassine entière

pleine de viande rôtie. «Tonnerre de Dieu! Où avez-vous trouvé cette

viande?" Ils me regardèrent en riant et m'invitèrent à être des leurs. Mais

je ne savais toujours pas la provenance de leur repas. A la table était assis

1111 Westphalien à la figure très ingrate et aux yeux larmoyants. Il tenait à

pleines mains un morceau de viande dégoulinant, y mordait et le dégustait

Il pleines dents. Il me faisait penser à un cannibale. «Tu sais, Richert, dit-il

enfin, hier soir j'ai abattu un gros chien avec mon revolver. .. » C'était donc

du chien qu'ils mangeaient. Voilà jusqu'à quel point les soldats étaient

tombés.

Quand j'étais seul avec mes hommes, je ne voulais pas qu'ils me donnent

dIl « monsieur le sous-officier. » Quand des officiers étaient dans les parages,

il lallait évidemment le faire. Le capitaine entendit un jour que je tutoyais

 

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un soldat et il me tança vertement. Je devais garder mon autorité, disait-il.

Je pensais: «Que le diable t'emporte, avec ta folie de l'autorité.» Un

dimanche soir, la compagnie organisa une soirée dans la salle de fêtes des

Lettons. Il y avait beaucoup d'ambiance. On nous servit six bières par tête

et, à minuit, on servit en plus deux saucisses avec de la salade de pommes de

terre et, pour finir, du thé avec beaucoup de rhum. Six musiciens de la clique

du régiment invitèrent à la danse. Il y avait une foule de filles et bientôt tout

le monde se mit à tourbillonner dans la grande salle. Comme,jadis,j'aimais

danser.je ne voulus pas laisser passer l'occasion et je valsai avec entrain. Le

capitaine regardait cette agitation en souriant. Lorsqueje passai près de lui,

il me dit: «Tiens, Richert, vous dansez … J'ai toujours pensé que vous étiez

un enfant de Marie.» Je répondis :«Ah! mon capitaine, joyeux, mais en tout

bien tout honneur l- Et je pensais en moi-même: «Prends-en de la graine,

vieux bouc! »

Un jour, la compagnie effectua un exercice d'attaque en dehors de la ville.

Le capitaine ordonna que chaque adjudant et sous-officier lui fasse rapport

sur le déroulement du combat et le lui soumette. Aussitôt dit, aussitôt fait.

Le lendemain, nous dûmes nous rendre chez lui, dans son appartement. Il

nous lut à haute voix chacun de nos rapports. J'attendai avec impatience

mon tour, car il critiquait ou louait l'auteur de chaque papier. Lorsqu'il les

eut tous lus, il en vint à ma copie: « Voici pour finir le rapport du sous-officier

Richert. Pour le dire en peu de mots, je suis très surpris. De vous tous, aucun

n'a aussi bien saisi le déroulement de l'action et en a aussi bien rendu

compte que Richert. Dites donc, vous êtes bien agriculteur de profession,

n'est-ce pas, Richert? Je n'aurais pas attendu ça de vous! Est-ce que vous

avez vraiment écrit ce papier tout seul ?» Je répondis: «Oui, mon capitaine.

» Il me donna deux bons cigares en disant: «Richert, restez ici un petit

moment, les autres peuvent partir … Ecoutez, Richert, reprit-il quand tout

le monde fut parti, vous direz à l'adjudant que j'ordonne que vous soyez

exempt de service demain. Mais vous m'écrirez pour cela votre curriculum

vitae depuis que vous êtes soldat et vous me rendrez immédiatement votre

copie.» Il ne semblait pas convaincu que j'aie rédigé moi-même ce compte

rendu.

Le lendemain, je lui écrivis le récit de ma carrière et le lui apportai à son

domicile. Lorsqu'il en eut terminé la lecture, il dit: «Me voilà persuadé que

vous avez fait votre rapport tout seul; d'ailleurs, au cours de cette guerre,

vous avez supporté des moments difficiles, et vous avez bien mérité vos deux

décorations. » Il me donna encore deux cigares et je me retirai. A partir de cet

instant, je remarquai que j'étais très bien vu par mon chef, qui avait

d'ailleurs toujours eu de la sympathie pour moi.

On entendait souvent dire que notre régiment allait être transféré sur le

front de l'ouest et nous en frémissions d'horreur. Mais le temps passait et

nous restions toujours à Riga. Le dimanche 10 février 1918,j'avais une fois

de plus eu une permission de nuit et je revenais du théâtre, à une heure du

 

A Riga, après l'armistice avec les Russes 199

matin, avec plusieurs camarades. J'allai tout de suite me coucher. Mais dès

trois heures, je fus réveillé avec mon camarade de chambre Kipmann par

l'adjudant de compagnie Laugsch. « Ecoutez bien, commença l'adjudant, les

négociations de paix avec les Russes ont échoué et ont été rompues: une

nouvelle offensive va avoir lieu. Tous les deux, avec le lieutenant Herbst,

vous allez prendre immédiatement le train, jusqu'à Hinzenberg, le terminus.

De là vous irez préparer des quartiers sur l'Aa, pour la compagnie qui

marchera jusque là-bas et arrivera à la tombée de la nuit. La chair de poule

me hérissa le dos. Maintenant, par ce froid et cette neige épaisse, lancer une

offensive! Nos chefs étaient devenus fous. La relative belle vie de Riga

prenait fin, brutalement.

On ramassa toutes nos affaires et, le sac au dos, on se mit en route vers la

gare. J'avais terriblement peur de l'avenir. Je ne savais pas encore que les

Russes n'allaient offrir aucune résistance. Au lever dujour, le train s'arrêta

à Hinzenberg. On établit nos quartiers, pour les hommes et les chevaux,

dans le très beau château de Semneck situé sur l'Aa. Le soir venu, l'étatmajor

de la division nous mis proprement à la porte pour prendre notre

place.

Toutes les maisons et huttes des environs étaient bourrées d'hommes et de

bêtes; il n'y avait nulle part une petite place. On trouva dans la forêt

quelques vieux abris sans porte ni fenêtre, l'intérieur gelé dur comme de la

pierre, mais sans neige. La compagnie, qui entre-temps était arrivée épuisée

après une longue marche, se mit à pester affreusement contre les quartiers

que nous avions préparés. Mais en vérité, nous n'y étions pour rien. Les

chevaux furent rassemblés en groupes serrés, attachés aux arbres et protégés

par des couvertures. Les hommes s'installèrent dans les abris froids, se

blottirent le plus possible les uns contre les autres, après s'être enveloppés

de couvertures et de toiles de tentes.

Vers le matin, certains eurent si froid aux pieds qu'ils se levèrent pour

ramasser des branches de sapins et allumer un feu. Nous pensions tous avec

nostalgie à nos lits de fer de Riga. Al'aube, la roulante nous amena du café

et du pain. Quel délice de boire du café chaud! Nous en étions tous comme

réanimés. Puis on rassembla les chevaux pour les atteler devant les trains

de mitrailleuses et, en avant marche, en direction d'un avenir incertain

 

Offensive contre les bolcheviks

dans les provinces baltes

Nous marchions en direction de l'Aa à travers la neige crissante et gelée.

Hommes, chevaux et voitures passèrent sur la glace de cette rivière large de

quarante mètres. Près de Rothenpois-Kussau, on aborda la route principale

qui mène de Riga à Saint- Petersbourg pour se diriger vers le nord, face aux

Russes. Les chefs de compagnie furent appelés aux ordres auprès du

commandant de régiment.

Le capitaine, dès son retour, fit rassembler toute la compagnie autour de

lui. « Soldats, les seigneurs et les grands propriétaires des provinces baltes

de Livonie et d'Estonie ont prié Sa Majesté de les délivrer des hordes

bolchévistes. Ainsi, soldats, en avant pour la libération de la Livonie et de

l'Estonie. » Ma première pensée fut de me dire que cela allait faire une fois

de plus une belle libération! En réalité, l'ordre aurait dû être conçu tout

autrement, par exemple: « Les ouvriers et petits paysans de Livonie et

d'Estonie ont réussi à se libérer pendant quelques jours du joug des nobles

et des propriétaires terriens, qui depuis toujours les ont exploités de la

manière la plus affreuse, et qui, durant la guerre, comme généraux et

officiers grassement payés, ont recruté, sous la contrainte, les couches

modestes de la population, pour les envoyer par milliers à la mort. Et

maintenant, après un court moment de liberté, ils doivent être" libérés» par

le militarisme allemand et passer de nouveau sous le joug et être soumis à

la faim et la misère.» D'ailleurs, les Allemands ne laissaient échapper

aucune occasion de parler de liberté pour les autres. Je m'étonnais même de

ne pas les entendre dire qu'ils allaient libérer la France des Français et

l'Angleterre des Anglais.

Bien que l'on entendît beaucoup de choses, on ne pouvait se faire une idée

précise de ce qui se passait vraiment dans l'armée russe. On marcha à

travers une grande forêt. Le vent avait totalement recouvert la route d'une

couche de neige de plus de six mètres. Il était impossible aux véhicules

d'aller plus loin. Au fond, on apercevait un petit village aux habitations

éparpillées. C'est là que devait se trouver la position russe, à près d'un

kilomètre et demi. On ne voyait qu'une ligne noire dans la neige; c'était le

haut des barbelés russes, entièrement couverts de neige. On attendit la

 

Offensive contre les bolcheviks 201

nuit; tous ceux qui avaient une pelle durent enlever la neige pour dégager

la route. Nous avons passé le reste de la nuit dans la forêt; dans la neige

profonde, il ne fallait pas songer à dormir. A cause du froid, tout le monde

battait la semelle ou agitait les bras autour du corps pour se réchauffer. On

va attaquer la position russe demain matin, disait-on. Nous étions tous très

abattus. Au lever du jour, la roulante nous apporta du café chaud et à

manger.

Puis l'infanterie se déploya en ligne de tirailleurs, à la lisière de la forêt.

On dut descendre des voitures nos mitrailleuses et les caisses de munitions

et les installer en les répartissant parmi la ligne de fantassins. J'insistai

auprès de mes hommes pour qu'ils se couchent à terre immédiatement, dès

que le feu russe deviendrait trop violent, et qu'ils s'enterrent complètement

avec les mains et les pieds dans la neige profonde pour échapper à la vue des

Russes.

C'était un matin d'hiver clair et froid. Lorsque le soleil pointa à l'est, on

entendit: « En avant, marche !» et on sortit de la forêt, en creusant d'immenses

traces dans la neige. Aucun coup de feu du côté de la position russe. Je

pensai à part moi: « Est-ce qu'ils nous ont vus? Ou bien ont-ils abandonné

leurs positions ?» Je vis alors comme des points noirs derrière les barbelés

russes. Quelques-uns d'abord, puis de plus en plus. Je pris mes jumelles

pour observer ce qui se passait là-bas. C'était les têtes des Russes, couvertes

de grands bonnets de fourrure. Nous avancions lentement. Mes hommes

commençaient à transpirer; ce n'était pas facile de traîner de lourdes

charges car, à chaque pas, on s'enfonçait jusqu'au genou dans la neige

profonde. Nous nous étions déjà beaucoup rapprochés de la position ennemie.

Les Russes nous regardaient toujours. Je relevai mon bras resté libre

et leur fis signe, comme pour les saluer. Immédiatement, un grand nombre

de bras se levèrent et s'agitèrent avec vivacité. D'un côté comme de l'autre,

aucun coup de feu ne partit. Tout près de la route, les barbelés étaient

écartés, C'est par là que les Russes coururent vers nous; d'abord l'un après

l'autre et puis en masse, les bras en l'air: « Rassemblement pour tous sur la

route! » crièrent nos officiers. Tout le monde fit mouvement vers la chaussée.

Arrivés là, on déposa nos engins. Les Russes passèrent devant nous.

C'étaient tous des hommes jeunes, à peine âgés de trente ans, et tous

avaient bonne mine. Les plus vieux d'entre eux avaient refusé de rester dans

la tranchée. Les uns s'étaient mis en route pour rentrer chez eux, les autres

s'ôtaient répandus en désordre dans les villes et les villages situés derrière

I(~front. On continua d'avancer. D'abord un escadron de hussards à cheval,

puis un bataillon de fantassins, enfin notre compagnie de mitrailleurs. On

traversa des villages totalement abandonnés.

Dans l'un d'eux, on fit halte pour la nuit. On dormit dans des chambres,

des écuries et des granges, sur la vieille paille qui venait de servir de lit aux

Russes, Résultat: nous fûmes tous envahis par les poux. Ce qui n'était pas

Hi grave, car nous avions depuis longtemps l'habitude de ces petites bêtes et

 

202

en se grattant très fort on arrivait même à se réchauffer un peu. Le

lendemain matin, on progressa dans le même ordre de marche. En route, on

croisait beaucoup de soldats portant l'uniforme russe. Nous pensions tous

qu'il s'agissait de soldats russes, mais nous avions affaire à des soldats

allemands prisonniers qui avaient été libérés par les bolcheviks et qui

pouvaient aller où ils voulaient. Un Berlinois à la grande gueule dit: "J'en

ai ras-le-bol, depuis 1914je suis en captivité.. Aveccela, il avait bonne mine

et semblait n'avoir manqué de rien. Je me dis qu'il allait maintenant partir

pour quelques semaines en permission à Berlin. Là, avec la faim, il en aurait

encore plus ras-le-bol. Et après, on l'expédierait en vitesse sur le front

français, et là il saurait vraiment ce que ça veut dire en avoir ras-le-bol.

Vers le soir, on s'approcha de la petite ville de Wollnar et on se logea dans

les premières maisons venues. On entendit soudain des coups de feu dans la

petite ville. Harassés, on s'endormit quand même. Le lendemain, c'était jour

de repos. On resta à Wollnar. Je me rendis en ville avec quelques camarades.

De loin, nous vîmes un gros attroupement de soldats. On prit cette direction,

en se frayant un chemin à travers la foule. Quel tableau s'offrit à nos

regards! Six hommes fusillés gisaient le long d'une palissade, tous vêtus de

l'uniforme russe. Ils étaient couchés, tout recroquevillés. Un autre était

assis, dans la neige, le dos appuyé à la palissade. On lui avait coupé la tête

en travers, d'un coup de sabre, d'une oreille à l'autre, jusqu'au menton. Le

visage pendait sur la poitrine, tandis que le crâne restait relevé: une image

horrible! On s'éloigna en frissonnant pour continuer notre route et acheter,

si possible, de quoi manger.

Sur la place du marché, il y avait quantité de canons russes qui avaient été

abandonnés. De loin, on voyait que plusieurs hommes avaient été pendus

sur la place, quatre jeunes et un homme plus âgé. En voilà qui avaient été

"délivrés» par les Allemands, pour sûr, délivrés de leur vie! Ils pendaient,

les bras, les mains, les jambes et les pieds ballants. Tous avaient la tête

légèrement tournée de côté et le bout de leur langue pendait de travers,

entre les lèvres. Auprès d'eux, il y avait une femme fusillée, le visage tourné

contre terre, les pieds juste recouverts de bas. Pendant la nuit, sans doute,

on lui avait dérobé ses souliers.

Une vieille femme se tenait au coin d'une maison. Lorsque le groupe de

curieux se fut un peu dispersé, la pauvre femme s'approcha de l'un des

pendus et, en pleurant très fort, elle lui passa la main le long de lajambe,

comme pour le caresser. Cette pauvre femme, mère désespérée, me faisait

une peine terrible. Mais que pouvait-on faire?

Commeen ville il y avait peu de ravitaillement, je me dirigeai avec le sousofficier

Kipmann vers une ferme située à proximité. Les propriétaires

comprenaient l'allemand et nous donnèrent du lait, des pommes de terre et

un grossier pain noir. On leur demanda quelles étaient ces personnes qui

avaient été pendues sur la place du marché. Mais ces gens se montrèrent

d'abord prudents et hésitèrent à parler. Lorsque qu'on leur eut dit qu'ils

 

Offensive contre les bolcheviks 203

n'avaient rien à craindre, ils racontèrent que les pendus étaient des habitants

de la ville. Deux d'entre eux étaient rentrés chez eux depuis quelques

jours, revenant de l'armée. Tous les cinq avaient la réputation de gens

paisibles et n'avaient commis aucun mal. La femme tuée était la mère de

l'un d'eux, elle s'était désespérément battue contre l'exécution de son fils.

Les hussards avaient simplement arrêté les premiers venus et les avaient

pendus, pour intimider. C'était affreux. Je ne sais pas si ces dires étaient

exacts, mais il y a fort à parier qu'ils l'étaient. Le lendemain matin, on

poursuivit notre route. Lorsqu'on passa sur la place du marché, les pauvres

malheureux étaient toujours là.

Nous avons marché toute la journée. Souvent nous croisions des soldats

allemands et autrichiens libérés par les Russes. La plupart des Autrichiens

étaient de fort mauvaise humeur. Sans doute auraient-ils préféré rester en

captivité plutôt que retourner au front. Il était très pénible de marcher sur les

routes, glacées comme des patinoires. Les roues arrière des véhicules dérapaient

sans arrêt. Le lendemain soir, on s'installa dans un domaine assez

important, situé sur le bord de la route. Il y avait là beaucoup de réfugiés.

Le lendemain, on se mit de nouveau en route. Dans cette région plus

peuplée, les maisons étaient mieux bâties qu'ailleurs et les habitants assez

correctement vêtus. Des deux côtés de la route ainsi que dans les fossés qui

les bordaient, il y avait de nombreux chevaux russes crevés, en partie

couverts de neige. A l'horizon, on aperçut une ville nommée Walk. Les

hussards partirent en reconnaissance au galop. Derrière nous, aussi loin

que portait le regard, la route était couverte d'infanterie, de cavalerie et

d'artillerie allemande.

Soudain, on vit arriver des colonnes de soldats russes. Nous ne savions pas

ce que cela pouvait signifier. « Préparez vos armes», ordonna le capitaine.

On arracha les mitrailleuses des voitures pour les mettre en batterie de part

et d'autre de la route, sur une petite élévation de terrain. « Chargez, visez à

900, ordonna le commandant; dès que des coups de feu partiront d'en face,

donnez tout de suite du feu roulant sur les colonnes.» J'avais la chair de

poule rien qu'en imaginant le carnage qu'allaient faire nos mitrailleuses

parmi ces colonnes de fantassins.

Cependant, il n'y eut pas un coup de feu. Il me semblait entendre quelques

notes de musique. Et en effet, on entendit de plus en plus distinctement une

musique régimentaire russe. Incroyable, c'était un régiment d'infanterie

qui, musique en tête, était en train de se rendre. Les hommes riaient et nous

faisaient signe en passant devant nous. Après, il y eut encore plusieurs

centaines de soldats, avec des voitures et des chevaux. Partout dans les

champs erraient des chevaux russes à moitié affamés qui mangeaient les

écorces des arbres et les branches des broussailles couvertes de glace.

Personne ne s'occupait de ces pauvres bêtes.

Soudain, on entendit dans la ville une formidable explosion. Un immense

nuage noir s'éleva vers le ciel et beaucoup d'objets que, de loin, on ne pouvait

  

204

pas identifier, se mirent à tourbillonner en l'air. C'était la fabrique de

munitions de Walk qui venait de sauter. On reprit notre marche vers la ville.

Des deux côtés de la route, il y avait des milliers de prisonniers de guerre

autrichiens; ils regardaient notre entrée dans la ville. Parmi eux, je vis peu

de visages heureux. Ils avaient été tous libérés par les bolcheviks et

repassaient maintenant sous l'autorité du militarisme germano-autrichien.

Les habitants aussi voyaient notre entrée avec des sentiments mitigés et

redoutaient déjà la faim qui, à coup sûr, allait s'installer. Sur la place de

l'église, les hussards avaient encore pendu deux hommes.

On s'installa à Walk. Il faisait froid dans les chambres, car l'explosion

avait brisé tous les carreaux. Il y avait beaucoup de canons russes dans les

rues et sur les places. Les soldats russes avaient tout simplement refusé

d'obéir et s'étaient enfuis. Le soir de notre arrivée, on découvrit un grand

dépôt d'intendance, comprenant quelques grandes baraques. Tout le monde

s'y précipita pour se ravitailler. Je m'y rendis moi aussi avec trois hommes

de mon groupe. Deux d'entre eux se chargèrent chacun d'une caisse de

viande en conserve et le troisième mit un sac de sucre sur ses épaules, tandis

que je m'occupais de l'éclairage en portant une caisse de bougies. On entrait,

on sortait de là comme dans un moulin et les baraques furent vidées

rapidement. A peine étions-nous chargés de notre butin que plusieurs

officiers firent leur apparition. Les soldats furent chassés et des sentinelles

postées aux portes des baraques. Peu nous importait, car nous avions mis

notre butin en sécurité. On mit immédiatement de la viande en conserve sur

le feu et, à cinq, on en absorba une quantité incroyable. Le café fut sucré si

fort qu'il en devint gluant, comme du miel. ..

Le lendemain, je me rendis dans la cour d'une usine située juste à côté de

notre quartier. Des centaines de chevaux de l'armée russe étaient rassemblés

là. Evidemment, aucun fourrage, pas la moindre paille et encore moins

de foin. Quelques petites voitures qui se trouvaient dans un coin de la cour

avaient été dévorées par les malheureuses bêtes, le fer excepté. Là où il y

avait du bois, il était complètement rongé et brouté. Près de la fabrique, les

chevaux de notre compagnie avaient trouvé place dans une écurie. J'y entrai

et pris une brassée de foin pour la porter aux pauvres bêtes captives.

Lorsque je passai la porte de la cour et que les bêtes virent le foin, toutes, de

tous côtés, se mirent à galoper à ma rencontre. Je pris peur et laissai tomber

le foin avant de fuir vers le portail.

Les chevaux se mordirent entre eux pour cepeu de nourriture qui disparut

en un rien de temps. Ils me regardèrent alors avec des yeux pleins de

détresse, comme pour me prier de leur en apporter davantage, ce que je ne

pouvais pas, car il n'y avait presque pas de fourrage pour nos propres bêtes.

L'après-midi, l'adjudant de compagnie me fit appeler: « Richert, la Kommandantur

de Walk réclame deux sous-officiers et six hommes. Pour quelle

mission? Je n'en sais rien. Vous avez envie d'y aller, Richert?» C'est ainsi

qu'avec le sous-officier Langer et six hommes, j'allai à la Kommandantur

 

Offensive contre les bolcheviks 205

On se présenta et on reçut l'ordre de retourner au quartier pour y chercher

nos affaires. En outre, chacun devait être armé d'un fusil et d'un pistolet

automatique. Nous devions emporter suffisamment de munitions. Lorsqu'on

arriva de nouveau à la Kommandantur, on venait d'y amener deux

Russes qui, paraît-il, étaient des bolcheviks. Les deux hommes faisaient très

bonne impression. Ils ne comprenaient pas un mot d'allemand. J'entendis

un officier leur dire: «Attendez, espèces de cochons,demain vous aurez les

pieds froids.» Ces deux pauvres hommes allaient donc aussi être libérés!

Le sous-officier Langer reçut l'ordre de partir au château de Hallersdorf

pour protéger ses habitants contre les bolcheviks. Moi-même, avec mes trois

hommes, je reçus l'ordre de partir pour Jechâteau d'Ermes, pour protéger la

demoiselle qui y résidait, le pasteur dans son presbytère, l'instituteur et le

chef de gare. J'avais aussi à arrêter les bolcheviks ou leurs sympathisants et

les amener à Walk. En outre, je devais rassembler à Walk les armes qui se

trouvaient chez les habitants d'Ermes et environs. C'était beaucoup demander:

protéger, arrêter, ramasser des armes et tout cela avec une force

combattante de trois hommes!

La Kommandantur avait réquisitionné plusieurs paysans avec leurs

traîneaux et leurs chevaux. Le sous-officier Langer et moi-même reçûmes

chacun une carte, sur laquelle chaque ferme, chaque point marquant de la

contrée étaient indiqués avec précision. On monta dans les traîneaux, et en

route!

Nous avions à peine quitté la ville qu'on dut passer par une interminable

forêt de sapins enneigée. Le traîneau était tiré par un petit cheval hirsute,

qui trottait sans cesse, avec une endurance incroyable. Au-dessus de son

encolure se trouvait un arc de bois d'où pendait une petite clochette qui

tintait sans arrêt. Le paysan était assis à côté de moi, dans son manteau de

fourrure, une grande toque sur la tête. Je pensais en moi-même que j'avais

devant les yeux une image typiquement russe, commej'en avais vue jadis

dans les almanachs. Il ne manquait que les loups! Je croyais d'abord que le

paysan ne comprenait pas du tout l'allemand. Mais tout à coup, il commença

à me parler. Je lui donnai immédiatement un cigare ;j'en pris un moi-même

et les allumai tous les deux.

Je lui demandai quelle était la distance entre la ville de Walk et le village

d'Ermes: vingt-deux verstes, dit le paysan, c'est-à-dire environ vingt-cinq

kilomètres. On passa à travers plusieurs villages. Les habitants nous

regardaient ébahis, car nous étions les premiers Allemands qu'ils voyaient.

Dans presque chaque village, il y avait un beau château. C'était là qu'habitait

d'ordinaire un baron ou un comte pour lequel tout le village devait

travailler. Cependant, les habitants avaient de bien meilleures maisons

qu'en Pologne et plus au sud. Les gens étaient habillés correctement.

Vers le soir, on atteignit Ermes. On se dirigea vers le château où on

descendit. « La demoiselle est partie en voyage », me dit le régisseur. Pour le

dire en peu de mots, j'en étais ravi. Tout de suite, la cuisinière du château

 

 

206

nous prépara une montagne de côtelettes de porc. Le paysan qui nous avait

conduit et qui voulait immédiatement rentrer dut lui aussi partager notre

repas et passer la nuit. On se servit bravement, car les côtelettes de porc,

c'était vraiment un repas de fête. La suite ce furent bien sûr des estomacs

surmenés et puis la colique. Le plus beau de l'histoire, c'est que personne ne

pouvait se moquer des autres, car tous étaient au même point.

Le soir même.je me fis conduire par unjeune à l'école. Je frappai à la porte

et entendis à l'intérieur quelqu'un me parler en letton. Je répondis: «Nous

sommes des soldats allemands venus de Walk pour vous protéger.» L'instituteur

ouvrit la porte et nous éclaira avec une bougie. Il parlait un très bon

allemand. Je vis que dans sa main droite, il tenait un revolver. Je me mis à

rire, en disant que désormais il n'avait plus rien à craindre. Il nous fit entrer,

très aimablement, et sa femme ordonna aussitôt qu'on nous verse du thé et

de fines pâtisseries. On resta à bavarder près d'une heure puis on prit congé

pour retourner au château passer la nuit. Lorsqu'on fut sur le point de

partir, on nous invita à déjeuner pour le lendemain, ce que nous acceptâmes

bien évidemment de bon coeur.

Le lendemain matin, on alla au presbytère, situé sur un coteau près de là,

et on fut accueillis amicalement. Le pasteur avait une très belle femme et

trois petites fùles adorables. On s'occupa bien de nous. Un de mes soldats, le

caporal Kessler, de Berlin, se mit même àjouer quelques morceaux de piano.

Après avoir remercié notre hôte, nous avons pris congé et nous nous sommes

rendus chez l'instituteur.

En Lettonie, un instituteur était un grand personnage, qui en plus de sa

profession exerçait encore le métier d'agriculteur. Il employait naturellement

des ouvriers agricoles pour faire son travail. On nous servit un

splendide repas commeje n'en avais jamais eu dans toute ma vie de soldat,

presque trop raffiné pour nos estomacs habitués à la grossière nourriture

militaire. Après manger, on s'entretint tranquillement, en fumant. Chacun

parlait de son pays. Dès que j'eus dit que j'étais alsacien, l'instituteur

précisa: «Ainsi votre patrie se trouve en pleine zone de combats depuis le

début de la guerre.» Je parlai des beautés et de la fertilité de l'Alsace, de ses

nombreuses richesses culturelles et naturelles.

L'instituteur nous raconta ensuite que son manque de confiance dans les

bolcheviks pacifistes l'avait poussé à demander la protection de l'armée

allemande. Je lui dis que nous avions aussi pour mission d'arrêter des

bolcheviks et leurs sympathisants et de les amener à Walk. La femme de

l'instituteur se mêla alors soudainement à la conversation. Elle parla avec

véhémence de l'institutrice qui habitait au-dessus et qui aurait sympathisé

et même inculqué aux enfants des principes bolchevistes. Elle souhaitait

son arrestation et ainsi de suite. Elle n'en finissait pas de dénigrer violemment

la collègue de son mari. Je remarquai tout de suite qu'elle haïssait plus

que de raison cette personne, fis comme si je buvais ses paroles et dis alors:

«Je vais monter l'interroger. »Je frappai à la porte et pénétrai dans la pièce

 

Offensive contre les bolcheviks 207

après qu'une voix m'eut dit d'entrer. L'institutrice se leva aussitôt du

canapé et se mit à pleurer en m'offrant un siège. Je m'assis en face d'elle

tandis qu'elle reprenait place sur le canapé, tout en continuant de pleurer.

C'était une belle jeune fille âgée d'une vingtaine d'années, très joliment

vêtue. «Pourquoi pleurez-vous, mademoiselle ?» lui dis-je pour commencer.

«Mon Dieu, vous étiez bien en bas chez l'instituteur? Oh !comme sa femme

me hait », dit-elle en sanglotant. «Ecoutez, mademoiselle, vous n'avez rien à

craindre de moi. Vos opinions ne me regardent pas. Je peux même les

comprendre. » Elle me regarda, étonnée. «Oui, mademoiselle, croyez-moi,

j'ai souffert du joug militaire, et je n'ai qu'une envie, c'est de m'en libérer.»

Je lui racontai alors que j'avais pour mission d'appréhender des sympathisants

bolchevistes et de les amener à Walk et qu'elle devait se féliciter de ne

pas avoir affaire à un sous-officier patriote et borné. «Mon Dieu, comme

j'aimerais quitter cet endroit et retourner chez mes parents !» me dit

l'institutrice. Je lui demandai où habitaient ses parents. Elle me cita le nom

d'un village, situé à vingt kilomètres, au sud de Dorpat. Je réfléchis un

moment, pour dire: «N'avez-vous personne à qui vous pouvez vous fier et

qui possède des chevaux et des traîneaux ?». Certainement », répondit-elle,

et elle me montra à travers la fenêtre la maison d'un paysan. «Ecoutez,

mademoiselle, je vous conduirai demain matin, très tôt, chez vos parents.

Vous allez m'écrire un billet dans lequel vous allez expliquer notre plan à

votre ami. Je le verrai demain matin tôt.je lui donnerai le plan. Alors, tous

les deux, nous arriverons en traîneau. Vous serez prête et je ferai semblant

de vous arrêter. Vous pleurerez un peu, vous monterez dans le traîneau et

je dirai à l'instituteur que je vous amène à Walk et ensuite en avant, non pas

à Walk, mais dans votre pays à vous. Etes-vous d'accord ?» «Oh! comme je

suis heureuse, vous êtes un homme admirable. Toute ma vie.je me souviendrai

de vous. »

On se serra la main et je partis rejoindre la famille de l'instituteur, faisant

une mine sévère et disant que, le lendemain matin.je conduirais l'institutrice

à Walk. Lajoie que je pus lire sur le visage de la femme de l'instituteur me

dégoûta. On s'en retourna vers le château d'Ermes, où on passa le reste de

la journée.

Le lendemain,je m'en allai chez le confident de l'institutrice que je trouvai

dans l'écurie. L'homme fut effrayé de me voir arriver; il ne savait pas un mot

d'allemand. Je pris le billet de l'institutrice et le lui remis moi-même, je ne

pouvais pas le lire; c'était écrit en lettres allemandes, mais en langue

lettonne. Quand l'homme eut terminé de lire, il me regarda, étonné, et il

examina encore le billet. Je lui souris et lui fit encore un signe affirmatif de

la tête. A présent, il me faisait confiance. Il m'emmena chez lui et me fit boire

du lait chaud. Entre-temps, il mit ses bottes de feutre et son manteau de

fourrure. Le cheval fut attelé et on partit vers l'école.

Je montai tout de suite chez l'institutrice. Elle me reçut aimablement,

tout en montrant un certain émoi. Il se passa un certain temps, car il me

 

 

 

208

fallut encore boire une tasse de thé. Puis on descendit. L'institutrice joua

bien la comédie; elle mit son mouchoir devant les yeux et sanglota. Le

paysan, en la voyant pleurer, ne savait trop que penser. La femme de

l'instituteur parut à sa fenêtre, rayonnante de bonheur. D'un ton bourru,je

fis signe au paysan de monter. Je m'assis avec l'institutrice à l'arrière

du traîneau et on partit en direction de Walk. Dès qu'on fut hors de vue de

la femme de l'instituteur, on bifurqua vers le nord, vers le pays de l'institutrice.

Tous les trois étions très heureux durant ce voyage en traîneau. L'institutrice

put enfin raconter au paysan tout le fin mot de l'affaire; il se montra

très cordial à mon égard, me tapa sur l'épaule et dit quelques mots en letton

que l'institutrice me traduisit. Le paysan disait que si tous leurs soldats

étaient comme moi, les Allemands auraient dû venir plus tôt! Je demandai

à l'institutrice de lui traduire que tous les soldats allemands n'auraient pas

agi ainsi et qu'il devait mettre de côté une bonne quantité de ravitaillement

car les Allemands allaient sans doute réquisitionner tout le bétail et toutes

les provisions, ce qui signifiait que celui qui ne prendrait ses précautions en

temps voulu risquait de devoir bientôt se serrer la ceinture. A ces mots, le

paysan parut tout à fait atterré. Les habitants de tous les villages et de

toutes les fermes nous regardaient étonnés. Le cheval allait toujours au trot.

Je me demandais d'où ce petit cheval pouvait bien puiser sa force! Le chien

du paysan, un petit bâtard, trottait derrière le traîneau; je descendis et le

pris pour le mettre avec nous. L'institutrice dit que j'avais un très bon coeur

et qu'elle ne pouvait croire que, pendant la guerre, j'avais tué quelqu'un.

Elle ne cessait de me remercier de mon aide. Finalement, son village natal

apparut au loin. « C'est là qu'habitent mes parents", dit-elle. Le village était

encore à environ un kilomètre et demi.

