Un texte écrit (en 1920 !) par un paysan Sundgauvien de Saint-Ulrich sur des cahiers d'écoliers dans la langue de Goethe, qualifié par de nombreux historiens de « document exceptionnel », vient d'être traduit et publié par une maison d'édition anglaise après avoir été édité en allemand, puis en français à la fin du siècle dernier.
Cette renaissance de « Beste Gelegenheit zum Sterben », devenu « Les Cahiers d'un Survivant » et enfin « The Kaiser's Reluctant Conscript », du soldat Dominick-Dominique-Dominik Richert (l'orthographe de son prénom variant évidemment au gré des éditions) décédé en 1977, soit douze ans avant la première parution de son ouvrage, constitue un joli clin d'oeil à l'universalité des oeuvres littéraires fortes, et apporte indiscutablement de l'eau au moulin de ceux qui affirment que l'alsacien peut mener, via l'allemand (et en l'occurrence après un détour par le français) à la langue de Shakespeare.

La « petite histoire »

Dominick Richert est né en 1893. L'Alsace était alors (faut-il le rappeler ?) allemande depuis 1871. Le jeune homme n'avait jamais quitté sa maison familiale. Obligé de combattre dans l'armée allemande durant la guerre de 1914-1918, il passera ses jours et ses nuits, comme la plupart de ses compagnons d'infortune livrés « à la terrifiante contrainte » qui fait avancer le soldat, à chercher à sauver sa peau. Rescapé de ce qu'il qualifiera de vaste fumisterie (ou plus exactement de « Schweinerei », entendez « cochonnerie » en allemand dans le texte), il consigna avec rigueur et précision dans huit cahiers d'écolier l'abomination vécue sur le terrain par un soldat lambda. La « petite histoire » d'un fantassin de base, en quelque sorte, par opposition à l'Histoire de la « Grande Guerre » relatée dans les livres par les observateurs (plus ou moins) avertis de tous bords.

Son récit, écrit d'un seul jet en calligraphie gothique très soignée (le fac-similé d'une page d'un cahier sur le second rabat de l'édition française en témoigne), quasiment sans rature, sans mot corrigé, reposa pendant plusieurs décennies dans un tiroir au grenier de la maison familiale. Redécouvert à l'occasion d'un rangement en 1958 par son fils Ulrich (qui vit toujours à Saint-Ulrich), le texte fut publié (en 1989 !) par l'éditeur berlinois « Knesebeck & Schuler » après moult péripéties, grâce notamment à l'implication du prix Nobel Heinrich Böll qui transmit le document à des archivistes militaires allemands. Les « Éditions de la Nuée Bleue » l'éditèrent à leur tour en 1994, en langue française dans une traduction de Marc Schublin. Le livre reçut, à l'époque, un accueil enthousiaste.

Le regard lucide et quasi clinique sur le conflit de cet homme simple (qui bien qu'ayant quitté l'école à l'âge de treize ans accoucha, d'après l'avis de la plupart des spécialistes, d'un texte de haute qualité littéraire et d'une précision historique incontestée dans un allemand parfait) témoigne de l'absurdité abyssale de la guerre. Relatant en détail les épreuves subies par les soldats, les journées interminables, la pluie, la boue, le froid, les poux, la soif, la faim, la fatigue des travaux inutiles, les attaques, les bombardements, les cris, les ordres stupides, les humiliations, les mutilations, l'horreur des tranchées, les cadavres, la puanteur, et la peur, cette peur omniprésente, cette atroce peur de mourir. « L'idée de mourir en héros, comme on dit, me faisait frémir d'horreur !

La densité de la parole

Pour l'anti-héros assumé Richert, qui se moquait ouvertement du patriotisme exacerbé et du militarisme triomphant, la guerre offrant toutes les chances de se faire tuer il s'agissait avant tout d'éviter, au quotidien, de se trouver en première ligne. Tous les stratagèmes et tous les artifices pour échapper au combat sont décrits en détail dans son récit, avec une fierté antinomique eu égard aux habituelles figures de soldats-héros. Et si finalement il choisit de déserter, Dominique Richert le confessera clairement, c'était pour sauver sa peau et non parce qu'il avait choisi la France au détriment de l'Allemagne, renvoyées toutes deux dos à dos. Tout ce que souhaitait le soldat Richert, c'était rester en vie ! Rester en vie en demeurant néanmoins digne. En n'hésitant pas de surcroît, porteur de l'uniforme allemand, à porter secours sur le champ de bataille aux soldats français ennemis blessés que ses supérieurs lui avaient pourtant ordonné d'achever. Au nom d'une admirable justification humaine : ne pas tuer de pauvres diables comme lui, dans les tranchées adverses, pour ne pas être tué…

Dans la présentation de la version anglaise du livre (traduit par David Carrick Sutherland, qui vécut et travailla en Suisse et en Allemagne) publié en novembre dernier, l'éditeur britannique spécialiste de littérature militaire « Pen and Sword Books » indique que l'un des aspects fascinants de l'ouvrage repose précisément sur le caractère de l'auteur Alsacien du livre, à la fois personnage et narrateur, qui refuse la propagande qu'on tente de lui imposer à mesure que le récit progresse, et qui se bat pour survivre sans considération ni respect pour l'armée, ni pour la société, qui l'ont envoyé à la « grande boucherie ». Preuve qu'entre le poids du silence des uns et la propagande tonitruante des autres, la densité de la parole tirée de l'oubli d'un petit paysan du Sundgau est parvenue à transcender les frontières et les barrières linguistiques. À découvrir ou à redécouvrir, en allemand, en français, ou en anglais, mais de toute urgence. Afin que l'« on (ne) se tue (plus) les uns les autres comme des imbéciles »…

Bernard Jurth