Quel fracas et quels grondements! A croire que le jour

du jugement dernier était arrivé! Nous avions avec nous, dans l'abri,

plusieurs pioches et des bêches pour nous dégager au cas où l'entrée serait

obstruée. Aussi subitement qu'ils avaient commencé, les tirs cessèrent. Bien

que nous n'ayons pas été directement exposés au danger, on se mit à respirer

quand même. On eut encore à subir quatre attaques semblables au cours de

la première nuit. Puis le jour se leva; tout redevint calme. On put sortir de

la galerie et de la tranchée et inspecter la région à partir de ce beau point de

vue. Tout à l'entour, des ruines et des débris; un peu sur notre droite, le

village d'Hamel avait été détruit jusqu'au ras du sol. A côté du village, les

positions anglaises. De là où nous étions, avec nos mitrailleuses, nous

aurions pu faire de terribles dégâts si les Anglais nous avaient attaqués!

Mais c'est vrai que dans ce cas, on aurait été si violemment bombardés que

personne n'aurait pris le risque de montrer le bout de son nez hors de l'abri.

Les trois jours suivants s'écoulèrent sans incident notable. Nous pouvions

observer presque chaque jour des combats aériens plus ou moins importants,

au cours desquels, chaque fois, un ou plusieurs appareils étaient

abattus. A plusieurs reprises, je vis des escadrilles anglaises qui avaient

opéré derrière le front allemand être rattrapées à leur retour par de petits

appareils allemands. C'était toujours le dernier avion, celui qui traînait

derrière son escadrille, qui était abattu. Parfois, trois avions anglais étaient

descendus de cette façon.

      On fut relevés durant la troisième nuit et on put rejoindre notre compagnie,

dans le ravin. En chemin, on dut souvent se jeter à terre car les Anglais

tiraient sur les chemins de liaison. En nous approchant de Mirecourt, on

entendit le ronflement d'un avion anglais à basse altitude, juste au-dessus

de nous. On poursuivit notre chemin, car l'avion ne pouvait nous voir.

Soudain, autour de nous, tout fut tout illuminé. L'aviateur avait lâché une

fusée éclairante au bout d'un parachute et nous avait repérés, car sa

mitrailleuse se mit à crépiter. Beaucoup de balles tombèrent à proximité et

l'un des mitrailleurs eut une légère éraflure au bras. L'avion s'éloigna et on

put enfin regagner la compagnie.

      Le lendemain, notre ravin fut bombardé par des obus à gaz. Comme on mit

rapidement nos masques, le gaz n'eut pas le temps de nous nuire. Mais plus

haut dans le ravin, le gaz tua dix-neuf fantassins qu'il surprit en plein

sommeil.                                                                   

                                             231

 

            Mission à Metz, début juillet 1918

 

 

    Depuis plusieurs jours déjà, quelques soldats se portaient mal, sans

raison apparente. On apprit par les journaux qu'il s'agissait d'une maladie

nouvelle appelée grippe espagnole. Des soldats, toujours plus nombreux,

tombaient malades et se traînaient à moitié morts. Ils avaient beau se porter

malades, bien rares étaient ceux admis à l'hôpital. Il avait été visiblement

décidé qu'il n'y avait plus de malades et de blessés légers, rien que des

blessés graves et des morts! Comme les soldats sous-alimentés et affaiblis

ne pouvaient opposer aucune résistance à la maladie, la moitié des effectifs

tomba malade en quelques jours. Pas question de les soigner. Ils devaient se

contenter de la misérable pitance de la roulante. Moi-même, j'étais encore

épargné par la maladie. Un jour, l'adjudant rassembla tous les sous-officiers

de la compagnie. Il nous dit: « On vient de recevoir un ordre du bataillon. La

compagnie de mitrailleuses doit dépêcher un sous-officier qui, accompagné

d'un soldat, devra se rendre à Metz pour chercher dans la prison de cette

ville un soldat de la s- compagnie qui a quitté le front de son propre chef et

qu'on a retrouvé là-bas. Qui dois-je désigner, étant entendu que vous

aimeriez tous partir ?» Je m'avançai et dis: « Mon adjudant, comme depuis

quatre ans je n'ai pas vu mon pays natal, je me permets de vous demander

de faire ce voyage.: «Ah bon! mais certainement, Richert, c'est vous qui

partirez. Pas d'objection ?» demanda-t-il aux autres. Personne ne broncha.

Je me réjouissais de pouvoir quitter le front pendant quelques jours et, en

plus, je n'avais jamais fait ce trajet.

   Le lendemain, le fantassin qui devait m'accompagner se présenta à la

compagnie et on se mit tous les deux en route pour Péronne où on prit le

train. Le jeune soldat ne cessait de dire «monsieur le sous-officier» par ci,

«monsieur le sous-officier» par là. Je lui dis: «Laisse tomber, nous ne

sommes rien d'autre que des camarades.» Il me dit qu'il était de Metz. Je lui

dis: «Bon, alors, tu pourras rendre visite à tes parents.» «Je n'ai plus de

parents, ils sont morts; j'ai seulement ma soeur aînée qui vit encore à Metz

et son mari est prisonnier des Français. » «Tu ne crois pas qu'il est mieux loti

que nous ?» demandai-je.

A Cambrai, on prit un train bondé de permissionnaires en direction de

Neufchâteau, Rethel, Sedan. Entre Rethel et Sedan,je sentis les premières 

                                      252

poussées de fièvre, tantôt très chaudes et brûlantes, tantôt des frissons

glacés. J'avais donc attrapé la grippe moi aussi. J'eus une soif terrible et,

lorsque le train s'arrêta en gare de Sedan,je descendis du wagon pour boire

une grande quantité d'eau froide à la fontaine de la gare.

On poursuivit le voyage vers Montmédy et Fénétange, après avoir passé la

frontière lorraine. A présent, nous étions en plein pays du fer et de l'acier.

Les mines de charbon, les gigantesques hauts fourneaux, les cités ouvrières

et les usines formaient une suite de tableaux variés. Quelle richesse inouïe!

    On passa par le centre industriel de Hayange. Partout, le même paysage de

hauts fourneaux immenses, comme je n'en n'avais encore jamais vu. On

arriva à Thionville, où nous avions un arrêt de deux heures avant de prendre

une correspondance pour Metz. On se rendit tous les deux en ville. Acôté de

la gare, on voyait sur les murs de nombreuses maisons les impacts des éclats

d'obus des bombardements aériens. De nuit, Thionville recevait souvent la

visite des avions français qui lâchaient leur cargaison de bombes sur la ville.

On entra dans un restaurant où l'on put se faire servir un verre de vin de

Moselle acceptable.

    Mais je ne me sentais pas dans mon assiette, car j'avais sans cesse des

accès de fièvre. Il commençait à faire nuit lorsqu'on reprit le train. Arrivés

à Metz, on alla dans la cantine située près de la gare. Sur présentation de

notre bon de ravitaillement, on eut droit à un repas chacun. La date fut

inscrite sur le bon pour qu'on ne soit pas tentés de manger deux fois. Après

le repas, on alla chez la soeur du soldat. Toute la ville baignait dans

l'obscurité, pour échapper à la vue des aviateurs français. La soeur du soldat

était déjà couchée lorsqu'on frappa à sa porte. Elle fut bien étonnée et

heureuse, lorsque, à sa question « Qui est là ?», elle entendit répondre: «Ce

n'est que moi, ton frère, et un camarade.» Elle ouvrit aussitôt et ils

s'embrassèrent. La femme nous fit un café noir. On bavarda un moment:

pourquoi nous étions là, etc. Après, on alla se coucher. Mon Dieu! quel

plaisir de pouvoir de nouveau dormir déshabillé dans un lit. Depuis neuf

mois,je n'avais plus couché dans des draps. L'adjudant m'avait accordé trois

jours: un pour l'aller, un pour le séjour à Metz et un pour le retour. Le

premier jour à Metz, je dus accompagner le soldat dans ses visites à la

parenté. Partout, on fut cordialement accueillis. A midi, je devais déjeuner

chez la soeur de mon camarade. Comme je savais qu'ils n'avaient pas assez

à manger pour eux-mêmes, j'allai à la cantine près de la gare; après avoir

montré le bon de ravitaillement établi pour deux hommes, je reçus deux

portions. On mangeait dans des baraques; deux prisonniers italiens étaient

chargés d'enlever les plats et de débarrasser les tables. Ils faisaient peine à

voir. Je vis que celui qui emportait la vaisselle nettoyait chaque assiette

avec ses doigts avant de les lécher. «Eh bien, pensai-je, ces pauvres gens

travaillent dans une cantine et sont presque en train de mourir de faim.» Je

leur fis signe de venir tous les deux et leur donnai une de mes portions qu'ils

mangèrent avec avidité. Ils me firent beaucoup de gestes, le regard plein de

                                       253

reconnaissance. L'après-midi, je partis visiter la ville et, le soir, j'allai au

cinéma sur l'Esplanade. Puis je bus quelques verres de bière et retournai

chez mon camarade passer la nuit. Le lendemain, je me rendis dans un

atelier de photographie rapide; mais la photo ne fut pas une réussite, car la

grippe me donnait un air encore plus misérable. Dans l'après-midi, on se

rendit tous deux au bureau de la prison, et on y présenta notre ordre de

mission. L'adjudant responsable nous donna une autorisation écrite de

prendre en charge le prisonnier. Je fis inscrire la date du lendemain, car

j'avais envie de dormir encore une nuit dans un vrai lit.