Je dis: « Ecoutez, mademoiselle, ici nous devons nous dire adieu.» «Non,

dit-elle, vous devez venir chez mes parents." « Non, vraiment, c'est impossible

car personne dans votre village ne doit savoir qu'un soldat allemand vous

a conduite chez vous. » Comme on passait par un petit bois, je dis au paysan

de s'arrêter et la demoiselle lui fit part de ma décision. Je lui dis de se servir

du traîneau tandis que j'attendrais son retour dans la forêt. On se quitta.

«Comment puis-je vous remercier", dit-elle à plusieurs reprises, et puis,

tout à coup, dans un mouvement de la plus sincère reconnaissance, elle mit

ses deux bras autour de mon cou et me donna hardiment deux baisers sur la

bouche que je lui rendis illico. Elle s'arracha de moi et monta sur le traîneau,

me donna une dernière fois la main et le traîneau partit. Jusqu'à l'approche

du village, elle me fit des signes d'adieu.

Je me sentais le coeur chaviré. Toute cette affaire m'avait affecté et il me

fallut quelque temps pour oublier cette jeune femme.

Le paysan se fit attendre assez longtemps. Enfin, je vis le traîneau revenir

du village. Lorsque je pris place, le paysan me donna une photographie de

l'institutrice, qui était d'ailleurs très réussie. Au dos de la photo était écrit

 

 

Offensive contre les bolcheviks 209

«En souvenir, à celui qui m'a sauvée et qui m'est cher. Olga Anderson. » Le

paysan se mit à déballer un gros morceau de jambon fumé, du pain et une

bouteille de thé. Je fis bon accueil à ces bonnes choses et engageait l'homme

à me tenir compagnie. Il se mit à rire en montrant le village et fit mine de

manger. Ainsi, il avait mangé chez les parents de l'institutrice. Je donnai à

manger au petit chien qui devint très confiant. C'est ainsi que tous trois

nous sommes retournés à Ermes.

A notre arrivée, je racontai toute l'affaire à mes trois soldats; tous trois

partageaient mon point de vue et me dirent que j'avais bien fait. Ensemble

on partit en traîneau chez le pasteur. Je le priai de faire savoir à la

population du district que toutes les armes se trouvant en sa possession

devaient être livrées au château d'Ermes.

Vers le soir, les habitants vinrent de tous côtés pour apporter des armes de

guerre russes et japonaises, des revolvers de tout type, des pistolets, des

fusils de chasse modernes ou très anciens. Peu à peu, une pièce non habitée

fut remplie d'armes.

Le lendemain matin, on réquisitionna un homme avec son cheval et son

traîneau qui dut nous accompagner dans les fermes dispersées où on

rassembla d'autres armes. Il parlait assez bien l'allemand. Il nous demanda

s'il était vrai que notre pain était fait avec de la sciure de bois et comment

nous arrivions à consommer la graisse des soldats morts, Russes, Anglais,

Français, après l'avoir fait fondre. «Ecoutez-moi bien, cher homme, lui disje,

c'est vrai, il y a beaucoup de misère en Allemagne dans l'armée et la

population. Il est vrai aussi que dans le pain, il y a un peu de sciure de bois,

mais votre histoire de cadavres est une pure invention et un sacré mensonge.

Mais je veux vous dire une chose: d'ici peu vous aussi connaîtrez ici une

grande misère, car la plus grande partie de ce que vous avez vous sera

enlevée. Vous feriez bien de mettre tout de suite des provisions de côté. Vous

pouvez dire cela à vos amis. »

Presque partout, on nous faisait bon accueil. On nous servait tout de suite

du lait ou un thé. Nous savions qu'en letton «bonjour» se disait «Iahise »,

Avecce salut, nous entrions dans les maisons en disant :« Fusils, revolvers »,

et sur-le-champ, on nous apportait ce que nous réclamions. A plusieurs

paysans dont je devinais la peine de devoir s'en séparer, je rendis leurs

pétoires de chasse en leur faisant comprendre de les cacher. Ils en étaient

très heureux.

Dans beaucoup de maisons, on voyait encore l'artisanat familial traditionnel.

Des métiers à tisser, des instruments auxquels je n'arrivais pas à

donner de nom. Comme cela était nouveau pour nous, on regardait souvent

un bon moment.

Dans plusieurs fermes, les habitants étaient en train d'abattre du gros

bétail ou des porcs. En arrivant subitement, on les effrayait souvent, car ils

croyaient que nous allions leur confisquer la viande. Par gestes, je leur

signifiais de bien cacher la viande et ils faisaient énergiquement «oui» de la

 

 

210

tête. Partout, on nous faisait entrer pour nous servir du lait chaud, du thé et

à manger. En ces jours bénis, naturellement, nous ne pouvions manger tout

ce qui nous était servi. Nous n'avions qu'un souhait: rester là, aussi

longtemps que possible. Nous vivions ici comme des princes.

En nous approchant d'une autre ferme, on entendit le son d'un accordéon.

On entra. En plus de la famille, il y avait dans la pièce huit jeunes gens

robustes; malgré leurs vêtements civils,je vis tout de suite qu'il s'agissait de

soldats russes. Plusieurs d'entre eux n'inspiraient aucune confiance. Par

signes, on nous invita à prendre place à table pour boire le thé. Sans prendre

garde, mes soldats voulaient poser leurs fusils dans un coin. Je leur dis:

«Gardez vos armes à portée de main. »

Je remarquai que la porte de la chambre était entrebâillée et que, par cette

petite fente, deux hommes nous observaient. Je leur fis signe d'entrer, ce

qu'ils firent. Je leur dis d'amener leurs fusils et revolvers. Ils haussèrent les

épaules. Des doigts, je leur fis comprendre que beaucoup de soldats allemands

allaient venir et que, s'ils trouvaient des armes, on les amènerait

ligotés à Walk. Et, pour bien me faire comprendre, je mis mes mains les unes

sur les autres, comme entravées. Aussitôt, ils se rendirent à la grange et en

rapportèrent dix fusils japonais. On les chargea sur le traîneau avant de se

rendre à Ermes, où je congédiai le paysan.

On se dirigea ensuite vers le bureau de poste. La préposée parlait très bien

l'allemand et ses trois filles nous firent même gentiment une démonstration

de mandoline et de cithare. En quittant le bureau de poste, deux soldats

russes s'en vinrent de la route. Ils étaient sur le chemin du retour. La

Kommandantur de Walk nous avait donné l'ordre de lui amener pour

vérification de papiers tous les soldats lettons qui ne possédaient pas de

papiers de démobilisation délivrés par les Allemands. Les deux hommes

furent saisis de frayeur lorsque je les arrêtai. Je leur demandai par gestes de

me montrer leurs papiers. Chacun me montra un billet sur lequel je ne

pouvais lire le moindre mot. J'allai avec eux chez la préposée de la poste qui

servit d'interprète. Les soldats déclarèrent qu'ils n'étaient qu'à dix kilomètres

de chez eux et qu'ils avaient là leurs familles, qu'ils n'avaient pas vues

depuis deux ans. Je priai la femme de leur dire qu'en ce qui me concernait,

ils pouvaient tranquillement rentrer chez eux et que, nous-mêmes, on les

imiterait volontiers. Ils se montrèrent très réjouis. Je leur donnai à chacun

une cigarette. Ils s'en allèrent, en faisant de grands gestes d'adieu.

Le lendemain, on prit le traîneau en direction du château de Hollersdorf,

où le sous-officier Langer de ma compagnie avait été envoyé avec quatre

soldats. Seigneur! Quel spectacle! Dans toutes les salles et les chambres,

tous les meubles avaient été mis en pièces, découpés et saccagés. Les tables,

les sièges, les miroirs, les armoires, les buffets et les lits n'étaient plus qu'un

misérable monceau de ruines. Même les duvets étaient éventrés et leurs

plumes recouvraient le sol. «Qui donc a fait cela ?» demandais-je. «Les

soldats bolcheviques. » « Pourquoi ?» «Le propriétaire du château était un

 

Offensive contre les bolcheviks 211

général russe qui, avec brutalité et sans ménagement, a poussé ses troupes

en avant dans des attaques inutiles qui ont coûté la vie de milliers de

soldats.» Elle croyait aussi que le général avait été assassiné.

Près de deux cents prisonniers autrichiens étaient parqués à côté du

château. Deux d'entre eux seulement parlaient l'allemand. Les bolcheviks

les avaient libérés au début de la révolution. On reçut l'ordre de revenir sans

tarder à Walk où on arriva tard dans la nuit. Le lendemain matin, on se mit

en marche vers le nord. Partout le même tableau: la neige, des forêts de

sapins, des villages enneigés et des fermes.

Au bord des routes, beaucoup de chevaux crevés, des canons abandonnés,

des cuisines roulantes, des voitures de munitions et des trains d'équipage.

On arriva à Sorpet, déjà occupé par les Allemands. On y voyait déambuler

plus de soldats russes qu'allemands; c'était tous des Lettons et des Estoniens

qui attendaient leur libération. Faute de vêtements, ils avaient droit

de garder leur uniforme russe mais étaient obligés d'ôter la cocarde de leur

casquette et les insignes de grade.

Le lendemain, on continua notre marche vers le nord. C'était le dégel. La

glace et la neige commençaient à fondre et nous avancions dans une boue

effroyable. On avait les pieds mouillés et glacés. On passa la nuit dans une

petite ville. Le lendemain matin, nous fûmes relevés par un bataillon de

territoriaux et, après plusieurs journées de marche, on se retrouva à Werden

où on nous embarqua dans le train. On apprit que nous allions passer par un

important camp de manoeuvres avant de rejoindre le front de l'ouest. Ainsi,

une fois de plus, s'annonçait la belle perspective de pouvoir mourir de la

belle mort du héros, « pour la patrie bien-aimée »,

  

212

D'est en ouest, vers le front français, avril 1918

Après avoir embarqué chevaux, voitures et hommes, le transport prit la

direction de Riga. Je vis sur la route, non loin de la gare, des troupeaux de

bêtes poussés vers le sud. Ainsi la «libération» des paysans lettons et

estoniens avait déjà commencé…

On arriva bientôt à Riga en faisant des gestes d'amitié à la population

depuis nos wagons. Presque tous répondaient à nos gestes, mais de quelle

manière! «Allez, débarrassez le terrain! »Au sud de Riga la neige avait déjà

fondu par endroits. On avait perdu l'habitude de voir un paysage sans neige.

Nous avons ensuite traversé la Prusse orientale, la Prusse occidentale, le

Brandebourg. Beaucoup de contrées pauvres et sablonneuses. On passa par

Berlin où les premiers bulletins de victoire sur le front occidental venaient

d'être publiés. Ces nouvelles semblaient avoir redonné courage à une

population à moitié affamée. Partout, on nous acclamait avec force, car les

trains bondés de soldats et de matériel de guerre se suivaient de près entre

la Russie et l'ouest, et tous pensaient que les troupes dégagées de Russie

allaient briser le front franco-britannique, et forcer enfin la victoire finale.

Comme la nuit tombait, tout le monde s'endormit dans les wagons. Le

train s'arrêta vers minuit dans une petite gare mal éclairée :- Tout le monde

descend. » On débarqua les chevaux et les voitures, on refit l'attelage et en

route vers le village voisin. Les fourriers avaient déjà préparé nos quartiers.

Avec le sous-officier Krâmer, je fus logé chez une darne nommée Sanftenberg.

La femme se leva en pleine nuit et nous prépara un café chaud,

évidemment du café d'orge. On se coucha dans une chambre sur un tas de

paille et on ne tarda pas à s'endormir.

Le lendemain, je demandai à la femme où nous étions. Elle dit que le

village s'appelait Schweinitz et se trouvait à côté du grand terrain de

manoeuvre d'Altgrabow, non loin de Magdebourg. La division était installée

sur le terrain de manoeuvre. Ici, le sol était sablonneux et je me demandais

comment les paysans pouvaient arracher la moindre récolte à cette pauvre

terre.

Le matin, on faisait l'exercice, l'après-midi, on avait quartier libre. Dans

le jardin de madame Sanftenberg, j'enlevais les chenilles nuisibles et

j'amenais de temps en temps une brouette de fumure au potager. Lemari de

 

Vers le front français, avril 1918 213

cette femme était aussi au front. Elle avait trois petites filles. A part le

vendredi, on dansait tous les soirs dans les deux auberges du village. Des

cantonnements successifs avaient profondément dépravé lesjeunes filles du

village qui couraient sans pudeur après les soldats. Beaucoup de parents,

frères et soeurs, fiancées, venaient de tolites les parties de l'Allemagne pour

rendre visite à leurs soldats. Pour beaucoup, c'était là le dernier au revoir.

Le jour de Pâques, il y eut soudain une alerte. Nous devions être embarqués

dans l'heure suivante à la gare de Nedlitz, distante de cinq kilomètres.

On eut juste le temps d'atteler les chevaux, de jeter tout en vrac sur la

voiture de la mitrailleuse, de faire des adieux rapides et déjà on partit au

galop, en direction de Nedlitz.

La suite du voyage nous conduisit à travers la Ruhr, vers Düsseldorf et

Cologne. Là on fut ravitaillés et on continua vers la Belgique. Beaucoup de

paysans étaient en train de travailler aux champs. En montrant la direction

du front, presque tous nous faisaient signe que nous allions nous faire

égorger.

Lorsque nous approchâmes de Laon, quatre bombes lancées par des avions

tombèrent à côté du train: premier salut du front de l'ouest. Cependant, il n'y

eut aucun dégât. Nous devions être débarqués à Laon, mais on dut descendre

une station plus tôt, la ville essuyant justement un puissant tir d'artillerie.

On marcha vers La Fère. On passa la nuit dans ce petit bourg à moitié

détruit. De l'avant, nous parvenait le tonnerre du feu des pièces d'artillerie.

Le lendemain matin, on partit en direction du front, à travers la région où,

en 1916, la grande bataille de la Somme avait fait rage. A soixante kilomètres

à la ronde, il n'y avait plus une maison debout. Tout n'était que

décombres et ruines. Les champs, pleins de trous d'obus, étaient à présent

recouverts de broussailles. Au milieu, les croix de ceux qui étaient tombés.

L'ampleur de ces destructions était inimaginable. Plusieurs de ces villages

avaient totalement disparu, et il n'y avait qu'un écriteau sur lequel était

inscrit, en anglais, «This is … » et le nom du village.

On atteignit enfin la Somme au village disparu de Brie où on campa dans

des baraques de tôle ondulée construites par les Anglais. De l'avant nous

parvenaient sans arrêt le tonnerre et le grondement de l'artillerie. L'horreur

du lendemain se lisait sur tous les visages.

On tomba sur la dépouille d'un aviateur étendu à côté de son avion calciné.

L'avion s'était écrasé en heurtant un accotement. Le cadavre offrait un

spectacle affreux. L'aviateur était brûlé. Plus aucune trace de ses habits,

sinon les chaussures et des morceaux de pantalon et de sous-vêtements. Des

centaines de mouches assaillaient le corps partiellement calciné. Aen juger

par son arme, on pouvait constater qu'il ne s'agissait pas d'un soldat

allemand. Je vis au bras calciné la chaînette avec la plaque d'identité. Je fis

un saut pour savoir qui était le mort. A l'endroit où elle était soudée, la

chaînette était fondue, si bien que je pus la saisir avec la plaque. Je ne pus

déchiffrer que les mots: «Canada» et «protestant». Sans aucun doute, il

  

214

s'agissait d'un aviateur canadien, qui avait trouvé une mort si affreuse à des

milliers de kilomètres de son pays natal.

On descendait à présent vers la Somme qui dans cette région est assez

large, pas profonde, mais marécageuse. Un pont la traversait. Sur l'autre

rive, il y avait neuf chars anglais, partiellement éventrés. C'étaient les

premiers tanks que je voyais depuis le début de la guerre. Sur la partie

arrière de l'un d'eux, je vis une plaque d'acier défoncée et, par une fissure,

pendait un ceinturon allemand et un bout de tissu feldgrau. A l'intérieur, il

y avait une main gauche arrachée et entièrement desséchée et, à son

annulaire, une alliance. Je ne pouvais imaginer qu'une chose, c'est que des

soldats allemands, lors de leur passage de la Somme, avaient cherché abri

derrière les chars et qu'ils avaient été tués par des obus allemands tirés à

trop courte distance …

Le même spectacle de trous d'obus et de tranchées s'offrait de l'autre côté.

Près de soixante Anglais tués venaient d'être ramassés, en attente de

sépulture. Partout, on trouvait des Anglais morts. Plusieurs d'entre eux

avaient des dents en or, qui brillaient dans leurs bouches ouvertes.

Dans des trous d'obus, on trouva quatre canons de campagne anglais;

auprès de deux d'entre eux tous les servants gisaient morts et certains

déchiquetés. Près de chaque pièce d'artillerie, il y avait une masse de

douilles; cela voulait dire que les Anglais avaient violemment tiré depuis

cette batterie. On passa de nouveau la nuit suivante dans les baraques de

tôle ondulée, sans être importunés cette fois par les avions.

Le lendemain, on continua notre marche vers le front. Rien que des ruines,

parfois des villages presque entièrement disparus. On passa la nuit dans

une petite forêt de peupliers, à proximité du village d'Harbonnières. Non

loin se trouvaient quelques Anglais tués, dont les uniformes et les visages

étaient par endroits entièrement rongés. A côté d'eux, il y avait deux trous

d'obus, tout à l'entour le sol était éclaboussé de taches de couleur verte et

jaune. Ils avaient été tués par des obus à gaz.

A cinq cents mètres de là, on pouvait voir une grande quantité de

locomotives et de wagons. A côté d'une usine détruite se trouvait un dépôt de

munitions anglais, tel que je n'en avais jamais vu. Il y avait là des milliers

etdes milliers d'obus de tous calibres, des plus gros jusqu'aux plus petits. Le

dépôt de munitions était divisé, de haut en bas et de gauche à droite, par de

multiples levées de terre, si bien que l'ensemble était découpé en carrés de

près d'un are. Cela devait permettre en cas de bombardement aérien d'éviter

l'explosion du camp tout entier. On resta deux jours dans cette petite forêt.

Le premier soir, je me rendis dans la petite ville d'Harbonnières pour

acheter une bouteille de vin dans une cantine. Le bourg était presque intact,

pourtant je ne vis aucun habitant. Lorsque je revins au bosquet, la compagnie

était rassemblée. Le capitaine était en train de lire un ordre de la

division. Je restai derrière un véhicule et écoutai. Ce que j'entendis me fit se

dresser mes cheveux sur la tête

 

Vers le front français, avril 1918 215

Le lendemain soir, nous devions partir au front, nous retrancher à un

certain endroit d'où, le surlendemain à l'aube, après une terrible préparation

d'artillerie, nous devions attaquer et enfoncer les lignes anglaises. Le

premier jour de l'attaque, la division devait atteindre le côté ouest du village

de Cachy. Plusieurs divisions devaient participer à l'offensive. Plus de huit

cents canons devaient écraser les positions anglaises sous leur tir destructeur.

En plus, quatre chars devaient être engagés pour ouvrir la voie à

l'infanterie. Attaquer une armée nombreuse, bien nourrie, munie de tous les

instruments de mort possibles et imaginables, cela n'était pas rien. Cet

ordre signifiait en tout cas l'arrêt de mort de beaucoup de pauvres soldats.

Personne ne savait ce qui l'attendait et l'ambiance était morose, le moral au

plus bas. Lorsque la compagnie se fut dispersée, je m'avançai de derrière la

voiture et rencontrai à ma grande joie et à ma grande surprise Joseph

Hoffert, natif de mon village. Il était affecté comme officier suppléant dans

un régiment de territoriaux, stationné pour le moment à Rosières, un bourg

distant de quelques kilomètres. Hoffert avait rencontré un des soldats de

mon régiment et, par hasard, avait remarqué qu'il portait le n° 332 sur sa

patte d'épaulette. Commenous nous écrivions souvent, il avait mes coordonnées,

mais croyait que mon régiment était encore en Russie. Il était venu

immédiatement jusqu'à mon régiment pour me rencontrer. On parla du

pays et des nouvelles que chacun avait reçues par la Suisse. Hoffert avait

sur lui une photographie représentant les jeunes garçons et filles qui, dans

notre village, fréquentaient l'école du soir. Mon Dieu! C'était encore des

enfants quand je les avais vus pour la dernière fois, voici quatre ans, et

maintenant c'étaient des jeunes gens et des jeunes filles adultes.

On resta ensemble, jusque tard dans la nuit. Puis, j'accompagnai Hoffert

un long bout de chemin, en direction de Rosières. En le quittant je lui dis de

saluer de ma part mes parents et ma soeur au cas oùje ne rentrerais plus. A

ce moment, j'avais plus envie de pleurer que de rire.

Une pluie très forte nous transperça, car nous n'avions pas monté nos

tentes. Le lendemain matin, il faisait à nouveau un temps merveilleux, si

bien qu'on put faire sécher nos effets. Il y avait de violents combats aériens

dans le ciel; deux appareils s'abattirent en flammes. Les aviateurs meurent

d'une triple mort. D'abord ils sont tués, puis ils sont brûlés, et pour finir ils

s'écrasent par terre.

Du côté du front grondait sans cesse le feu de l'artillerie, tantôt plus fort,

tantôt plus faible. Le jour déclinait lentement. « Préparez-vous !» Chacun

ramassa ses affaires; tous avaient la même expression grave. Je me vis

affecté le caporal AlexKnut, de Berlin, comme pointeur, le mitrailleur Lang,

de Wermelskirchen, et en plus deux Rhénans, dont j'ai oublié les noms. Le

chef de section était l'adjudant Bar, de Berlin.

Lorsque le soleil se coucha, on prit le départ; chaque véhicule à quarante

mètres de distance de l'autre. Plusieurs avions anglais tournoyaient audessus

de la route. Tout à coup, le sifflement bien connu. D'un bond, tout le

 

216

monde se coucha dans le fossé, à part les conducteurs. Mais les bombes

éclatèrent à côté de la route, sans causer de dégâts. Laissés seuls, les

chevaux s'emballèrent et les conducteurs eurent du mal à les maîtriser.

Il commençait à faire nuit. Comme la région est presque plate, nous

pouvions voir loin devant les éclairs des schrapnels. Des incendies éclairaient

le ciel d'un rouge sang. On passa à côté de grosses pièces d'artillerie

montées sur des wagons de chemin de fer et qui tiraient de temps en temps.

On s'approchait à présent du village de Marcelcave où des incendies avaient.

éclaté. Chaque minute un obus anglais de gros calibre s'abattait sur le

village avec un effroyable mugissement. Une explosion formidable illuminait

le ciel pendant un long moment. On fit halte devant le village pour

descendre les mitrailleuses des voitures qui s'en retournèrent. J'aurais

donné Dieu sait quoi pour être conducteur et pouvoir rebrousser chemin. On

avança dans la rue du village, l'arme prête à tirer, à vingt mètres de distance

les uns des autres. Quel spectacle de désolation! Beaucoup de maisons

étaient presque détruites par les obus. D'autres étaient éventrées, si bien

que des lits et d'autres meubles pendaient dehors. Le village était aux mains

des Allemands depuis près d'un mois. Et voilà un obus lourd qui arriva en

sifflant. Instinctivement, tout le monde fit le dos rond. L'obus tomba sur le

village, à côté de la rue principale.

Au bout de quelques minutes, un autre obus tomba sur une maison et ln

pulvérisa. Un Lorrain, qui à ce moment cherchait à courir plus loin, fut

écrasé et recouvert par les décombres. Nous courions tous en avant, sans

nous soucier de ce soldat. Chacun voulait sortir de ce village, de la portée dl!

feu des obus, le plus vite possible. Au-delà du bourg, on suivit encore la route

sur près de deux kilomètres. Des obus pleuvaient de tous côtés, dans les

champs, mais aucun d'eux ne tomba vraiment à proximité. Puis la lune sc

leva, illuminant la région. Derrière un repli de terrain, je vis plusieurs tués

qui, comme des spectres, tendaient leurs bras en l'air.

A l'avant, au front, des fusées éclairantes montaient en l'air et des coups

de fusil isolés retentissaient, ou bien on entendait le crépitement des

mitrailleuses. L'artillerie allemande répondait par de faibles salves qui

sifflaient au-dessus de nous. L'artillerie anglaise recouvrait toute la région,

tantôt ici, tantôt là. Soudain commença un feu roulant qui cessa aussi

soudainement après deux ou trois minutes. De la route, on fit mouvement.

vers la droite, dans un chemin de campagne. L'ordre de faire halte et dl!

s'enterrer fut bientôt donné.

Avec mes hommes,je creusai deux trous, profonds d'un mètre vingt, dans

lesquels on s'accroupit. A force de travailler, les soldats avaient soif et ils SI'

mirent à boire. Chaque soldat avait reçu en partant deux bidons de café, soit

un litre et demi au total. Je leur conseillai d'économiser le café car demain,

sans doute, nous aurions plus soif encore. On s'endormit bientôt dans nos

trous humides. On avait le sentiment d'être déjà un peu enterrés.

Le bourdonnement d'un avion anglais me réveilla; malgré le clair de lune

 

Vers le front français, avril 1918 217

je ne pus l'apercevoir. Soudain, une fusée éclairante suspendue à un parachute

plana au-dessus de nous. Elle inondait les alentours de toute sa

lumière. On entendit juste un ordre: «Personne ne bouge l- Tout à coup,

quatre bombes tombèrent en sifflant. Les aviateurs avaient repéré les trous

noirs et les monceaux de terre fraîchement levés. Le bruissement de l'avion

se perdit en direction du front anglais. Je dis immédiatement à mon groupe:

« Attention camarades, bientôt quelque chose va nous tomber dessus.. Je

leur recommandai une fois encore de se soutenir fidèlement et de ne jamais

s'abandonner les uns les autres. Si, d'aventure, l'un d'entre nous était

gravement blessé, nous laisserions la mitrailleuse et toute la camelote pour

porter le blessé vers l'arrière, parce que des mitrailleuses, il y en avait assez.

Tous furent immédiatement d'accord avec cette proposition.

On continua de bavarder. Il y eut soudain un bref sifflement, une détonation,

suivie immédiatement d'une pluie d'éclats et de mottes de terre. Un

obus était tombé à quelques mètres de nous, entre les trous. Bientôt vint le

deuxième, le troisième, le quatrième. Le sifflement et le grondement étaient

ininterrompus autour de nous. Sans cesse des mottes de terre plus ou moins

grandes s'écrasaient avec bruit sur nos casques et nos paquetages. Serrés

les uns contre les autres, nous étions accroupis dans nos abris et sursautions

à chacun des projectiles qui tombaient tout près. De temps en temps arrivait

aussi un obus de gros calibre qui tombait presque à la verticale et dont la

force explosive dépassait de loin les autres. Je levai un instant la tête et vis

que le terrain alentour était couvert d'une épaisse fumée.

Tout à coup, j'entendis un cri: « Gaz !» Tous répétèrent ce mot, jetèrent

leur casque et sortirent leur masque pour le fixer sur le visage. Peu à peu, le

feu cessa complètement. On ôta les masques et on se demanda les uns et les

autres s'il y avait eu des pertes. Trois hommes planqués dans un trou

avaient été déchiquetés par un coup au but. Par ailleurs, plusieurs autres

avaient été blessés par des éclats; ils se sauvaient à présent en toute hâte

vers l'arrière. Notre compagnie s'en était bien tirée.

Dans les équipages de mitrailleuses, les manquants furent vite remplacés

par des mitrailleurs de réserve, qui avaient dû rester auprès des conducteurs

de train. Lejour se leva lentement. Un léger brouillard s'étendait; on pouvait

à peine voir à trois cents ou quatre cents mètres devant soi. Le commandant

de compagnie, assez excité, passait chez tous les groupes pour nous encourager

à faire pleinement notre devoir. Alors qu'il nous parlait, quelques obus

vinrent dans notre direction en sifflant et éclatèrent près de nous. L'officier

sauta dans notre trou pour se mettre à l'abri. Je lui dis: «Moncapitaine, je n'y

vois pas clair dans cette affaire; où on est, où est le front anglais ?» Le

capitaine sortit une carte sur laquelle figurait le détail de la région et de nos

positions. Notre division était engagée sur une largeur de cinq cents mètres.

Devant nous étaient retranchés les autres régiments de la division. Notre

bataillon se trouvait dans le dernier échelon d'attaque. Nous devions dépasser

un petit bois et puis pousser en ligne directe vers le village de Cachy

 

218

Attaque de Villers-Bretonneux, fin avril 1918

24 avril, six heures trente du matin. Tout était calme; à peine quelques

coups de canon. Cesilence devenait presque insupportable. Il me semblait que

les deux parties reprenaient leur souffieet leur courage, avant de sejeter l'une

sur l'autre pour s'entre-tuer.

A sept heures précises, l'artillerie allemande ouvrit un feu roulant. D'un

seul coup, huit cents pièces se mirent à lâcher leurs salves d'acier, sans

discontinuer; pendant une heure, les canons ont tonné et crépité sans arrêt.

Au-dessus de nous, il y avait un bruit ininterrompu de siffiements d'obus. D'en

face nous venait par moments le bruit des explosions. Il était presque

impossible de se parler. Il fallait se crier dans l'oreille. Deleur côté,les Anglais

ne chômaient pas et arrosaient aussi tout le terrain avec leurs obus. L'attaque

générale devait commencer à huit heures. L'aiguille de ma montre s'approchait

lentement du moment fatidique.

Ahuit heures moins cinq,je levai la tête pour regarder le champ de bataille;

tout était désert. J'aperçus deux ou trois têtes et les points de chute des obus

anglais. A ce moment, j'entendis derrière moi le bruit sourd de moteurs

puissants. Il s'agissait de quatre chars d'assaut allemands; c'étaient les

premiers tanks allemands queje voyais. Ils étaient construits tout autrement

que les chars français ou anglais: une maisonnette d'acier pointue cachait les

chenilles motrices et tout le reste. Des mitrailleuses blindées pointaient de

partout. Deux des chars étaient armés de deux petits canons. En signe de

reconnaissance, une grande croix de fer avait été peinte sur chaque côté.

« Préparez-vous! » Le coeur battant, chacun attendait le signal de l'attaque.

« En avant, marchal» On empoigna la machine pour quitter notre coin

protecteur et on s'ébranla. Sans désemparer, le feu de l'artillerie se prolongeait,

entrecoupé maintenant par le crépitement de l'artillerie légère. L'assaut

battait son plein. Où que l'on regardait, tout grouillait de soldats

allemands qui se précipitaient vers l'avant. Les mitrailleuses d'infanterie, les

lance-mines légers et moyens, tout se mettait en mouvement. Un essaim

d'avions allemands volait tout bas au-dessus de nous, avec ses bombes, ses

grenades etses mitrailleuses pour participer au succès de l'attaque. Lorsqu'on

approcha du petit bois, quelques morts, déjà, gisaient sur la terre retournée.

Soudain, on fut couverts par une grêle d'obus et de mortiers, si bien que tout

 

 

Attaque de Villers-Bretonneux, avril 1918 219

le monde s'abrita dans les trous d'obus ou dans ceux creusés par les soldats.

Nous nous aplatissions aussi fort que possible contre terre pour éviter d'être

atteints par les éclats qui volaient tout autour et par les mottes de terre. Je

criai: «Nous ne pouvons pas rester ici", et je levai la tête pour chercher

rapidement une protection convenable.

Au même moment, une mine tomba, à près de trois mètres de moi, dans un

trou où trois fantassins étaient tapis. Les membres de leurs corps déchiquetés

furent projetés de tous côtés. Je dis à mes hommes que j'allai sauter vers

l'avant, qu'ils ne devaient pas me perdre de vue et que lorsque j'aurais trouvé

une meilleure protection je lèverais ma pelle. Ils devraient alors courir vers

moi aussi vite que possible.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Je trouvai à cinquante mètres devant nous un

grand cratère d'obus offrant une bonne protection. J'y sautai et levai ma pelle.

Mon équipe me suivit aussitôt, au pas de course.

On progressa de trou en entonnoir. J'étais en train de courir sur un champ

de trèfle quand un schrapnel explosa au-dessus de moi. Ses éclats s'écrasèrent

au sol tout autour. Comme par miracle, je suis resté indemne. Je regardai le

long de mon corps, car je croyais saigner quelque part. Au début,j'étais énervé,

mais à présent, malgré les explosions ininterrompues, je gardais mon sangfroid

et une présence d'esprit particulière que j'avais déjà connue dans les

situations les plus dangereuses. Nous longions maintenant la lisière de la

forêt, d'où les premières vagues allemandes portaient l'assaut contre les

positions anglaises qui s'étendaient en rase campagne.

Beaucoup de fantassins gisaient à terre, certains affreusement mutilés par

les tirs de l'artillerie. Beaucoup de blessés légers couraient vers l'arrière, ainsi

que des prisonniers anglais qui avaient dû se rendre aux premières vagues

d'assaut. Les Anglais durent se regrouper en un certain point, et tout ce

terrain se couvrit d'uniformes kaki. Les pauvres devaient attendre, immobiles,

sous un feu terrible. Nous étions arrivés à la première tranchée anglaise.

Il y avait là beaucoup de douilles d'infanterie. On constatait que les soldats

anglais s'étaient vaillamment battus.

Dans la tranchée, deux Anglais étaient couchés l'un sur l'autre. En haut, un

autre était dans les dernières convulsions. A quelques trois mètres de là,

derrière la tranchée, un autre criait d'une voix suppliante: «German, Fritz. »

Je levai la tête et lui fit signe de ramper dans notre direction. Il me montra son

dos et je m'aperçus qu'il avait reçu une balle à cet endroit et que, de ce fait, il

avait les deux jambes paralysées. Je l'aurais- volontiers ramené dans la

tranchée, mais je n'osais pas la quitter, car les Anglais arrosaient sans cesse

le secteur avec leurs mitrailleuses dont les balles sifflaient au-dessus de nous.

On rassembla trois sangles et je lançai le bout à l'Anglais; il s'y agrippa avec

les mains et on le tira ainsi vers le bord de la tranchée, pour le coucher ensuite

à terre. Après,je lui mis sous la nuque un sac que j'avais enlevé à un soldat tué

et lui fis boire de mon café. De douleur, et à force de perdre du sang, il

s'évanouit. Un paquet de cigarettes sortait de la poche de l'un des Anglais

 

220

morts ;je m'en saisis. Le long de la tranchée arriva un mitrailleur-tireur d'un

autre régiment. «Monsieur le sous-officier, puis-je me joindre à vos hommes

?>, Je compris à sa prononciation qu'il était alsacien et lui dis: «D'où

viens-tu?» Il répondit: «J'étais avec ma compagnie dans la première vague

d'assaut, en bordure de la forêt. Les Anglais, qui nous avaient sûrement

aperçus, ont arrosé la lisière du boiscommedes fousavec leur artillerie légère.

Toute monéquipe a été tuée. Des éclats ont mis en morceaux mon équipement,

mon bidon et ma musette», et il me montra tous ces objets, totalement

déchiquetés. Je lui dis: «Ecoute, camarade, si tu es malin, tu restes ici dans la

tranchée. » Entre-temps, la tranchée s'était complètement remplie de soldats

qui se dirigeaient vers l'avant. Quelques lieutenants faisaient un vacarme

infernal pour nous faire avancer plus loin.

Je sortis de nouveau de la tranchée, je cherchai un abri et fis signe avec la

bêche. Monéquipe suivit en courant. J'entendis l'un de mes Rhénans pousser

un cri et laisser tomber les caisses de munitions. Il avait été atteint d'une balle

à l'épaule. Il fut immédiatement pansé et se mit à courir vers l'arrière, vers la

tranchée anglaise que nous venions de quitter.

Devant nous, sur une largeur de quatre-vingts mètres, les Anglais établirent

un effroyable tir de barrage. Sur une seule ligne, les obus tombaient sans

répit pour rendre impossible l'avance des dernières vagues d'assaut; or nous

devions toujours percer le front. Je reçus de mon chef de train un tirailleur de

réserve pour remplacer le Rhénan blessé. Je remarquai alors qu'entre les

chutes d'obus, dans le tir de barrage, il y avait toujours une petite pause; le

temps qu'il fallait, sans doute, pour recharger les pièces. Mon plan se trouva

tout de suite arrêté. «Ecoutez-moi, camarades, nous allons attendre un

certain moment, dès que, devant nous, une salve aura explosé, on se précipitera

en avant, aussi vite que possible. Peut-être arriverons-nous jusqu'à la

prochaine position, au-delà du tir de barrage. » Une salve avait à peine éclaté

que nous nous précipitâmes vers l'avant, aussi vite que nous le permettait

notre matériel de combat. Déjà, les salves suivantes éclataient à quelques

mètres derrière nous. Rapidement, on s'avança plus loin pour sortir de la zone

dangereuse. De nombreux cadavres déchiquetés gisaient dans ce secteur.

Beaucoup, même morts, étaient encore lancés en tous sens et déchiquetés à

nouveau. Tout à coup des balles de mitrailleuses nous siffièrent aux oreilles;

on se précipita immédiatement à terre, abandonnant notre arme, et on se mit

à ramper vers un grand trou d'obus dans lequel se trouvaient déjà douze à

quinze hommes. Nous nous étendîmes, à plat, sur les têtes, les épaules et les

dos des soldats qui se trouvaient déjà dans le cratère si bien que ceux qui se

trouvaient tout en dessous étouffaient presque. Pourtant, nous ne pouvions

partir, car tout près, juste au-dessus de nous, siffiaient les balles de mitrailleuses.

Un obus tomba à proximité. Nous fûmes presque tous entièrement couverts

de terre. Nous étions morts de peur. Je levai la tête et vis qu'entre le nouveau

trou d'obus et le nôtre, il n'y avait plus qu'un demi-mètre de terre. Tout de

 

Attaque de Villers-Bretonneux, auril1918 221

suite, je sautai avec mes hommes dans le nouveau cratère. Lorsque le tir

d'artillerie s'apaisa un moment, nous nous mîmes à ramper vers notre engin,

pour le traîner dans le trou. Nous avons installé la mitrailleuse devant nous,

en position de tir. Notre abri fut bientôt rempli de fantassins. Il y avait aussi

le sous-officier de santé. De l'avant, un fantassin vint en courant; il était

atteint d'une balle à l'orteil. Comme nous étions serrés comme des harengs

dans notre entonnoir, le caporal Alex Knut, qui avait toujours bon coeur, dit:

«Je vais vous faire un peu de place », et il rampa vers un trou d'obus qui se

trouvait à proximité. Comme les fantassins se ramenaient toujours plus

nombreux, je dis à l'un de mes mitrailleurs: « Va regarder si ce trou est libre;

si oui, on s'y installera », Il partit en rampant et se mit à crier: « Il n'y a qu'un

mort, mon Dieu! c'est Alex.» Je le rejoignis immédiatement.

Au-dessus de l'oeil gauche, le pauvre Alex avait reçu en plein front une balle

qui était ressortie par la tempe gauche. Le malheureux n'était pas encore

mort, mais il avait complètement perdu connaissance. Nous l'avons couché

comme il fallait et je lui entourai la tête avec son paquet de pansement. Je

l'appelai par son nom, il m'entendit mais ne voyait plus rien; il commença à

râler, son souffie devint toujours plus faible, puis un frisson parcourut son

corps, il s'étira et mourut.

Vans l'un des côtés du trou d'obus, nous avons enlevé un peu de terre et nous

y avons déposé le corps avant de le recouvrir. On peut facilement deviner quels

étaient nos sentiments en faisant cela. Je pris ensuite sa baïonnette, la posai

en croix à travers l'étui de cuir et l'enfonçai sur sa pauvre tombe. Depuis le

matin, le feu des canons et des mitrailleuses faisait rage avec la même

violence. Tandis que nous enterrions le pauvre Alex, je crus entendre tout

près, malgré le vacarme, le coup sec d'un pistolet. Lorsque je revins en

rampant dans le trou d'obus où se trouvait la mitrailleuse, je vis que l'un des

Rhénans avait reçu un coup dans la main. L'un des mitrailleurs était en train

de la panser. Le blessé déclara qu'il avait voulu resserrer le conduit d'échappement

de la vapeur, devant la plaque de protection de la mitrailleuse et que

le coup était parti. Je ne le crus pas car son regard fuyant me disait qu'il s'était

lui-même tiré dans la main, pour être envoyé vers l'arrière.

Il déboucla son paquetage et son ceinturon et courut vers l'arrière aussi vite

qu'il pouvait. Il avait eu bien raison, mais pourtant il n'avait pas eu le courage

de me l'avouer. J'avais donc deux blessés et un mort dans mon équipe. Je fus

rempli d'inquiétude. Par suite des pertes énormes, l'attaque était stoppée.

Tout le monde était tapi dans les innombrables trous d'obus. La grêle d'obus

continuait de tomber sans désemparer. Le champ de bataille était noir de

fumée. Tout à coup, on vit courir des officiers et des ordonnances autour des

entonnoirs occupés. Ils criaient: «Ordre de la division, il faut poursuivre

l'attaque !» Nous étions tous terrifiés. Déjà, certains groupes couraient vers

l'avant. Notre capitaine sortit lui aussi de son trou, près de nous, et répéta

l'ordre d'avancer. Que restait-il à faire? Nous avions reçu un artilleur de

réserve. J'avançai moi aussi avec mes quatre hommes. L'artillerie anglaise

 

222

commença à tirer avec rage si bien qu'il nous fallut à nouveau nous réfugier

dans les trous.

Un caporal d'infanterie, que je connaissais bien depuis Riga, s'agenouilla en

passant près de mon abri pour allumer une cigarette. Tout à coup, il fut

précipité à terre, la tête en avant, et resta inanimé. On installa notre

mitrailleuse à coups de pelle en position de tir, seul le canon de l'arme

dépassant du sol. Après cela, on resta l'échine courbée au fond de notre trou.

Je vis alors deux fantassins qui, le visage plein d'effroi, s'en revenaient en

courant à toute allure. Je me relevai et vis que tout le terrain était couvert de

fantassins courant vers l'arrière. Je hurlai: "Que se passe-t-il ? . On me

répondit: « Les tanks! » Regardant devant moi, je vis plusieurs chars anglais.

A l'instruction, on nous avait appris que si deux balles d'acier frappaient le

même endroit d'un char, elles perceraient sa plaque frontale. L'un des chars

se dirigeait, en ligne droite, vers notre trou, en tirant sans cesse avec sa

mitrailleuse. « Camarades, c'est le moment d'essayer la munition d'acier»,

m'écriai-je. Immédiatement, l'un des fusiliers m'en passa une bande. Je

chargeai, visant au plus près, exactement au milieu de la plaque avant du

tank, et je fis passer deux cent cinquante coups. Le char continuait son

chemin; je tirai encore trois bandes de munitions, c'est-à-dire mille coups au

total, au même endroit. Sans plus de succès.

A la jumelle, je constatai que le char était tout blanc à l'endroit qui avait été

touché mais nous ne pouvions pas l'arrêter. Je criai: < Enterrez-vous complètement!

» Et on se terra tous de nouveau dans le trou, attendant que le char

vienne et nous écrase tous. C'est à ce moment que j'entendis plusieurs coups

et le ronflement du moteur. Je levai la tête et vis arriver un char allemand qui

tirait sans cesse avec ses petits canons. Je regardai en avant et vis que le char

anglais était immobilisé sur le terrain, avec plusieurs plaies béantes. Nous

étions sauvés! Le char allemand mit encore deux autres chars anglais hors de

combat, puis il entra dans les lignes anglaises et chassa avec le feu de ses

mitrailleuses près de deux cents fantassins hors de leurs trous; il ne leur resta

plus qu'à se rendre. Les bras levés, trois ou quatre hommes couraient vers

nous. Je leur fis signe de nous rejoindre. A force de courir, ils étaient hors

d'haleine et tremblaient de peur. Ils voulaient nous donner de l'argent. Il va de

soi que nous ne pouvions l'accepter.

Le char allemand fut attaqué avec une telle violence qu'il disparut souvent

dans des nuages d'explosions, puis il resta soudain immobile. Au bout de

quelques minutes, il se mit à tourner sur lui-même et passa à côté de nous, en

direction de l'arrière.

Avec une audace incroyable, les avions anglais passaient au-dessus de nous

à hauteur de maison et lançaient bombes et grenades vers les abris que nous

occupions. Je vis quatre avions tomber à pic. L'un d'eux piqua à seulement

quarante mètres de nous et son moteur s'enfonça lourdement dans le sol, sa

queue s'élevant haut dans l'air. L'aviateur, qui semblait être mort, était

attaché et pendait, le haut du corps hors de la carlingue. Immédiatement

 

Attaque de Villers-Bretonneux, auril1918 223

après la chute, l'appareil prit feu et brûla jusqu'à la carcasse. L'artilleur de

réserve Martz, un Bas-Rhinois, était en train d'observer ce qui se passait

lorsqu'une grenade à gaz explosa juste devant nous; un épais nuage de gaz

nous enveloppa immédiatement. Une seule inspiration et, déjà, Martz tomba

sans connaissance. Moi-même, je sentis le gaz remplir mon nez et pénétrer

jusque dans la gorge; je le rejetai en expirant fortement. Je retins ma

respiration, arrachai le masque à gaz de son étui avant de me le fixer sur la

figure, aussi vite que possible. Un peu de gaz devait avoir pénétré mes

poumons car je sentis une démangeaison et eus envie de vomir. J'eus de telles

brûlures dans le nez et la gorge que mes yeux débordèrent de larmes. Je

toussais, et j'avais peine à respirer. Tout cela se passa en quelques secondes.

Tout de suite, je sortis le masque à gaz de Martz évanoui et le lui posai. Puis,

à quatre pattes.je me mis à ramper vers le chef de section, sachant que le sousofficier

de santé était auprès de lui, avec l'appareil d'oxygène à pédales. On mit

l'appareil au pauvre Martz et, au bout d'un quart d'heure, il reprit ses esprits,

mais resta comme paralysé. Notre capitaine vint alors nous voir dans notre

trou. «Eh bien, Richert, toujours valide ?» Je répondis: «Oui, en ce qui me

concerne, mais Alex Knut est mort et deux hommes sont blessés. L'équipage

Hermann a eu beaucoup moins de chance, un coup direct a tué ses six hommes.

Le capitaine était surexcité car c'était le premier grand combat auquel il

participait. Auparavant, avant de venir chez nous, il était à l'état-major et

devait y retourner prochainement. Je pensai tout à coup aux cigarettes

anglaises que j'avais dans ma poche. J'en offris une à l'officier, puis aux

soldats. Ah! comme ces cigarettes anglaises sentaient bon, comparées aux

nôtres, faites d'un misérable ersatz de tabac, à base de feuilles de hêtre.

Après une demi-heure, le chef d'escadron dit: «Richert, donnez-moi encore

une cigarette, ensuite j'irai voir la section de réserve. » Après que je lui eus

donné une autre cigarette, il grimpa hors de notre nid et courut vers l'arrière.

Il était quatre heures de l'après-midi.

Le feu de l'artillerie avait un peu diminué d'intensité, mais des obus

éclataient toujours sur le champ de bataille. On respirait enfin, soulagés.

Chacun pensait: «Si seulement cet enfer pouvait cesser. »Mes soldats avaient

bu tout leur café et mouraient de soif, tandis que j'avais à peine vidé la moitié

de ma gourde. Ils me prièrent de leur en donner une gorgée. Peu à peu le soir

tomba et une nuit noire couvrit cette misère. Personnellement,je comptais sur

une contre-attaque anglaise. Je ne souhaitais qu'une chose: finir en captivité.

J'aurais la vie sauve.

Une ordonnance vint vers nous pour dire que les hommes de corvée de soupe

devaient se préparer. Mais depuis la tombée de la nuit, les Anglais exécutaient

un terrible tir de barrage à quatre cents mètres derrière nous pour

rendre impossible l'envoi de renforts et empêcher toute liaison avec l'arrière.

Comme je ne voulais désigner personne pour la corvée, je demandai qui

voulait se porter volontaire. Grand silence. Je dis: «Bon, nous mangerons

notre portion de réserve. »Chacun avait en outre un morceau de pain militaire

224 Cahiers d'un survivant

dans sa musette. Si seulement nous avions eu à boire! Ainsi, nous sommes

tous restés dans le trou. Les quelques fantassins qui, dispersés, étaient encore

devant nous dans les trous d'obus devaient à présent revenir pour prendre

position sur la ligne où nous nous trouvions pour former de nouveau un front

continu. L'autre mitrailleuse se retrancha à trois mètres à côté de nous. Le

chef de section, l'adjudant Martin Bar, se trouvait quelques mètres derrière

nous, dans un trou.

Sans cesse, les obus anglais passaient en sifflant furieusement et éclataient

dans la ligne de barrage. Je m'endormis dans notre coin. Un homme devait

veiller tout le temps et observer l'avant. Soudain, je fus réveillé par une grêle

crépitante d'obus. «Tiens, c'est le tir de préparation de la contre-attaque..

Nous avons eu en définitive pas mal de chance, car quelques obus seulement

éclatèrent dans nos parages. Ils sifflaient juste au-dessus de nos têtes pour

tomber un peu plus loin derrière. Au-dessus de nous, d'innombrables balles de

mitrailleuses crépitaient, si bien que personne n'osait lever la tête pour

regarder ce qui se passait. Lorsque le feu des mitrailleuses diminua d'intensité,

je tirai une fusée éclairante et me mis à l'affût, pour voir le terrain devant

moi. J'avais l'impression qu'en différents endroits quelque chose bougeait et je

tirai une deuxième fusée.

Aumême moment, j'entendis des cris à gauche et à droite: «Ils arrivent, ils

arrivent! » En effet, le terrain était tout grouillant d'Anglais. Les premiers

étaient peut-être à cent cinquante mètres de nous. Courbés craintivement, ils

sautaient d'entonnoir en entonnoir. «Que dois-je faire, tirer ?» Si je règle

exactement le tir … au moins trente, quarante, cinquante de ces pauvres types

seront atteints. Je pris rapidement la décision de ne pas tirer et de me rendre

à leur approche. Je sautai vers la mitrailleuse, l'armai d'une bande de

projectiles, appuyai sur le ressort puis, de la main gauche, pris une pincée de

terre, lajetai sur le mécanisme et enfin j'appuyai. La cartouche qui se trouvait

dans le canon partit, et ce fut tout. Le système était enrayé par ce peu de terre.

«Qu'allons-nous faire s'ils arrivent?. demandèrent anxieusement les mitrailleurs.

«Mettez les mains en l'air lorsqu'ils seront là. Mais sortez vos

pistolets. S'ils veulent nous massacrer, nous nous défendrons avec les pistolets,

aussi longtemps que nous le pourrons.. Sur ce, on défit nos ceinturons

pour les jeter derrière nous dans un trou.

L'adjudant Bar arriva en rampant «Richert, Nicki, mon vieux, pourquoi tu

tires pas ?» Je lui répondis: «Enrayé! Nous avons détaché nos ceinturons.»

«C'est sans doute ce qu'il y a de mieux à faire. »Il déboucla lui aussi et jeta son

ceinturon sur les nôtres. La nuit était illuminée comme de jour par des

centaines de fusées éclairantes. Beaucoup de fusées rouges montaient tout

droit en l'air pour demander un tir de barrage de l'artillerie allemande.

Beaucoup de mitrailleuses légères et lourdes et des fantassins avaient commencé

à se défendre. A présent, les obus allemands sifflaient au-dessus de

nous et tombaient en masse sur les Anglais. Ils commençaient à subir de

lourdes pertes et se cachèrent dans les trous d'obus; nous fûmes obligés de

 

 

Attaque de Villers-Bretonneux, avril 1918 225

remettre nos ceinturons. A ce moment, je fus furieux contre ces Anglais qui

n'avaient pas réussi à nous mettre le grappin dessus.

Malgré ]'obscurité, je nettoyai la mitrailleuse pour que personne ne puisse

s'apercevoir qu'il s'y trouvait un peu de terre. J'armai la pièce et, de rage, y fis

passer une bande de munitions. Ensuite, on s'endormit dans notre abri

mouillé, jusqu'à l'aube.

Au lever du jour, les Anglais recommencèrent à tirer comme des fous. Cela

dura près d'une heure. Après, tout redevint assez tranquille. Une belle

journée de printemps s'annonçait. Le soleil rayonnait, lumineux: et clair. Quel

contraste! La nature s'éveillait à présent à une vie nouvelle et ces pauvres

hommes, rendus fous furieux, se massacraient mutuellement et pourtant tous

avaient tellement envie de vivre. Mais des millions d'hommes devaient obéir

et se plier à la volonté obstinée de quelques grands. On ne pouvait rien y

changer. Si on refusait d'obéir, on était tout simplement fusillé. Si on obéissait,

on risquait aussi d'être tué, mais avec une chance de s'en sortir. Alors, il

fallait obéir à contrecoeur.

Vers dix heures du matin, un homme vint vers nous en rampant pour faire

savoir que le capitaine venait d'être retrouvé gravement blessé. Il était couché

depuis la veille, seul et abandonné dans les roseaux d'un canal d'écoulement.

Celui qui se déclarerait volontaire pour le ramener serait nommé au grade

supérieur et décoré de la croix de fer. Parmi les hommes de ma mitrailleuse,

le pointeur Lang se présenta et, de l'autre mitrailleuse, le caporal Beek, un

Lorrain. Lang dit: « Sije m'en tire, en tout cas,je ne reviendrai pas.» « Cela va

de soi », lui dis-je. Ils partirent tous deux en rampant. Le capitaine avait

sûrement été blessé lorsqu'il nous avait quittés pour rejoindre la section de

réserve.

Vers midi, la soif se mit à nous tourmenter. J'avais bu une partie de mon café

et distribué le reste à mes mitrailleurs. Nous avons aperçu non loin de nous un

imposant trou d'obus. Un des nôtres se mit à ramper dans cette direction,

muni d'une casserole, et trouva, comme il l'avait justement présumé, un peu

d'eau amassée dans le fond. Il disparut dans le trou, pour reparaître tout de

suite avec sa casserole et nous rejoindre. Mais quel jus il nous rapporta là!

Une véritable bouillasse … On mit un mouchoir sur une autre casserole pour

y faire passer l'eau et la purifier un peu. Puis chacun savoura quelques

gorgées de cette boisson dégoûtante.

Je me mis ensuite à observer le secteur, protégé par la mitrailleuse bien

retranchée. Tout autour de moi, la terre profondément bouleversée et les trous

d'obus. Partout gisaient les cadavres des soldats morts. Devant nous, l'avion

brûlé et, un peu plus loin, le char anglais criblé de balles; à un kilomètre de

distance, le village détruit de Cachy que nous aurions dû occuper la veille ainsi

que sa bordure est. Ainsi notre attaque avait-elle échoué, bien que nous ayons

pris huit cents mètres aux Anglais et que, comme on nous le disait, nous ayons

fait deux mille prisonniers. J'étais à présent persuadé qu'il n'y avait plus

grand-chose à ébranler sur le front anglo-franco-américain. Sur notre droite

 

 

 

226

à deux kilomètres, le village de Villers-Bretonneux n'était plus qu'un amas de

ruines. Avec mes jumelles,je scrutai le front anglais dans toutes les directions.

Je ne vis pas le moindre signe de vie, si ce n'était les nuages de fumée des obus

de l'artillerie allemande qui s'élevaient dans le ciel. Au-dessus de nous se

déroulait un violent combat aérien, auquel participaient plus de trente avions.

Trois d'entre eux s'écrasèrent, deux en flammes tandis que le troisième

descendit en flèche.

Nous fûmes interpellés par les hommes de l'autre mitrailleuse: ils voulaient

savoir s'il nous restait quelque chose à boire. Ils étaient sur le point de mourir

de soif. Un de mes hommes répondit qu'un peu d'eau s'était peut-être de

nouveau amassé dans le grand trou d'obus, là où nous en avions déjà cherché.

Le tireur Schroback, un jeune Berlinois effronté, rampa dans cette direction

et disparut dans l'entonnoir; il reparut bientôt avec une marmite pleine d'eau

et voulut rejoindre ses camarades en quelques bonds. A cet instant, un obus

sima au-dessus de nous et éclata à peine deux mètres derrière. Effrayés, nous

nous aplatîmes le plus possible. Puis,je levai la tête et vis Schrobackinanimé,

à deux mètres au-delà du nouveau trou d'obus. Comme je ne savais pas s'il

était mort ou tout simplement évanoui, je rampai vers lui pour vérifier. Mais

tout secours était vain, Schroback avait reçu plusieurs éclats d'obus dans le

ventre et ses intestins en sortaient; il était mort. D'une façon inattendue,

notre artillerie entreprit un tir de barrage entre les deux lignes. Un véritable

mur d'obus, de fumée et de mottes de terre volant en tous sens nous sépara des

Anglais. Peu à peu, la force du feu faiblit. Vers quatre heures de l'après-midi,

un obus allemand tiré trop court éclata soudain trois mètres à peine à côté de

nous. Bientôt vint un deuxième qui éclata exactement à côté du trou où se

trouvait l'autre mitrailleuse et recouvrit presque tous ses servants de terre.

Un autre obus explosa et puis un autre encore. Je dis à mes hommes:« Mettez

votre sac, prenez le masque à gaz et le casque lourd, on va ramper vers

l'arrière: je ne veux pas être tué par nos propres canons!- On se mit en

mouvement en rampant. Comme les obus pleuvaient de plus en plus fort, nous

avons dû reculer de près de deux cents mètres. Pour finir, on s'est tapis dans

un trou, tandis que notre mitrailleuse était restée devant. Entre-temps, tous

les soldats des avant-postes étaient revenus en rampant sans que les Anglais

ne remarquent rien.

Cependant, le fait d'avoir abandonné notre mitrailleuse me mettait mal à

l'aise. Je dis au caporal qui m'avait été affecté pendant la nuit: «Tu viens

chercher l'engin avec moi, Fritz ?». Pourquoi pas », me répondit-il. Nous nous

étions mis une sangle à la ceinture et étions sur le point de sortir de notre abri

lorsque l'adjoint de la compagnie, le lieutenant Knapp, vint à passer près de

nous en rampant et nous demanda où on allait ainsi. Je lui dis que nous

voulions rechercher notre mitrailleuse que nous avions laissée à l'avant du

fait du bombardement par notre propre artillerie. Il nous recommanda d'être

prudents. Puis on rampa vers les lignes. Ce n'était pas une mince affaire que

de se déplacer sur cette terre cent fois retournée. Nous devions éviter quantité

 

 

 

 

 

Attaque de Villers-Bretonneux, avril 1918 227

de cadavres de soldats morts pour une cause perdue. Nous arrivâmes enfin

près de notre engin. D'abord on se reposa dans le trou, puis on le renversa hors

du trou. Je fixai deux caisses de munitions sur le traîneau, on attacha les

sangles pour traîner ce fardeau, tout cela en rampant. Fatigués et couverts de

poussière, on revint enfin auprès des nôtres. Le lieutenant Knapp vint de

nouveau à côté de nous et vit que nous avions récupéré notre mitrailleuse. Il

nota mon nom, mit une croix à côté et dit que j'allais recevoir la croix de fer de

première classe.

La nuit tomba lentement, puis il fit nuit noire. J'espérais que nous serions

relevés durant la nuit. Mais les heures passèrent et il n'en fut rien. Les Anglais

effectuaient de nouveau un formidable tir de barrage derrière nous. Ils semblaient

ne pas être à court de munitions. Il se mit à pleuvoir, d'abord doucement

puis de plus en plus fort. Il ne me paraissait pas indiqué de mettre mon

manteau car, au cas où nous aurions à nous replier, il me gênerait. Peu à peu,

on fut trempés jusqu'aux os et une boue gluante se forma dans notre trou. On

grelottait mais on n'osait pas courir pour se réchauffer car des obus éclataient

de temps en temps et les Anglais arrosaient régulièrement le terrain à la

mitrailleuse. Il fallait toujours qu'un homme de l'équipe ouvre l'oeil.

Soudain, le soldat de garde me réveilla: « La relève arrive.. Je me levai

immédiatement: « Dieu soit loué … » Cependant, l'idée du retour à découvert

en devant couper le tir de barrage anglais derrière nous n'était pas pour me

rassurer. La relève nous poussa à faire vite, car elle voulait occuper notre abri.

Je donnai l'ordre de laisser sur place les caisses de munitions avec le traîneau

et d'emmener seulement la mitrailleuse qui serait portée à tour de rôle. Mes

hommes se montrèrent très réjouis car ils n'avaient pas à traîner le matériel

lourd.

Comme il faisait assez sombre et qu'il pleuvait sans arrêt, on trébuchait

souvent sur des trous d'obus. On restait ensemble, en s'interpellant les uns les

autres. Partout, des ombres passaient furtivement, car les débris de toute la

division étaient en train de refluer vers l'arrière. Soudain, j'entendis loin

devant nous une voix gémissante : « Camarades, ramenez-moi avec vous, pour

l'amour de Dieu, j'ai une femme et trois enfants en bas âge. » Le pauvre blessé

qui était étendu là, sans secours, avait sans doute vu les soldats refluer. Je dis

à mes hommes: « Celui-là, on va I'emrnener.» Comme je n'entendais plus rien,

je criai: « Où est donc le blessé ?» « Ici.» Je me penchai avec un autre soldat

pour le relever. Au même moment, quatre gros calibres anglais tombèrent

juste à côté de nous, si bien que la pression du souffle et la peur nous firent

nous jeter contre terre. Nous avons couru aussi vite que possible à travers les

mottes de terre qui nous tombaient dessus en bourdonnant, pour sortir de

cette zone dangereuse. Nous avions abandonné le pauvre blessé.

Nous étions dispersés, un seul des hommes était avec moi. En nous appelant

les uns les autres, on se retrouva au complet. On entendit juste à côté de nous:

« z- compagnie de mitrailleurs, rassemblement ici !» C'était la voix du lieutenant

Strohmayer; on prit sa direction. Le lieutenant, qui était moralement à

 

 

 

228

plat, donna ordre, lorsque les restes de la compagnie furent rassemblés, de

marcher parallèlement au front, au lieu de reculer. Je dis: «Mon lieutenant,

l'incendie que nous voyons d'ici, c'est le village de Marcelcave et c'est là que

nous devons aller? »Le lieutenant, qui ne savait plus où donner de la tête, dit:

« Ah ? faites ce que vous voulez. » L'instant d'après, tout le monde se trouva à

terre; quatre obus lourds étaient tombés, tout près de nous. Je me mis à crier:

« Personne n'est blessé ?» « Non »,me fit-on. «La compagnie obéit au commandement

du sous-officier Richert, criai-je, tout le monde se dirige vers l'arrière,

le plus vite possible, en direction de l'incendie. »

Le lieutenant Strohmayer marchait pesamment derrière moi, comme un

homme ivre. Bien que de nombreux obus éclataient encore à proximité, nous

sommes tous arrivés sains et saufs à l'arrière. On ne pouvait avancer que

lentement sur ce terrain détrempé par la pluie tant la boue gluante nous

collait aux bottes. Nous atteignîmes enfin la route conduisant à Marcelcave.

J'entendis appeler dans le bas-côté de la chaussée: « Fritz! Fritz !- et

quelques mots encore que je ne saisis pas. Je compris tout de suite qu'un

Anglais blessé devait être couché là. Je dis «Tommy» et descendis dans le

fossé. J'avais deviné juste ; il y avait là un Anglais, lajambe bandée, qui s'était

apparemment traîné jusqu'ici et ne pouvait aller plus loin par fatigue et

faiblesse. Je dis à l'un de mes hommes de porter mon sac, fis signe à l'Anglais

de grimper sur mon dos et m'agenouillai devant lui. Le tommy comprit tout de

suite, me grimpa sur le dos et accrocha ses bras autour de mon cou, tandis que

je tenais ses genoux. L'Anglais était un garçon frêle, pesant à peine cinquante

kilos. Malgré cela,je transpirai bientôt sous son poids. J'entendis derrière moi

le bruit d'une voiture. Lorsqu'elle nous eut rejoint, je couchai l'Anglais par

terre, saisis les rênes du cheval pour l'arrêter. « Qu'est-ce qui se passe ?«

demandèrent les deux infirmiers assis sur le siège. «J'ai avec moi un blessé

que vous pouvez emmener. » Ils répondirent qu'ils n'avaient plus de place et

que la voiture était déjà surchargée. Je dis que le blessé n'avait qu'une balle

dans lajambe et qu'il pouvait s'asseoir sur le siège de devant. Je pris l'Anglais

et le mis sur la voiture; les infirmiers commencèrent à s'occuper de lui. Ce

n'est qu'alors qu'ils virent qu'il s'agissait d'un Anglais.

Je me mis à courir après la compagnie que je rejoignis bientôt. Comme nous

approchions de Marcelcave, de nombreux obus anglais volèrent au-dessus de

nous pour éclater soit dans le village, soit juste en bordure de l'agglomération.

Je criai: « Deuxième compagnie de mitrailleurs, halte! Nous devons contourner

le village, par la droite, pour éviter les obus.» On passa de nouveau à

travers les labours trempés de pluie. On s'approcha d'une forêt déchiquetée

par la mitraille. Soudain, on entendit devant nous une détonation si violente

que presque tous se jetèrent d'instinct par terre. Une batterie lourde allemande

camouflée dans la forêt venait de tirer une salve. C'était elle qui avait causé

ce vacarme.

Au-delà du village, on atteignit la route qui menait plus loin vers l'arrière et

qui se trouvait toujours à portée de canon des Anglais. Nous hâtions le pas

 

Attaque de Villers-Bretonneux, avril 1918 229

pour nous mettre enfin en sécurité. On passa par un village dans lequel la

plupart des maisons étaient indemnes. Puis, on passa par un coin de forêt où

campait l'adjudant de compagnie, les conducteurs et les chevaux. Là, on nous

servit du café chaud, quelque chose à manger, du schnaps et des cigarettes.

Nous étions vraiment dans un sale état, tout couverts de boue, mouillés des

pieds à la tête. L'adjudant nous dit: « Vous semblez en avoir vu de toutes les

couleurs. J'ai déjà entendu dire que le chef d'escadron n'a pas survécu.»

Chaque chef de pièce dut indiquer ses pertes en hommes. On étendit nos toiles

de tentes au soleil, on enleva nos vareuses trempées pour nous couvrir de nos

capotes et on s'étendit pour dormir aussitôt. Aucours des dernières quarantehuit

heures, nous n'avions que très peu dormi, et l'énervement nous avait

complètement épuisés.

Au cours de l'après-midi, deux obus anglais de très gros calibre tombèrent

soudain devant nous, à la lisière du bois. «Bon Dieu, même ici on n'est pas

fichu d'avoir la paix?. Ils furent suivis par deux autres, juste après. Cette foisci,

les obus éclatèrent à seulement cent mètres de nous. «Les gars, prenez

votre casque lourd et vos masques à gaz, on est juste dans la ligne de tir. On

va vite se déplacer vers la droite.» Et nous quittâmes notre position en

courant. Un obus tomba sur les véhicules. Une voiture d'artillerie fut totalement

mise en miettes, ainsi que deux chevaux et le fantassin qui gardait les

bêtes au pâturage. Puis vint une longue accalmie et on en profita pour

rejoindre la compagnie; mais on était sans cesse sur le qui-vive, car d'autres

obus pouvaient à tout moment nous tomber dessus.

Les soldats écorchèrent les deux chevaux tués; la viande fut coupéeet on en

fit du hachis qui, mélangé à du sel, fut aussitôt dévoré par tout le monde.

Vers le soir, je vis l'agent de liaison, un Bas-Rhinois, venir vers nous à

travers la forêt. Comme il me connaissait bien, il me fit signe et me dit : «Tu

ne le croiras pas, mais ce soir vous devrez occuper la position de réserve

avant.. «Quoi? lui dis-je. Mais nous ne sommes revenus que ce matin!.

«C'est vrai, dit l'agent de liaison, mais voici l'ordre, regarde}. Il m'est

impossible d'exprimer l'horreur que me causa l'idée de retourner en première

ligne. Les lignes de réserve étaient les plus exposées aux tirs d'artillerie. Je me

rendis chez l'adjudant Bar et le sous-officierPeters et leur racontai cequi nous

attendait. Tous deux en furent commepétrifiés d'effroi.On essaya d'imaginer

un moyen de s'en tirer. Il n'était pas possible de fuir, mais nous ne voulions pas

non plus obéir.