  Puis je retournai à la cantine. Les deux prisonniers italiens me reconnurent

et me firent un signe de tête amical. Je pris de nouveau deux portions.

Comme ma grippe m'avait fait perdre l'appétit, je mangeai seulement une

petite saucisse et donnai tout le reste aux deux Italiens qui eurent vite fait

de tout dévorer. Je me rendis aux toilettes. Un autre prisonnier y entrait

justement. Il se baissa aussitôt. Je fus très étonné de voir qu'il ramassait

quelques mégots qui traînaient dans la rigole de l'urinoir, sans doute pour

les sécher et les fumer ensuite. Jusqu'où l'homme peut-il tomber! Je lui

tendis les quelques cigarettes que j'avais en poche. Il me remercia comme si

je lui avais offert le plus beau cadeau du monde.

  Le lendemain, on prit congé de notre logeuse et on alla chercher à la prison

le soldat en question. Il n'avait que dix-neuf ans et c'était un Messin. Je lui

demandai s'il voulait prendre congé de sa famille. Il dit: «Ici, je n'ai que ma

mère, et chez celle-là je veux pas aller, c'est une salope.» L'ambiance

familiale était apparemment au beau fixe… On alla donc à la gare. En route,

je vis des cerises à l'étalage d'un magasin. Elles étaient grosses et noires.

J'entrai immédiatement pour en acheter trois kilos, qu'on commença à

manger tous les trois. Ce bon fruit qui nous avait manqué si longtemps nous

parut délicieux.

  On descendit la belle vallée de la Moselle par laquelle nous étions venus et

on refit le même parcours vers le nord de la France. A mon grand étonnement,

lors d'un arrêt, avant Cambrai, j'entendis que tout ceux qui appartenaient

à ma division devaient descendre du train.

   On descendit. Je demandai tout de suite de quoi il retournait. Notre

division avait été retirée du front et était stationnée aux environs. Je me

rendis au bureau de renseignements où on m'informa que le 2e bataillon du

332e régiment d'infanterie se trouvait à Bévillers. Nous avions six kilomètres

à faire. En marchant à travers champs, on vit des groupes de jeunes

filles françaises travaillant de force sous la surveillance de soldats allemands.

Arrivés à Bévillers, je livrai le prisonnier à l'état-major du bataillon;

puis je me rendis à ma compagnie.

 

 

 

                Sur le front lorrain, juillet 1918

 

  On m'affecta un cantonnement où se trouvaient déjà trois sous-officiers;

c'est ici que je fus pour la première fois en contact avec des civils français car

les villages, près du front, étaient toujours abandonnés par leurs habitants.

La famille chez laquelle j'étais logé -le père, la mère et leur fille qui parlait

déjà bien l'allemand – était très aimable. Je me déclarai immédiatement

malade. Ma grippe était très forte et j'étais très enroué. Devant la maison où

le médecin donnait ses consultations, il y avait une centaine de soldats qui

presque tous souffraient de la grippe. Nous, les sous-officiers, passions les

premiers. En fait, il n'était pas question d'examen. On nous demandait de quoi

il s'agissait. Lorsque j'eus répondu, le sous-officier de santé me donna une

pastille au menthol, grosse comme un pfennig, et le docteur me dit: «Faitesvous

un thé. Au suivant!- Je pouvais m'en aller. « Faites-vous un thé », cela

voulait dire: «T'as le choix. Meurs ou crève!» J'étais tellement furieux que je

ne savais pas quoi faire. «Faites-vous du thé … » Je n'avais même pas un

morceau de sucre, rien.

    Je regagnai mon logis pour raconter à la jeune fille le résultat de mon

examen. La petite s'entretint avec sa mère, en français. Sans pouvoir comprendre

ce qu'elles disaient, je voyais bien qu'elles parlaient de moi. La jeune

fille vint vers moi et me conduisit dans une chambre, à l'étage, en me disant

de me coucher. Puis sa mère me couvrit d'un gros édredon; elle me souriait et

me fit comprendre que j'allais transpirer.

   Au bout d'un moment, elle revint avec un thé chaud fortement sucré, que je

dus boire; puis une seconde tasse. Je me mis à transpirer. J'étais en nage. Le

sous-officier Peters vint voir ce que je faisais. Je lui dis de me donner l'autre

chemise, ce qu'il fit; lorsque j'eus suffisamment sué, je mis ma nouvelle

chemise et je me levai. A ce moment, la femme revint, changea rapidement les

draps de lit et insista pour que je me recouche. J'étais très reconnaissant à ces

braves gens et il faisait bon de constater que l'on me voulait du bien. Au bout

d'un moment, la femme m'apporta un morceau de rôti avec de la sauce, un

morceau de pain blanc, suivis d'une tasse de cacao. Après cela je ne tins plus

en place dans mon lit. Je me levai pour descendre à la cuisine. Le soir, la

famille nous invita tous à boire une tasse de chocolat. Les habitants de la zone

occupée en France et en Belgique recevaient d'Amérique des colis de ravitaillement,

pour empêcher qu'ils ne meurent de faim. Les Allemands avaient  

                                                 255

pris l'engagement de distribuer ces vivres et de n'en rien soustraire. Ces

populations avaient donc du sucre, du cacao, de la viande, du pain blanc, bref,

tout ce qu'il faut pour mener une vie à peu près convenable. Mon souhait le

plus ardent était de pouvoir rester ici quelque temps. Mais, très vite, vint

l'ordre de partir: «Demain, à la gare, nous serons embarqués pour une

destination inconnue.» Nous devions donc prendre congé. Je voulus donner à

mon aimable hôtesse dix marks pour tous les soins qu'elle m'avait prodigués,

mais elle refusa énergiquement. Je fis mes adieux en la remerciant une

dernière fois. Auparavant, la jeune fille et moi avions échangé nos adresses

pour pouvoir correspondre et savoir ainsi ce que nous allions devenir.

  Comme je me sentais faible et misérable, je pris place sur une voiture pour

aller jusqu'à la gare. On prit la même direction que celle que j'avais suivie

deux jours plus tôt. J'avais l'espoir d'aller vers le front d'Alsace, car là-bas

c'était plus calme que dans le nord. Et j'aurais revu avec beaucoup dejoie mon

pays natal. Mais je me trompais. Le train s'arrêta à Conflans, non loin de la

frontière lorraine; on descendit, pour marcher vers le sud, vers le front. Je fus

débarqué à Mars-la-Tour car mon état de santé avait empiré durant le trajet.

  J'allai à l'infirmerie et me fis porter malade. Après l'examen, le médecin me

dit: «La grippe vous a fortement secoué. Vous resterez ici en attendant. »On

m'affecta dans une baraque où quelque huit hommes traînaient leur ennui.

Pour coucher, il y avait des lits métalliques, sur lesquels se trouvaient des

paillasses pleines de poux; le ravitaillement était une calamité, surtout pour

des malades. Le matin, du café noir, naturellement de l'ersatz de café sans

sucre, et une tranche de pain militaire avec de la confiture. A midi, une soupe

de légumes séchés que même des cochons n'auraient pas mangée et, le soir, la

même chose que le matin. J'étais profondément dégoûté. Pour me distraire un

peu, je priai le médecin de me donner une permission de sortie, qu'il m'accorda.

Le deuxième après-midi, j'allai à Mars-la-Tour où était installé un cinéma

pour militaires. Il y avait au programme deux beaux films suivis d'un film

comique. Malgré mon piteux état, je ris de bon coeur et oubliai tout pour

quelques instants: la guerre, la vie de soldat et la grippe. Mais, dès la fin de la

séance, tout redevint triste réalité.

  Le lendemain matin, je demandai au médecin à être transféré dans un

hôpital. Mais cela n'était pas possible; ils étaient tous pleins à craquer. Le

même jour, j'allai me promener aux environs et tombai sur un gigantesque

monument: je me trouvais sur le champ de bataille de Mars-la-Tour à

l'endroit où avait eu lieu une terrible bataille entre cuirassiers français et

uhlans en 1870.Sur l'un des côtés de l'important monument il y avait, sculpté

dans la pierre, la scène du choc entre les cavaliers allemands et français. De

l'autre côté, il y avait également une sculpture des fantassins français qui se

trouvaient en lignes. Sur les deux autres côtés, il y avait, en lettres d'or, des

inscriptions françaises que je ne pouvais lire. Sous le monument, il y avait un

réduit, comme une cave, où se trouvait une masse de têtes de morts et des

ossements. Sans doute des squelettes que l'on avait trouvés dans les champs

                                           256

D'une petite surélévation de terrain, j'avais une vue magnifique sur la plaine

parsemée de villages qui, dans le lointain, étaient encadrés vers le sud et

l'ouest par une chaîne de collines bleues. De loin, à peine audible, j'entendais

le bruit du canon, près de Verdun et, plus loin vers le sud, devant la forteresse

de Toul.