Je vis par hasard, près de la roulante, un seau à moitié rempli de schnaps

misérable. Je leur dis immédiatement: «J'ai la solution !» Je cherchai ma

gamelle et la plongeai en douce dans le seau à schnaps. J'en avais presque

deux litres dans le récipient. On alla dans les broussailles où on s'enivra, à

contrecoeur, mais tant et si bien que bientôt on ne put plus tenir debout. On se

dirigea en titubant vers la compagnie où on se coucha par terre. La compagnie

fut rassemblée et l'adjudant donna lecture de l'ordre. En nous voyant couchés

tous les trois, il comprit tout de suite de quoi il retournait, mais ne dit pas

 

 

 

 

230

grand-chose. Cependant, le lieutenant Strohmayer, qui avait repris le commandement

de la compagnie, n'en finit pas de nous couvrir d'injures.

A ce moment le sous-officier Peters se leva, s'empara d'une grande pelle et,

en chancelant, se dirigea vers le lieutenant. Levant la pelle, il cria: « Si

monsieur Strohmayer donne de nouveau un ordre aussi stupide que l'autre

nuit, je lui fracasse le crâne.» Le lieutenant tira son pistolet, mais Peters

trébucha, tomba et resta couché.

Tandis que la compagnie se mettait en marche, ses trois héros étaient dans

la forêt en train de dormir.

Le lendemain, nous nous sommes levés la tête lourde. L'adjudant de la

compagnie nous fit remarquer que ce n'était quand même pas très bien de

notre part. Je lui répondis: «C'était trop nous demander», et il nous donna

complètement raison.

La compagnie revint de l'avant, elle n'avait à déplorer qu'un mort et trois

blessés; elle avait eu de la chance.

On resta toute la journée et jusqu'à la nuit dans la forêt. On nous dit que

nous allions à Harbonnières en cantonnement. Je dis à mon caporal: «Toi,

Fritz, tu prends le commandement de la mitrailleuse. Je vais vers l'avant.

Peut-être que je vais trouver là-bas quelque chose à manger ou un bon logis. »

Je partis donc en compagnie des sous-officiers Peters et Schultz.

Il faisait noir comme dans un four et on dut souvent demander notre chemin

à des soldats qui passaient par là. On arriva enfin à Harbonnières. Tout était

bourré, car les débris de notre division étaient cantonnés là, en plus d'une

division qui venait d'arriver de Russie. Enfin, on trouva une cuisine vide.

J'entendis parler dans la pièce: c'était des chauffeurs de la colonne des

camions. Je leur demandai s'ils avaient quelque chose à manger pour moi et

mes deux camarades. Ils me répondirent grossièrement. On échangea des

mots, je les traitai de vieux cochons de planqués et on faillit en venir aux

mains. Cependant mon pistolet et l'arrivée des deux autres sous-officiers leur

imposèrent la prudence.

Mais où dormir maintenant? Le revêtement de briques de la cuisine ne

faisait pas notre affaire; on s'empara du vieux buffet, on le renversa, le vida

de ses étagères, et on se coucha dedans. Notre «lit» était bien étroit et il fallait

s'y tenir de côté. Comme nous avions dormi un moment, j'éprouvai un besoin

pressant. Je pris une lampe de poche et sortis par la petite porte. Je vis là un

petit bâtiment qui ressemblait à une buanderie d'où il me semblait entendre

un ronflement sonore. Je m'approchai doucement de la porte vitrée, et

appuyai sur la poignée. La porte était fermée à clé. Je vis qu'un coin de la vitre

était cassé et, avec la lampe de poche, j'inspectai l'intérieur. Je bondis presque

de joie. Sur une table, juste en face de la porte, il y avait un beau tas de pains,

à côté de boîtes de trois quart de kilo de saucisse de foie, sans compter les

boîtes de cigares et de cigarettes. C'était évidemment le ravitaillement du

groupe de camionneurs. J'allai doucement vers mes camarades et les réveillai:

«Il faut qu'on déménage », leur dis-je. «T'és fou ou quoi?» me répondi

 

 

 

grand-chose. Cependant, le lieutenant Strohmayer, qui avait repris le commandement

de la compagnie, n'en finit pas de nous couvrir d'injures.

A ce moment le sous-officier Peters se leva, s'empara d'une grande pelle et,

en chancelant, se dirigea vers le lieutenant. Levant la pelle, il cria: « Si

monsieur Strohmayer donne de nouveau un ordre aussi stupide que l'autre

nuit, je lui fracasse le crâne.» Le lieutenant tira son pistolet, mais Peters

trébucha, tomba et resta couché.

Tandis que la compagnie se mettait en marche, ses trois héros étaient dans

la forêt en train de dormir.

Le lendemain, nous nous sommes levés la tête lourde. L'adjudant de la

compagnie nous fit remarquer que ce n'était quand même pas très bien de

notre part. Je lui répondis: «C'était trop nous demander», et il nous donna

complètement raison.

La compagnie revint de l'avant, elle n'avait à déplorer qu'un mort et trois

blessés; elle avait eu de la chance.

On resta toute la journée et jusqu'à la nuit dans la forêt. On nous dit que

nous allions à Harbonnières en cantonnement. Je dis à mon caporal: «Toi,

Fritz, tu prends le commandement de la mitrailleuse. Je vais vers l'avant.

Peut-être que je vais trouver là-bas quelque chose à manger ou un bon logis. »

Je partis donc en compagnie des sous-officiers Peters et Schultz.

Il faisait noir comme dans un four et on dut souvent demander notre chemin

à des soldats qui passaient par là. On arriva enfin à Harbonnières. Tout était

bourré, car les débris de notre division étaient cantonnés là, en plus d'une

division qui venait d'arriver de Russie. Enfin, on trouva une cuisine vide.

J'entendis parler dans la pièce: c'était des chauffeurs de la colonne des

camions. Je leur demandai s'ils avaient quelque chose à manger pour moi et

mes deux camarades. Ils me répondirent grossièrement. On échangea des

mots, je les traitai de vieux cochons de planqués et on faillit en venir aux

mains. Cependant mon pistolet et l'arrivée des deux autres sous-officiers leur

imposèrent la prudence.

Mais où dormir maintenant? Le revêtement de briques de la cuisine ne

faisait pas notre affaire; on s'empara du vieux buffet, on le renversa, le vida

de ses étagères, et on se coucha dedans. Notre «lit» était bien étroit et il fallait

s'y tenir de côté. Comme nous avions dormi un moment, j'éprouvai un besoin

pressant. Je pris une lampe de poche et sortis par la petite porte. Je vis là un

petit bâtiment qui ressemblait à une buanderie d'où il me semblait entendre

un ronflement sonore. Je m'approchai doucement de la porte vitrée, et

appuyai sur la poignée. La porte était fermée à clé. Je vis qu'un coin de la vitre

était cassé et, avec la lampe de poche, j'inspectai l'intérieur. Je bondis presque

de joie. Sur une table, juste en face de la porte, il y avait un beau tas de pains,

à côté de boîtes de trois quart de kilo de saucisse de foie, sans compter les

boîtes de cigares et de cigarettes. C'était évidemment le ravitaillement du

groupe de camionneurs. J'allai doucement vers mes camarades et les réveillai:

«Il faut qu'on déménage », leur dis-je. «T'és fou ou quoi?» me répondi

 

 

 

232

revenus. Les autres, morts ou blessés. Ma compagnie avait eu beaucoup de

chance, car plus de la moitié s'en était tirée sans dommage.

Le lendemain, le régiment fut réuni pour l'appel. Les restes du 332e devaient

se rassembler sur un pré, à côté de la petite ville. Puis, le général de division

arriva, à cheval: c'était le général von Adams, un homme au visage désagréable,

unanimement haï à cause de son manque de scrupules et de sa brutalité:

«Garde à vous, regardez à droite! » Tout le monde devait regarder ce bonhomme.

«Bonjour, les enfants}. dit-il pour nous saluer. Je pensai: «Maudit

massacreur, tu oses nous appeler tes enfants, alors que beaucoup sont morts

inutilement sous tes ordres et à cause de ta brutalité de gredin stipendié.»

Suivit une allocution toute ruisselante de nationalisme, de militarisme, de

mort héroïque. «Même si nous n'avons pas atteint le but de notre offensive,

nous avons montré aux Britanniques ce que le courage et l'enthousiasme

allemands pouvaient faire." En réalité, il n'y avait jamais trace de courage. La

peur de la mort dépasse tous les autres sentiments et seul l'effroyable

contrainte pousse le soldat en avant.

A l'appel, on distribua des décorations. Près de soixante hommes du

régiment furent décorés de la croix de fer de deuxième classe. Deux croix de fer

de première classe furent décernées, naturellement à des officiers. A leurs

appointements élevés correspondaient bien sûr des décorations équivalentes.

Après, on eut tous le droit de rentrer dans notre hangar.

Pendant la nuit, j'entendis le vrombissement de plusieurs avions anglais

au-dessus de la petite ville. Je le reconnaissais au son chantant des moteurs.

A chaque instant, on attendait le siffiement et l'éclatement des bombes. Se

sauver n'avait aucun sens, le mieux était de rester couché sur place. Si on

attrapait un coup au but, c'était fini pour nous. Si la bombe ne nous tombait

pas dessus, tant mieux.

Soudain le mugissement et le siffiement des bombes. Tout le monde rentra

la tête dans les épaules. Puis cela fit crach, crach, crach, Heureusement elles

ne tombèrent pas tout près de nous. Le lendemain matin, on apprit que

plusieurs hommes et des chevaux avaient été tués.

Harbonnières, à près de quinze kilomètres derrière le front, avait été

jusqu'à ce jour préservé des tirs d'artillerie. Mais soudain, le 30 avril, deux

obus de gros calibre arrivèrent en siffiant et explosèrent avec un bruit

effroyable, en plein milieu de la petite ville. Tout le monde fut immédiatement

pris de panique. Et tout de suite arrivèrent deux autres monstres qui ajoutèrent

encore au désordre. «Préparez-vous à partir! » Rapidement, on chargea

nos affaires. Les chevaux furent attelés et on s'en alla plus loin vers l'arrière.

Les rues grouillaient de soldats, d'officiers et de voitures. Tout le monde

voulait se mettre à l'abri, aussi vite que possible. Les obus tombaient sans

cesse, détruisant complètement des maisons ou creusant d'énormes trous

dans les jardins. Enfin, on laissa la localité et le danger derrière nous. Sur la

route qui nous conduisait vers l'arrière, c'était une véritable migration. Puis

la deuxième compagnie reçut l'ordre de se rendre à Framerville. Ce village se

 

 

 

 

Attaque de Villers-Bretonneux, avril 1918 233

trouve cinq kilomètres derrière Harbonnières. Depuis la bataille de la Somme,

il était à moitié détruit car situé en bordure de la région dans laquelle les

combats avaient fait rage. De Framerville à La Fère, sur une distance de

soixante kilomètres, pas une seule maison debout. Tout avait été détruit par

les bombes ou dynamité par les Allemands lors de leur retraite de 1917.

Notre compagnie prit ses quartiers au château de Framerville. En fait, ce

château était à moitié détruit et n'avait ni portes ni fenêtres; par temps de

pluie, nous étions obligés de monter nos tentes dans les chambres. Le village

se remplit peu à peu de soldats. Les Anglais, qui semblaient le savoir,

envoyaient presque chaque nuit leurs escadrilles d'avions nous arroser de

bombes. On pouvait à peine dormir tranquille. Notre division organisa une

fete sportive pour stimuler les soldats et leur remonter le moral. Tout homme

qui croyait pouvoir réaliser une performance pouvait se faire inscrire. Je me

présentai pour le lancer de grenade à main, pour le saut en longueur avec

tremplin et pour le parcours du combattant.

Notre fête commença à neuf heures. Le terrain de sport était en fait bien

camouflé par une petite forêt; ainsi, les ballons-sondes anglais ne pouvaient

pas apercevoir ce rassemblement de masse. Une escadrille allemande croisait

en permanence au-dessus du terrain pour écarter toute tentative d'attaque

aérienne anglaise. Très nombreux étaient ceux à s'être inscrits à la course

d'obstacles. On partit quatre par quatre, le temps de chacun étant chronométré.

Je partis dans le 4"groupe. Commej'avais déjà essayé, la veille au soir, la

façon la plus rapide de passer les obstacles, je me retrouvai très vite loin

devant. Je filai comme le vent vers l'arrivée où je préservai deux petites

longueurs d'avance. J'étais épuisé et dus m'allonger par terre pour récupérer.

Puis vint le saut en longueur, puis le saut en hauteur. Ensuite, on passa au

lancer de grenades. La cible,en fait un épouvantail revêtu d'un vieil uniforme,

était à quarante cinq mètres. Evidemment, on ne lançait pas de vraies

grenades, mais des grenades d'exercice.Je réussis à lancer la mienne tout près

du but et espérais bien remporter l'un des prix. Puis il y eut une course en sac

où on crut mourir de rire. Puis vint encore un concours d'escalade de mât de

cocagne. Enfin, on mit côte à côte deux, puis trois, puis quatre chevaux pardessus

lesquels il fallait sauter. Seuls les meilleurs gymnastes participèrent

à ce dernier exercice.Tout ça était passionnant et on en oubliait presque qu'on

se trouvait en pleine guerre. On arriva à la remise des prix. Je reçus le 6e prix

du parcours du combattant, une bouteille de cognac.Au lancer de grenades, le

8e prix, un bel étui garni de bons cigares. Le terrain dejeux se vida peu à peu,

et tous rejoignirent leurs quartiers. En chemin, le grondement lointain des

feux roulants nous rappela que la guerre continuait.

Il y avait à Framerville environ cent prisonniers français et anglais qui

devaient faire toutes sortes de travaux. Les Français ne pouvaient pas

supporter les Anglais et mettaient sur leur dos le fait que la guerre ne soit pas

encore finie. Je donnais souvent des cigarettes aux Français, qui me remerciaient

beaucoup. Peu de temps après, on fut informés qu'on recevrait tant et

 

 

 

 

 

234

tant d'argent par kilo de plomb, cuivre, zinc, fer-blanc, etc., amené à un point

de collecte dans le village. Le saccage qui suivit est indescriptible. Toutes !PH

poignées de porte, de fenêtre furent démontées, les ustensiles de cuisine on

cuivre confisqués, des toits entiers démontés et transportés pièce par pièce.

Certains soldats reçurent plus de cent marks pour leur vol. ils s'attaquèrent.

finalement aux cloches de l'église. Il y avait un certain nombre de spécialistes

du démontage des cloches d'églises en territoire occupé. Je dis au lieutenant

Strohmayer que je trouvais inadmissible de s'attaquer aux cloches.« Qu'est-ce

que vous voulez, tous les moyens sont bons pour défendre une juste cause! ••

C'était l'excuse typique.

Des renforts nous furent envoyés d'Allemagne au bout de douze jours de

séjour à Framerville. La rumeur disait que nous allions rejoindre le front le

lendemain. On avait peur. Juste à côté du village, il y avait un aérodrome où

étaient stationnés quatorze avions. Ils étaient employés à combattre les

avions anglais ou, la nuit, bombarder les positions ennemies. Cet après-midilà,

je me rendis avec le soldat Fritz Kessler au mess des aviateurs pour acheter

des cigarettes que je comptais fumer au front. En marchant, on vit deux gros

schrapnels exploser haut dans le ciel. Il nous semblait que l'artillerie n'avait

encore jamais tiré aussi loin derrière le front. «Fritz, fais attention, ça va

claquer 1>. «Ça m'étonnerait pas, répondit-il, mais de toute façon, dès qu'on

sera au front on en verra d'autres! », On acheta nos cigarettes et on repartit

tranquillement vers la compagnie. C'était un jour de mai magnifique, l'air

était clair, chaud et épicé. Quel plaisir de vivre!

«Tu te rends compte comme on pourrait être heureux, me dit Fritz, et au

lieu de ça on se tue les uns les autres comme des imbéciles. » On se jeta aussitôt

sur le sol, après avoir entendu le bourdonnement de deux obus de gros calibre

et, juste après, leur terrible explosion. Un des obus éclata en plein milieu des

avions, si bien que leurs débris se mirent à voler dans tous les sens. L'autre

avait explosé dans la cour d'une maison où était stationnée la musique d'un

régiment d'artillerie. Comme on l'apprit par la suite, il y eut plusieurs tués et

blessés. Tout le monde quitta le village à toutes jambes. On rejoignit notre

compagnie au pas de course. Les chevaux étaient déjà attelés. On laissa le

village derrière nous. On y entendait les explosions retentissantes des obus de

gros calibre. On attendit la venue du soir dans un chemin creux.

Puis on reprit la direction du front. On avança sur une très bonne et très

large route qui conduisait à Amiens et qui s'appelait la voie romaine. Lorsqu'il

commença à faire sombre, je pus voir au loin, devant nous, les lueurs des

schrapnels. Là aussi, il y avait donc du grabuge. On arriva sans dommage au

village de Warfusée-Abancourt où nous descendîmes les mitrailleuses et le

matériel. Deux guides venant du front nous attendaient. Nous n'avons pas

traversé le village qui se trouvait souvent sous le feu de l'artillerie anglaise.

Les deux guides nous le firent contourner en longeant un repli de terrain.

Plusieurs batteries allemandes étaient installées dans ce coin. Comme il ne

faisait pas tout à fait nuit, nous distinguions encore quelques ballons captifs

 

 

 

 

 

 

Attaque de Villers-Bretonneux, auril1918 235

anglais qui nous observaient. Les chefs de batterie nous injuriaient et nous

maudissaient, disant que c'était notre faute si les Anglais allaient repérer

leurs batteries.

La nuit vint à tomber et nous avions peine à rester groupés. Sur ce terrain,

on se retrouvait aussi bête qu'un jeune veau quittant pour la première foisson

étable. On trébuchait sans cesse dans les trous d'obus. Les soldats transpiraient

beaucoup sous le poids de leur barda et commençaient à être de

mauvaise humeur et à maugréer. Les fusées éclairantes nous aveuglaient. A

l'arrière du front anglais, on voyait souvent des quantités d'éclairs traverser

nerveusement le ciel.Puis suivaient le sifflement et l'explosion des schrapnels

et des obus. C'était là ces attaques surprise, tant redoutées, de l'artillerie

anglaise. Elle ne duraient jamais plus de deux à trois minutes, cessaient puis

s'abattaient sur un autre point du front. Nous avions à présent contourné le

village pour rejoindre la route. Lorsque nous avons voulu la traverser, on s'est

retrouvés soudain en pleine attaque d'artillerie anglaise. Rapides comme

l'éclair, on se jeta tous dans le bas-côté.

Je me serrai contre le talus, tenant les deux caissons d'eau et ma grande

pelle au-dessus de ma tête pour me protéger tant bien que mal des éclats, mais

quels siffiements et quel bruit autour de nous! On s'attendait à être touchés

à chaque instant. Plusieurs obus éclatèrent sur la chaussée. Ils arrachèrent

des monceaux de pierres qui se mirent à tourbillonner pour tomber en

crépitant. Tout à coup, les tirs cessèrent aussi soudainement qu'ils avaient

commencé.Nous respirions, soulagés, et tous demandaient si quelqu'un avait

été touché. Comme par miracle, tous étaient sains et saufs. On poursuivit

notre marche pour arriver sur la ligne du front disposée en profondeur.

Disposition en profondeur signifie que les soldats sont disséminés partout, sur

une profondeur de six cents à huit cents mètres, tout le long du front; des

fantassins, des mitrailleuses légères et lourdes qui occupent les nids de

mitrailleuses, des lance-flammes, etc. Les soldats sont tapis dans des trous

d'obus ou dans des trous qu'ils ont creusés eux-mêmes. Tenir ici une tranchée

continue eût été impossible, car celle-ci aurait vite été repérée et bombardée

par l'ennemi et personne n'aurait survécu. La disposition en profondeur oblige

l'artillerie à disperser son tir au hasard et sans but précis sur tout le champ de

bataille, ce qui cause aussi des pertes, bien sûr, car ce dispositif ne prévoit ni

abri, ni barbelés, ni autres protections.

Parmi les soldats accroupis dans les trous, quelques-uns demandaient de

quel régiment nous faisions partie et s'ils allaient bientôt être relevés. Tous

avaient déjà mis leurs sacs, commepour courir immédiatement vers l'arrière,

dès qu'en viendrait l'ordre. On dut se coucher par terre, sans attendre, car les

Anglais commençaient à balayer le terrain avec leurs mitrailleuses. On arriva

cependant sans encombres au nid de mitrailleuses Hibou. Immédiatement,

les soldats qui occupaient le nid sortirent de leurs trous et disparurent dans

l'obscurité. Nous étions heureux d'être abrités dans ces nids, quand même à

pou près protégés.

 

 

 

Dans le nid de mitrailleuses Hibou, mai 1918

Le nid de mitrailleuses Hibou était un simple trou d'obus qui avait été

arrangé en forme de carré, et où le poste de la mitrailleuse était creusé à

l'avant. Dans l'obscurité, il était impossible de s'orienter. En plus, personne

ne pouvait nous dire si nous étions en première ligne, à quelle distance se

trouvaient les Anglais et ce qui se passait ici. On tombait là comme du ciel.

Je lançai une fusée éclairante; mais pour voir quoi? Autour de nous un

champ parsemé de trous d'obus, à part ça rien, comme si nous étions seuls

au monde. Et pourtant, dans ces trous, il y avait des milliers de soldats. On

eut encore la poisse de voir s'installer dans notre trou le nouveau commandant

de notre compagnie. Finie la cordialité bien sûr, car ces gaillards ont

toujours besoin de commander à tout propos ou de chicaner les petits.

L'autre mitrailleuse de notre section, sous la conduite du sous-officier

Krâmer, était installée à quatre mètres seulement et faisait également

partie du nid de mitrailleuses Hibou. Vers le matin, plusieurs obus éclatèrent

tout près; cela nous mit passablement en émoi car un tir qui fait

mouche met tout en pièces et la perspective d'être déchiqueté n'a évidemment

rien d'agréable.

Comme le jour commençait à se lever, je pointai ma tête un moment pour

m'orienter. Je ne vis que les champs dévastés par la mitraille et ne pus me

rendre compte où se trouvait le front avancé allemand, ni où pouvaient bien

se trouver les Anglais. A près de cent mètres sur notre gauche, il y avait la

route, et à huit cents mètres devant, la petite ville de Villers-Bretonneux qui

n'était plus qu'un tas de ruines. Et plus à gauche, le village de Cachy que

nous aurions dû conquérir lors de notre attaque du 24 avril. Derrière nous,

il y avait le village dévasté d'Aboncourt. C'était tout. Un grand nombre de

ballons captifs anglais s'élevaient en l'air. On en compta vingt-huit. Notre

chef de compagnie estima nécessaire de se faire creuser un abri plus

confortable. Nous devions, à partir du trou, descendre quatre ou cinq

marches, puis creuser une espèce de four où il entendait habiter. J'aurais

aimé taper sur la tête de ce gredin avec ma pelle. Il ne se souciait pas de

savoir si nous avions une protection. Il ne demandait qu'à protéger sa

précieuse personne. Je dis: « Monlieutenant, à mon avis, c'est impossible de

creuser de jour, parce qu'on risque d'attirer les tirs de l'artillerie anglaise. »

 

 

 

 

 

 

 

Dans le nid de mitrailleuses Hibou, mai 1918 237

Il sembla comprendre immédiatement ce langage. De jour, on assistait

souvent à de terribles combats aériens. C'était à la fois affreux et très beau

à voir. Sur le champ de bataille, il y avait beaucoup de croix de bois plantées

sur les tombes par les camarades des soldats tués. Immédiatement derrière

nous, il y avait trois de ces croix sur un trou d'obus qui avait été comblé. Si

on n'avait pas été si endurcis, on aurait trouvé désagréable de camper si près

des morts. Dans la nuit suivante, il y eut de nouveau les mêmes tirs surprise

et le feu des mitrailleuses. Chaque mitrailleuse devait envoyer un homme

chercher la soupe. Les malheureux frémissaient d'horreur de devoir mettre

leur vie en jeu pour un peu de nourriture de cochon. Nous vidions les sacs de

sable dans les trous d'obus, mais il faisait trop sombre pour creuser plus

profond. De jour, j'avais vu, en face de nous, sur la route, un poteau

télégraphique. J'empruntai une scie auprès de la pièce voisine et partis avec

deux hommes; on scia le poteau, on le coupa en morceaux d'un mètre et

demi, puis on porta le bois au nid de mitrailleuses.

Là on enfonça les pieux en terre à une profondeur de cinquante centimètres,

en carré. Je cherchai plusieurs tôles ondulées qui dataient encore des

Anglais et traînaient par là ; on les plaça sur les pieux, puis on y mit de la

terre et on se trouva ainsi protégés contre la pluie et les éclats d'obus. On fixa

également une de ces tôles au-dessus du trou du lieutenant. Le lendemain

on termina de construire son «four », A partir de cet instant, cet individu

resta couché dans son trou. Il ne parlait pas souvent, il était bien trop fier.

Les agents de liaison du bataillon lui apportaient les ordres du bataillon, du

régiment ou de la division. Si seulement on avait pu s'en débarrasser! Le

soir, à la tombée de la nuit, nous devions faire parvenir ses ordres aux autres

postes de mitrailleuses, à chaque fois au péril de notre vie. Le quatrième jour

de notre séjour, il me convoqua dans son trou. «Richert, il y a un ordre du

régiment selon lequel, chaque nuit, une mitrailleuse doit se présenter chez

le chef de compagnie de l'infanterie à l'avant et doit tirer mille cinq cents

coups de harcèlement, de minuit à deux heures, sur le carrefour situé

derrière le front anglais; on pense qu'il y a, de nuit, une circulation anglaise

très active à cet endroit. Le mieux, Richert, c'est que vous commenciez cette

nuit. » «Il ne manque plus que ça, lui répondis-je, il y a quatre cents mètres

à parcourir jusqu'aux premières lignes de l'infanterie, si bien qu'on se trouve

sans cesse exposé, cela, mon lieutenant, vous le savez aussi bien que moi. En

plus, dans l'obscurité, on peut se casser le cou ou la jambe dans ces trous

d'obus. Je voudrais bien que celui qui a donné cet ordre l'exécute Iui-même..

«Richert, ne devenez pas trop effronté, un ordre est un ordre. Je préférerais

aussi que vous restiez ici. Mais il n'y a rien d'autre à faire. Allez, que Dieu

vous protège et revenez sain et sauf. »

Mes hommes, qui avaient entendu la conversation, en avaient les cheveux

qui se dressaient sur la tête. Chacun d'eux redoutait de recevoir l'ordre de

m'accompagner. Je leur dis alors quelque chose à voix basse. Du coup ils

furent tous consolés. «Eh bien, préparez-vous, dis-je tout haut pour que le

 

 

 

 

 

238

lieutenant l'entende bien son trou. Nous allons laisser le traîneau ici, je

porte la mitrailleuse, Kessler portera l'affût des douilles et une caisse de

munitions, Thomas les deux autres caisses de munitions, au total mille cinq

cents coups, le nombre exigé. Fini? et pour l'amour de Dieu, en avant! " On

grimpa hors du trou pour gagner tout simplement le trou voisin situé à

quatre mètres de nous chez les mitrailleurs de Krâmer. Je lui racontai

immédiatement l'affaire. « Mais tu aurais été toqué d'y aller, ces têtes de

cochons peuvent aller se faire foutre! qu'ils y aillent eux-mêmes! » dit

Krâmer. On sortit alors les mille cinq cents balles de leurs étuis pour les

jeter dans un trou d'obus que l'on referma. Puis, je noircis avec une bougie

la bouche du canon de la mitrailleuse, si bien qu'il semblait avoir tiré. Après

on resta presque trois heures dans le refuge du sous-officier Krâmer. «La

nuit prochaine ce sera mon tour, dit Krâmer, On ira s'asseoir tout simplement

dans le trou d'obus le plus proche. » «Tu peux tranquillement rester ici,

lui dis-je, car le poltron de lieutenant n'aura pas le courage de faire cinq pas

hors de son abri pour contrôler si vous êtes partis. »

Chaque trois ou cinq minutes, le terrain était balayé par les mitrailleuses

anglaises. Les balles sifflaient juste au-dessus de nous. Lorsqu'il y eut un

moment d'accalmie, je dis: « Maintenant, on saute chez nous; pour le reste,

laissez-moi faire, je vais me charger du lieutenant. Je pris la mitrailleuse,

Kessler et Thomas les caisses de munitions vides, et on sauta dans notre

trou, en haletant, comme si on avait couru jusqu'à en être à demi-morts. Je

jetai la mitrailleuse à terre. Le lieutenant se leva: «Etes-vous tous de

retour ?»« Oui, répondis-je. Je voudrais dire très franchement au lieutenant

que je ne recommencerai plus cela. C'est un vrai miracle qu'on soit revenus

tous les trois, sains et saufs, parce qu'à plusieurs reprises les balles nous ont

sifflé tout près des oreilles et dans l'obscurité, on a risqué de se perdre et

d'atterrir chez les Anglais », me mis-je à mentir. «Enfin, l'important c'est

que vous soyez revenus, je craignais déjà qu'il vous soit arrivé quelque

chose.» Le pauvre, s'il avait su! Mes hommes m'avaient toujours été

fidèlement dévoués, mais j'eus encore plus la cote à partir de ce moment.

Comme il n'était pas possible de quitter les lieux pour faire ses besoins, on

était obligés de les faire dans notre abri. Acet effet, on utilisait une boîte de

conserve vide, que l'on expédiait de l'autre côté de l'abri. Pour le reste, on

mettait un peu de terre sur une pelle et on se débarrassait de la chose de la

même manière. Ce n'était plus une vie digne d'un être humain. Un jour, le

lieutenant était sorti de son trou pour aller pisser. Lorsqu'il eut fini, un

schrapnel éclata soudain au-dessus de nous; une balle traversa la tôle

ondulée et le frappa au front, au-dessus de l'oeil gauche. Il tomba en arrière,

en poussant un cri de terreur. Je sautai en bas près de lui aussi vite que je

le pus, car j'ignorais s'il était gravement blessé. Mais notre chef se releva,

pâle de frayeur. La balle du schrapnel n'avait fait qu'un creux sur son front

et était retombée dehors. Le sang coulait sur son visage. Je mis sur son front

deux petits paquets de pansements. Lorsque le soir tomba, le lieutenant

 

 

 

Dans le nid de mitrailleuses Hibou, mai 1918 239

courut vers l'arrière, aussi agile qu'un lapin. Il avait devant lui un meilleur

avenir que nous. Mes mitrailleurs s'amusèrent bien, parce qu'en tombant, il

s'était arrosé la figure de son urine. L'essentiel était d'être débarrassés de

cet individu.

Dans la nuit, je courus à cent mètres à l'arrière, au nid de mitrailleuses

Vautour, dont le chef de pièce était le lieutenant Clemens. Il prit le

commandement de la compagnie. Lorsque je lui rapportai que le chef de la

compagnie avait été blessé, il me donna tout de suite deux bons cigares.

Après cela,je retournai en courant vers mon nid de mitrailleuses. Cette nuit

là, les Anglais tirèrent beaucoup et je fus obligé de me jeter deux fois par

terre pour me protéger. Les tirs d'artillerie devenaient aussi de plus en plus

nombreux. Il y avait de sacrés moments d'angoisse à passer quand autour de

nous s'écrasaient les obus et que scintillaient les schrapnels. Souvent, on en

était tout éblouis. Cependant, jusqu'à ce jour, nous avions eu de la chance,

car aucun de mes hommes n'avait été blessé.

Nous souhaitions grandement être relevés. Mais on nous avait apparemment

complètement oubliés. Dans l'après-midi quatre obus anglais de gros

calibre arrivèrent en siffiant pour éclater à près de cent mètres de nous. Je

me mis tout de suite à craindre que ces tirs nous soient destinés, vu que le

nid de mitrailleuses Hibou était situé sur une élévation à peine visible. Les

Anglais pouvaient certainement supposer qu'un nid de mitrailleuses se

trouvait là. Après quelques minutes, quatre nouveaux obus éclatèrent à

trente mètres à peine devant nous. Les mottes de terre se mirent à pleuvoir

avec vacarme sur notre modeste abri et dans notre trou. J'espérais aussi que

la batterie allait balayer le terrain en ligne droite. Bientôt, trop tôt hélas, on

eut la certitude d'être visés: les obus suivants arrivèrent avec un siffiement

qui ébranlait les nerfs; à mon avis, ils étaient de calibre 21. Ils explosèrent

juste derrière notre trou et la salve suivante éclata juste devant nous. La

batterie avait réglé son tir. «Richsrt, cria le sous-officier Krâmerdans le

trou voisin, cette fois nous sommes perdus! » Je répondis: « Pas encore, peutêtre

qu'ils arrêteront bientôt. »

Maisje m'étais trompé. Les salves se suivaient exactement toutes les cinq

minutes. Les obus tombaient devant nous, à côté de nous et derrière nous.

Un quart de notre trou s'était déjà rempli de mottes de terre. Nous étions

tassés les uns contre les autres, livides et tremblants. On alluma des

cigarettes pour se calmer un peu les nerfs. Toutes les cinq minutes, on

tendait l'oreille. Puis, avec une frayeur sans nom, on entendait au loin la

décharge, boum-boum-boum-boum, et pendant quelques secondes, plus

rien, et puis les obus nous arrivaient dessus en sifflant. Involontairement,

chacun se plaquait contre le sol aussi fort que possible, car nous pensions

recevoir, chaque fois, un coup au but.

« Cette fois, nous l'avons échappé belle, cria Kramer. Un obus est tombé

tout près de nous.» Nous étions tout tremblants. Après la salve suivante,

une jambe déchiquetée tomba sur nous: quelques fantassins qui s'abritaient

 

 

 

240

non loin de nous avaient été touchés. Le coup les avait certainement tous

mis en miettes. Une odeur de cadavres décomposés se répandit aussi. Je me

levai et compris pourquoi: un des obus avait explosé sur la tombe, juste

derrière nous. Il avait déchiré les cadavres déjà en état de décomposition et

les avait projetés en l'air. C'était insupportable. Tout près de nous, il y avait

des lambeaux horribles de chair humaine; et de nouveau une autre salve

tout près. Nous étions au désespoir. On ne pouvait pas fuir. Si on s'était

montrés, on aurait été tout de suite sous le feu des mitrailleuses. Après une

autre salve, on entendit derrière nous d'autres cris de douleur. Un obus était

tombé pour la deuxième fois sur un entonnoir occupé par des fantassins qui

furent tués ou gravement blessés. Malgré leurs gémissements, personne ne

se porta à leur secours. Enfin, au bout de deux heures, les tirs cessèrent.

Soulagés, on recommença à respirer. La cigarette que j'avais allumée après

la première salve s'était éteinte et, dans l'énervement, je l'avais mâchée

jusqu'au bout.

Après, beaucoup d'obus allemands sifflèrent au-dessus de nous. Je levai la

tête pour mieux voir les points de chute, en face, chez les Anglais. A ce

moment, je souhaitais qu'on leur troue également la peau. Tandis que je

regardais les obus allemands, je vis un ballon captif anglais tomber en face.

Je pris ma jumelle et aperçus un avion allemand, qui au loin paraissait

minuscule, s'approcher d'un autre ballon. Dès qu'il l'eut atteint, celui-ci

commença aussi à brûler et s'abattit. Un troisième ballon subit le même

sort. Puis l'avion allemand, entouré de petits nuages de schrapnels, s'en

retourna sans dommage vers les lignes allemandes.

A la nuit tombante on se mit tout de suite à jeter les débris nauséabonds

des cadavres dans la tombe et à la recouvrir de terre; comme il était

impossible de retrouver les croix, on ne put signaler de qui il s'agissait. A

côté de nous, nous entendions parler et travailler. C'était des fantassins qui

enterraient leurs camarades morts. Ils nous dirent que trois entonnoirs

avaient été touchés par des tirs directs, si bien que leur compagnie comptait

douze morts et un blessé grave. Tout autour du nid de mitrailleuses Hibou,

il y avait d'immenses entonnoirs et on avait peine à croire que les deux

équipes s'en étaient tirées indemnes. Après la nuit, les tirs surprise des

Anglais recommencèrent.

Comme j'allais envoyer quelqu'un chercher à manger, un agent de liaison

de la compagnie vint nous avertir que nous allions être relevés dans une

demi-heure par un autre régiment de la division. Cette nouvelle nous fit

grand plaisir bien sûr. Et pourtant, nous étions horrifiés à l'idée de repartir

vers l'arrière sans aucune protection. On mit sac au dos, on dévissa la

mitrailleuse de son traîneau et on attendit. Enfin, des formes passèrent

rapidement: c'était des fantassins qui devaient assurer la relève plus loin.

De nouveau les mitrailleuses anglaises se mirent à crépiter. Tout le monde

se jeta à terre pour se relever après le tir et pour courir, au plus vite, en

avant. Notre patience était mise à dure épreuve. Enfin, on entendit appeler

 

 

 

 

 

Dans le nid de mitrailleuses Hibou, mai 1918 241

à mi-voix: "OÙse trouve le nid de mitrailleuses Hibou? Je répondis: «Ici."

Bientôt, la petite troupe qui nous relevait parut; elle nous pressa énergiquement

de vider les lieux. On laissa les bandes de munitions, les traîneaux,

pour ramener uniquement la mitrailleuse, les caisses à eau vides, ainsi que

la grande bâche et le conduit à fumées. On se hâta vers l'arrière aussi vite

que nous le permettait notre engin. Deux fois, on dut se jeter à terre pour

échapper au feu des mitrailleuses. Mais on essuya le gros des tirs quand on

passa les batteries d'artillerie, installées dans le vallon. Cependant personne

ne fut blessé.

Lorsqu'on arriva sur la grand-route, derrière le village, j'entendis crier:

«2e compagnie de mitrailleuses, 332', par ici l . On s'approcha et, bientôt,

toute la compagnie fut rassemblée. On suivit la route sur plus de deux

kilomètres; après, on fut conduits vers la gauche, à travers champs

 

 

 

242

 

Repos et combats, mai-juin 1918

Bientôt, une profonde vallée s'ouvrit devant nous. C'est là qu'était installée

la compagnie avec ses conducteurs, ses chevaux et tout le reste. On fut

ravitaillés et on s'étendit dans les broussailles pour enfin dormir tranquillement.

A mon réveil, le soleil était déjà haut dans le ciel. On pouvait enfin

s'orienter pour savoir où on se trouvait. Le ravin était profond d'une

vingtaine de mètres et les deux talus couverts d'épaisses broussailles. En

bas, à l'extrémité, coulait paresseusement la Somme. A côté, le village de

Morcourt, sur une hauteur à un kilomètre derrière nous, le bourg plus

important de Proyart. Tous ces villages étaient en partie détruits et abandonnés

par leurs habitants.

Dans ce ravin campaient en outre deux bataillons d'infanterie avec leurs

équipages. Jusqu'à ce jour, l'endroit n'avait pas encore subi le feu des

Anglais. Cependant, on creusa des cavernes dans le talus, tournées vers le

front afin de pouvoir se terrer et se mettre à couvert en cas de tirs ou de

bombardements aériens. Nous étions fin mai; il faisait beau, le temps était

doux et nous vivions avec un profond sentiment de bien-être. L'ordre de

retourner en ligne n'arriva que trop tôt. Cette fois, je dus occuper avec mes

hommes le nid de mitrailleuses Aigle. Les nids de mitrailleuses de notre

compagnie avaient tous des noms d'oiseaux de proie: hibou, vautour,

aigle … La compagnie précédente avait commencé à creuser une galerie et à

la garnir de planches. On poursuivit ce travail. De jour, nous remplissions

une masse de sacs de terre pour les déverser le soir dans les trous d'obus qui

se trouvaient à proximité. Chaque nuit, quand nous cessions de travailler,

on couvrait la terre fraîche et humide avec de la terre blanche et sèche, pour

cacher aux aviateurs anglais qu'on travaillait là. Les jours s'écoulaient

lentement et les nuits plus lentement encore. Toujours la même chose

durant la journée, remplir les sacs de terre et rester assis dans l'abri. Le

soir, on cherchait notre nourriture et on amenait des planches de coffrage;

en plus de cela, le feu des mitrailleuses anglaises et les tirs surprise de

l'artillerie. A plusieurs reprises, les Anglais nous bombardèrent d'obus à

gaz, visible ou invisible; nous pouvions détecter ce dernier à son odeur d'ail.

Nous étions forcés de garder nos masques à gaz pendant des heures

entières.

 

 

 

 

Repos et combats, mai-juin 1918 243

Une nuit,je fus désigné pour accompagner la corvée de soupe à la roulante

qui s'avançait la nuit jusqu'aux abords du village d'Aboncourt. Au retour, on

fut subitement l'objet d'une violente attaque d'artillerie. Dans l'obscurité.je

vis devant moi un trou: «Terrez-vous ici. » Immédiatement, les hommes de

corvée remplirent le refuge. Je remarquai alors, depuis cet abri, un corridor

en biais, conduisant plus loin, dans le sol. A tâtons, je m'avançai dans le

corridor obscur et dis à mes gars de me suivre. Je sentis une toile de tente qui

semblait fermer ce couloir_J e l'écartai et éclairai le réduit avec ma lampe de

poche. Je vis trois hommes couchés, emmitouflés dans des couvertures:

« Que cherchez-vous ?» hurla une voix. « Ce que nous cherchons? Une

protection, rien d'autre », répondis-je. « Tâchez de déguerpir au plus vite. »

« Dès que les tirs d'artillerie auront cessé », fis-je. « Savez-vous au moins à

qui vous parlez ?» nous cria l'homme enveloppé de couvertures. « Non, lui

répondis-je, je conduis les hommes de la corvée de soupe de la 2"compagnie

de mitrailleurs du 332" et je considère de mon devoir de ramener mes gens

sains et saufs. » A présent, le ton de l'homme devint un peu plus aimable.

« Vous vous trouvez chez le K.T.K.» (c'était le commandant des troupes

d'assaut et celui du 3"bataillon, le colonel von Puttkammer. Quand les tirs

cessèrent, on sortit du trou pour courir au plus vite vers nos nids de

mitrailleuses. Notre compagnie étant de nouveau affaiblie, une section de la

compagnie de mitrailleurs de la territoriale où se trouvait Joseph Hoffert

devait venir nous renforcer. Les hommes d'une des sections n'eurent pas de

chance. Lorsqu'ils s'approchèrent du nid qui leur était assigné, un homme

fut tué par un tir de mitrailleuse. Le lendemain, un obus tomba directement

dans leur entonnoir et tua tout le monde, à part un jeune Berlinois. Resté

seul, il se joignit à l'autre groupe de sa section. Après deuxjours, ils furent

relevés par une autre section de leur compagnie. Deux jours plus tard, le

jeune Berlinois dut repartir en ligne bien que la plupart des hommes de la

compagnie n'eussent pas encore été au front. Les régiments de territoriaux

se trouvaient toujours dans les localités situées derrière le front. Le jeune

Berlinois dit à son adjudant que ce n'était pas encore son tour et qu'il n'irait

à l'avant qu'à ce moment-là. En fait, il avait parfaitement raison. Mais il

semblait avoir oublié qu'il était un outil sans volonté du militarisme prussien.

« Ainsi, vous refusez d'obéir à mon ordre », dit l'adjudant. « J'obéirai,

quand ce sera de nouveau mon tour -. répondit le soldat. Il dit la même chose

au chef de compagnie. Rapport fut transmis plus haut. Le conseil de guerre

de la division se réunit et condamna le pauvre jeune homme à être fusillé,

pour refus d'obéissance devant l'ennemi. La sentence fut exécutée le lendemain.

Ce pauvre jeune homme avait été fusillé pour l'exemple et pour nous

intimider, car nos chefs avaient remarqué que les soldats n'obéissaient plus

aux ordres qu'à contrecoeur.

Les Anglais se mirent à tirer avec des obus à retardement. C'est-à-dire

qu'ils n'éclataient pas dès qu'ils avaient touché le sol mais après l'avoir

pénétré; de ce fait ils écrasaient les abris les plus profonds. Nous appelions

 

 

 

244

ces engins les «briseurs d'abris », Beaucoup de ces obus pénétraient si

profondément la terre qu'ils n'étaient plus assez puissants pour la soulever

et qu'ils gonflaient seulement le sol comme une bulle. Ces obus firent

s'effondrer beaucoup d'abris et les soldats qui s'y trouvaient furent ensevelis

et trouvèrent une fin affreuse, par étouffement. Les soldats étaient massacrés

de toutes les manières possibles, et pourtant, il fallait tenir le coup,

pour ne pas subir le sort de ce pauvre Berlinois. Peu à peu,je sentais monter

en moi une haine terrible contre tous ceux qui forçaient ces malheureux

soldats à croupir au front et à aller à la mort,

Un soir, l'artilleur Konkel, unjeune de vingt ans originaire de Danzig, alla

chercher la soupe. Il prit les gamelles et partit. Mais Konkel ne revint pas.

Le caporal Kruchen, un Rhénan originaire de Cologne, manquait lui aussi à

l'appel. Nous pensions qu'ils étaient tombés. Naturellement, ce jour-là, on

souffrit beaucoup de faim et de soif. Le lendemain, nous fûmes de nouveau

relevés. Comme à ce moment-là tout était tranquille, je dis: «Nous suivons

aujourd'hui la route, à travers le village, c'est plus direct et plus facile de

marcher là qu'à travers champs. En plus, je suis curieux de voir dans quel

état se trouve le village. »Tous furent immédiatement d'accord. On atteignit

le village; comme il y avait un clair de lune, nous pouvions voir en passant

les horreurs de la dévastation. Presque toutes les maisons étaient détruites

et avaient été projetées de tous côtés par les obus lourds anglais. Les ruines

recouvraient la chaussée. Seul un chemin étroit était encore praticable. Il y

avait là une roulante détruite avec deux chevaux encore attelés, morts. A

quelques pas, deux cadavres de soldats et encore deux chevaux tués, tirant

une voiture de planches destinées à garnir des abris.

On chercha à quitter le village en toute hâte. Commenous avions la moitié

du village derrière nous, plusieurs obus arrivèrent en sifflant. La force de

leur explosion fut si forte que l'on crut être soulevés par leur souffle, et

partout, depuis les maisons détruites, des tuiles et des poutres se trouvèrent

projetées sur nous. On se mit tous les quatre à courir aussi vite qu'on put

pour échapper à ce piège. Mais les obus étaient plus rapides que nous. Les

suivants explosèrent tout près. D'énormes débris tourbillonnèrent. On était

en plein dedans. Le crépitement des mottes de terre semblait ne jamais

vouloir cesser. Des obus arrivaient et explosaient sans arrêt tout autour.

Nous ne savions où aller. Enfin, on arriva au bout du village et on se mit à

courir immédiatement à gauche, à travers champs, car on s'était aperçus

que les tirs visaient surtout la route. On fonçait à travers de magnifiques

champs de blé, en partie déchiquetés par les obus. Lorsqu'on fut hors de

portée des tirs, on s'arrêta enfin; nous étions à ce point épuisés et hors

d'haleine qu'on dut rester couchés un long moment pour reprendre notre

souffle. Soudain, il y eut un feu d'enfer devant nous. L'artillerie anglaise

engagea avec furie un feu roulant sur les positions allemandes. L'artillerie

allemande répondit avec des obus de tout calibre. A l'avant, on ne voyait

qu'illuminations et éclairs, avec des obus et des schrapnels qui explosaient

 

 

 

 

Repos et combats, mai-juin 1918 245

Des centaines de fusées éclairantes montaient en l'air. Immédiatement

intervint le crépitement des mitrailleuses et les tirs d'infanterie. A l'avant,

on voyait monter les nombreuses fusées rouges réclamant l'artillerie qui se

mit en action immédiatement. Comme fascinés, nous regardions et entendions

ces éclairs et ce fracas. Jusqu'à ce qu'un obus éclate non loin de nous

pour nous faire comprendre qu'on devait déguerpir un peu plus vite. On se

rapprocha du ravin, mais sans rejoindre la compagnie. La crainte d'une

alarme et de devoir repartir en renfort vers le front était trop forte. Le feu

faiblit peu à peu, puis tout redevint silencieux. On alla rejoindre la compagnie.

Nous pensions être les derniers et étions en fait les premiers à revenir.

Le lendemain matin, on apprit que les Anglais avaient effectué une attaque

de nuit et qu'ils avaient par endroits enfoncé les positions allemandes et fait

des prisonniers, avant de se retirer.

Le premier jour de repos, début juin, un terrible combat aérien se déroula

à grande altitude au-dessus de nous. Cinquante-six avions y prirent part,

dont six furent abattus. L'un d'eux, un Anglais, s'écrasa dans le ravin à

peine à cinquante mètres de nous. Nous pensions tous qu'il allait nous

tomber en plein dessus. Sur le moment, on ne savait où s'abriter. Le chocfut

terrible. L'avion fut fracassé et prit feu aussitôt, Personne n'osa s'approcher

à cause des coups de flamme causés par l'essence et l'explosion des munitions

surchauffées. Lorsque tout fut consumé, on retira des débris le corps

calciné du pilote qui fut enterré dans un champ, en haut du ravin.

Le deuxième jour de repos, un avion anglais fondit à grande vitesse vers

un ballon captif qui se trouvait tout près de nous et prit feu. L'observateur

put se sauver en sautant en parachute et, flottant doucement, ilatterrit sain

et sauf. Le lendemain matin, un nouveau ballon l'avait remplacé. Un avion

anglais le survola et jeta une substance qui me parut tout à fait nouvelle. On

vit beaucoup de petites traînées de fumée. Il s'agissait sans doute d'un

liquide incendiaire. Mais le ballon fut immédiatement ramené à terre.

Tous les jours, tous les adjudants de compagnie du bataillon se rendait à

Morcourt pour recevoir les ordres et prendre la consigne. Ils se tenaient dans

une cour en attendant le chef de bataillon. Un jour, un obus tomba en plein

au milieu d'eux. Tous furent déchiquetés. Seul notre adjudant de compagnie

s'en tira avec le mollet arraché. Il s'était jeté à terre dès qu'il avait entendu

le sifflement. On se sépara à contre coeur de cet homme, posé et juste, une

vraie mère pour la compagnie.

Apartir de ce moment, le village de Morcourt subit journellement le tir de

l'artillerie adverse. Un jour, une quarantaine d'avions anglais tournoyèrent

au-dessus du village. Un seul s'approcha de notre ravin. Nous étions assis

dans nos trous et, à travers la broussaille, nous observions le mouvement

des avions. L'un des avions lâcha une fusée éclairante; on entendit aussitôt

le siffiement des bombes qui s'abattirent telles un feu roulant sur Morcourt.

Le village fut enveloppé de fumée noire. Soudain, il y eut un sifflement audessus

de nous. Quatre détonations claquèrent. Rapides comme l'éclair

 

 

 

 

246

tous avaient rampé dans leurs tanières. Le soldat qui partageait mon abri

dit: «J'ai reçu un coup !» Un éclat grand comme une pièce de monnaie était

entré dans sa fesse, une blessure superficielle. Le médecin du bataillon lui

ordonna quelques jours de repos. Un conducteur du train qui, assis sur le

siège de sa voiture, passait par le ravin, eut la gorge arrachée par un éclat.

Il put descendre de voiture, les bras levés et les yeux remplis d'une angoisse

terrible, fit quelques pas et s'écroula, ramassa ses forces pour se relever et

retomba dans les bras d'un soldat qui venait à son secours, Il mourut

aussitôt. Mais quand donc ce massacre prendrait-il fin? Nul espoir de paix

prochaine. Après tous ces horribles et effroyables événements que j'avais été

forcé de vivre, ce serait vraiment trop bête de mourir. Cet avenir incertain

était presque ce qu'il y avait de plus désagréable.

L'ordinaire était un peu meilleur et plus abondant qu'en 1917. Nous

avions des suppléments de combat. Mais, de toute façon, nous ne pouvions

manger à notre faim qu'une fois par jour. Ama grande surprise, je vis arriver

un jour, à la compagnie, le mitrailleur Konkel et le caporal Kruchten,

accompagnés de deux soldats. Nous pensions tous qu'ils étaient tombés dix

jours auparavant, en cherchant la soupe. En réalité, ils avaient déserté vers

l'arrière, en prenant un train à Péronne, qui devait les mener à Cologne.

Konkel ne trouva nulle part de quoi manger, aussi avait-il été forcé de se

présenter aux autorités; quant au caporal Kruchten, il avait été arrêté chez

lui, auprès de sa femme. Ils étaient reconduits à présent à leur corps de

troupe, pour être jugés par le conseil de guerre de la division. Ils écopèrent

chacun de cinq ans. Accompagné de deux hommes, je dus les conduire à la

prison de Cambrai; on marcha jusqu'à Péronne, sans arrêt, à travers une

région dévastée. Quelques avions anglais décrivaient des cercles au-dessus

de la gare. Comme nous avions peur d'être bombardés, on se coucha tous

sous les wagons, entre les rails, couverts de planches pour s'abriter. Les

bombes ratèrent leur cible et tombèrent à côté de la gare. On se mit en route

pour Cambrai dans un train de permissionnaires. Nulle part une maison

habitée; tout était saccagé par les obus, détruit, dynamité. A l'ouest de

Cambrai, dans les champs, il y avait les restes de près de cent chars anglais.

Ils avaient été détruits lors des combats de 1917.A la prison de Cambrai,je

livrai mes deux gaillards à un officier. «Et comment ça va au front ?» me

demanda-t-il. Je répondis: «Pas pour le mieux .» Je lui dis que les Anglais

avaient l'avantage en avions, en artillerie et certainement aussi en vivres et

qu'à mon avis les Américains allaient donner le coup décisif. «Oui, me dit

l'officier, vous êtes tout à fait de mon avis.» C'était le premier officier que

j'entendais dire tout haut que l'Allemagne allait perdre la guerre.

Avec mes deux accompagnateurs, j'allai visiter la ville. Celle-ci avait peu

souffert de la furie de la guerre. Quelques maisons seulement avaient été

démolies par l'aviation. Le plus bel édifice était l'hôtel de ville. Je n'en avais

jamais vu de plus beau. On alla ensuite au foyer du soldat, où l'on trouva de

la bière, une rareté pour nous. C'était il est vrai une insipide bibine de

 

 

 

 

 

Repos et combats, mai-juin 1918 247

guerre, mais on sut profiter comme il fallait de cette occasion. On passa la

nuit dans la caserne des cuirassiers. Le lendemain matin, on prit le train

pour Péronne, pour rejoindre à pied notre compagnie.

Les avions anglais ne cessaient de planer au-dessus de nous; ils se

relayaient les uns les autres. Ils observaient chacun de nos mouvements et

dès qu'ils découvraient quelque chose, ils jetaient quatre bombes ou nous

tiraient dessus avec leurs mitrailleuses. Nous appelions ces avions les

«inspecteurs des tranchées ». Sans incidents particuliers, on fut relevés

après trois jours, sans avoir subi de pertes. Sur le chemin du retour, à

travers le village de Cherisy, l'artillerie anglaise et des mortiers se mirent à

tirer effroyablement. De puissantes explosions tonnaient sans discontinuer.

Les Anglais tenaient sous leur feu la route qui longeait la Somme. On courut

à toute vitesse vers un abri profond construit dans un talus. «Devant, il y a

du grabuge !. Tout à coup, on entendit à l'avant des tirs de fusils et de

mitrailleuses, mais très faiblement. «Attention, les Anglais occupent nos

positions l. dis-je. Sur la route, éloignée de trente mètres, des colonnes

sombres de l'infanterie marchaient vers le front, en renfort. Ces pauvres

diables avaient certainement, eux aussi, des palpitations, car ils devaient

d'abord traverser le rideau des obus pour arriver au front. Par ailleurs, si les

Anglais avaient occupé les positions allemandes, ils devraient les attaquer

et essayer de les en déloger, ce qui n'irait pas sans de grosses pertes. On

décida de rester dans notre abri, jusqu'à ce que le feu cesse.

Vers le matin, tout devint plus calme. Sur la route, je vis quelques blessés

légers qui se hâtaient, avec une précipitation nerveuse. Je courais vers eux

pour savoir ce qui se passait au front. Mes hommes m'avaient rejoint et nous

marchions vers l'arrière avec les blessés. Ils nous racontèrent qu'ils avaient

été couverts tout à coup de mines et d'obus anglais. Tout le monde avait

cherché protection sur le sol de la tranchée. Les projectiles anglais avaient

soudain volé plus loin derrière et à ce moment les Anglais avaient déjà sauté

dans les tranchées et commencé à massacrer tout le monde. Eux-mêmes

avaient grimpé hors de la tranchée et avaient été blessés en fuyant. Ils

pensaient qu'il ne devait plus rester âme qui vive dans la tranchée. Dans

mon coeur, je remerciai Dieu d'avoir été relevé une demi-heure plus tôt et

plaignis profondément les deux équipes de mitrailleurs de notre compagnie

qui se trouvaient dans la première tranchée, car leur sort me préoccupait

beaucoup.

On arriva au ravin. L'adjudant de compagnie Bukies nous demanda ce qui

s'était passé. Je lui racontai ce que j'avais entendu. Au cours de la matinée,

deux cents grands blessés furent ramenés. Ils étaient dans un très sale état

et avaient surtout reçu des coups de baïonnette et de poignard ou avaient été

blessés par des grenades à main. Parmi eux se trouvait le caporal Reinsch de

ma compagnie à qui une grenade à main avait arraché les deux talons et qui

en outre avait des éclats dans les jambes. Ces blessés furent immédiatement

transportés vers l'arrière

 

 

 

248

Je vis également arriver deux hommes de ma compagnie, indemnes. L'un

d'eux, un beau Rhénan, tremblait si fort qu'il ne pouvait plus articuler un

mot. L'autre, du nom de Panhausen, était aussi Rhénan; il nous raconta

qu'il était planton du chef de section et avait dû le suivre vers l'autre

mitrailleuse pendant le plus gros du tir de mines. Soudain, les mines avaient

atterri plus loin derrière, raconta-t-il, et au même instant, devant lui, les

Anglais avaient sauté dans la tranchée. L'un d'eux lui mit la baïonnette sur

la poitrine. Panhausen était un bon catholique et, pensant que sa dernière

heure était venue, fit rapidement le signe de croix et leva ensuite les mains.

L'Anglais fit comprendre à Panhausen de refaire le signe de la croix et celuici

s'exécuta. Un autre Anglais voulut écarter le premier et porta un coup à

Panhausen. TI l'atteignit à la poitrine. La baïonnette transperça sa tunique,

les bretelles, pour pénétrer le corps d'un centimètre. Panhausen aurait été

transpercé de part en part si le premier Anglais n'avait paré le coup. Les

deux Anglais se mirent ensuite à se disputer, l'un deux voulant tuer

Panhausen et l'autre ne voulant pas le laisser faire. Panhausen profita de

cette occasion pour grimper hors de la tranchée et disparaître vers l'arrière,

à travers le champ de blé. Le chef de section avait tout de suite déguerpi.

Panhausen pensait lui aussi qu'il y avait eu beaucoup de morts dans la

tranchée car il avait entendu beaucoup de cris. Il conclut: "Je suis sûr que

le signe de la croix m'a sauvé la vie. »

Entre-temps, l'autre Rhénan s'était repris et put nous faire part de ce qu'il

avait vécu. Pendant le tir d'artillerie et de mines, il s'était, disait-il, couché

dans une petite grotte qui se trouvait dans la tranchée. Les Anglais avaient

soudain fait irruption et avaient abattu à coups de baïonnette trois fantassins

couchés à côté de lui dans la tranchée, bien qu'ils aient voulu se rendre.

Leurs affreux cris de douleur avaient failli le rendre fou. A chaque instant,

il croyait qu'il allait être découvert et achevé. «C'était les heures les plus

pénibles de ma vie; après avoir tué tous les Allemands sur lesquels ils

pouvaient tomber, les Anglais ont encore couru partout dans la tranchée

sans me découvrir. Finalement, ils sont retournés vers leurs positions.»

Comme l'attaque avait été lancée de façon si inattendue, il n'y eut presque

aucune résistance du côté allemand et les Anglais n'eurent pas beaucoup de

victimes. La nuit suivante, trois voitures durent partir vers l'avant pour

ramasser les cadavres et les enterrer au cimetière de Proyart. Les voitures

revinrent le lendemain matin. Quel spectacle! Les malheureux gisaient.

entassés les uns sur les autres. L'angoisse se lisait encore sur leurs visages.

J'avais lu un jour que nos soldats mouraient pour la patrie le sourire aux

lèvres. Quel mensonge impudent! A qui viendrait l'envie de sourire face il

une mort si atroce? Tous ceux qui inventent ou écrivent des choses pareilles,

il faudrait tout simplement les envoyer en première ligne. Là ils verraient

vite quelles balivernes ils ont lancé en pâture au public. L'inhumation dl'

tous ces pauvres garçons devait avoir lieu dans l'après-midi. Vingt hommes

de ma compagnie furent désignés pour y assister. On se rendit à Proyart pa r

 

 

 

Repos et combats, mai-juin 1918 249

groupes de trois, à découvert à travers champs. Proyart avait été bombardé

la veille. C'est pourquoi on se mettait en route par petits groupes, pour ne

pas attirer les tirs de l'artillerie anglaise.

Nous étions rassemblés au cimetière avant l'arrivée des voitures chargées

de morts. La fosse commune était déjà creusée: beaucoup de soldats avaient

trouvé ici leur dernière demeure, loin de leur pays natal. Je passai entre les

rangées de tombes pour lire les inscriptions sur les croix. Sur l'une d'elles

était écrit: «Réserviste Karl Kraft, 5e compagnie, 332e régiment d'infanterie.

» Je connaissais très bien ce Kraft, originaire de Berlin, où il était

hôtelier. Nous étions dans le même groupe. C'était un agréable camarade,

bien qu'un peu trop patriote. Il avait, comme il me l'avait dit, une famille de

quatre petits enfants à la maison. Le pauvre Kraft et sa famille me faisaient

beaucoup de peine. Dans la même rangée où reposait Kraft, il y avait

plusieurs tombes d'aviateurs. On pouvait les reconnaître aux hélices brisées

qui étaient fichées en terre, à côté des croix.

Les voitures portant les cadavres étaient arrivées entre-temps; on descendit

les corps pour les entasser par trois. Mais avant cela, on leur enleva

leurs bottes et leurs tuniques puis on les recouvrit de papier mortuaire,

comme on disait; c'était un fin papier ondulé. L'aumônier militaire dit

quelques prières de circonstance. Un officier fit un bref discours, qui n'était

que mensonge patriotique. Puis on recouvrit la tombe.

Ces pauvres soldats reposaient enfin en paix. Mais leurs parents, leurs

soeurs, leurs femmes et leurs enfants? Qui pouvait imaginer leur douleur?

On regagna en ordre dispersé notre compagnie dans le ravin. Le soir

même, je dus reprendre position et relever les hommes du sous-officier

Peters. Le nid de mitrailleuses ne se trouvait pas en première ligne, mais

quelque trois cents mètres derrière, dans un coin de forêt totalement

saccagé, sur une élévation d'où on voyait bien l'ensemble des positions

allemandes et anglaises. Le sous-officier Peters me dit que c'était l'endroit le

plus dangereux sur lequel s'abattaient chaque nuit cinq à six attaques

d'artillerie. Peters quitta les lieux au pas de course … Heureusement, les

soldats du génie avaient creusé un abri de six mètres de profondeur dans la

roche crayeuse où l'on se trouvait en relative sécurité. L'abri descendait

d'abord tout droit sous la terre, puis il formait un coude pour empêcher les

éclats de frapper directement.

On installa notre mitrailleuse en haut de l'abri, tandis que nous-mêmes

prenions place en bas, sur l'escalier. J'avais emmené plusieurs bougies, pour

ne pas être forcé de vivre constamment dans l'obscurité. L'un des soldats

devait se tenir près de l'entrée, pour mieux entendre s'il se passait quelque

chose à l'avant. Longtemps, aucun obus ne tomba à proximité, bien que de

part et d'autre, l'artillerie ait donné à plein régime. Mais, tout à coup, il y eut

du grabuge.

Un véritable tonnerre s'abattit soudain au-dessus et autour de nous. Le

souffle des obus explosant tout près arracha la tente suspendue à l'entrée et

 

 

 

250

souilla nos bougies. Quel fracas et quels grondements! A croire que le jour

du jugement dernier était arrivé! Nous avions avec nous, dans l'abri,

plusieurs pioches et des bêches pour nous dégager au cas où l'entrée serait

obstruée. Aussi subitement qu'ils avaient commencé, les tirs cessèrent. Bien

que nous n'ayons pas été directement exposés au danger, on se mit à respirer

quand même. On eut encore à subir quatre attaques semblables au cours de

la première nuit. Puis le jour se leva; tout redevint calme. On put sortir de

la galerie et de la tranchée et inspecter la région à partir de ce beau point de

vue. Tout à l'entour, des ruines et des débris; un peu sur notre droite, le

village d'Hamel avait été détruit jusqu'au ras du sol. A côté du village, les

positions anglaises. De là où nous étions, avec nos mitrailleuses, nous

aurions pu faire de terribles dégâts si les Anglais nous avaient attaqués!

Mais c'est vrai que dans ce cas, on aurait été si violemment bombardés que

personne n'aurait pris le risque de montrer le bout de son nez hors de l'abri.

Les trois jours suivants s'écoulèrent sans incident notable. Nous pouvions

observer presque chaque jour des combats aériens plus ou moins importants,

au cours desquels, chaque fois, un ou plusieurs appareils étaient

abattus. A plusieurs reprises, je vis des escadrilles anglaises qui avaient

opéré derrière le front allemand être rattrapées à leur retour par de petits

appareils allemands. C'était toujours le dernier avion, celui qui traînait

derrière son escadrille, qui était abattu. Parfois, trois avions anglais étaient

descendus de cette façon.

On fut relevés durant la troisième nuit et on put rejoindre notre compagnie,

dans le ravin. En chemin, on dut souvent sejeter à terre car les Anglais

tiraient sur les chemins de liaison. En nous approchant de Mirecourt, on

entendit le ronflement d'un avion anglais à basse altitude, juste au-dessus

de nous. On poursuivit notre chemin, car l'avion ne pouvait nous voir.

Soudain, autour de nous, tout fut tout illuminé. L'aviateur avait lâché une

fusée éclairante au bout d'un parachute et nous avait repérés, car sa

mitrailleuse se mit à crépiter. Beaucoup de balles tombèrent à proximité et

l'un des mitrailleurs eut une légère éraflure au bras. L'avion s'éloigna et on

put enfin regagner la compagnie.

Le lendemain, notre ravin fut bombardé par des obus à gaz. Commeon mit

rapidement nos masques, le gaz n'eut pas le temps de nous nuire. Mais plus

haut dans le ravin, le gaz tua dix-neuf fantassins qu'il surprit en plein

sommeil.

 

 

 

251

Mission à Metz, début juillet 1918

Depuis plusieurs jours déjà, quelques soldats se portaient mal, sans

raison apparente. On apprit par les journaux qu'il s'agissait d'une maladie

nouvelle appelée grippe espagnole. Des soldats, toujours plus nombreux,

tombaient malades et se traînaient à moitié morts. Ils avaient beau se porter

malades, bien rares étaient ceux admis à l'hôpital. Il avait été visiblement

décidé qu'il n'y avait plus de malades et de blessés légers, rien que des

blessés graves et des morts! Comme les soldats sous-alimentés et affaiblis

ne pouvaient opposer aucune résistance à la maladie, la moitié des effectifs

tomba malade en quelques jours. Pas question de les soigner. Ils devaient se

contenter de la misérable pitance de la roulante. Moi-même, j'étais encore

épargné par la maladie. Unjour, l'adjudant rassembla tous les sous-officiers

de la compagnie. Il nous dit: « On vient de recevoir un ordre du bataillon. La

compagnie de mitrailleuses doit dépêcher un sous-officier qui, accompagné

d'un soldat, devra se rendre à Metz pour chercher dans la prison de cette

ville un soldat de la s- compagnie qui a quitté le front de son propre chef et

qu'on a retrouvé là-bas. Qui dois-je désigner, étant entendu que vous

aimeriez tous partir ?» Je m'avançai et dis: « Mon adjudant, comme depuis

quatre ans je n'ai pas vu mon pays natal, je me permets de vous demander

de faire ce voyage.: «Ah bon! mais certainement, Richert, c'est vous qui

partirez. Pas d'objection ?» demanda-t-il aux autres. Personne ne broncha.

Je me réjouissais de pouvoir quitter le front pendant quelques jours et, en

plus, je n'avais jamais fait ce trajet.