  Comme à l'infirmerie le ravitaillement ne s'améliorait pas, je déclarai le

lendemain matin que j'étais rétabli. Je préférais me trouver avec ma compagnie

plutôt que de traîner ma misère ici. «Mon petit, mon petit, dit le médecin,

il n'est pas question de rétablissement. Pourquoi, mais pourquoi donc, ne

voulez-vous pas être malade?» «Parce que je ne me plais pas ici et que la

nourriture est mauvaise. Je crois que je serai mieux à la compagnie. Là-bas,

je pourrai rester derrière le front, auprès des conducteurs,jusqu'à ce que je me

sente de nouveau mieux. » «Bon, si vous y tenez vraiment … » et il me délivra

un certificat de sortie.

   Je mis sac au dos et partis dans la direction qu'avait prise mon régiment. Le

front était à trente ou trente-cinq kilomètres. Naturellement,je ne savais pas

où se trouvait mon régiment mais je ne me tracassais pas pour autant. C'était

un beau dimanche, pas trop chaud, autour du 10 juillet. J'entendis soudain,

derrière moi, le trot de chevaux amaigris, menés par quelques soldats. Ils

venaient d'un hôpital vétérinaire et s'en allaient au front. Je demandai aux

soldats si je pouvais monter sur l'un des chevaux, car j'avais la grippe et du

mal à marcher. Seules deux des bêtes étaient sellées. Je montai. C'était pour

moi une grande première. La bête sembla s'étonner un peu de ma mauvaise

technique. Mais avec le temps, cela alla mieux et je réussis à adapter mes

mouvements au pas de la bête. En route, je bavardai avec les soldats qui

couraient à côté de moi. Ce qui est sûr c'est que mon cheval et moi formions un

spectacle peu ordinaire. Car un cavalier avec un sac à dos, ça n'est pas

fréquent. En route, je fus arrêté par un commandant qui me demanda ce que

je faisais sur cet animal. Je lui répondis que j'avais la grippe et que j'étais en

train de rejoindre mon régiment. Comme je me sentais faible, j'étais monté à

cheval. Je pus continuer ma route. Je n'osais aller au trot, car j'avais peur de

culbuter. D'ailleurs, le cheval semblait préférer marcher au pas. Vers le soir,

nous arrivâmes au village de Joinville, la destination du transport de chevaux.

Je continuai ma route à pied et parvins dans la petite ville de Thiaucourt

où je passai la nuit.

   Le lendemain matin,je rencontrai quelques soldats de ma compagnie qui me

dirent que le régiment avait pris ses positions. A force de demander à gauche

et à droite,je trouvai enfin ma compagnie, cantonnée à près de trois kilomètres

de Thiaucourt, en pleine forêt, dans des baraques et des abris. Les troupes se

trouvaient en lignes. Il n'y avait ici que quelques artilleurs de réserve, les

conducteurs, les chevaux, l'adjudant de compagnie, le secrétaire et les ouvriers

de compagnie. Je me déclarai de retour à l'adjudant Bukies, qui était un bon

ami: «Dis donc, Richert, t'as pas bonne mine.. Je répondis: «C'est vrai, mais

je ne voulais pas rester plus longtemps dans cette misérable infirmerie. »  

                               257

«C'est simple, tu restes tout simplement ici jusqu'à ce que tu sois de

nouveau sur pied. » C'est ainsi que je restai et m'installai dans un abri. Toute

la journée, je traînai paresseusement couché sur le dos, tandis que le cuistot

de la compagnie s'occupait de moi et veillait à ce que l'on me soigne mieux que

le reste de la troupe. A l'avant, au bord de la forêt, on construisait une route;

des prisonniers italiens y travaillaient. Ces pauvres bougres avaient une mine

épouvantable; leurs visages amaigris étaient jaunes ou plutôt gris-jaunes,

leurs regards éteints; en un mot, ils étaient à moitié morts de faim. Ils

faisaient vraiment pitié à voir. Leurs yeux étaient toujours tournés vers les

broussailles, dans l'espoir de découvrir une baie ou quelque chose de semblable.

Si l'un deux en repérait une, il se précipitait pour la dévorer.

       Lorsque j'eus passé six jours dans ce campement, l'adjudant vint me dire:

<< Alors, Richert, est-ce que tu seras bientôt rétabli? C'est le tour du sous officier

Peters d'aller en permission. Tu pourras le remplacer? Je veux

t'annoncer aussi que tu auras ton avancement d'adjudant. La proposition est

déjà partie.. Je répondis: «Je vais essayer, d'autant qu'ici, la position est

assez calme. »

      Je partis donc le lendemain. Auparavant, l'adjudant m'avait montré sur la

carte le chemin que je devais emprunter. Sur une hauteur, je passai à travers

les ruines du village de Viéville-en-Haye. Dans les ruines des dernières

maisons, il y avait des artilleurs allemands bien camouflés. Le fait de

retrouver ce maudit jeu guerrier me dégoûtait profondément. Derrière le front

français, je vis se balancer quelques ballons captifs. Je passai près d'un petit

bois, où étaient installées deux batteries assez proches l'une de l'autre. Puis,

je découvris une tranchée qui conduisait en zigzag en première ligne. Je

tombai immédiatement sur une mitrailleuse de ma compagnie. Je demandai

où était le sous-officier Peters. On me dit qu'il était à deux cents mètres de là,

sur la gauche. Je regardai la position française en face et, soudain. je ressentis

un ardent désir: être de l'autre côté, là-bas; alors,je serais sauvé. je pourrais

correspondre avec le pays natal et certainement revoir les miens! Je pris alors

la ferme résolution de déserter dès que l'occasion se présenterait. Je suivis la

tranchée qui était solidement aménagée et qui avait des abris à l'épreuve des

bombes. Je rencontrai bientôt Peters. «Je dois te relever, Joseph, tu pars en

permission. » Je sentis que je ne reverrais sans doute jamais ce bon et fidèle

ami. Et en le quittant, je lui serrais la main plus fort qu'à l'ordinaire, le

regardant longuement dans les yeux.

«Fais attention, Nicki, il y a beaucoup de barbelés par ici. Pour le reste,

bonne chance », dit-il. Peters, qui était un garçon très éveillé, avait deviné mes

pensées. J'en fus un peu troublé. Bien que j'eusse une absolue confiance en lui,

je ne lui dis rien de mon projet. «Un mot encore, Nicki, me dit-il. On nous a

envoyé un affreux vaurien comme chef de section. Il est assis, en bas dans

l'abri. Je l'ai déjà convenablement secoué. Ne te laisse pas marcher sur les

pieds par ce jeune morveux. » Puis, on se serra encore la main:  "Au revoir et

bonne chance», et Peters disparut au détour de la meurtrière suivante

                                                258

 J'étais curieux de faire la connaissance du nouvel adjudant et descendis

l'escalier qui conduisait à l'abri. Je dus descendre une trentaine de marches.

Il était éclairé à l'électricité. Chaque jour, l'homme de corvée de soupe devait

ramener une batterie électrique qui durait vingt heures. L'adjudant était

assis à une petite table; ce gaillard n'avait pas encore vingt ans. Sans me

presser, je me débarrassai de mon sac, défis mon ceinturon et dis que j'étais là

pour remplacer le sous-officier Peters. Je vis qu'il n'appréciait pas tellement

ma désinvolture. Il aurait préféré que je me présente de façon réglementaire,

au garde-à-vous. Il me demanda mon nom et ajouta: «Il me semble qu'il y a

peu de discipline ici.. Je lui répondis simplement: «Ce n'est pas nécessaire. A

la compagnie, on a entre nous des relations aussi amicales que possible, à

quelques exceptions près. Amon avis, il n'est pas nécessaire de faire sentir aux

subordonnés sa supériorité. » L'adjudant répliqua qu'il n'avait pas l'habitude

de cela et qu'en tant que supérieur il fallait toujours se faire respecter. «Avec

vos idées, monsieur l'adjudant, vous allez bientôt vous faire haïr par vos

subordonnés, au lieu d'être respecté. Et dans certaines circonstances, votre

vie peut en dépendre l. «Et comment ça ?» dit-il, étonné: «Admettons qu'un

jour, au cours d'un affrontement, vous soyez gravement blessé et que vous

restiez au sol. Si vous êtes aimé, vos subordonnés ne vous abandonneront

certainement pas sur place. Mais si vous êtes détesté, personne ne prendra le

risque de vous sauver, et finalement vous aurez une mort misérable. Vous

n'aviez encore jamais été en première ligne?» «Non, dit-il. J'ai un an de

service, toujours en garnison, jusqu'à maintenant. Je dois séjourner à présent

plusieurs semaines au front; après, je vais revenir à l'arrière pour suivre un

cours d'officier et devenir lieutenant.» «Voyez-vous, mon adjudant, c'est là à

mon avis la plus grande erreur de l'armée allemande. Il suffit d'avoir un an de

service pour devenir lieutenant, même si on ne connaît presque rien aux

choses militaires. Même ceux qui ont dix ou douze ans de service à la caserne

et qui sont partis à la guerre depuis quatre ans ne peuvent devenir officiers.

Ils seraient pourtant bien plus capables de commander une compagnie que

tous les officiers volontaires réunis !» Le jeune adjudant fut bien obligé d'en

convenir. J'eus cependant l'impression qu'il se sentait offensé.

Ensuite, je rejoignis mes hommes. Ils étaient en train de fumer dans la

tranchée et de prendre le soleil. Tous avaient déjà fait partie de mon équipe et

je savais que c'étaient de braves types. Nous avions l'habitude de nous tutoyer.

Dans le même abri vivaient aussi les hommes du sous-officier Gustav Beek, un

Lorrain. On avait déjà servi ensemble en 1916 au 44e régiment, puis au 260° et

oeil au-dessus de notre réseau de protection pour me familiariser avec les

lieux. Partout l'horreur de la dévastation. Le front était stabilisé ici depuis

septembre 1914 … Tout était sillonné de tranchées, rempli d'entonnoirs,

couvert de chardons, d'épineux et, partout, des barbelés rouillés. Entre les

lignes, je comptai dix à douze réseaux de barbelés. Décidément, il ne serait pas

si simple de se faire la belle    

                                                                                259

 

           Désertion vers les lignes françaises, 23 juillet 1918

 

      Pourtant, ma décision était prise. J'attendais seulement la bonne occasion.

Devant notre position, le terrain descendait en pente douce pour

soudain tomber brusquement, semblait-il. De ce vallon émergeait un clocher

détruit, celui du village de Regnie ville. Cependant, de là où j'étais, on ne

pouvait rien voir du village lui-même. L'artillerie. l'avait apparemment

complètement détruit. Je partis chercher chez l'adjudant une carte de la

région pour mieux m'orienter. Plus à droite, il y avait les ruines du village de

Lironville et plus à droite encore les villages de Flirey et d'Essey où j'avais

participé en septembre 1914, avec le 112e régiment, à de durs combats. Au delà

de Regnieville, le terrain montait doucement. C'est là que se trouvaient

les positions ennemies.

Tout était traversé de barbelés et de tranchées, si bien qu'il était impossible

de voir où se trouvait réellement l'adversaire. Les postes d'écoute de

l'infanterie, qui la nuit étaient installés aux avant-postes, affirmaient que

l'avant-garde française se trouvait dans les ruines de Regnieville cal' il leur

arrivait de voir des lueurs quand quelqu'un allumait là-bas une cigarette ou

une pipe. Tout cela m'intéressait beaucoup, c'étaient de bonnes indications

pour réussir à passer de l'autre côté. Si seulement j'avais su qui était en face

de nous! Les uns disaient que c'était des Français, les autres des Nègres.

tout paraissait désert, abandonné et mort. De temps en temps on entendait

des tirs d'artillerie dans la forêt, derrière les lignes ennemies. Les obus

sifflaient au-dessus de nous, pour exploser loin derrière, dans les bois, près des

 batteries allemandes.

    Quelquefois, surtout la nuit, des obus tombaient à proximité. Tout le

monde s'entassait dans les abris où on était parfaitement en sécurité. Une

pensée m'obsédait: être de l'autre côté. Mais comment faire? Et réaliser ce

projet. tout seul me paraissait trop risqué. D'autant plus que je connaissais

il puino deux mots de français. Le quatrième jour, au matin, je remarquai

qu'à un certain endroit, sur notre droite, étaient suspendus trois ballons

captifs français, là où il n'yen avait d'habitude qu'un seul. On sut bientôt

pourquoi. Les positions allemandes furent soudainement prises sous un

effroyable tir d'obus qui se prolongea pendant près d'une heure. Puis les tirs

cessèrent peu. On entendit dire que les Français avaient pénétré dans 

                                          260

les tranchées allemandes, qu'ils avaient fait des prisonniers et qu'ils s'étaien t.

de nouveau retirés. Dans l'après-midi, le bruit se répandit que Français d,

Américains avaient lancé une offensive sur la Marne, qu'ils avaient gagné

pas mal de terrain et qu'on devrait bientôt quitter notre position pour aller

là-bas. Tous les soldats frémissaient à l'idée de retourner dans un tel enfer.

En moi se renforça la résolution de déserter.

     Le lendemain, 23juillet 1918, on reçut à midi un repas particulièrement

misérable; des légumes secs brûlés. Le sous-officier Beek et moi étions seuls

en haut, dans la tranchée, à manger notre mauvaise pitance. Dans un accès

de colère, Beek prit sa gamelle et la balança avec son contenu contre le

remblai. Il maugréa; «Nom de Dieu,je commence à en avoir marre !» Je lui

dis alors, en montrant les lignes françaises; «Qu'en dirais-tu, Gustave? Il Il

me regarda aussitôt en disant; «Tu viendrais avec moi?" Et je lui dis que

oui. Gustave Beck me raconta alors que depuis quelques jours il n'avait plus

d'autre idée en tête que de prendre le large.

    Au même moment, un caporal d'infanterie, un Bas-Rhinois nommé Pfaff,

que nous connaissions bien, passa à côté de nous. C'était un homme petit et

énergique qui, en dépit de l'ordre réitéré de couper sa barbiche napoléonienne,

continuait à l'arborer fièrement, au grand dam des officiers. Il s'arrêta

tout près de nous et dit à voix basse; «Vous venez avec moi cette nuit?" «Où

ça?" «De l'autre côté ", répondit-il tout à trac. «Mais, Pfaff, comment veuxtu

t'y prendre?" «Je suis de garde cette nuit en première ligne et après je

dois assurer le service d'un poste d'écoute. Il y aura certainement une

occasion de déguerpir. » «Ecoute, Pfaff, on vient de se mettre d'accord pour

déserter, mais on ne sait pas comment." «Dès que la nuit sera tombée, vous

viendrez tous les deux au poste de garde. Sur place, on trouvera bien un

moyen de fiche le camp." On acquiesça et Pfaff partit. Beek me dit; «Nickel,

comment va-t-on faire pour quitter nos mitrailleuses sans nous faire remarquer.

On a l'ordre de ne pas les quitter. Tu connais le chef de section, ce

crétin qui fait du zèle. >>

      Je réfléchis un instant puis, après m'être assuré que personne ne m'observait,

je pris plusieurs caisses de munitions avec leur contenu et les jetai pardessus

la tranchée dans les herbes hautes. «Que fais-tu là, Nickel? " me

demanda Beck. «Ce soir, je dirai à l'adjudant que plusieurs caisses de

munitions nous ont été volées par l'infanterie, pour ses fusils-mitrailleurs,

et que je pars en chercher d'autres. » Lentement, le soir tombait. Qu'est-ce

que la nuit allait nous réserver, la vie ou la mort? Lorsque le soleil descendit

derrière le lointain fort de Toul, je pensai; «Si je te revois demain, je serai

sauvé! Si non, eh bien, tout sera fini. » J'avais comme une oppression dans

la poitrine, car le côté extrêmement risqué de notre entreprise me tourmentait.

       Je descendis dans notre abri, sans avoir l'air de rien. Je mis ma serviette

de toilette et mon savon dans une des poches arrière de ma tenue, ainsi

qu'un morceau de pain dans l'autre et annonçai à l'adjudant le « vol» de nos 

                                                    261

munitions. «Nom d'un chien! s'emporta-t-il. Qu'allons-nous faire maintenant?

Je ne me vois pas écrire un rapport au chef de compagnie pour cette

affaire.» «Mon adjudant, je connais un moyen pour éviter de faire un

rapport au capitaine. On vole tout simplement les caissons manquants aux

mitrailleuses légères.» « Vous sauriez faire ça ?» fit l'adjudant. « C'est très

simple, à condition que quelqu'un vienne avec moi. Je ne peux pas porter

quatre caisses tout seul.. « Bon, amenez un homme avec vous.» « L'idéal

serait que le sous-officier Beck vienne avec moi: c'est un gaillard décidé.»

« C'est pas possible que les deux chefs de pièce s'en aillent en même temps»,

dit l'adjudant. Je répondis: « Les caporaux peuvent nous remplacer pendant

ce temps; tout est calme, on sera de retour dans une demi-heure. » « Eh bien,

d'accord. » Comme il était interdit de circuler sans armes dans la tranchée,

je mis mon ceinturon avec la baïonnette et le Mauser chargé de neuf balles.

Auparavant, j'avais déjà mis deux chargeurs de neuf coups chacun dans la

poche de ma vareuse. J'avais aussi glissé un journal dans ma manche, pour

avoir quelque chose de blanc à agiter. Puis, chacun s'accrocha encore deux

grenades à manche au ceinturon et on quitta l'abri.

   Nous avions franchi le premier pas sur le chemin de la liberté! Mais j'étais

triste de quitter ainsi mes hommes et tous mes camarades sans pouvoir leur

faire mes adieux.