Le lendemain, le fantassin qui devait m'accompagner se présenta à la

compagnie et on se mit tous les deux en route pour Péronne où on prit le

train. Le jeune soldat ne cessait de dire «monsieur le sous-officier» par ci,

«monsieur le sous-officier» par là. Je lui dis: «Laisse tomber, nous ne

sommes rien d'autre que des camarades.» Il me dit qu'il était de Metz. Je lui

dis: «Bon, alors, tu pourras rendre visite à tes parents.» «Je n'ai plus de

parents, ils sont morts; j'ai seulement ma soeur aînée qui vit encore à Metz

et son mari est prisonnier des Français. » «Tu ne crois pas qu'il est mieux loti

que nous ?» demandai-je.

A Cambrai, on prit un train bondé de permissionnaires en direction de

Neufchâteau, Rethel, Sedan. Entre Rethel et Sedan,je sentis les premières

 

 

 

252

poussées de fièvre, tantôt très chaudes et brûlantes, tantôt des frissons

glacés. J'avais donc attrapé la grippe moi aussi. J'eus une soif terrible et,

lorsque le train s'arrêta en gare de Sedan,je descendis du wagon pour boire

une grande quantité d'eau froide à la fontaine de la gare.

On poursuivit le voyage vers Montmédy et Fénétange, après avoir passé la

frontière lorraine. A présent, nous étions en plein pays du fer et de l'acier.

Les mines de charbon, les gigantesques hauts fourneaux, les cités ouvrières

et les usines formaient une suite de tableaux variés. Quelle richesse inouïe!

On passa par le centre industriel de Hayange. Partout, le même paysage de

hauts fourneaux immenses, comme je n'en n'avais encore jamais vu. On

arriva à Thionville, où nous avions un arrêt de deux heures avant de prendre

une correspondance pour Metz. On se rendit tous les deux en ville. Acôté de

la gare, on voyait sur les murs de nombreuses maisons les impacts des éclats

d'obus des bombardements aériens. De nuit, Thionville recevait souvent la

visite des avions français qui lâchaient leur cargaison de bombes sur la ville.

On entra dans un restaurant où l'on put se faire servir un verre de vin de

Moselle acceptable.

Mais je ne me sentais pas dans mon assiette, car j'avais sans cesse des

accès de fièvre. Il commençait à faire nuit lorsqu'on reprit le train. Arrivés

à Metz, on alla dans la cantine située près de la gare. Sur présentation de

notre bon de ravitaillement, on eut droit à un repas chacun. La date fut

inscrite sur le bon pour qu'on ne soit pas tentés de manger deux fois. Après

le repas, on alla chez la soeur du soldat. Toute la ville baignait dans

l'obscurité, pour échapper à la vue des aviateurs français. La soeur du soldat

était déjà couchée lorsqu'on frappa à sa porte. Elle fut bien étonnée et

heureuse, lorsque, à sa question « Qui est là ?», elle entendit répondre: «Ce

n'est que moi, ton frère, et un camarade.» Elle ouvrit aussitôt et ils

s'embrassèrent. La femme nous fit un café noir. On bavarda un moment:

pourquoi nous étions là, etc. Après, on alla se coucher. Mon Dieu! quel

plaisir de pouvoir de nouveau dormir déshabillé dans un lit. Depuis neuf

mois,je n'avais plus couché dans des draps. L'adjudant m'avait accordé trois

jours: un pour l'aller, un pour le séjour à Metz et un pour le retour. Le

premier jour à Metz, je dus accompagner le soldat dans ses visites à la

parenté. Partout, on fut cordialement accueillis. A midi, je devais déjeuner

chez la soeur de mon camarade. Commeje savais qu'ils n'avaient pas assez

à manger pour eux-mêmes, j'allai à la cantine près de la gare; après avoir

montré le bon de ravitaillement établi pour deux hommes, je reçus deux

portions. On mangeait dans des baraques; deux prisonniers italiens étaient

chargés d'enlever les plats et de débarrasser les tables. Ils faisaient peine à

voir. Je vis que celui qui emportait la vaisselle nettoyait chaque assiette

avec ses doigts avant de les lécher. «Eh bien, pensai-je, ces pauvres gens

travaillent dans une cantine et sont presque en train de mourir de faim.» Je

leur fis signe de venir tous les deux et leur donnai une de mes portions qu'ils

mangèrent avec avidité. Ils me firent beaucoup de gestes, le regard plein de

 

 

 

Mission à Metz, juillet 1918 253

reconnaissance. L'après-midi, je partis visiter la ville et, le soir, j'allai au

cinéma sur l'Esplanade. Puis je bus quelques verres de bière et retournai

chez mon camarade passer la nuit. Le lendemain, je me rendis dans un

atelier de photographie rapide; mais la photo ne fut pas une réussite, car la

grippe me donnait un air encore plus misérable. Dans l'après-midi, on se

rendit tous deux au bureau de la prison, et on y présenta notre ordre de

mission. L'adjudant responsable nous donna une autorisation écrite de

prendre en charge le prisonnier. Je fis inscrire la date du lendemain, car

j'avais envie de dormir encore une nuit dans un vrai lit.

Puis je retournai à la cantine. Les deux prisonniers italiens me reconnurent

et me firent un signe de tête amical. Je pris de nouveau deux portions.

Comme ma grippe m'avait fait perdre l'appétit, je mangeai seulement une

petite saucisse et donnai tout le reste aux deux Italiens qui eurent vite fait

de tout dévorer. Je me rendis aux toilettes. Un autre prisonnier y entrait

justement. Il se baissa aussitôt. Je fus très étonné de voir qu'il ramassait

quelques mégots qui traînaient dans la rigole de l'urinoir, sans doute pour

les sécher et les fumer ensuite. Jusqu'où l'homme peut-il tomber! Je lui

tendis les quelques cigarettes que j'avais en poche. Il me remercia comme si

je lui avais offert le plus beau cadeau du monde.

Le lendemain, on prit congé de notre logeuse et on alla chercher à la prison

le soldat en question. Il n'avait que dix-neuf ans et c'était un Messin. Je lui

demandai s'il voulait prendre congé de sa famille. Il dit: «Ici, je n'ai que ma

mère, et chez celle-là je veux pas aller, c'est une salope.» L'ambiance

familiale était apparemment au beau fixe… On alla doncà la gare. En route,

je vis des cerises à l'étalage d'un magasin. Elles étaient grosses et noires.

J'entrai immédiatement pour en acheter trois kilos, qu'on commença à

manger tous les trois. Cebon fruit qui nous avait manqué si longtemps nous

parut délicieux.

On descendit la belle vallée de la Moselle par laquelle nous étions venus et

on refit le même parcours vers le nord de la France. A mon grand étonnement,

lors d'un arrêt, avant Cambrai, j'entendis que tout ceux qui appartenaient

à ma division devaient descendre du train.

On descendit. Je demandai tout de suite de quoi il retournait. Notre

division avait été retirée du front et était stationnée aux environs. Je me

rendis au bureau de renseignements où on m'informa que le 2e bataillon du

332e régiment d'infanterie se trouvait à Bévillers. Nous avions six kilomètres

à faire. En marchant à travers champs, on vit des groupes de jeunes

filles françaises travaillant de force sous la surveillance de soldats allemands.

Arrivés à Bévillers, je livrai le prisonnier à l'état-major du bataillon;

puis je me rendis à ma compagnie

 

 

 

Sur le front lorrain, juillet 1918

On m'affecta un cantonnement où se trouvaient déjà trois sous-officiers;

c'est ici que je fus pour la première fois en contact avec des civils français car

les villages, près du front, étaient toujours abandonnés par leurs habitants.

La famille chez laquelle j'étais logé -le père, la mère et leur fille qui parlait

déjà bien l'allemand – était très aimable. Je me déclarai immédiatement

malade. Ma grippe était très forte et j'étais très enroué. Devant la maison où

le médecin donnait ses consultations, il y avait une centaine de soldats qui

presque tous souffraient de la grippe. Nous, les sous-officiers, passions les

premiers. En fait, il n'était pas question d'examen. On nous demandait de quoi

il s'agissait. Lorsque j'eus répondu, le sous-officier de santé me donna une

pastille au menthol, grosse comme un pfennig, et le docteur me dit: «Faitesvous

un thé. Au suivant!- Je pouvais m'en aller. « Faites-vous un thé », cela

voulait dire: «T'as le choix. Meurs ou crève!» J'étais tellement furieux que je

ne savais pas quoi faire. «Faites-vous du thé … » Je n'avais même pas un

morceau de sucre, rien.

Je regagnai mon logis pour raconter à la jeune fille le résultat de mon

examen. La petite s'entretint avec sa mère, en français. Sans pouvoir comprendre

ce qu'elles disaient, je voyais bien qu'elles parlaient de moi. Lajeune

fille vint vers moi et me conduisit dans une chambre, à l'étage, en me disant

de me coucher. Puis sa mère me couvrit d'un gros édredon; elle me souriait et

me fit comprendre que j'allais transpirer.

Au bout d'un moment, elle revint avec un thé chaud fortement sucré, que je

dus boire; puis une seconde tasse. Je me mis à transpirer. J'étais en nage. Le

sous-officier Peters vint voir ce que je faisais. Je lui dis de me donner l'autre

chemise, ce qu'il fit; lorsque j'eus suffisamment sué, je mis ma nouvelle

chemise et je me levai. A ce moment, la femme revint, changea rapidement les

draps de lit et insista pour que je me recouche. J'étais très reconnaissant à ces

braves gens et il faisait bon de constater que l'on me voulait du bien. Au bout

d'un moment, la femme m'apporta un morceau de rôti avec de la sauce, un

morceau de pain blanc, suivis d'une tasse de cacao. Après cela je ne tins plus

en place dans mon lit. Je me levai pour descendre à la cuisine. Le soir, la

famille nous invita tous à boire une tasse de chocolat. Les habitants de la zone

occupée en France et en Belgique recevaient d'Amérique des colis de ravitaillement,

pour empêcher qu'ils ne meurent de faim. Les Allemands avaient

 

Sur le front lorrain, juillet 1918 255

pris l'engagement de distribuer ces vivres et de n'en rien soustraire. Ces

populations avaient donc du sucre, du cacao, de la viande, du pain blanc, bref,

tout ce qu'il faut pour mener une vie à peu près convenable. Mon souhait le

plus ardent était de pouvoir rester ici quelque temps. Mais, très vite, vint

l'ordre de partir: «Demain, à la gare, nous serons embarqués pour une

destination inconnue.» Nous devions donc prendre congé.Je voulus donner à

mon aimable hôtesse dix marks pour tous les soins qu'elle m'avait prodigués,

mais elle refusa énergiquement. Je fis mes adieux en la remerciant une

dernière fois. Auparavant, la jeune fille et moi avions échangé nos adresses

pour pouvoir correspondre et savoir ainsi ce que nous allions devenir.

Commeje me sentais faible et misérable, je pris place sur une voiture pour

aller jusqu'à la gare. On prit la même direction que celle que j'avais suivie

deux jours plus tôt. J'avais l'espoir d'aller vers le front d'Alsace, car là-bas

c'était plus calme que dans le nord. Et j'aurais revu avec beaucoup dejoie mon

pays natal. Mais je me trompais. Le train s'arrêta à Conflans, non loin de la

frontière lorraine; on descendit, pour marcher vers le sud, vers le front. Je fus

débarqué à Mars-la-Tour car mon état de santé avait empiré durant le trajet.

J'allai à l'infirmerie et me fis porter malade. Après l'examen, le médecin me

dit: «La grippe vous a fortement secoué. Vous resterez ici en attendant. »On

m'affecta dans une baraque où quelque huit hommes traînaient leur ennui.

Pour coucher, il y avait des lits métalliques, sur lesquels se trouvaient des

paillasses pleines de poux; le ravitaillement était une calamité, surtout pour

des malades. Le matin, du café noir, naturellement de l'ersatz de café sans

sucre, et une tranche de pain militaire avec de la confiture. Amidi, une soupe

de légumes séchés que même des cochonsn'auraient pas mangée et, le soir, la

même chose que le matin. J'étais profondément dégoûté. Pour me distraire un

peu, je priai le médecin de me donner une permission de sortie, qu'il m'accorda.

Le deuxième après-midi, j'allai à Mars-la-Tour où était installé un cinéma

pour militaires. Il y avait au programme deux beaux films suivis d'un film

comique. Malgré mon piteux état, je ris de bon coeur et oubliai tout pour

quelques instants: la guerre, la vie de soldat et la grippe. Mais, dès la fin de la

séance, tout redevint triste réalité.

Le lendemain matin, je demandai au médecin à être transféré dans un

hôpital. Mais cela n'était pas possible; ils étaient tous pleins à craquer. Le

même jour, j'allai me promener aux environs et tombai sur un gigantesque

monument: je me trouvais sur le champ de bataille de Mars-la-Tour à

l'endroit où avait eu lieu une terrible bataille entre cuirassiers français et

uhlans en 1870.Sur l'un des côtés de l'important monument il y avait, sculpté

dans la pierre, la scène du choc entre les cavaliers allemands et français. De

l'autre côté, il y avait également une sculpture des fantassins français qui se

trouvaient en lignes. Sur les deux autres côtés, il y avait, en lettres d'or, des

inscriptions françaises que je ne pouvais lire. Sous le monument, il y avait un

réduit, comme une cave, où se trouvait une masse de têtes de morts et des

ossements. Sans doute des squelettes que l'on avait trouvés dans les champs

 

 

 

 

256

D'une petite surélévation de terrain, j'avais une vue magnifique sur la plaine

parsemée de villages qui, dans le lointain, étaient encadrés vers le sud et

l'ouest par une chaîne de collines bleues. De loin, à peine audible, j'entendais

le bruit du canon, près de Verdun et, plus loin vers le sud, devant la forteresse

de Toul.

Comme à l'infirmerie le ravitaillement ne s'améliorait pas, je déclarai le

lendemain matin que j'étais rétabli. Je préférais me trouver avec ma compagnie

plutôt que de traîner ma misère ici. «Mon petit, mon petit, dit le médecin,

il n'est pas question de rétablissement. Pourquoi, mais pourquoi donc, ne

voulez-vous pas être malade?» «Parce que je ne me plais pas ici et que la

nourriture est mauvaise. Je crois que je serai mieux à la compagnie. Là-bas,

je pourrai rester derrière le front, auprès des conducteurs,jusqu'à ce que je me

sente de nouveau mieux. » «Bon, si vous y tenez vraiment … » et il me délivra

un certificat de sortie.

Je mis sac au dos et partis dans la direction qu'avait prise mon régiment. Le

front était à trente ou trente-cinq kilomètres. Naturellement,je ne savais pas

où se trouvait mon régiment mais je ne me tracassais pas pour autant. C'était

un beau dimanche, pas trop chaud, autour du 10 juillet. J'entendis soudain,

derrière moi, le trot de chevaux amaigris, menés par quelques soldats. Ils

venaient d'un hôpital vétérinaire et s'en allaient au front. Je demandai aux

soldats sije pouvais monter sur l'un des chevaux, car j'avais la grippe et du

mal à marcher. Seules deux des bêtes étaient sellées. Je montai. C'était pour

moi une grande première. La bête sembla s'étonner un peu de ma mauvaise

technique. Mais avec le temps, cela alla mieux et je réussis à adapter mes

mouvements au pas de la bête. En route, je bavardai avec les soldats qui

couraient à côté de moi. Ce qui est sûr c'est que mon cheval et moi formions un

spectacle peu ordinaire. Car un cavalier avec un sac à dos, ça n'est pas

fréquent. En route, je fus arrêté par un commandant qui me demanda ce que

je faisais sur cet animal. Je lui répondis que j'avais la grippe et que j'étais en

train de rejoindre mon régiment. Comme je me sentais faible, j'étais monté à

cheval. Je pus continuer ma route. Je n'osais aller au trot, car j'avais peur de

culbuter. D'ailleurs, le cheval semblait préférer marcher au pas. Vers le soir,

nous arrivâmes au village de Joinville, la destination du transport de chevaux.

Je continuai ma route à pied et parvins dans la petite ville de Thiaucourt

où je passai la nuit.

Le lendemain matin,je rencontrai quelques soldats de ma compagnie qui me

dirent que le régiment avait pris ses positions. A force de demander à gauche

et à droite,je trouvai enfin ma compagnie, cantonnée à près de trois kilomètres

de Thiaucourt, en pleine forêt, dans des baraques et des abris. Les troupes se

trouvaient en lignes. Il n'y avait ici que quelques artilleurs de réserve, les

conducteurs, les chevaux, l'adjudant de compagnie, le secrétaire et les ouvriers

de compagnie. Je me déclarai de retour à l'adjudant Bukies, qui était un bon

ami: «Dis donc, Richert, t'as pas bonne mine.. Je répondis: «C'est vrai, mais

je ne voulais pas rester plus longtemps dans cette misérable infirmerie. »

 

 

 

 

 

Sur le front lorrain,juillet 1918 257

«C'est simple, tu restes tout simplement ici jusqu'à ce que tu sois de

nouveau sur pied. » C'est ainsi que je restai et m'installai dans un abri. Toute

la journée, je traînai paresseusement couché sur le dos, tandis que le cuistot

de la compagnie s'occupait de moi et veillait à ce que l'on me soigne mieux que

le reste de la troupe. A l'avant, au bord de la forêt, on construisait une route;

des prisonniers italiens y travaillaient. Ces pauvres bougres avaient une mine

épouvantable; leurs visages amaigris étaient jaunes ou plutôt gris-jaunes,

leurs regards éteints; en un mot, ils étaient à moitié morts de faim. Ils

faisaient vraiment pitié à voir. Leurs yeux étaient toujours tournés vers les

broussailles, dans l'espoir de découvrir une baie ou quelque chose de semblable.

Si l'un deux en repérait une, il se précipitait pour la dévorer.

Lorsque j'eus passé six jours dans ce campement, l'adjudant vint me dire:

{{Alors, Richert, est-ce que tu seras bientôt rétabli? C'est le tour du sousofficier

Peters d'aller en permission. Tu pourras le remplacer? Je veux

t'annoncer aussi que tu auras ton avancement d'adjudant. La proposition est

déjà partie.. Je répondis: «Je vais essayer, d'autant qu'ici, la position est

assez calme. »

Je partis donc le lendemain. Auparavant, l'adjudant m'avait montré sur la

carte le chemin que je devais emprunter. Sur une hauteur, je passai à travers

les ruines du village de Viéville-en-Haye. Dans les ruines des dernières

maisons, il y avait des artilleurs allemands bien camouflés. Le fait de

retrouver ce maudit jeu guerrier me dégoûtait profondément. Derrière le front

français, je vis se balancer quelques ballons captifs. Je passai près d'un petit

bois, où étaient installées deux batteries assez proches l'une de l'autre. Puis,

je découvris une tranchée qui conduisait en zigzag en première ligne. Je

tombai immédiatement sur une mitrailleuse de ma compagnie. Je demandai

où était le sous-officier Peters. On me dit qu'il était à deux cents mètres de là,

sur la gauche. Je regardai la position française en face et, soudain.je ressentis

un ardent désir: être de l'autre côté, là-bas; alors,je serais sauvé.je pourrais

correspondre avec le pays natal et certainement revoir les miens! Je pris alors

la ferme résolution de déserter dès que l'occasion se présenterait. Je suivis la

tranchée qui était solidement aménagée et qui avait des abris à l'épreuve des

bombes. Je rencontrai bientôt Peters. «Je dois te relever, Joseph, tu pars en

permission. » Je sentis que je ne reverrais sans doute jamais ce bon et fidèle

ami. Et en le quittant, je lui serrais la main plus fort qu'à l'ordinaire, le

regardant longuement dans les yeux.

«Fais attention, Nicki, il y a beaucoup de barbelés par ici. Pour le reste,

bonne chance », dit-il. Peters, qui était un garçon très éveillé, avait deviné mes

pensées. J'en fus un peu troublé. Bien que j'eusse une absolue confiance en lui,

je ne lui dis rien de mon projet. «Un mot encore, Nicki, me dit-il. On nous a

envoyé un affreux vaurien comme chef de section. Il est assis, en bas dans

l'abri. Je l'ai déjà convenablement secoué. Ne te laisse pas marcher sur les

pieds par ce jeune morveux. » Puis, on se serra encore la main: {{Au revoir et

bonne chance», et Peters disparut au détour de la meurtrière suivante

 

 

 

258

J'étais curieux de faire la connaissance du nouvel adjudant et descendis

l'escalier qui conduisait à l'abri. Je dus descendre une trentaine de marches.

Il était éclairé à l'électricité. Chaque jour, l'homme de corvée de soupe devait

ramener une batterie électrique qui durait vingt heures. L'adjudant était

assis à une petite table; ce gaillard n'avait pas encore vingt ans. Sans me

presser, je me débarrassai de mon sac, défis mon ceinturon et dis que j'étais là

pour remplacer le sous-officier Peters. Je vis qu'il n'appréciait pas tellement

ma désinvolture. Il aurait préféré que je me présente de façon réglementaire,

au garde-à-vous. Il me demanda mon nom et ajouta: «Il me semble qu'il y a

peu de discipline ici.. Je lui répondis simplement: «Ce n'est pas nécessaire. A

la compagnie, on a entre nous des relations aussi amicales que possible, à

quelques exceptions près. Amon avis, il n'est pas nécessaire de faire sentir aux

subordonnés sa supériorité. » L'adjudant répliqua qu'il n'avait pas l'habitude

de cela et qu'en tant que supérieur il fallait toujours se faire respecter. «Avec

vos idées, monsieur l'adjudant, vous allez bientôt vous faire haïr par vos

subordonnés, au lieu d'être respecté. Et dans certaines circonstances, votre

vie peut en dépendre l. «Et comment ça ?» dit-il, étonné: «Admettons qu'un

jour, au cours d'un affrontement, vous soyez gravement blessé et que vous

restiez au sol. Si vous êtes aimé, vos subordonnés ne vous abandonneront

certainement pas sur place. Mais si vous êtes détesté, personne ne prendra le

risque de vous sauver, et finalement vous aurez une mort misérable. Vous

n'aviez encore jamais été en première ligne?» «Non, dit-il. J'ai un an de

service, toujours en garnison, jusqu'à maintenant. Je dois séjourner à présent

plusieurs semaines au front; après, je vais revenir à l'arrière pour suivre un

cours d'officier et devenir lieutenant.» «Voyez-vous, mon adjudant, c'est là à

mon avis la plus grande erreur de l'armée allemande. Il suffit d'avoir un an de

service pour devenir lieutenant, même si on ne connaît presque rien aux

choses militaires. Même ceux qui ont dix ou douze ans de service à la caserne

et qui sont partis à la guerre depuis quatre ans ne peuvent devenir officiers.

Ils seraient pourtant bien plus capables de commander une compagnie que

tous les officiers volontaires réunis !» Le jeune adjudant fut bien obligé d'en

convenir. J'eus cependant l'impression qu'il se sentait offensé.

Ensuite, je rejoignis mes hommes. Ils étaient en train de fumer dans la

tranchée et de prendre le soleil. Tous avaient déjà fait partie de mon équipe et

je savais que c'étaient de braves types. Nous avions l'habitude de nous tutoyer.

Dans le même abri vivaient aussi les hommes du sous-officier Gustav Beek, un

Lorrain. On avait déjà servi ensemble en 1916 au 44e régiment, puis au 2(;ü· et

enfin, toujours ensemble, au 332". En plus, nous étions bons amis. Jejetai un

oeil au-dessus de notre réseau de protection pour me familiariser avec les

lieux. Partout l'horreur de la dévastation. Le front était stabilisé ici depuis

septembre 1914 … Tout était sillonné de tranchées, rempli d'entonnoirs,

couvert de chardons, d'épineux et, partout, des barbelés roujlIés.I';IlI.I'(~ les

lignes,je comptai dix à douze réseaux de barbelés. Décidément, il Ile S('I';Iit. pas

si simple de se faire la belle

 

 

 

259

Désertion vers les lignes françaises, 23 juillet 1918

Pourtant, ma décision était prise. J'attendais seulement la bonne occasion.

Devant notre position, le terrain descendait en pente douce pour

soudain tomber brusquement, semblait-il. De cevallon émergeait un clocher

détruit, celui du village de Regnieville. Cependant, de là où j'étais, on ne

pouvait rien voir du village lui-même. L'artillerie. l'avait apparemment

complètement détruit. Je partis chercher chez l'adjudant une carte de la

région pour mieux m'orienter. Plus à droite, il y avait les ruines du village de

Lironville et plus à droite encore les villages de Flirey et d'Essey où j'avais

participé en septembre 1914, avec le 112e régiment, à de durs combats. Audelà

de Regnieville, le terrain montait doucement. C'est là que se trouvaient

les positions ennemies.

Tout était traversé de barbelés et de tranchées, si bien qu'il était impossible

de voir où se trouvait réellement l'adversaire. Les postes d'écoute de

l'infanterie, qui la nuit étaient installés aux avant-postes, affirmaient que

l'avant-garde française se trouvait dans les ruines de Regnieville cal' il leur

arrivait de voir des lueurs quand quelqu'un allumait là-bas une cigarette ou

une pipe. Tout cela m'intéressait beaucoup, c'étaient de bonnes indications

pour réussir à passer de l'autre côté. Si seulement j'avais su qui était en face

de nous! Les uns disaient que c'était des Français, les autres des Nègres.

'l'out paraissait désert, abandonné et mort. De temps en temps on entendait

des tirs d'artillerie dans la forêt, derrière les lignes ennemies. Les obus

sifilaient au-dessus de nous, pour exploser loin derrière, dans les bois, près

d(!s batteries allemandes.

quelquefois, surtout la nuit, des obus tombaient à proximité. Tout le

monde s'entassait dans les abris où on était parfaitement en sécurité. Une

pnnsée m'obsédait: être de l'autre côté. Mais comment faire? Et réaliser ce

projet. tout seul me paraissait trop risqué. D'autant plus que je connaissais

il puino deux mots de français. Le quatrième jour, au matin, je remarquai

qll';". un certain endroit, sur notre droite, étaient suspendus trois ballons

(·11 l'tifs français, là où il n'yen avait d'habitude qu'un seul. On sut bientôt

pourquoi. Les positions allemandes furent soudainement prises sous un

•.tlroynhlc tir d'obus qui se prolongea pendant près d'une heure. Puis les tirs

Cl'HHi~n'IIL P(!I] Ù peu. On entendit dire que les Français avaient pénétré dans

 

 

 

260

les tranchées allemandes, qu'ils avaient fait des prisonniers et qu'ils s'étaien t.

de nouveau retirés. Dans l'après-midi, le bruit se répandit que Français d,

Américains avaient lancé une offensive sur la Marne, qu'ils avaient gagné

pas mal de terrain et qu'on devrait bientôt quitter notre position pour aller

là-bas. Tous les soldats frémissaient à l'idée de retourner dans un tel enfer.

En moi se renforça la résolution de déserter.

Le lendemain, 23juillet 1918, on reçut à midi un repas particulièrement

misérable; des légumes secs brûlés. Le sous-officier Beek et moi étions seuls

en haut, dans la tranchée, à manger notre mauvaise pitance. Dans un accès

de colère, Beek prit sa gamelle et la balança avec son contenu contre le

remblai. Il maugréa; «Nom de Dieu,je commence à en avoir marre !» Je lui

dis alors, en montrant les lignes françaises; «Qu'en dirais-tu, Gustave? Il Il

me regarda aussitôt en disant; «Tu viendrais avec moi?" Et je lui dis que

oui. Gustave Beck me raconta alors que depuis quelques jours il n'avait plus

d'autre idée en tête que de prendre le large.

Au même moment, un caporal d'infanterie, un Bas-Rhinois nommé Pfaff,

que nous connaissions bien, passa à côté de nous. C'était un homme petit et

énergique qui, en dépit de l'ordre réitéré de couper sa barbiche napoléonienne,

continuait à l'arborer fièrement, au grand dam des officiers. Il s'arrêta

tout près de nous et dit à voix basse; «Vous venez avec moi cette nuit?" «Où

ça?" «De l'autre côté ", répondit-il tout à trac. «Mais, Pfaff, comment veuxtu

t'y prendre?" «Je suis de garde cette nuit en première ligne et après je

dois assurer le service d'un poste d'écoute. Il y aura certainement une

occasion de déguerpir. » «Ecoute, Pfaff, on vient de se mettre d'accord pour

déserter, mais on ne sait pas comment." «Dès que la nuit sera tombée, vous

viendrez tous les deux au poste de garde. Sur place, on trouvera bien un

moyen de fiche le camp." On acquiesça et Pfaffpartit. Beek me dit; «Nickel,

comment va-t-on faire pour quitter nos mitrailleuses sans nous faire remarquer.

On a l'ordre de ne pas les quitter. Tu connais le chef de section, ce

crétin qui fait du zèle. )}

Je réfléchis un instant puis, après m'être assuré que personne ne m'observait,

je pris plusieurs caisses de munitions avec leur contenu et les jetai pardessus

la tranchée dans les herbes hautes. «Que fais-tu là, Nickel?" me

demanda Beck. «Ce soir, je dirai à l'adjudant que plusieurs caisses de

munitions nous ont été volées par l'infanterie, pour ses fusils-mitrailleurs,

et que je pars en chercher d'autres. » Lentement, le soir tombait. Qu'est-ce

que la nuit allait nous réserver, la vie ou la mort? Lorsque le soleil descendit

derrière le lointain fort de Toul, je pensai; «Si je te revois demain, je serai

sauvé! Si non, eh bien, tout sera fini. » J'avais comme une oppression dans

la poitrine, car le côté extrêmement risqué de notre entreprise me tourmentait.

Je descendis dans notre abri, sans avoir l'air de rien. Je mis ma serviette

de toilette et mon savon dans une des poches arrière de ma tenue, ainsi

qu'un morceau de pain dans l'autre et annonçai à l'adjudant le « vol» de nos

 

 

 

 

 

Désertion, juillet. 1918 261

munitions. «Nom d'un chien! s'emporta-t-il.Qu'allons-nous faire maintenant?

Je ne me vois pas écrire un rapport au chef de compagnie pour cette

affaire.» «Mon adjudant, je connais un moyen pour éviter de faire un

rapport au capitaine. On vole tout simplement les caissons manquants aux

mitrailleuses légères.» « Vous sauriez faire ça ?» fit l'adjudant. « C'est très

simple, à condition que quelqu'un vienne avec moi. Je ne peux pas porter

quatre caisses tout seul.. « Bon, amenez un homme avec vous.» « L'idéal

serait que le sous-officier Beck vienne avec moi: c'est un gaillard décidé.»

« C'est pas possible que les deux chefs de pièce s'en aillent en même temps»,

dit l'adjudant. Je répondis: « Les caporaux peuvent nous remplacer pendant

ce temps; tout est calme, on sera de retour dans une demi-heure. » « Eh bien,

d'accord. » Comme il était interdit de circuler sans armes dans la tranchée,

je mis mon ceinturon avec la baïonnette et le Mauser chargé de neuf balles.

Auparavant, j'avais déjà mis deux chargeurs de neuf coups chacun dans la

poche de ma vareuse. J'avais aussi glissé un journal dans ma manche, pour

avoir quelque chose de blanc à agiter. Puis, chacun s'accrocha encore deux

grenades à manche au ceinturon et on quitta l'abri.

Nous avions franchi le premier pas sur le chemin de la liberté! Mais j'étais

triste de quitter ainsi mes hommes et tous mes camarades sans pouvoir leur

faire mes adieux.

Nous avons ensuite couru le long de la position. Comme le soir tombait, les

sentinelles étaient déjà en place, distantes de quelques pas les unes des

autres. Arrivés à la tranchée qui conduisait au poste de garde, on bifurqua

dans un boyau qui nous mena à la garde avancée, deux cents mètres en

avant. Ce poste, qui comprenait un groupe de fantassins et un sous-officier,

était également installé dans un abri fortifié. On parla un moment avec

celui-ci puis on demanda à voir encore les postes d'écoute installés trente

mètres en avant. On y alla, Beek et moi, tandis que Pfaff, avec lequel nous

n'avions pas encore échangé un mot, nous suivait discrètement. Les guetteurs

n'étaient pas encore en place. Les postes étaient entourés d'un réseau

serré de fil de fer barbelé. Beck et Pfaff s'apprêtaient à enjamber le fil de fer

lorsque j'entendis des pas derrière nous dans la tranchée. «Psst», fis-je

doucement avant de dire à haute voix: « Ici, pas de danger que quelqu'un

s'approche !» et je sautai de nouveau dans le poste d'écoute; Beek et Pfaffme

suivirent. On discuta avec le sous-officier et on regagna le poste de garde.

Deux guetteurs regagnaient justement leurs places. Le sous-lieutenant de

la 5e compagnie à laquelle appartenaient ces hommes apparut soudain. Il

était en train de faire son inspection: « Qui sont donc ces deux-là ?» demanda-

t-il d'un ton bourru, en nous voyant Beck et moi. Je me mis au garde-àvous

et me présentai: « Nous sommes deux sous-officiers de la compagnie de

mitrailleuses lourdes et on vient reconnaître les premières lignes, comme

ça, si l'ennemi attaque, on ne risque pas de vous tirer dans le dos. » « C'est

bon, dit le sous-lieutenant. Si tous les soldats avaient la même conscience,

l'affaire serait réglée depuis longtemps. » Beck et moi nous nous rendîmes

 

 

 

 

262

alors dans le boyau qui menait à la tranchée principale. Tous deux étions

persuadés qu'il était inutile de tenter quoi que ce soit cette nuit. C'est alors

que Pfaffvint en courant et chuchota: « C'est le moment d'y aller.» Il avait

à peine fini sa phrase qu'il sortit de la tranchée et disparut dans les hautes

herbes. On grimpa à notre tour, pour le retrouver; il nous attendait dans un

vieux trou d'obus. On se trouvait entre deux réseaux de barbelés. Celui qui

se trouvait derrière nous, nous séparait de la position de guet principale. On

se cacha le long du réseau le plus avancé pour trouver enfin une brèche

ouverte par deux grenades qui y avaient éclaté. C'est là qu'on se mit à

ramper à travers les barbelés. Nous avions déjà quelques accrocs à nos

uniformes. Nous avons ensuite rampé à quatre pattes dans une vieille et

profonde tranchée jusqu'à un amoncellement de terre derrière lequel on

resta tapis. Là, on sejura à voixbasse de toujours rester ensemble, quoi qu'il

advienne. Je levai la tête un moment et vis, à quelque trente pas sur notre

gauche, les deux souches d'arbres que j'avais vues juste devant moi depuis

l'abri du poste d'écoute. On avait donc à peine fait trente mètres … Je le dis

à voix basse à Pfaff. Il me répondit qu'on devait se rapprocher du poste

d'écoute car il y avait sûrement là-bas un passage à travers le réseau de

barbelés pour permettre aux patrouilles de passer. «Mon Dieu, que va-t-il

nous arriver ?» pensai-je. On rampa donc encore quelques mètres. Et on

trouva effectivement le corridor pratiqué dans le réseau de fil de fer. Pfaff se

releva un peu et, courbé en deux, il traversa les barbelés.