Nous avons ensuite couru le long de la position. Comme le soir tombait, les

sentinelles étaient déjà en place, distantes de quelques pas les unes des

autres. Arrivés à la tranchée qui conduisait au poste de garde, on bifurqua

dans un boyau qui nous mena à la garde avancée, deux cents mètres en

avant. Ce poste, qui comprenait un groupe de fantassins et un sous-officier,

était également installé dans un abri fortifié. On parla un moment avec

celui-ci puis on demanda à voir encore les postes d'écoute installés trente

mètres en avant. On y alla, Beek et moi, tandis que Pfaff, avec lequel nous

n'avions pas encore échangé un mot, nous suivait discrètement. Les guetteurs

n'étaient pas encore en place. Les postes étaient entourés d'un réseau

serré de fil de fer barbelé. Beck et Pfaff s'apprêtaient à enjamber le fil de fer

lorsque j'entendis des pas derrière nous dans la tranchée. «Psst», fis-je

doucement avant de dire à haute voix: « Ici, pas de danger que quelqu'un

s'approche !» et je sautai de nouveau dans le poste d'écoute; Beek et Pfaffme

suivirent. On discuta avec le sous-officier et on regagna le poste de garde.

Deux guetteurs regagnaient justement leurs places. Le sous-lieutenant de

la 5e compagnie à laquelle appartenaient ces hommes apparut soudain. Il

était en train de faire son inspection: « Qui sont donc ces deux-là ?» demanda-

t-il d'un ton bourru, en nous voyant Beck et moi. Je me mis au garde-àvous

et me présentai: « Nous sommes deux sous-officiers de la compagnie de

mitrailleuses lourdes et on vient reconnaître les premières lignes, comme

ça, si l'ennemi attaque, on ne risque pas de vous tirer dans le dos. » « C'est

bon, dit le sous-lieutenant. Si tous les soldats avaient la même conscience,

l'affaire serait réglée depuis longtemps. » Beck et moi nous nous rendîmes  

                                                   262

alors dans le boyau qui menait à la tranchée principale. Tous deux étions

persuadés qu'il était inutile de tenter quoi que ce soit cette nuit. C'est alors

que Pfaffvint en courant et chuchota: « C'est le moment d'y aller.» Il avait

à peine fini sa phrase qu'il sortit de la tranchée et disparut dans les hautes

herbes. On grimpa à notre tour, pour le retrouver; il nous attendait dans un

vieux trou d'obus. On se trouvait entre deux réseaux de barbelés. Celui qui

se trouvait derrière nous, nous séparait de la position de guet principale. On

se cacha le long du réseau le plus avancé pour trouver enfin une brèche

ouverte par deux grenades qui y avaient éclaté. C'est là qu'on se mit à

ramper à travers les barbelés. Nous avions déjà quelques accrocs à nos

uniformes. Nous avons ensuite rampé à quatre pattes dans une vieille et

profonde tranchée jusqu'à un amoncellement de terre derrière lequel on

resta tapis. Là, on se jura à voix basse de toujours rester ensemble, quoi qu'il

advienne. Je levai la tête un moment et vis, à quelque trente pas sur notre

gauche, les deux souches d'arbres que j'avais vues juste devant moi depuis

l'abri du poste d'écoute. On avait donc à peine fait trente mètres … Je le dis

à voix basse à Pfaff. Il me répondit qu'on devait se rapprocher du poste

d'écoute car il y avait sûrement là-bas un passage à travers le réseau de

barbelés pour permettre aux patrouilles de passer. «Mon Dieu, que va-t-il

nous arriver ?» pensai-je. On rampa donc encore quelques mètres. Et on

trouva effectivement le corridor pratiqué dans le réseau de fil de fer. Pfaff se

releva un peu et, courbé en deux, il traversa les barbelés.

     A peine était-il passé que j'entendis soudain des voix, à vingt mètres. Deux

coups de feu claquèrent. Nous étions repérés! Pfaff avait disparu derrière

les barbelés. Beek se leva à son tour et surmonta l'obstacle aussi vite que

possible; quatre coups furent tirés dans sa direction. Mais lui aussi réussit

à disparaître. Je rampai donc à mon tour dans la brèche. Mais comme seuls

les barbelés du haut étaient sectionnés, je suis resté accroché et ai dû me

dégager à plusieurs reprises avec les mains. Une fois parvenu au beau

milieu du réseau, je me sentis complètement accroché et retenu par les

barbelés. Les fils de fer faisaient un bruit infernal au moindre de mes

mouvements. Que me restait-il à faire? Passer en-dessous était impossible.

En me levant, je risquais par contre d'être abattu par les gardes qui étaient

visiblement alertés. J'étais passablement paniqué, mais réussis à me dépêtrer

tant bien que mal et, d'un bond,je me relevai. J'entendis un grand crac!

Mon pantalon et ma vareuse venaient de se déchirer. Je m'étais à peine

redressé que deux coups de feu retentirent. J'ai ensuite progressé aussi vite

que possible et, au moment où je me jetai enfin à terre de l'autre côté des

barbelés, un autre coup claqua. Je courais à quatre pattes, en suivant dans

les herbes les traces du passage de mes compagnons d'aventure. Je m'arrêtai

un moment et appelai à voix basse: « Beck, Pfaff?» Ils levèrent le bras et

agitèrent leur casquette à quelques pas devant moi. Je les rejoignis en

rampant. Nous étions tous trois sains et saufs, mis à part quelques écorchures

dues aux barbelés. Pfaffnous dit: « Il faut qu'on déguerpisse le plus vite 

                                        263

possible parce que le lieutenant va maintenant prendre les choses en main

et tout faire pour nous rattraper !»

   En aucun cas on ne se serait laissé capturer parce qu'on aurait été fusillés

sur-le-champ. Mieux valait se battre à mort avec nos anciens camarades. On

traversa encore trois larges réseaux de barbelés; nos uniformes étaient

maintenant complètement lacérés. En plus, les écorchures causées par les

barbelés rouillés commençaient à brûler. Nous sommes arrivés dans une

vieille tranchée abandonnée menant aux lignes françaises. Elle devint de

plus en plus profonde avant de s'arrêter brusquement; on était pris comme

dans une nasse. Je me mis vite dos au mur pour faire la courte-échelle à

Pfaff; il monta sur mes mains, puis sur mes épaules, s'agrippa en haut aux

herbes et grimpa hors du trou. Puis vint le tour de Beek.

    Je tendis ensuite mes mains en l'air. Mes deux camarades, couchés à plat

ventre, me saisirent pour me hisser, tandis que je m'aidais des pieds. On

continua aussitôt notre route. On franchit encore deux autres réseaux de

barbelés, plus petits, et on découvrit peu après à nos pieds le village

entièrement détruit de Régnieville. Il n'y avait plus d'obstacle jusqu'au

village. A partir de cet instant, le danger ne pouvait plus venir de derrière,

mais d'en face.

  Comme Beek et Pfaff parlaient français, je leur conseillai d'appeler les

avant-postes qui devaient être en position dans les ruines. «Il vaut mieux

pas, parce que le lieutenant qui est à notre poursuite va nous entendre et

pourra nous repérer! »

   On dévala donc la pente, en direction des ruines. Je redoutais à chaque

instant que le feu ne s'ouvre et qu'on soit touchés. Rien de semblable ne se

passa. Nous sommes donc arrivés jusqu'au village. Il y régnait un silence de

mort; rien ne bougeait. On tendit l'oreille un moment encore, mais rien,

absolument rien … Pfaff sauta alors dans une ancienne tranchée qui faisait

le tour de l'église. Manque de chance, il tomba sur une tôle ondulée qui

traînait et qui fit un vacarme infernal. On écouta encore. L'artillerie

française se mit à tirer à cet instant. Les obus volaient très haut au-dessus

de nous pour tomber derrière les lignes allemandes. L'émotion et notre

course nous avait trempés de sueur; c'était une nuit d'été tiède et claire et

la lune illuminait tout comme en plein jour. On se mit à longer prudemment

la tranchée qui montait vers les positions françaises. On s'arrêtait sans

cesse pour tendre l'oreille. On n'entendait pas grand-chose, si ce n'est

quelques coups de fusil et, au loin, le crépitement d'une mitrailleuse et

quelques coups de canon. On était mal à l'aise à force de ne pas savoir qui

était devant nous et où exactement. Aussi avancions-nous avec précaution

en nous arrêtant souvent pour écouter. On passa près de galeries et d'abris

abandonnés dont les sinistres ouvertures étaient béantes.

   On arriva alors à une position qui croisait la tranchée. A un poteau

pendait une pancarte, mais il ne faisait pas assez clair pour pouvoir lire ce

qu'elle indiquait. J'éclairai la tranchée avec ma lampe de poche. D'après les

                                         264

nombreuses traces, ce passage était souvent utilisé. On avança encore

jusqu'à une autre tranchée perpendiculaire à la nôtre. « Je suis certain qu'on

a passé les premières positions françaises et que le guetteur s'est absenté »,

dit Pfaff. Je priai mes deux compagnons d'appeler les Français ou ceux, peu

importe qui, se trouvant dans les parages.

   Mais ils n'osaient toujours pas par crainte des Allemands qui pouvaient

nous poursuivre. Le pistolet à la main, prêts à tirer, on continua notre

marche avec prudence. On tomba sur un cheval de frise, jeté à travers la

tranchée. A présent, j'étais persuadé que nous étions tout près des Français.

On passa l'obstacle. A quelques pas de là, il y avait dans la tranchée comme

un gros tuyau entouré de fil de fer ordinaire.

       On rampa à quatre pattes à travers l'obstacle. Mais ce faisant, nos dos

frôlèrent des boîtes de conserves vides qui pendaient au fil de fer et

commencèrent à s'entrechoquer en faisant un sacré tintamarre. C'était

sûrement le signal d'alarme des sentinelles françaises. A voix basse, je dis

encore une fois à mes camarades d'appeler les Français, pour l'amour de

Dieu. Mais ils n'étaient pas d'accord et continuèrent à avancer. Ils s'abritèrent

derrière le remblai suivant et tendirent l'oreille. Je me trouvai encore

à quelques pas derrière eux et vis tout à coup surgir un Français, en haut à

gauche derrière la tranchée, par-dessus laquelle il sauta avant de courir

vers l'arrière. Je pensai tout de suite que c'était un guetteur qui allait

donner l'alarme. Je rejoignis en courant mes compagnons et leur dis à mi voix:

«Appelez maintenant, j'ai vu courir un Français vers l'arrière !» Ils

allaient appeler lorsque des coups se mirent à siffler juste devant nous; les

balles se fichèrent derrière nous, dans la tranchée. Les Français se mirent

alors à crier quelque chose, tout en continuant de tirer. «Nous sommes des

Français! crièrent alors Beek et Pfaff. On veut vous rejoindre. Vive la

France !» Mais le tir qui commençait à faire rage empêchait les autres

d'entendre ces cris. Pfaff ,qui avait un courage incroyable, passa par-dessus

le remblai et alla carrément à leur rencontre. Beck voulut le suivre mais au

même moment, j'entendis un petit craquement .Je compris que les Français

avaient dégoupillé une grenade à main. Je criai: «Beek, reste ici; ils ont

lancé une grenade !» et le tirai à l'abri derrière le parapet. Les grenades

éclatèrent de l'autre côté. On entendit alors Pfaff crier. Il avait sûrement été

touché. La fumée dégagée par l'explosion descendit dans la tranchée et nous

enveloppa complètement.

       En regardant à nouveau autour de moi, je vis que Beek avait disparu. En

tout cas, il avait contourné le remblai. Je voulus faire de même lorsque, d'en

haut, je fus interpellé en français. Je regardai et vis un soldat debout et

menaçant, brandissant une grenade. Je laissai immédiatement tomber mon

pistolet. Je tirai le journal hors du revers de ma veste et levai les bras en

l'air, tout en criant: «Alsacien, déserteur! » Le Français cria: « Combien ?»

Je compris sa question mais, croyant que trois se disait treize, je criai

«Treize.» Le Français se pencha, probablement à la recherche de treize   

                                                      265

déserteurs. Comme il ne vit personne à part moi, il cria encore une fois:

« Combien?» Je lui montrai trois doigts. Il me tendit alors la main. Je défis

mon ceinturon et le laissai tomber à terre. Le Français me tira hors de la

tranchée. Dieu soit loué, pensai-je, me voilà tiré d'affaire. Le Français, qui

n'avait pas tout à fait confiance, recula de quelques pas et leva de nouveau

sa grenade d'un air menaçant. Je levai à nouveau mes bras en l'air, et

répétai: «Alsacien, déserteur.» Il me tendit alors cordialement la main et

me tapa sur l'épaule.

       Ma joie était immense. Je pensai immédiatement à Pfaff que j'entendais

gémir faiblement. Je dis au Français: «Camarade blessé. »Il me fit signe d'y

aller. Je sautai dans la tranchée et partis rapidement rejoindre Pfaff en

contournant le remblai. Là-bas, tout grouillait de Français qui discutaient

vivement ensemble. L'un d'eux, rapide comme l'éclair, me mit son pistolet

contre le front si bien que je sentis le froid de son canon. Un autre, tout aussi

rapidement, me plaqua sa baïonnette contre la poitrine. Je levai les bras et

récitai mon refrain: « Alsacien, déserteur.. Ils me lâchèrent aussitôt et

j'entendis dire: «C'est le troisième.» Beek leur avait déjà dit qu'il y en avait

un troisième dans la tranchée.

      Trois minutes à peine s'étaient écoulées depuis le premier coup de feu.

J'allai immédiatement vers Pfaff, étendu sans connaissance dans la tranchée,

qui gémissait à chaque respiration. J'écartai les Français qui prenaient

soin de lui et tâtai de partout son uniforme car la lune ne pouvait

éclairer le fond de la tranchée. En touchant le haut de sa jambe gauche, je

sentis de l'humidité et, au même instant, du sang chaud me gicla par

saccades dans la main. Une balle dans le haut de la cuisse; l'artère était

atteinte. Il fallait immédiatement ligaturer la cuisse au-dessus de la blessure

pour éviter l'hémorragie. Vite, je défis sa ceinture, ouvris le pantalon et

défis le caleçon. Beck m'aida à soulever un peu le corps. On lui descendit le

pantalon. J'arrachai mon foulard et voulus en ligaturer la cuisse, mais le

vieux chiffon délavé se déchira en deux. Aussitôt, l'un des Français qui se

trouvaient autour de nous me donna une solide ficelle que je fixai au-dessus

de la plaie, sans forcer, juste autour de la cuisse. Puis j'arrachai du coffrage

de la tranchée un morceau de bois, long de trente centimètres et gros comme

un doigt. Je poussai le bois, en haut de la cuisse, entre la ficelle et la jambe

et tournai avec force. La ficelle fut tellement serrée qu'elle pénétra dans la

chair de la cuisse et ferma l'artère. Le sang cessa de couler. Les Français me

tapèrent sur l'épaule, en disant entre eux que j'avais bien fait les choses.

Pfaff était toujours évanoui. Beck voulut lui donner un morceau de sucre.

L'un des Français lui prit le sucre des mains et y versa un liquide sentant

fortement l'alcool; il le mit dans la bouche de Pfaff. Celui-ci reprit aussitôt

ses esprits. Les premières paroles qu'il prononça furent: « Moi mourir pour

la France! » Ce que je ne compris pas mais que Beek me traduisit. Je dis

alors à Pfaff qu'il n'était pas si gravement blessé et que sa jambe était

ligaturée. Les Français se montrèrent très amicaux à notre égard. Tous 

                                         266

voulaient nous serrer la main. Les uns nous donnaient des cigarettes,

d'autres un morceau de chocolat ou nous passaient le bidon de vin. J'en bus

quelques gorgées car l'émotion m'avait donné soif. Cette boisson me parut

très étrange, car chez les Prussiens il n'y avait rien d'autre à boire que du

mauvais et fade ersatz de café. Puis un des Français m'alluma une cigarette;

mais j'eus du mal à la fumer, car elle était trop forte.

Deux soldats et un jeune officier nous menèrent ensuite à travers la

position française. Tous les occupants de la tranchée étaient en position de

tir, l'un à côté de l'autre. En passant, tous nous saluèrent d'un mot aimable,

que naturellement je ne compris pas. Lorsqu'on passa à travers le boyau qui

conduisait vers l'arrière, deux brancardiers nous croisèrent avec leur civière

pour aller chercher Pfaff. Beek bavardait avec le soldat qui marchait devant

lui. Soudain le jeune officier qui marchait devant moi dit en alsacien avec un

fort accent français: «Wü bisch dü hâr ?» (D'où viens-tu") Sans réfléchir, je

Dialekt» (T'es un boche, tu ne parles pas le dialecte). Je répondis: « Nei, i bi

von Sankt Üalri, bi Dammerkirch » (Non, je suis de Saint-Ulrich, près de

Dannemarie). L'officier dit alors: « Sovo dort bisch ;sag wer isch denn Maire

in Dammerkirch ? . (Tiens, c'est de là que tu viens; dis-moi donc qui est le

maire de Dannemarie ?) Avec la meilleure volonté du monde, je ne le savais

pas. Je lui dis que je ne le savais pas vu que j'étais parti depuis cinq ans déjà

de chez moi et que j'avais oublié tout cela. « Eh bien, wer wohnt denn an der

krizstrass fir a Buchbinder ?» (Eh bien, qui est le relieur qui habite au

carrefour?) continua-t-il à questionner. «Friajer isch der Hartmann dort

gewohnt » (Autrefois Hartmann habitait là). «S'stimmt » (C'est vrai), dit

alors le lieutenant.

Il m'expliqua qu'il était passé parfois par Saint-Ulrich, en marchant en

direction de Seppois-le-Bas. Je lui demandais si Saint-Ulrich avait également

été détruit. Il pensait que non mais ne pouvait se souvenir exactement.

On bavarda encore de toutes sortes de choses jusqu'à notre arrivée dans le

camp, derrière la forêt. Il me dit entre autres qu'il était natif de Rosheim en

Alsace.

 

 

      Enfin la belle vie, à l'arrière, fin juillet – août 1918

 

 

 

    Dans le camp, les soldats sortirent de tous côtés de leurs abris, ils

voulaient tous nous voir. Beck n'en finissait pas de répondre à toutes les

questions qui lui étaient posées. On me laissa tranquille, vu qu'ils voyaient

que je ne comprenais rien. Ce qui me frappait surtout, c'était la vivacité de

ces soldats ainsi que leurs gros visages colorés. Des hommes tout différents

des Allemands, à moitié affamés et amaigris, avec leurs visages presque

jaunes. Beck fut convoqué dans un abri, chez le commandant de compagnie,

pour un interrogatoire.