Apeine était-il passé que j'entendis soudain des voix, à vingt mètres. Deux

coups de feu claquèrent. Nous étions repérés! Pfaff avait disparu derrière

les barbelés. Beek se leva à son tour et surmonta l'obstacle aussi vite que

possible; quatre coups furent tirés dans sa direction. Mais lui aussi réussit

à disparaître. Je rampai donc à mon tour dans la brèche. Mais comme seuls

les barbelés du haut étaient sectionnés, je suis resté accroché et ai dû me

dégager à plusieurs reprises avec les mains. Une fois parvenu au beau

milieu du réseau, je me sentis complètement accroché et retenu par les

barbelés. Les fils de fer faisaient un bruit infernal au moindre de mes

mouvements. Que me restait-il à faire? Passer en-dessous était impossible.

En me levant, je risquais par contre d'être abattu par les gardes qui étaient

visiblement alertés. J'étais passablement paniqué, mais réussis à me dépêtrer

tant bien que mal et, d'un bond,je me relevai. J'entendis un grand crac!

Mon pantalon et ma vareuse venaient de se déchirer. Je m'étais à peine

redressé que deux coups de feu retentirent. J'ai ensuite progressé aussi vite

que possible et, au moment où je me jetai enfin à terre de l'autre côté des

barbelés, un autre coup claqua. Je courais à quatre pattes, en suivant dans

les herbes les traces du passage de mes compagnons d'aventure. Je m'arrêtai

un moment et appelai à voix basse: « Beck, Pfaff?» Ils levèrent le bras et

agitèrent leur casquette à quelques pas devant moi. Je les rejoignis en

rampant. Nous étions tous trois sains et saufs, mis à part quelques écorchures

dues aux barbelés. Pfaffnous dit: « Il faut qu'on déguerpisse le plus vite

 

 

 

 

Désertion, juillet 1918 263

possible parce que le lieutenant va maintenant prendre les choses en main

et tout faire pour nous rattraper !»

En aucun cas on ne se serait laissé capturer parce qu'on aurait été fusillés

sur-le-champ. Mieux valait se battre à mort avec nos anciens camarades. On

traversa encore trois larges réseaux de barbelés; nos uniformes étaient

maintenant complètement lacérés. En plus, les écorchures causées par les

barbelés rouillés commençaient à brûler. Nous sommes arrivés dans une

vieille tranchée abandonnée menant aux lignes françaises. Elle devint de

plus en plus profonde avant de s'arrêter brusquement; on était pris comme

dans une nasse. Je me mis vite dos au mur pour faire la courte-échelle à

Pfaff; il monta sur mes mains, puis sur mes épaules, s'agrippa en haut aux

herbes et grimpa hors du trou. Puis vint le tour de Beek.

Je tendis ensuite mes mains en l'air. Mes deux camarades, couchés à plat

ventre, me saisirent pour me hisser, tandis que je m'aidais des pieds. On

continua aussitôt notre route. On franchit encore deux autres réseaux de

barbelés, plus petits, et on découvrit peu après à nos pieds le village

entièrement détruit de Régnieville. Il n'y avait plus d'obstacle jusqu'au

village. A partir de cet instant, le danger ne pouvait plus venir de derrière,

mais d'en face.

Comme Beek et Pfaff parlaient français, je leur conseillai d'appeler les

avant-postes qui devaient être en position dans les ruines. «Il vaut mieux

pas, parce que le lieutenant qui est à notre poursuite va nous entendre et

pourra nous repérer! »

On dévala donc la pente, en direction des ruines. Je redoutais à chaque

instant que le feu ne s'ouvre et qu'on soit touchés. Rien de semblable ne se

passa. Nous sommes donc arrivés jusqu'au village. Il y régnait un silence de

mort; rien ne bougeait. On tendit l'oreille un moment encore, mais rien,

absolument rien … Pfaff sauta alors dans une ancienne tranchée qui faisait

le tour de l'église. Manque de chance, il tomba sur une tôle ondulée qui

traînait et qui fit un vacarme infernal. On écouta encore. L'artillerie

française se mit à tirer à cet instant. Les obus volaient très haut au-dessus

de nous pour tomber derrière les lignes allemandes. L'émotion et notre

course nous avait trempés de sueur; c'était une nuit d'été tiède et claire et

la lune illuminait tout comme en pleinjour. On se mit à longer prudemment

la tranchée qui montait vers les positions françaises. On s'arrêtait sans

cesse pour tendre l'oreille. On n'entendait pas grand-chose, si ce n'est

quelques coups de fusil et, au loin, le crépitement d'une mitrailleuse et

quelques coups de canon. On était mal à l'aise à force de ne pas savoir qui

était devant nous et où exactement. Aussi avancions-nous avec précaution

en nous arrêtant souvent pour écouter. On passa près de galeries et d'abris

abandonnés dont les sinistres ouvertures étaient béantes.

On arriva alors à une position qui croisait la tranchée. A un poteau

pendait une pancarte, mais il ne faisait pas assez clair pour pouvoir lire ce

qu'elle indiquait. J'éclairai la tranchée avec ma lampe de poche. D'après les

 

 

 

 

264

nombreuses traces, ce passage était souvent utilisé. On avança encore

jusqu'à une autre tranchée perpendiculaire à la nôtre. « Je suis certain qu'on

a passé les premières positions françaises et que le guetteur s'est absenté »,

dit PfaIT.Je priai mes deux compagnons d'appeler les Français ou ceux, peu

importe qui, se trouvant dans les parages.

Mais ils n'osaient toujours pas par crainte des Allemands qui pouvaient

nous poursuivre. Le pistolet à la main, prêts à tirer, on continua notre

marche avec prudence. On tomba sur un cheval de frise, jeté à travers la

tranchée. Aprésent, j'étais persuadé que nous étions tout près des Français.

On passa l'obstacle. A quelques pas de là, il Yavait dans la tranchée comme

un gros tuyau entouré de fil de fer ordinaire.

On rampa à quatre pattes à travers l'obstacle. Mais ce faisant, nos dos

frôlèrent des boîtes de conserves vides qui pendaient au fil de fer et

commencèrent à s'entrechoquer en faisant un sacré tintamarre. C'était

sûrement le signal d'alarme des sentinelles françaises. A voix basse, je dis

encore une fois à mes camarades d'appeler les Français, pour l'amour de

Dieu. Mais ils n'étaient pas d'accord et continuèrent à avancer. Ils s'abritèrent

derrière le remblai suivant et tendirent l'oreille. Je me trouvai encore

à quelques pas derrière eux et vis tout à coup surgir un Français, en haut à

gauche derrière la tranchée, par-dessus laquelle il sauta avant de courir

vers l'arrière. Je pensai tout de suite que c'était un guetteur qui allait

donner l'alarme. Je rejoignis en courant mes compagnons et leur dis à mivoix:

«Appelez maintenant, j'ai vu courir un Français vers l'arrière !» Ils

allaient appeler lorsque des coups se mirent à siffler juste devant nous; les

balles se fichèrent derrière nous, dans la tranchée. Les Français se mirent

alors à crier quelque chose, tout en continuant de tirer. «Nous sommes des

Français! crièrent alors Beek et Pfaff. On veut vous rejoindre. Vive la

France !» Mais le tir qui commençait à faire rage empêchait les autres

d'entendre ces cris. PfaIT,qui avait un courage incroyable, passa par-dessus

le remblai et alla carrément à leur rencontre. Beck voulut le suivre mais au

même moment, j'entendis un petit craquement .ie compris que les Français

avaient dégoupillé une grenade à main. Je criai: «Beek, reste ici; ils ont

lancé une grenade !» et le tirai à l'abri derrière le parapet. Les grenades

éclatèrent de l'autre côté. On entendit alors PfaITcrier. Il avait sûrement été

touché. La fumée dégagée par l'explosion descendit dans la tranchée et nous

enveloppa complètement.

En regardant à nouveau autour de moi, je vis que Beek avait disparu. En

tout cas, il avait contourné le remblai. Je voulus faire de même lorsque, d'en

haut, je fus interpellé en français. Je regardai et vis un soldat debout et

menaçant, brandissant une grenade. Je laissai immédiatement tomber mon

pistolet. Je tirai le journal hors du revers de ma veste et levai les bras en

l'air, tout en criant: «Alsacien, déserteur! » Le Français cria: « Cornbien ?»

Je compris sa question mais, croyant que trois se disait treize, je criai

«Treize.» Le Français se pencha, probablement à la recherche de treize

 

 

Désertion, juillet 1918 265

déserteurs. Comme il ne vit personne à part moi, il cria encore une fois:

« Combien?» Je lui montrai trois doigts. Il me tendit alors la main. Je défis

mon ceinturon et le laissai tomber à terre. Le Français me tira hors de la

tranchée. Dieu soit loué, pensai-je, me voilà tiré d'affaire. Le Français, qui

n'avait pas tout à fait confiance, recula de quelques pas et leva de nouveau

sa grenade d'un air menaçant. Je levai à nouveau mes bras en l'air, et

répétai: «Alsacien, déserteur.» Il me tendit alors cordialement la main et

me tapa sur l'épaule.

Ma joie était immense. Je pensai immédiatement à Pfaff que j'entendais

gémir faiblement. Je dis au Français: «Camarade blessé. »Il me fit signe d'y

aller. Je sautai dans la tranchée et partis rapidement rejoindre Pfaff en

contournant le remblai. Là-bas, tout grouillait de Français qui discutaient

vivement ensemble. L'un d'eux, rapide comme l'éclair, me mit son pistolet

contre le front si bien que je sentis le froid de son canon. Un autre, tout aussi

rapidement, me plaqua sa baïonnette contre la poitrine. Je levai les bras et

récitai mon refrain: « Alsacien, déserteur.. Ils me lâchèrent aussitôt et

j'entendis dire: «C'est le troisième.» Beek leur avait déjà dit qu'il y en avait

un troisième dans la tranchée.

Trois minutes à peine s'étaient écoulées depuis le premier coup de feu.

J'allai immédiatement vers Pfaff, étendu sans connaissance dans la tranchée,

qui gémissait à chaque respiration. J'écartai les Français qui prenaient

soin de lui et tâtai de partout son uniforme car la lune ne pouvait

éclairer le fond de la tranchée. En touchant le haut de sa jambe gauche, je

sentis de l'humidité et, au même instant, du sang chaud me gicla par

saccades dans la main. Une balle dans le haut de la cuisse; l'artère était

atteinte. Il fallait immédiatement ligaturer la cuisse au-dessus de la blessure

pour éviter l'hémorragie. Vite, je défis sa ceinture, ouvris le pantalon et

défis le caleçon. Beck m'aida à soulever un peu le corps. On lui descendit le

pantalon. J'arrachai mon foulard et voulus en ligaturer la cuisse, mais le

vieux chiffon délavé se déchira en deux. Aussitôt, l'un des Français qui se

trouvaient autour de nous me donna une solide ficelle que je fixai au-dessus

de la plaie, sans forcer, juste autour de la cuisse. Puis j'arrachai du coffrage

de la tranchée un morceau de bois, long de trente centimètres et gros comme

un doigt. Je poussai le bois, en haut de la cuisse, entre la ficelle et lajambe

et tournai avec force. La ficelle fut tellement serrée qu'elle pénétra dans la

chair de la cuisse et ferma l'artère. Le sang cessa de couler. Les Français me

tapèrent sur l'épaule, en disant entre eux que j'avais bien fait les choses.

Pfaff était toujours évanoui. Beck voulut lui donner un morceau de sucre.

L'un des Français lui prit le sucre des mains et y versa un liquide sentant

fortement l'alcool; il le mit dans la bouche de Pfaff. Celui-ci reprit aussitôt

ses esprits. Les premières paroles qu'il prononça furent: « Moi mourir pour

la France! » Ce que je ne compris pas mais que Beek me traduisit. Je dis

alors à Pfaff qu'il n'était pas si gravement blessé et que sa jambe était

ligaLII)'(;e. Les Français Re montrèrent très amicaux à notre égard. Tous

 

 

 

 

266

voulaient nous serrer la main. Les uns nous donnaient des cigarettes,

d'autres un morceau de chocolat ou nous passaient le bidon de vin. J'en bus

quelques gorgées car l'émotion m'avait donné soif. Cette boisson me parut

très étrange, car chez les Prussiens il n'y avait rien d'autre à boire que du

mauvais et fade ersatz de café. Puis un des Français m'alluma une cigarette;

mais j'eus du mal à la fumer, car elle était trop forte.

Deux soldats et un jeune officier nous menèrent ensuite à travers la

position française. Tous les occupants de la tranchée étaient en position de

tir, l'un à côté de l'autre. En passant, tous nous saluèrent d'un mot aimable,

que naturellement je ne compris pas. Lorsqu'on passa à travers le boyau qui

conduisait vers l'arrière, deux brancardiers nous croisèrent avec leur civière

pour aller chercher Pfaff. Beek bavardait avec le soldat qui marchait devant

lui. Soudain lejeune officier qui marchait devant moi dit en alsacien avec un

fort accent français: «Wü bisch dü hâr ?» (D'où viens-tu") Sans réfléchir, je

répondis en allemand et l'officier me dit: «Dü bisch a Schwob ; dü redsch net

Dialekt» (T'es un boche, tu ne parles pas le dialecte). Je répondis: « Nei, i bi

von Sankt Üalri, bi Dammerkirch » (Non, je suis de Saint-Ulrich, près de

Dannemarie). L'officierdit alors: « Sovo dort bisch ;sag wer isch denn Maire

in Dammerkirch ? . (Tiens, c'est de là que tu viens; dis-moi donc qui est le

maire de Dannemarie ?) Avecla meilleure volonté du monde, je ne le savais

pas. Je lui dis que je ne le savais pas vu que j'étais parti depuis cinq ans déjà

de chez moi et que j'avais oublié tout cela. « Eh bien, wer wohnt denn an der

krizstrass fir a Buchbinder ?» (Eh bien, qui est le relieur qui habite au

carrefour?) continua-t-il à questionner. «Friajer isch der Hartmann dort

gewohnt » (Autrefois Hartmann habitait là). «S'stimmt » (C'est vrai), dit

alors le lieutenant.

Il m'expliqua qu'il était passé parfois par Saint-Ulrich, en marchant en

direction de Seppois-le-Bas. Je lui demandais si Saint-Ulrich avait également

été détruit. Il pensait que non mais ne pouvait se souvenir exactement.

On bavarda encore de toutes sortes de choses jusqu'à notre arrivée dans le

camp, derrière la forêt. Il me dit entre autres qu'il était natif de Rosheim en

Alsace.

 

 

Enfin la belle vie, à l'arrière, fin juillet – août 1918

Dans le camp, les soldats sortirent de tous côtés de leurs abris, ils

voulaient tous nous voir. Beck n'en finissait pas de répondre à toutes les

questions qui lui étaient posées. On me laissa tranquille, vu qu'ils voyaient

que je ne comprenais rien. Ce qui me frappait surtout, c'était la vivacité de

ces soldats ainsi que leurs gros visages colorés. Des hommes tout différents

des Allemands, à moitié affamés et amaigris, avec leurs visages presque

jaunes. Beck fut convoqué dans un abri, chez le commandant de compagnie,

pour un interrogatoire.

On me prit mon masque à gaz. Plusieurs soldats m'apportèrent du vin et

des cigarettes. J'en bus deux gobelets, on me proposa d'en boire davantage

mais je refusai car je me sentais déjà la tête lourde. Je n'avais plus du tout

l'habitude de boire. En plus, j'avais froid dans le dos à force de transpirer;

ma chemise était comme détrempée. Plusieurs soldats m'apportèrent du

pain blanc et du fromage. Je fouillai dans ma poche et leur donnai de mon

pain militaire. Ils le reniflèrent en faisant: «Brr … » comme s'il était impossible

de manger une chose pareille; alors que nous autres, pendant les deux

dernières années, on en avait reçu tant et plus. Je commençai tout de suite

à manger de ce pain blanc. Je me suis frotté le ventre pour leur montrer

combien je l'appréciais. Ils se mirent tous à rire. Même sans parler la même

langue, on était quand même devenus les meilleurs amis du monde. Un

Français me demanda en allemand: «Que disent vos gens de Hindenburg et

de Luddendorf? »Je répondis que Luddendorf était haï. Il continua de me

questionner: «Vous saviez que les Allemands ont été repoussés les 19 et 20

juillet sur la Marne et que la grande offensive franco-anglo-américaine a

commencé ?» Je lui donnai le dernier journal allemand que je portais encore

sur moi et il me remercia vivement.

Entre-temps, l'interrogatoire de Beck s'était terminé et on fut reconduits

par deux soldats, plus loin vers l'arrière. Lorsqu'on eut atteint une route en

pleine forêt, près d'un pont de chemin de fer que croisaient plusieurs autres

routes, les Français nous firent comprendre qu'il fallait se mettre à courir.

Puis, ils racontèrent à Beck que cet endroit était souvent bombardé de nuit

par les Allemands. Naturellement, on courut aussi vite que possible car on

n'avait pas envie de laisser notre vie ici. Puis les deux Français nous dirent

 

 

268

qu'à partir de là, on était hors de danger. Sauvés! Toujours plus loin du

front. Il m'est impossible de décrire combien j'étais heureux d'être sain et

sauf et d'avoir derrière moi la chienne de vie du front et la faim. Un tel

bonheur, un tel sentiment de félicité intérieure, je ne les ressentirai jamais

plus. Je songeai à mes parents, à ma mère surtout; ils seront fous de joie

quand ils apprendront que je suis hors de danger. J'avais l'intention de leur

faire parvenir des nouvelles le plus tôt possible. Beek me dit tout à coup:

« Notre chef de section, le petit morveux, pourra attendre longtemps ses

caisses de munitions. Il en a sûrement entendu des vertes et des pas mûres

pour avoir laissé filer ses deux sous-officiers! » On éclata de rire en imaginant

sa tête lorsqu'il aurait réalisé qu'on avait disparu à tout jamais.

Nous marchions sur une route qui longeait une forêt. Il y avait là une

masse de pièces d'artillerie lourde, bétonnées en terre. Plus loin en avant,

des centaines de soldats charriaient de la terre pour construire encore des

appuis de canons. «Dis donc, Gustav, j'ai l'impression que d'ici peu ça va

barder dans le secteur!" lançai-je à Beek. On nous amena ensuite dans une

grande baraque située dans la forêt et dans laquelle était installé l'étatmajor

du régiment. Il était environ trois heures du matin; il faisait encore

nuit. Il y avait là un secrétaire qui parlait bien l'allemand. Il nous accueillit

en disant: « Oh! Vous en avez sans doute marre de manger du pain noir et

vous voulez goûter au pain blanc!" Je lui dis en riant que la première partie

de sa phrase n'était pas tout à fait exacte parce qu'on avait pour ainsi dire

jamais mangé de pain noir à notre faim depuis deux ans. Le secrétaire se mit

à rire aussi et dit aimablement: «Soyez gentils et mettez tout ce que vous

avez dans vos poches sur la table." Je commençai à étaler toutes mes

affaires: portefeuille, crayon, couteau de poche, montre, miroir de poche,

peigne, savon, mouchoir, lampe de poche, boussole. Le secrétaire prit mon

portefeuille et me rendit l'argent: trente marks. Il garda le portefeuille et la

boussole. Tout le reste, je pouvais le reprendre puis repartir. Deux soldats

qui avaient des bicyclettes nous conduisirent plus loin vers l'arrière.

Au crépuscule, on traversa un village; toutes les portes des granges

étaient ouvertes et, dans chaque grange, il y avait un tank. Le lendemain

matin au petit jour, on arriva dans un autre village où se trouvait l'étatmajor

de la brigade.

Comme les chefs dormaient encore, on dut attendre une heure. Un

régiment de Marocains entra à ce moment dans le village, en ordre parfait.

Je me dis que tout ne semblait pas être aussi rose que ça chez les Français

pour que l'on marche ainsi au pas de si bonne heure. Les Marocains furent

répartis dans les granges. Un officier les injuriait en aboyant comme un

roquet et, lorsque deux des Marocains s'en vinrent à la fontaine avec un

seau, il donna à l'un d'eux de violents coups de pieds. J'en étais tout ébahi.

Je n'avais vu qu'une seule fois une chose pareille chez les Allemands. Puis,

beaucoup de Marocains vinrent à notre rencontre et également quelques

Français qui appartenaient à ce régiment colonial. Ils étaient tous très

 

 

 

 

A l'arrière, juillet-août 1918 269

aimables à notre égard et nous donnaient des cigarettes. Un des Français

me tira par la manche et me dit en dialecte de Mulhouse: «Sac kum lous a

weni. Was isch, han sa no ebis z'picka dort ana ?» (Dis, écoute un peu, est-ce

qu'ils ont encore de quoi becqueter Ià-bas ?») Je répondis: «S'geht knapp

har . (C'est maigre comme régime). Meinsch, wie lang halta sa no üs?» (A

ton avis, combien de temps vont-ils encore tenir le coup?) Je répondis:

«Nimma lang. D'soldata wann boll nemma und dia dheim 0 net» (pas

longtemps les soldats commencent à en avoir assez et ceux de l'arrière

aussi). Il me dit qu'il était de Mulhouse et qu'il commençait à en avoir assez

parce que les Marocains étaient toujours là où ça bardait, qu'ils venaient de

Villers-Bretonneux, devant Amiens, et qu'ils avaient dû endurer là-bas, les

24 et 25 avril, des choses affreuses. Ainsi donc, ces jours-là, nous nous

trouvions face à face à Villers-Bretonneux! Tout à coup, un officier en colère

vint en courant vers nous et nous engueula en français. Je me mis au gardeà-

vous mais ne compris pas ce qu'il disait. Un Marocain lui dit que nous

étions alsaciens. Il nous regarda et dit quelque chose dont je ne compris que

le mot- boches». Beek m'expliqua ensuite qu'il avait dit que même si nous

étions alsaciens nous étions quand même des boches. En voilà un qui aurait

mérité d'être envoyé au diable!

Ensuite, Beck fut interrogé. Je restai dehors. Puis on continua à marcher,

cette fois accompagnés par deux vieux soldats. En route, on vit plusieurs

Marocains qui n'en pouvaient plus et qui s'étaient cachés sur les bas-côtés de

la chaussée. On atteignit une autre localité où se trouvait l'état-major de la

division. Ici, c'était comme chez les Allemands: plus le salaire est gros et

plus on est loin derrière et plus on est planqué. Le bureau du général de

division se trouvait dans un grand baraquement. Ce fut d'abord le tour de

Beck d'y entrer. Cela dura au moins une demi-heure jusqu'à ce qu'il

revienne. Puis ce fut mon tour. Je pénétrai dans la baraque et me mis au

garde-à-vous devant le général de division. Il me fit signe d'approcher et

demanda dans un mauvais allemand: «Pourquoi est-ce maintenant que

vous venez chez nous ?» La question ressemblait vaguement à un piège. Je

répondis: «Parce que je n'ai pas eu le courage ni l'occasion plus tôt et parce

que j'avais faim, que je ne voulais pas tirer sur les Français et que, de toute

façon, j'en ai assez de la guerre.» «Pourquoi ne voulez-vous pas tirer sur les

Français ?» me demanda alors le général. Je répondis: «Parce que je les

préfère aux Allemands et que mes parents qui habitent dans la partie

occupée de l'Alsace ne me disent que du bien des Français. »

«C'est bien, venez par ici », dit le général qui me conduisit devant une

grande carte qui occupait toute la longueur de la baraque et représentait

tout le secteur de la division. Cette carte me remplit d'un étonnement sans

bornes. Je n'avais jamais rien vu de pareil. Chaque détail, chaque abri,

chaque batterie, chaque sentier, bref, tout y était marqué. Le général me

demanda par où j'avais passé les lignes. Je dis que je m'étais dirigé

directement sur le clocher de Régnieville. « Vous faisiez partie de la compa

 

 

 

 

270

gnie de mitrailleuses?» Je répondis que oui. «Votre abri a-t-il deux sorties

?)} Je répondis que oui; il me montra l'abri sur la carte, m'indiqua les

deux sorties et me dit que ma réponse était exacte. Il me demanda ce que je

savais de la position allemande, où se trouvaient les batteries, les véhicules

de la compagnie, etc. Comme j'avais déserté pour sauver ma vie et pas pour

trahir mes anciens camarades, je répondis que j'avais rejoint la compagnie

le soir même, en revenant de convalescence, après une grippe; que la

compagnie était établie dans une forêt, quelque part derrière le front

allemand; et que la nuit même j'avais dû rejoindre la position, où un guide

m'avait conduit. Dans l'obscurité, je n'avais rien pu voir. Devant, tous les

chefs de pièce avaient ordre de ne jamais quitter leur mitrailleuse. Ainsi,

avec la meilleure volonté, je ne pouvais en dire davantage. Le général me

fixa longuement: «Ainsi, vous ne voulez pas trahir vos anciens camarades;

de toute façon, nous savons tout.» Il me montra toutes les batteries que

j'avais vues quand j'étais en position, l'endroit où se trouvait le chef de

bataillon, la cantine du bataillon, le sentier qu'empruntaient les hommes de

corvée de soupe. Tout … Je tombais des nues.

Je me demandais pourquoi les Français ne réduisaient pas tout en miettes

puisqu'ils étaient si bien renseignés? Le général devina ma pensée et

répondit exactement à ce que j'avais en tête: «C'est pour bientôt.» C'était

fini. Je pouvais partir. On fut conduits vers une cuisine roulante où on nous

servit du café, du pain blanc, du jambon cuit et du beurre. Ah! que ce café

sentait bon. C'était enfin du café fort et sucré comme je n'en avais plus bu

depuis des années. Une auto se présenta devant la cuisine. On y monta, et

oh gai, en route! Beck et moi étions les hommes les plus heureux du monde.

Une belle randonnée en auto dans cette magnifique matinée d'été, toujours

plus loin du front, et, dans les mains, un morceau de pain blanc avec une

grosse tranche de jambon cuit …

On arriva bientôt à la forteresse de Toul. On fit halte devant un grand

édifice. Beek y fut conduit, je dus attendre dehors, sous la surveillance d'un

soldat. Beaucoup de curieux s'approchèrent pour me regarder, étonnés. Il

est vrai que j'offrais un spectacle magnifique! Ma vareuse et mon pantalon

étaient déchirés de tous les côtés; une des bandes molletières pendait en

lambeaux; l'autre, je l'avais tout simplement perdue. Sans doute avait-elle

été déchirée par un fil barbelé et était-elle tombée par terre. Tout ça mis à

part, j'avais mauvaise mine du fait de ma grippe que je venais à peine de

surmonter. En plus, le manque de sommeil commençait à se faire sentir.

Mais j'étais quand même heureux comme l'oiseau sur la branche. Le soldat

avait dit que j'étais Alsacien et que j'avais déserté. Aussitôt, les expressions

de tous les badauds changèrent du tout au tout. Ils me tendirent la main en

me disant des paroles que je ne comprenais pas. Plusieurs me donnèrent des

cigarettes. Ils riaient aussi en me voyant tenir mon pain comme un trésor.

Puis, je dus monter seul dans la voiture. Lorsqu'elle démarra, je fis des

signes de la main, en guise d'au revoir; tous répondirent à mon salut

 

 

 

 

 

A l'arrière, juillet-août 1918 271

Onlongea la vallée de la Meuse en direction du village de Flavigny. C'était

là qu'était installé le quartier général de l'armée. Je fus conduit dans une

grange très spacieuse. Un gendarme montait la garde devant le portail. On

me fit monter au grenier à foin. Il y avait là déjà quelques prisonniers

allemands. D'un côté, des Alsaciens et des Polonais; de l'autre côté des

Allemands qui étaient enfermés comme dans une cage de fil de fer. Les

Alsaciens commencèrent à me poser toutes sortes de questions. Cependant,

le sommeil me terrassa. Je me couchai sur l'un des bat-flanc et m'endormis

aussitôt. Mais je fus bientôt réveillé. Un cuisinier venait de m'apporter à

déjeuner. Mon Dieu, quelle merveille! : une gamelle de bouillon de viande

avec du pain, une gamelle de pommes de terre, de la sauce et par-dessus tout

cela une côtelette, avec de la salade sur le couvercle; et pour accompagner le

tout, une demi-livre de pain et un quart de vin. Je croyais voir s'ouvrir

devant moi les portes du paradis! Aux Allemands, on servait du bouillon

avec du pain, jamais de pommes de terre en sauce, ni rôti, ni salade, et moins

encore de pain blanc et de vin. Bien que je n'eusse pas faim, je me précipitai

sur ce repas splendide et en fis disparaître la plus grande partie. J'étais

comme un chien affamé, sans maître, et me croyais obligé d'avaler tout ce

qu'on me présentait. Ensuite,je rendis les gamelles au cuisinier, qui m'avait

observé en souriant. Je me couchai de nouveau sur mon lit et m'endormis

aussitôt.

Je fus à nouveau bientôt réveillé; un gendarme me fit signe de le suivre.

Il me conduisit dans un château où je fus interrogé par un officier parlant

très bien l'allemand. Il me tutoyait. Je pensai immédiatement qu'il ne

m'attraperait pas avec son «tu », car j'avais décidé de ne raconter absolument

rien de ce que je savais au sujet de notre retranchement; je ne voulais

pas que mes anciens camarades subissent un mauvais sort à cause de moi.

Je répondis à ses questions exactement commeje l'avais fait avec le général

de division. Il me demanda depuis combien de temps j'étais soldat. «Depuis

le 16 octobre 1913.» «Ainsi, tu es encore de l'active? Avec quel régiment estu

parti en campagne?» «Avecle 112e régiment r- compagnie.» Il demanda

immédiatement: «Te souviens-tu du 26 août 1914'l » «Oui », lui dis-je. Je lui

racontai que cejour-là le général de brigade Stenger avait donné l'ordre de

ne pas faire de prisonniers et de tuer tous les Français, blessés ou non. Et

que j'avais vu de mes yeux plusieurs blessés être tués par balles ou à coups

de baïonnette comme des bêtes. Je lui dis que dans l'opération, j'avais

défendu un Français et lui avais sauvé la vie. «Peux-tu confirmer par

serment ce que tu viens de dire ?» «Oui», lui répondis-je. L'officier me

questionna sur tout: où j'avais été au front depuis le début de la guerre et ce

que j'avais vécu. Je fus reconduit au bout de deux heures dans la grange. Là,

je montrai au gendarme mes écorchures et lui fis comprendre par signes que

j'avais mal. Le gendarme me conduisit à l'infirmerie où on me badigeonna

toutes les blessures à la teinture d'iode pour les désinfecter et éviter les

suppurations. L'iode piqua très fort un moment, mais la douleur se calma

 

 

 

 

272

En rentrant dans la grange, je trouvai à ma grande surprise Gustav Beck

qui était arrivé durant mon absence.

Le lendemain matin, on nous conduisit dans un centre d'épouillage. Nos

effets furent nettoyés, tandis qu'un bain nous débarrassa enfin de la

poussière du front. Nous étions commedes nouveau-nés. On avait dormi une

nuit entière, pris un bain, on n'avait plus de poux et on avait pu manger à

satiété: notre bonheur était complet. Beck se vit affecté dix prisonniers

allemands qui durent nettoyer les rues de Flavigny sous sa direction. Je fus

envoyé à la cuisine de la compagnie pour aider aux travaux. Quel ne fut pas

mon étonnement de voir la quantité et la variété des provisions. C'était la

cuisine de la compagnie qui fournissait les sentinelles du quartier général

de l'armée. Les trois cuisiniers étaient tous âgés de plus de quarante ans et

à force de bien manger et bien boire, ils en avaient des têtes rouges à éclater

et étaient en pleine forme comme des conscrits. Ils furent tous très accueillants

: montrant mes joues creuses, ils gonflèrent les leurs et me firent

comprendre quej e devais me faire chez eux une mine pareille! «Voilà un bon

programme », me dis-je.

Comme petit déjeuner, ils me donnèrent une demi-livre dejambon cuit, du

fromage, de la confiture, du pain accompagné de café ou de vin, au choix.

Le matin, je devais couper du pain dans des récipients dans lesquels on

versait ensuite du bouillon. Chaque matin, avant l'arrivée des soldats qui

venaient chercher la soupe, le cuisinier chef me faisait signe; on s'approchait

de la grande marmite, il prenait une assiette qu'il remplissait à moitié

de bouillon, puis il y ajoutait un verre de vin rouge et me faisait boire le tout;

quel régal! Les cuisiniers se préparaient toujours un repas spécial qu'ils

m'invitaient à partager. Mais ils aimaient manger très épicé. Je n'en avais

pas l'habitude et j'avais l'impression que cette nourriture poivrée m'arrachait

la bouche et le gosier.

Après le repas, nous lavions la vaisselle de toute la compagnie. Jusqu'au

repas du soir, j'étais chargé d'éplucher les oignons et les gousses d'ail, de

nettoyer et de laver la salade. J'aurais pu faire tout ce travail tranquillement

en quatre heures. L'un des soldats n'avait rien d'autre à faire que de

scier du bois et de le couper pour la cuisine. Je le secondais parfois, sans y

être obligé. Alors, il m'emmenait à la cuisine, où il y avait tout le temps une

petite barrique de vin qui reposait sur un guéridon. Le soldat prenait un

gobelet qu'il m'invitait à tenir sous le robinet, à remplir à ras bord et à boire

ensuite. Il me faisait comprendre que je n'avais qu'à me servir sij'avais soif.

En disant cela, il faisait tournoyer sa main devant le front et, en riant, il me

mettait en garde de ne pas m'enivrer.

Quelques jours après mon arrivée, j'eus la surprise de voir le jeune soldat

qui m'avait accompagné à Metz, trois semaines auparavant, et avec lequel

nous avions passé la nuit chez sa soeur. A ma question: «Alors, toi aussi 1.11

as pris la fuite? » il me répondit: «Je me suis dit que si Richert était parti,

alors je devais faire pareil.» L'infanterie française était provisoirement

 

 

 

A l'arrière, juillet-août 1918 273

cantonnée à Flavigny et, par hasard, il rencontra son frère qui s'était engagé

dans l'armée française. Lui-même signa immédiatement un engagement et

resta avec son frère. Il me raconta que, dans notre division, il n'y avait plus

un seul Alsacien en première ligne, car on ne leur faisait plus du tout

confiance. De plus, un ordre de la division avait été lu selon lequel Richert,

Beck et Pfaff étaient condamnés à mort pour désertion.

Décidément, tout est à l'envers en temps de guerre. Parce que nous ne

voulions pas tuer et aussi parce que nous ne voulions pas être tués, on a été

condamnés à mort. Mais un vieux proverbe dit bien qu'on ne pend pas un

coupable avant de l'avoir attrapé. Pour un condamné à mort, je passais du

bon temps! Cependant,j'enrageais à l'idée que quelques officiers bien payés

et qui, peut-être, n'avaient jamais été au feu, avaient pouvoir de vie et de

mort sur de pauvres soldats qui avaient supporté quatre ans de misères et

voulaient simplement sauver leur pauvre peau. En fait, est-ce que ces

individus qui lançaient des attaques meurtrières et qui avaient des quantités

de morts sur la conscience n'auraient pas mérité mille morts?

Il Yavait à Flavigny des hommes de toutes les races. Beaucoup d'Américains

passaient par le village, des Noirs, des Arabes, des Marocains, des

Indochinois, des Italiens. Je n'en finissais pas d'ouvrir tout grand les yeux.

Dans la grange oùje dormais étaient enfermés quelques Français, plusieurs

Marocains, deux Noirs ainsi que quatre Indochinois, qui attendaient d'être

jugés pour divers délits. Des deux côtés de la grange, de petites cellules

étaient installées, dans lesquelles les prisonniers étaient enfermés. Personne

n'avait le droit d'avoir un couteau ou des bretelles et, la nuit, ils devaient

mettre leurs souliers devant la porte. Les quatre Indochinois étaient soupçonnés

d'avoir violé et assassiné une jeune fille.

Peu à peu, je sentais revenir mes forces. Je ne désirais qu'une chose:

rester ici. Mais au bout de neuf jours, le 3 août, on entendit: «Demain matin

on s'en va plus loin.» Le lendemain, je pris congé des cuisiniers qui me

donnèrent encore du pain et de la viande pour la route. Avec une quinzaine

d'hommes, moitié Alsaciens, moitié Polonais, on fut conduits jusqu'à la

prochaine gare. On prit le train pour se rendre jusqu'à Neufchâteau. Il y

avait des soldats américains partout. Rien que des jeunes, heureux de vivre,

dont, le visage et les yeux n'étaient pas encore marqués par la guerre. On

110US conduisit sur une colline élevée et on se retrouva soudain devant

l'entrée d'un fort. Au-dessus de la porte était inscrit: Fort Burglemont.

On passa sur le pont-levis au-dessus du fossé et on arriva à l'intérieur du

lort; on nous mena devant un bureau dans lequel on nous appela l'un après

l'autre. -Icfus appelé le dernier. Un officier alsacien me questionna sur mon

J'('gimpnl.,ma région d'origine, etc. Puis,je dus lui donner mon argent. Il me

dil.qu'un allait me le rendre à mon arrivée au camp des Alsaciens-Lorrains

dl' S:lint-Rambert. Après celaje pus partir. On nous logea dans une caserna-

1.1'. 1\ 1~:lIl(:lwdo :'1 droit" logpait la garnison. Les soldats avaient tous plus de

qll:lrallt.(!ails. BI!'IIICOlipdl! prisonnier» allemands étaient installés dans

 

 

 

 

274

une autre aile. Les Alsaciens et les Polonais avaient droit aux mêmes rations

que les soldats français, tandis que les Allemands devaient se contenter

d'une maigre pitance.

Puis commença une vie de paresse et d'ennui. Pendant les quatre semaines

de notre séjour,je ne fis rien d'autre que décharger, avec sept hommes,

quatre camions remplis de pain et, deux fois, on partit dans la forêt

ramasser du bois. On tuait le temps en faisant de la gymnastique ou de la

lutte. Un jour, on nous demanda si l'un d'entre nous voulait porter à manger

aux officiers allemands prisonniers. Beck se porta volontaire. Chaque jour,

il venait dans notre chambrée avec la nourriture des officiers. Nous prélevions

le gras du bouillon de viande des officiers que nous mettions dans

notre gamelle. On échangeait aussi leurs plus belles portions de viande

contre les nôtres qui étaient très médiocres. La moitié de leur vin était versé

dans notre cruche et remplacée, pour faire le compte, par de l'eau. On se

disait: « Ces gens nous ont trop longtemps pris les meilleurs morceaux. A

notre tour maintenant.» La concurrence n'est pas un péché. Les officiers

vivaient d'ailleurs dans les mêmes conditions que nous et les soldats

français.

Après quatre semaines de séjour, il y eut un nouveau départ. On quitta

Langres pour Dijon. On traversa cette belle ville à pied pour rejoindre un

fort qui se trouvait à une demi-heure de l'agglomération. Une grande

quantité de prisonniers allemands y était rassemblée. Presque tous se

trouvaient là depuis très longtemps et portaient des uniformes chamarrés

datant de l'avant-guerre; ils leur avaient été envoyés d'Allemagne via la

Suisse. On voyait là des tenues inimaginables de chasseurs d'infanterie,

uhlans, hussards, dragons, artilleurs, bref, presque tous les uniformes

portés avant-guerre dans l'armée allemande.

Il y avait aussi beaucoup de prisonniers rétablis de graves blessures et qui

étaient sur le point d'être prochainement rapatriés par la Suisse. Deuxjours

après notre arrivée, on afficha une note en allemand. Elle annonçait qu'il n'y

aurait plus d'échanges de prisonniers, car les Français avaient appris que

beaucoup de ces rapatriés étaient affectés ailleurs, par exemple à l'occupation

de la Roumanie, en remplacement des troupes aptes au combat et

susceptibles d'être lancées dans l'offensive contre Amiens. Tous ces prisonniers,

qui en pensée étaient déjà chez eux, furent naturellement très abattus

à cette nouvelle.

Dans ce fort, nous avions le même ravitaillement que les prisonniers

allemands. Du riz le matin, à midi et le soir. Le lendemain, encore du riz et

de même le troisième et le quatrième jours. Certes, on mangeait à satiété,

mais toujours la même chose; c'était trop. Le riz était cuit assez épais et

arrosé de lard fondu américain. Le pain était noir, comme du charbon vieux

et moisi. Les Allemands nous dirent que l'on mangeait du riz par périodes de

quinze jours; puis pendant quinze jours, rien que des haricots, et enfin,

pendant quinze jours, des petits pois ou des lentilles, à part cela pas le

 

 

 

 

A l'arrière, juillet-août 1918 275

moindre changement. On fut ravis de quitter cet endroit lorsqu'au bout de

cinqjours on continua notre route.

On prit le train en direction du sud. On traversa la magnifique vallée de

la Saône avec ses innombrables vignobles, couverts de raisins superbes qui

commençaient à prendre couleur. Arrivés le soir à Mâcon, on nous fit

descendre du train et on nous enferma dans une cave obscure. Cela ne fut

pas de notre goût. Lorsqu'on entra dans la cave, il faisait déjà nuit noire. De

mauvaise humeur, chaque homme trouva sa place sur un des châlits

installés le long des murs. J'entendis soudain parler alsacien. C'était exactement

le dialecte de mon pays.

Je me levai et me dirigeai vers ceux d'en face pour demander s'il y avait là

quelqu'un de Dannemarie. « Oui, dit une voix, je suis de Fulleren.» Vite,

j'allumai une allumette et reconnus immédiatement Emile Schacherer de

Fulleren. Mais lui ne me reconnut pas, bien que j'eusse éclairé mon visage

à plusieurs reprises avec une allumette. Je lui dis qui j'étais. Il me dit que

j'avais bien changé. On parla longtemps du pays, jusqu'à ce qu'on s'endorme

enfin.

Le lendemain matin, on fut heureux de repartir et de quitter ce trou

sombre et humide. On ne reçut rien à manger de toute la journée. On

descendit à l'une des gares. De gros morceaux de pain fin américain, que des

soldats avaient sans doute jeté, traînaient sur le quai. Je voulus ramasser

un des plus beaux morceaux, mais un gendarme qui nous accompagnait me

l'arracha vivement des mains. Il voulait que je lui demande la permission de

le prendre. Je me mis passablement en colère et aurais préféré mourir de

faim plutôt que de faire l'honneur de demander quoi que ce soit à ce crétin.

On remonta enfin dans le train. Un convoi de permissionnaires stationnait

à côté de nous. Beck entendit les soldats dire: « En voilà qui sont plus

heureux que nous et qui ne risquent plus de se faire tuer l» L'un des

permissionnaires qui savait quelques mots d'allemand voulut entrer en

conversation avec nous. Beck lui répondit en français et lui dit que nous

n'avions encore rien reçu à nous mettre sous la dent de toute la journée. Le

soldat nous donna alors un gros morceau de pain et plus d'un de ses

camarades nous fit boire du vin de son bidon. Et on continua notreroute. On

arriva à Lyon après quelques heures de voyage. Cette ville est admirablement

située, au confluent du Rhône et de la Saône. Des deux côtés de la ville,

les coteaux sont couverts de magnifiques châteaux et villas: c'est.un spectacle

splendide. Le train resta assez longtemps arrêté en gare. On ne reçut

toujours rien à manger. On but un peu d'eau à une fontaine pour apaiser

notre faim. Plusieurs trains passèrent, remplis de soldats venant sans doute

du front d'Italie. Tous avaient bonne mine. Beck entendit deux jeunes filles

qui allaient et venaient devant nous se dire l'une à l'autre: «Ces deux-là ne

ressemblent pas du tout à des boches et celui-là (elle voulait parler de Beck,

qui était bel homme) me plairait bien comme mari. »Beck ne put s'empêcher

de sourire et lui dit en français qu'elle lui plaisait bien aussi. La fille se mit

 

 

 

276

276

à rougir et Beek lui demanda son adresse. Elle l'écrivit sur un billet qu'elle

lui tendit. Puis notre train arriva en gare et il nous fallut partir. il faisait

déjà nuit quand on arriva à Saint-Etienne.

On dut descendre et on nous conduisit dans une caserne. En chemin, on

passa devant un grand nombre de restaurants où les clients étaient assis

aux terrasses, passant du bon temps à boire de la bière ou du vin. En les

voyant, je ressentis un grand désir de liberté. Nous espérions toujours

recevoir quelque chose à manger, mais en vain. Dès notre arrivée à la

caserne, on nous enferma tout simplement dans la salle de police. Nous

étions furieux et tout le bien que les Français nous avaient fait était déjà

oublié. Notre sympathie pour la France était en train de tomber au-dessous

de zéro. Nos prédécesseurs avaient sans doute été encore plus furieux que

nous car tous les lits étaient complètement saccagés et des planches traînaient

à travers la pièce. Il y avait des excréments dans tous les coins et il

faisait noir comme dans un four. En m'aidant avec des allumettes,je trouvai

enfin un endroit où Beek, Schacherer et moi pûmes nous asseoir.

On se remit en route le lendemain matin, sans avoir reçu quoi que ce soit

à manger ou à boire. On arriva enfin à notre terminus: Saint-Just. Il nous

fallut marcher encore vingt minutes jusqu'au camp des Alsaciens de Saint-

Rambert.

 

 

 

Au «camp des Alsaciens» à Saint-Rambert

puis à la ferme, septembre 1918-janvier 1919

Le « camp des Alsaciens» se trouvait dans un ancien couvent, situé à côté

de la localité sur une hauteur. Il y avait d'un côté un grand bâtiment pareil

à une caserne. Du côté de la route, le couvent était séparé du monde par une

haute muraille. De l'autre côté se trouvaient les écuries et les communs. A

côté des bâtiments conventuels s'élevait une église. Un soldat français

montait la garde à l'entrée, mais sans armes. On n'avait pas le droit de sortir

sans permission. Les bâtiments et la cour étaient pleins d'Alsaciens. Beaucoup

avaient été faits prisonniers, mais la plupart avaient déserté. On nous

installa dans l'ancienne écurie où il y avait des tables, des bancs et des lits

de camp. On vérifia tout de suite qu'on était entre Alsaciens à notre

mauvaise habitude de jurer. Dire qu'ici des prières s'élevaient jadis vers le

ciel! Et maintenant ces horribles jurons… Dès notre arrivée, on nous

apporta à manger: du riz et du boeuf, un gros morceau de pain et un quart

de vin. Comme nous étions affamés, le repas fut rapidement liquidé.

J'aurais volontiers écrit à ma famille, mais je n'avais pas un sou en poche

pour acheter du papier à lettre. En me promenant à travers la cour, je

rencontrai par hasard une connaissance de mon pays, Hoog, de Manspach.

Je le saluai en lui disant: « Ecoute, Hoog,je suis obligé de faire ce que je n'ai

jamais fait de ma vie: taper quelqu'un. » « C'est inutile, car je ne possède que

5 sous.» Je lui expliquai que j'aimerais bien écrire chez moi, mais que je

n'avais même pas d'argent pour acheter du papier à lettre. Il me donna trois

sous, ce qui suffisait. J'écrivis tout de suite à la maison, en les priant de

m'envoyer de l'argent. J'avais déjà écrit plus de vingt fois chez moi, mais

étais resté sans nouvelles de là-bas, aussi je me demandais si mes lettres

étaient arrivées.

On dut se présenter à un officier au cours de l'après-midi. On attendait

dans un corridor. L'officier arriva et demanda si l'un d'entre nous était de la

région de Dannemarie. Emile Schacherer et moi déclarâmes que l'un était

de Fulleren et l'autre de Saint-Ulrich. L'officier me dit alors de venir à

quatorze heures à son bureau. Je m'y rendis. L'ordonnance nous apporta

tout de suite une bouteille de vin. L'officier me dit qu'il connaissait bien mes

parents et me demanda, tandis que je le regardais étonné, chez qui mes

 

 

 

 

278

parents achetaient jadis leurs souliers. Je répondis: «Chez Kloetzlen à

Dannemarie. Il dit: «Je suis le fils Kloetzlen, mais ici, je m'appelle Touchart.

» On se mit à parler du pays et lorsque je lui racontai que j'avais

commencé la guerre avec le 112' régiment, il me questionna au sujet des

événements de 26 août 1914, surtout pour ce qui était de l'ordre du général

Stenger de tuer tous les soldats français qui nous tombaient sous la main. Je

répétai ce que j'avais déjà dit lors des autres interrogatoires. Puis Firmin

Kloetzlen me dit que si je voulais devenir gendarme, il ferait le nécessaire

pour m'envoyer immédiatement au dépôt de gendarmerie de Lure. Je le

remerciai de son obligeance, mais lui dis que ça ne m'intéressait pas,

estimant que j'avais porté assez longtemps l'uniforme. Je le priai par contre

de bien vouloir écrire à mes parents.

J'avais en effet l'impression qu'aucune nouvelle n'était encore parvenue à

la maison. Il me promit que j'aurais une réponse du pays au plus tard dans

une semaine. Je pris congé de lui et me rendis à l'écurie. Cette vie ne me

plaisait pas. C'était trop ennuyeux de ne rien faire. Le deuxième jour, on

changea d'uniforme et on fit de nous des Français. On me donna un pantalon

rouge, des bandes molletières blanches, une courte tunique bleue et sur la

tête un grand calot bleu sombre avec une pointe par devant et une autre par

derrière qui ressemblaient à des cornes. Je ne pus m'empêcher de rire en me

voyant dans une glace. J'avais l'impression d'être un singe de foire.

Et unjour, commeje me traînais avec Schacherer, Beck et quelques autres

camarades devant l'écurie où nous aimions prendre le soleil, le secrétaire

vint nous dire qu'il lui fallait six hommes pour travailler chez des paysans.

Je m'avançai immédiatement le premier, suivi de Schacherer et de Beck. Un

groupe important se forma tout de suite. Tous voulaient quitter le camp. Je

fis partie des six premiers et on ramassa nos affaires. L'empaquetage fut

vite terminé. Je n'avais que ce que je portais sur le dos et une couverture.

Une carriole vint nous chercher. On y grimpa pour quitter le couvent. On

roula pendant près de trois heures, pour monter loin dans les montagnes.

L'homme qui nous attendait était un prisonnier de guerre lorrain, du nom de

Barbier; c'était le chef d'un détachement de près de trente-cinq Alsaciens

qui travaillaient presque tous chez des cultivateurs des environs de la petite

ville de Saint-Héand. Barbier nous raconta qu'il avait la belle vie, qu'il

habitait à l'hôtel Thévenon et que son travail consistait à chercher au camp

la paie, l'habillement, les souliers des Alsaciens. Si une place ne plaisait pas

à quelqu'un, il n'avait qu'à le lui dire, il ferait le nécessaire pour lui trouver

autre chose. On s'arrêta en haut des montagnes; Barbier dit: «Cette ferme

veut trois hommes; qui veut y aller ?» Je fus tout de suite d'accord. Beek et.

Schacherer préférèrent aller chacun dans une ferme, plutôt qu'à trois. Ainsi.

je partis avec Joseph Maier d'Obersasheim, et un certain Alfons, natif

d'Erstein. Il y avait déjà trois Alsaciens qui nous accueillirent amicalement.

Ils nous dirent que nous avions de la chance et que nous allions nous plain·

ici. La ferme, du nom de Poizat, appartenait au maire de Saint-Héand qui

 

A Saint-Rambert, septembre 1918-janvier 1919 279

habitait à cinq cents mètres sur la colline d'en face dans un château, et qui

était plusieurs fois millionnaire! Sinon, il n'y avait à la ferme que l'intendant

et sa femme; lui âgé de quarante-huit ans, elle la quarantaine. Tous

deux nous saluèrent cordialement, en nous disant quelques mots dont

aucun d'entre nous ne comprit la moindre syllabe.

Les trois autres Alsaciens se trouvaient là depuis un an et demi et

parlaient bien le français à ce qui me semblait. Ils se plaisaient beaucoup ici

et tous désiraient rester jusqu'à la fin de la guerre. Le ravitaillement était

très bon et pour nous c'était l'essentiel. Nous étions arrivés à la ferme un

samedi matin. On passa presque toute la journée couchés sur le gazon du

jardin d'où on avait une vue magnifique sur la belle vallée de la Loire. Le

fleuve ressemblait à un large ruban d'argent. Toute la largeur de la vallée

était parsemée de villages et de petites villes. Et au fond s'élevaient les

hautes montagnes du Massif central. A l'oeil nu, on apercevait dans les

montagnes des centaines de fermes qui ressemblaient à des cubes. Vers la

gauche, dans une cuvette à sept kilomètres de distance, apparaissait la

grande ville industrielle de Saint-Etienne. On voyait partout des mines de

charbon. C'était un beau spectacle la nuit, quand des millions de lumières

s'allumaient. Vers le soir, le maître quitta son château pour faire connaissance

avec les trois nouveaux venus. Il nous demanda où nous en étions avec

l'argent. On lui répondit qu'on n'avait pas un sou. Ce que quelqu'un

traduisit. Le maître des lieux mit immédiatement la main à sa poche et nous

donna vingt francs à chacun. Je me suis dit que c'était vraiment un bon

début. Puis, il nous demanda comment on réglerait la question des vêtements.

On lui répondit que ce que nous avions sur le dos était notre seule garderobe.

Le soir même, un Alsacien qui travaillait au château nous apporta des

vêtements. On put ainsi se débarrasser de cet uniforme si peu seyant. Nous

étions enfin en civil. Les jours suivants on rentra le foin. Voilà qui nous

changeait de l'ordinaire; mais on n'avait plus l'habitude de ce genre de

travail et, au début, on transpirait beaucoup. Le travail avança bientôt

allégrement. Notre patron était content de nous.

Je reçus enfin des nouvelles de ma famille. Ils étaient tous heureux de me

savoir loin du front et m'envoyèrent tout de suite de l'argent. Ils attendaient

d'avoir un laissez-passer pour me rendre visite et m'apporter mes habits.

L'idée de les revoir bientôt me réjouissait beaucoup. On me retourna

également l'argent que j'avais dû déposer au fort, près de Neufchâteau. Je

reçus dix-neuf francs pour mes trente marks.

Lorsque le foin fut rentré, on m'envoya quelques jours avec Joseph Maier

dans une ferme, chez la famille Masson, pour arracher les pommes de terre;

toute la famille, mis à part le père, était grippée et alitée. On dut ensuite

aider à la récolte de pommes de terre à la ferme près du château. Cela aussi

me plut bien. Le régisseur de la ferme avait perdu une jambe à la guerre. Làbas,

j'appris môme à traire. Puis on retourna à la ferme Poizat. Mes cinq

 

 

 

280

camarades furent envoyés en forêt pour lier des fagots, tandis que je restai

à la ferme pour faire quelques rangements.

J'avais beaucoup à faire dans le grand jardin potager. Le régisseur et sa

femme me montraient beaucoup de sympathie et j'avais de ce fait quelques

avantages. Quand je travaillais seul dans le jardin, la fermière m'appelait

souvent dans la cuisine pour me servir un verre de vin ou, s'il faisait froid,

du café bien sucré avec du cognac et souvent un morceau de gâteau. On me

donnait de temps en temps un morceau de chocolat. Je me plaisais de plus

en plus ici et, si j'avais été apatride, je serais certainement resté.

Lorsque j'avais fini mon travail à la ferme ou au potager, j'allais rejoindre

mes camarades dans la forêt pour les aider à faire des fagots. Chacun en

faisait soixante par jour.

On reçut chacun cent francs de salaire, au bout d'un mois, alors que le

propriétaire aurait eu le droit de n'en donner que quarante. A cela s'ajoutèrent

les huit francs de ma solde de sous-officier. La nourriture était très

bonne. Le matin, aussitôt levés, on recevait chacun une tasse de café noir

bien fort et un morceau de gâteau. Puis on allait faire son lit et nettoyer la

chambrée … On prenait ensuite le petit déjeuner, avec de la soupe au lard,

de la confiture et du fromage, du pain et du vin. Chaque jour, à midi, il Y

avait deux plats, puis comme dessert du fromage et de la confiture, souvent

un morceau de chocolat. D'ordinaire, le souper était fait de soupe de pommes

de terre, de viande ou de saucisson, suivis de fromage et de confiture.

Près de notre ferme, il y avait trente-deux noyers et une foule de châtaigniers.

Chacun avait près de son lit un sac rempli de noix et de marrons.

Nous étions comme des coqs en pâte.

Mon père et ma soeur me rendirent visite fin septembre. J'étais en train de

tailler une haie lorsque mes camarades m'annoncèrent leur venue. On était

bien sûr très heureux de se revoir. Mais tout de suite, je vis que mon père et

ma soeur avaient vieilli. Il est vrai que cela faisait un bail qu'on ne s'était

vus. Ils trouvèrent eux aussi que j'avais changé. On resta près d'une heure

ensemble à la ferme, puis on alla à l'hôtel Thévenon, où l'on resta les trois

jours suivants.

Ce furent trois merveilleuses journées. On invita mes camarades et Emile

Schacherer à passer les soirées avec nous, ce qu'ils acceptèrent bien volontiers.

Mon père et ma soeur avaient apporté mes vêtements et on acheta ce

qui me manquait dans les magasins les plus proches. Je me sentais revivre.

Ces trois jours passèrent trop vite; mon père et ma soeur s'en retournèrent

à la maison. Je serais bien parti avec eux, même sije me sentais très bien ici.

Maisje pouvais patienter dans de bonnes conditions car mon père avait bien

garni mon portefeuille.

A partir de ce moment, on alla tous les dimanches à Saint-Héand pour

passer la journée dans les restaurants et les cafés. Les trente-cinq Alsaciens

du détachement se réunissaient à l'hôtel Thévenon, et il y avait là, du coup,

une sacrée ambiance. Début novembre, on apprit que la paix était imminen

 

 

 

 

A Saint-Rambert, septembre 1918-janvier 1919 281

te. Le 10 novembre, on entendit dire qu'il n'y aurait plus que deux ou trois

jours jusqu'à l'armistice. Le 11 novembre, on travaillait dans la forêt

lorsqu'on entendit un bruit de trompette dans la petite ville de La Fugus qui

s'étendait en contrebas. De Saint-Etienne nous parvenait le bruit de salves

de canon. Les cloches sonnaient ici et là et on entendait claquer des coups de

fusil. Des cris montaient de La Fugus :on ne pouvait distinguer s'il s'agissait

de rires ou de pleurs. On se dit: «C'est la paix! »Les larmes nous vinrent aux

yeux. On s'imaginait qu'on allait partir dans les prochains jours. On se

rassembla pour crier trois . Vivela France! » dont l'écho retentit jusque dans

les montagnes.

On décida qu'on ne travaillerait plus de la journée et on prit le chemin de

la ferme. Nous étions tous heureux que les Français aient gagné la guerre,

parce que, si ça avait été les Allemands, l'Alsace serait restée allemande et

nous, en tant que déserteurs, n'aurions plus jamais pu rentrer à la maison.

Lorsqu'on arriva à la ferme, le gérant et sa femme nous embrassèrent

chacun deux fois en nous disant que nous étions à présent français, comme

eux. Pour fêter l'événement, la femme prépara un très bon repas au cours

duquel tout le monde fut d'excellente humeur. Dans l'après-midi, on s'en

alla tous à Saint-Héand, pour boire, chanter et danser. Cela dura toute la

nuit et jusqu'au lever dujour; la tête lourde, on s'en retourna à la ferme, où

l'on nous donna congé toute la journée pour dormir à notre aise.

C'est cejour-là que nous avons appris que le kaiser avait filé en Hollande.

Dès qu'il y a un peu de danger, ce genre de lascar abandonne tout et

décampe, tandis que nous autres, nous avions passé quatre ans de misère

parmi les morts, pour rien et trois fois rien. Que dit encore le vieux

proverbe? « On prend les petits et on laisse filer les gros » …

On allait tous les dimanches à Saint- Héand. Le matin, on allait à la messe.

On avait mis tous ensemble de l'argent de côté pour acheter un accordéon à

un de nos camarades, Michel Strub, fils d'aubergiste à Obermodern dans le

Bas-Rhin, dont il savait jouer à merveille. L'après-midi, on se promenait

d'auberge en café et on faisait danser les gens comme des fous. Beaucoup de

jeunes filles de Saint-Héand qui aimaient bien danser nous suivaient dans

notre tournée. On riait beaucoup, notamment lorsqu'on parlait français. Là

naissaient parfois les situations les plus comiques.

Un jour, la femme du régisseur voulut faire des nouilles. Mais il lui

manquait quatre oeufs. Elle fit venir mon ami Albon et lui dit: «Va vite

chercher quatre oeufs à l'autre ferme, j'en ai besoin pour dîner.. Le brave

Alfons, qui était sûr d'avoir compris, partit aussitôt. Le temps passa. Et

Alfons ne revenait toujours pas. La fermière me fit alors comprendre que je

devais voir où il était passé. Je partis à sa recherche et, à peine étais-je

arrivé au ravin qui bordait la propriété que je vis le pauvre garçon s'escrimer

avec quatre boeufs qu'il essayait de diriger tant bien que mal. J'appelai la

femme du régisseur qui, en voyant Alfons, faillit mourir de rire. Notre ami

eut.droit à deux verres de vin et dut bien sûr ramener les quatre boeufs à leur

 

 

 

 

 

282

propriétaire. Une autre fois, il était à la recherche de ciseaux :- Madame, six

sous », demanda-t-il. Madame lui donna six sous, mais Alfons n'en voulut

pas, bien sûr. Il arrivait tous les jours de telles histoires et on riait sans

cesse. Chacun avait acheté un dictionnaire et apprenait le français avec

ardeur. On arriva peu à peu à se faire comprendre. Les Alsaciens qui

parlaient bien le français se faisaient vite des petites amies, ce qui était

d'ailleurs facile, puisqu'il n'y avait plus d'hommes entre dix-sept et quarante-

cinq ans et que beaucoup dejeunes filles avaient bien envie d'avoir un bon

ami.

Emile Schacherer et moi descendions souvent avec le petit train à Saint-

Etienne, où nous rencontrions Pierre Koegler et Joseph Huber, de Fulleren.

Nous passions d'agréables dimanches après-midi. Tous les peuples étaient

représentés à Saint-Etienne, surtout les Indochinois et les Arabes qui

travaillaient dans les usines. Il y avait aussi pas mal de Noirs et d'Américains.

Comme le nouvel an approchait et que nous attendions toujours l'ordre de

rentrer chez nous, on décida de rejoindre le camp de Saint-Rambert plutôt

que d'attendre éternellement un hypothétique retour à la maison. On décida

donc de quitter la ferme. Pour le départ, la femme du gérant nous prépara

encore un bon déjeuner et mes camarades firent leurs adieux. Je les laissai

partir puis je remerciai les époux et, lorsque je leur tendis la main une

dernière fois, tous deux se mirent à pleurer car ils m'aimaient bien.

On se rendit à Saint-Héand après avoir chargé nos valises et nos malles

sur la voiture que nous avions commandée et on fit nos adieux à nos amis.

C'était apparemment l'usage là-bas que tout le monde s'embrasse en partant,

si bien que les embrassades n'en finissaient pas, ce qui était assez

fastidieux. On quitta en chantant ces lieux qui nous étaient devenus chers.

Toute la population s'était assemblée le long de la rue principale et nous fit

fête. Au sortir de la localité, on cria tous trois fois « Vive Saint- Héand ! » et on

partit vers Saint-Rambert.

Là-bas, l'accueil ne fut pas très aimable. Mais on accepta de nous recevoir.

Le camp était plein de monde: les corridors, toutes les chambres et les salles,

l'écurie, les remises, tout était rempli d'Alsaciens et Lorrains.

C'est le 16janvier au matin qu'on se mit en route pour la gare de Saint-

Just. Tout le monde était d'excellente humeur. Trois grands drapeaux

français flottaient à la tête de notre troupe et nous suivions en chantant.

Pour fermer la marche, il y avait quelques voitures, chargées de caisses et de

valises. On fut répartis par compartiments, on monta dans le train … et en

avant. Cette fois, Dieu merci, il s'agissait de rentrer à la maison. Le voyage

nous mena vers Lyon, Dijon, Lure, Epinal où on arriva à la nuit tombée. On

continua en passant par Lunéville. Je regardais sans cesse par la fenêtre.

On venait de franchir l'ancienne ligne du front. Un frisson me parcourut en

voyant les tranchées enneigées, les barbelés et les abris. J'avais du mal ù

imaginer que j'avais passé des années dans un tel décor. Près d'Avicourt, on

 

 

 

A Saint-Rambert, septembre 1918janvier 1919 283

arriva enfin au pays natal. On continua par Sarrebourg où, quatre ans et

demi plus tôt, j'avais participé à de durs combats, et puis Saverne, Strasbourg,

Colmar. En arrivant à Colmar, tôt le matin, on fut conduits dans des

baraques proches d'une caserne d'infanterie où on attendit nos papiers de

démobilisation. Le ravitaillement laissait à désirer, mais nous avions tous

de l'argent et on pouvait se débrouiller autrement. Nous avions deux

permissions de sortie par semaine. Inutile de dire que c'était la fête dans les

auberges voisines.

Ceux qui avaient les moyens achetaient des vivres pour les amener au

camp. Nous avions la chance d'être affectés dans une salle chauffée en

permanence. Nous n'avions aucune corvée à faire, si ce n'était de peler des

patates quelques heures par semaine.

On passait le temps à chanter, à faire de la lutte, à raconter notre vie et à

faire toutes sortes de blagues. Je rencontrais beaucoup de connaissances du

pays, plus de vingt; comme moi, ils attendaient avec grande impatience le

jour du retour. Un jour, je rencontrai Albert Dietsch, de Mertzen. Il venait

d'arriver de Salonique et était à plat côté porte-monnaie. Je lui prêtai vingt

francs pour le dépanner. Un jour, on nous annonça qu'il y aurait récitation

du rosaire à la chapelle dans la soirée; les catholiques étaient cordialement

invités. Je m'y rendis et constatai avec stupéfaction qu'à peine vingt hommes

parmi les milliers qui se trouvaient au camp étaient venus assister à ce

pieux exercice. C'est ainsi que la guerre avait « amélioré» les hommes

 

 

 

284

Retour à Saint-Ulrich, janvier 1919

Le 25 janvier 1919, près de mille deux cents hommes furent habillés de

neuf avec l'uniforme français. Un convoi devait partir le lendemain vers le

sud de l'Alsace. Tous se réjouissaient de revoir leurs familles.

Je me souviens avoir passé cette dernière soirée dans une auberge, avec

Emile Schacherer; on mangea de bon appétit et on se dit qu'on n'avait plus

l'habitude d'entendre les jeunes filles et les femmes parler le dialecte du

pays. On se rendit de nouveau à la gare pour expédier nos bagages, puis on

fut obligés d'attendre le dernier train qui allait sur Mulhouse. Là, il n'y avait

plus de train pour Altkirch et on dut passer la nuit dans la salle d'attente. On

prit le premier train du matin pour Dannemarie.

Je fus tout surpris de revoir Altkirch qui était à peine détruit, faiblement

touché par la guerre; pourtant cette ville était proche du front et aurait

facilement pu être bombardée. ACarspach, les choses étaient bien différentes;

mais la plupart des maisons étaient debout. On passa à travers les

tranchées et les trous d'obus, les barbelés et les arbres déchiquetés par les

balles. On contourna le viaduc par une voie de fortune. On s'arrêta enfin à

Dannemarie. De là on se hâta à travers champs vers le village natal. Je

quittai Emile Schacherer près de la grange de Schwarzenberg.

Du haut d'une colline, dans la forêt de Zinn, j'aperçus enfin Saint-Ulrich,

que j'avais quitté en 1913, voilà près de cinq ans et demi. Les larmes me

montèrent soudain aux yeux. Je me mis alors à courir à toute allure pour

arriver à la maison. J'étais étonné de voir au passage comme les jeunes du

village avaient grandi durant tout ce temps ! J'étais fou de joie de revoir ma

mère. On se serra fort dans les bras l'un de l'autre, au bord des larmes, sans

pouvoir dire un mot.