  On me prit mon masque à gaz. Plusieurs soldats m'apportèrent du vin et

des cigarettes. J'en bus deux gobelets, on me proposa d'en boire davantage

mais je refusai car je me sentais déjà la tête lourde. Je n'avais plus du tout

l'habitude de boire. En plus, j'avais froid dans le dos à force de transpirer;

ma chemise était comme détrempée. Plusieurs soldats m'apportèrent du

pain blanc et du fromage. Je fouillai dans ma poche et leur donnai de mon

pain militaire. Ils le reniflèrent en faisant: «Brr … » comme s'il était impossible

de manger une chose pareille; alors que nous autres, pendant les deux

dernières années, on en avait reçu tant et plus. Je commençai tout de suite

à manger de ce pain blanc. Je me suis frotté le ventre pour leur montrer

combien je l'appréciais. Ils se mirent tous à rire. Même sans parler la même

langue, on était quand même devenus les meilleurs amis du monde. Un

Français me demanda en allemand: «Que disent vos gens de Hindenburg et

de Luddendorf? »Je répondis que Luddendorf était haï. Il continua de me

questionner: «Vous saviez que les Allemands ont été repoussés les 19 et 20

juillet sur la Marne et que la grande offensive franco-anglo-américaine a

commencé ?» Je lui donnai le dernier journal allemand que je portais encore

sur moi et il me remercia vivement.

   Entre-temps, l'interrogatoire de Beck s'était terminé et on fut reconduits

par deux soldats, plus loin vers l'arrière. Lorsqu'on eut atteint une route en

pleine forêt, près d'un pont de chemin de fer que croisaient plusieurs autres

routes, les Français nous firent comprendre qu'il fallait se mettre à courir.

Puis, ils racontèrent à Beck que cet endroit était souvent bombardé de nuit

par les Allemands. Naturellement, on courut aussi vite que possible car on

n'avait pas envie de laisser notre vie ici. Puis les deux Français nous dirent

                                                  268

qu'à partir de là, on était hors de danger. Sauvés! Toujours plus loin du

front. Il m'est impossible de décrire combien j'étais heureux d'être sain et

sauf et d'avoir derrière moi la chienne de vie du front et la faim. Un tel

bonheur, un tel sentiment de félicité intérieure, je ne les ressentirai jamais

plus. Je songeai à mes parents, à ma mère surtout; ils seront fous de joie

quand ils apprendront que je suis hors de danger. J'avais l'intention de leur

faire parvenir des nouvelles le plus tôt possible. Beek me dit tout à coup:

« Notre chef de section, le petit morveux, pourra attendre longtemps ses

caisses de munitions. Il en a sûrement entendu des vertes et des pas mûres

pour avoir laissé filer ses deux sous-officiers! » On éclata de rire en imaginant

sa tête lorsqu'il aurait réalisé qu'on avait disparu à tout jamais.

Nous marchions sur une route qui longeait une forêt. Il y avait là une

masse de pièces d'artillerie lourde, bétonnées en terre. Plus loin en avant,

des centaines de soldats charriaient de la terre pour construire encore des

appuis de canons. «Dis donc, Gustav, j'ai l'impression que d'ici peu ça va

barder dans le secteur!" lançai-je à Beek. On nous amena ensuite dans une

grande baraque située dans la forêt et dans laquelle était installé l'état major

du régiment. Il était environ trois heures du matin; il faisait encore

nuit. Il y avait là un secrétaire qui parlait bien l'allemand. Il nous accueillit

en disant: « Oh! Vous en avez sans doute marre de manger du pain noir et

vous voulez goûter au pain blanc!" Je lui dis en riant que la première partie

de sa phrase n'était pas tout à fait exacte parce qu'on avait pour ainsi dire

jamais mangé de pain noir à notre faim depuis deux ans. Le secrétaire se mit

à rire aussi et dit aimablement: « Soyez gentils et mettez tout ce que vous

avez dans vos poches sur la table." Je commençai à étaler toutes mes

affaires: portefeuille, crayon, couteau de poche, montre, miroir de poche,

peigne, savon, mouchoir, lampe de poche, boussole. Le secrétaire prit mon

portefeuille et me rendit l'argent: trente marks. Il garda le portefeuille et la

boussole. Tout le reste, je pouvais le reprendre puis repartir. Deux soldats

qui avaient des bicyclettes nous conduisirent plus loin vers l'arrière.

Au crépuscule, on traversa un village; toutes les portes des granges

étaient ouvertes et, dans chaque grange, il y avait un tank. Le lendemain

matin au petit jour, on arriva dans un autre village où se trouvait l'état major

de la brigade.

Comme les chefs dormaient encore, on dut attendre une heure. Un

régiment de Marocains entra à ce moment dans le village, en ordre parfait.

Je me dis que tout ne semblait pas être aussi rose que ça chez les Français

pour que l'on marche ainsi au pas de si bonne heure. Les Marocains furent

répartis dans les granges. Un officier les injuriait en aboyant comme un

roquet et, lorsque deux des Marocains s'en vinrent à la fontaine avec un

seau, il donna à l'un d'eux de violents coups de pieds. J'en étais tout ébahi.

Je n'avais vu qu'une seule fois une chose pareille chez les Allemands. Puis,

beaucoup de Marocains vinrent à notre rencontre et également quelques

Français qui appartenaient à ce régiment colonial. Ils étaient tous très 

                                       269

aimables à notre égard et nous donnaient des cigarettes. Un des Français

me tira par la manche et me dit en dialecte de Mulhouse: «Sac kum lous a

weni. Was isch, han sa no ebis z'picka dort ana ?» (Dis, écoute un peu, est-ce

qu'ils ont encore de quoi becqueter Ià-bas ?») Je répondis: «S'geht knapp

har . (C'est maigre comme régime). Meinsch, wie lang halta sa no üs?» (A

ton avis, combien de temps vont-ils encore tenir le coup?) Je répondis:

«Nimma lang. D'soldata wann boll nemma und dia dheim 0 net» (pas

longtemps les soldats commencent à en avoir assez et ceux de l'arrière

aussi). Il me dit qu'il était de Mulhouse et qu'il commençait à en avoir assez

parce que les Marocains étaient toujours là où ça bardait, qu'ils venaient de

Villers-Bretonneux, devant Amiens, et qu'ils avaient dû endurer là-bas, les

24 et 25 avril, des choses affreuses. Ainsi donc, ces jours-là, nous nous

trouvions face à face à Villers-Bretonneux! Tout à coup, un officier en colère

vint en courant vers nous et nous engueula en français. Je me mis au gardeà-

vous mais ne compris pas ce qu'il disait. Un Marocain lui dit que nous

étions alsaciens. Il nous regarda et dit quelque chose dont je ne compris que

le mot- boches». Beek m'expliqua ensuite qu'il avait dit que même si nous

étions alsaciens nous étions quand même des boches. En voilà un qui aurait

mérité d'être envoyé au diable!

     Ensuite, Beck fut interrogé. Je restai dehors. Puis on continua à marcher,

cette fois accompagnés par deux vieux soldats. En route, on vit plusieurs

Marocains qui n'en pouvaient plus et qui s'étaient cachés sur les bas-côtés de

la chaussée. On atteignit une autre localité où se trouvait l'état-major de la

division. Ici, c'était comme chez les Allemands: plus le salaire est gros et

plus on est loin derrière et plus on est planqué. Le bureau du général de

division se trouvait dans un grand baraquement. Ce fut d'abord le tour de

Beck d'y entrer. Cela dura au moins une demi-heure jusqu'à ce qu'il

revienne. Puis ce fut mon tour. Je pénétrai dans la baraque et me mis au

garde-à-vous devant le général de division. Il me fit signe d'approcher et

demanda dans un mauvais allemand: «Pourquoi est-ce maintenant que

vous venez chez nous ?» La question ressemblait vaguement à un piège. Je

répondis: «Parce que je n'ai pas eu le courage ni l'occasion plus tôt et parce

que j'avais faim, que je ne voulais pas tirer sur les Français et que, de toute

façon, j'en ai assez de la guerre.» «Pourquoi ne voulez-vous pas tirer sur les

Français ?» me demanda alors le général. Je répondis: « Parce que je les

préfère aux Allemands et que mes parents qui habitent dans la partie

occupée de l'Alsace ne me disent que du bien des Français. »

        «C'est bien, venez par ici », dit le général qui me conduisit devant une

grande carte qui occupait toute la longueur de la baraque et représentait

tout le secteur de la division. Cette carte me remplit d'un étonnement sans

bornes. Je n'avais jamais rien vu de pareil. Chaque détail, chaque abri,

chaque batterie, chaque sentier, bref, tout y était marqué. Le général me

demanda par où j'avais passé les lignes. Je dis que je m'étais dirigé

directement sur le clocher de Régnieville. « Vous faisiez partie de la compa-

                                             270

gnie de mitrailleuses?» Je répondis que oui. «Votre abri a-t-il deux sorties

?>> Je répondis que oui; il me montra l'abri sur la carte, m'indiqua les

deux sorties et me dit que ma réponse était exacte. Il me demanda ce que je

savais de la position allemande, où se trouvaient les batteries, les véhicules

de la compagnie, etc. Comme j'avais déserté pour sauver ma vie et pas pour

trahir mes anciens camarades, je répondis que j'avais rejoint la compagnie

le soir même, en revenant de convalescence, après une grippe; que la

compagnie était établie dans une forêt, quelque part derrière le front

allemand; et que la nuit même j'avais dû rejoindre la position, où un guide

m'avait conduit. Dans l'obscurité, je n'avais rien pu voir. Devant, tous les

chefs de pièce avaient ordre de ne jamais quitter leur mitrailleuse. Ainsi,

avec la meilleure volonté, je ne pouvais en dire davantage. Le général me

fixa longuement: «Ainsi, vous ne voulez pas trahir vos anciens camarades;

de toute façon, nous savons tout.» Il me montra toutes les batteries que

j'avais vues quand j'étais en position, l'endroit où se trouvait le chef de

bataillon, la cantine du bataillon, le sentier qu'empruntaient les hommes de

corvée de soupe. Tout … Je tombais des nues.

      Je me demandais pourquoi les Français ne réduisaient pas tout en miettes

puisqu'ils étaient si bien renseignés? Le général devina ma pensée et

répondit exactement à ce que j'avais en tête: «C'est pour bientôt.» C'était

fini. Je pouvais partir. On fut conduits vers une cuisine roulante où on nous

servit du café, du pain blanc, du jambon cuit et du beurre. Ah! que ce café

sentait bon. C'était enfin du café fort et sucré comme je n'en avais plus bu

depuis des années. Une auto se présenta devant la cuisine. On y monta, et

oh gai, en route! Beck et moi étions les hommes les plus heureux du monde.

Une belle randonnée en auto dans cette magnifique matinée d'été, toujours

plus loin du front, et, dans les mains, un morceau de pain blanc avec une

grosse tranche de jambon cuit …

    On arriva bientôt à la forteresse de Toul. On fit halte devant un grand

édifice. Beek y fut conduit, je dus attendre dehors, sous la surveillance d'un

soldat. Beaucoup de curieux s'approchèrent pour me regarder, étonnés. Il

est vrai que j'offrais un spectacle magnifique! Ma vareuse et mon pantalon

étaient déchirés de tous les côtés; une des bandes molletières pendait en

lambeaux; l'autre, je l'avais tout simplement perdue. Sans doute avait-elle

été déchirée par un fil barbelé et était-elle tombée par terre. Tout ça mis à

part, j'avais mauvaise mine du fait de ma grippe que je venais à peine de

surmonter. En plus, le manque de sommeil commençait à se faire sentir.

Mais j'étais quand même heureux comme l'oiseau sur la branche. Le soldat

avait dit que j'étais Alsacien et que j'avais déserté. Aussitôt, les expressions

de tous les badauds changèrent du tout au tout. Ils me tendirent la main en

me disant des paroles que je ne comprenais pas. Plusieurs me donnèrent des

cigarettes. Ils riaient aussi en me voyant tenir mon pain comme un trésor.

Puis, je dus monter seul dans la voiture. Lorsqu'elle démarra, je fis des

signes de la main, en guise d'au revoir; tous répondirent à mon salut                             271

   On longea la vallée de la Meuse en direction du village de Flavigny. C'était

là qu'était installé le quartier général de l'armée. Je fus conduit dans une

grange très spacieuse. Un gendarme montait la garde devant le portail. On

me fit monter au grenier à foin. Il y avait là déjà quelques prisonniers

allemands. D'un côté, des Alsaciens et des Polonais; de l'autre côté des

Allemands qui étaient enfermés comme dans une cage de fil de fer. Les

Alsaciens commencèrent à me poser toutes sortes de questions. Cependant,

le sommeil me terrassa. Je me couchai sur l'un des bat-flanc et m'endormis

aussitôt. Mais je fus bientôt réveillé. Un cuisinier venait de m'apporter à

déjeuner. Mon Dieu, quelle merveille! : une gamelle de bouillon de viande

avec du pain, une gamelle de pommes de terre, de la sauce et par-dessus tout

cela une côtelette, avec de la salade sur le couvercle; et pour accompagner le

tout, une demi-livre de pain et un quart de vin. Je croyais voir s'ouvrir

devant moi les portes du paradis! Aux Allemands, on servait du bouillon

avec du pain, jamais de pommes de terre en sauce, ni rôti, ni salade, et moins

encore de pain blanc et de vin. Bien que je n'eusse pas faim, je me précipitai

sur ce repas splendide et en fis disparaître la plus grande partie. J'étais

comme un chien affamé, sans maître, et me croyais obligé d'avaler tout ce

qu'on me présentait. Ensuite,je rendis les gamelles au cuisinier, qui m'avait

observé en souriant. Je me couchai de nouveau sur mon lit et m'endormis

aussitôt.

       Je fus à nouveau bientôt réveillé; un gendarme me fit signe de le suivre.

Il me conduisit dans un château où je fus interrogé par un officier parlant

très bien l'allemand. Il me tutoyait. Je pensai immédiatement qu'il ne

m'attraperait pas avec son «tu », car j'avais décidé de ne raconter absolument

rien de ce que je savais au sujet de notre retranchement; je ne voulais

pas que mes anciens camarades subissent un mauvais sort à cause de moi.

Je répondis à ses questions exactement comme je l'avais fait avec le général

de division. Il me demanda depuis combien de temps j'étais soldat. «Depuis

le 16 octobre 1913.» «Ainsi, tu es encore de l'active? Avec quel régiment es tu

parti en campagne?» «Avec le 112e régiment r- compagnie.» Il demanda

immédiatement: «Te souviens-tu du 26 août 1914'l » «Oui », lui dis-je. Je lui

racontai que ce jour-là le général de brigade Stenger avait donné l'ordre de

ne pas faire de prisonniers et de tuer tous les Français, blessés ou non. Et

que j'avais vu de mes yeux plusieurs blessés être tués par balles ou à coups

de baïonnette comme des bêtes. Je lui dis que dans l'opération, j'avais

défendu un Français et lui avais sauvé la vie. «Peux-tu confirmer par

serment ce que tu viens de dire ?» «Oui», lui répondis-je. L'officier me

questionna sur tout: où j'avais été au front depuis le début de la guerre et ce

que j'avais vécu. Je fus reconduit au bout de deux heures dans la grange. Là,

je montrai au gendarme mes écorchures et lui fis comprendre par signes que

j'avais mal. Le gendarme me conduisit à l'infirmerie où on me badigeonna

toutes les blessures à la teinture d'iode pour les désinfecter et éviter les

suppurations. L'iode piqua très fort un moment, mais la douleur se calma

                                          272

En rentrant dans la grange, je trouvai à ma grande surprise Gustav Beck

qui était arrivé durant mon absence.

       Le lendemain matin, on nous conduisit dans un centre d'épouillage. Nos

effets furent nettoyés, tandis qu'un bain nous débarrassa enfin de la

poussière du front. Nous étions commedes nouveau-nés. On avait dormi une

nuit entière, pris un bain, on n'avait plus de poux et on avait pu manger à

satiété: notre bonheur était complet. Beck se vit affecté dix prisonniers

allemands qui durent nettoyer les rues de Flavigny sous sa direction. Je fus

envoyé à la cuisine de la compagnie pour aider aux travaux. Quel ne fut pas

mon étonnement de voir la quantité et la variété des provisions. C'était la

cuisine de la compagnie qui fournissait les sentinelles du quartier général

de l'armée. Les trois cuisiniers étaient tous âgés de plus de quarante ans et

à force de bien manger et bien boire, ils en avaient des têtes rouges à éclater

et étaient en pleine forme comme des conscrits. Ils furent tous très accueillants

: montrant mes joues creuses, ils gonflèrent les leurs et me firent

comprendre que je devais me faire chez eux une mine pareille! «Voilà un bon

programme », me dis-je.

   Comme petit déjeuner, ils me donnèrent une demi-livre de jambon cuit, du

fromage, de la confiture, du pain accompagné de café ou de vin, au choix.

  Le matin, je devais couper du pain dans des récipients dans lesquels on

versait ensuite du bouillon. Chaque matin, avant l'arrivée des soldats qui

venaient chercher la soupe, le cuisinier chef me faisait signe; on s'approchait

de la grande marmite, il prenait une assiette qu'il remplissait à moitié

de bouillon, puis il y ajoutait un verre de vin rouge et me faisait boire le tout;

quel régal! Les cuisiniers se préparaient toujours un repas spécial qu'ils

m'invitaient à partager. Mais ils aimaient manger très épicé. Je n'en avais

pas l'habitude et j'avais l'impression que cette nourriture poivrée m'arrachait

la bouche et le gosier.

    Après le repas, nous lavions la vaisselle de toute la compagnie. Jusqu'au

repas du soir, j'étais chargé d'éplucher les oignons et les gousses d'ail, de

nettoyer et de laver la salade. J'aurais pu faire tout ce travail tranquillement

en quatre heures. L'un des soldats n'avait rien d'autre à faire que de

scier du bois et de le couper pour la cuisine. Je le secondais parfois, sans y

être obligé. Alors, il m'emmenait à la cuisine, où il y avait tout le temps une

petite barrique de vin qui reposait sur un guéridon. Le soldat prenait un

gobelet qu'il m'invitait à tenir sous le robinet, à remplir à ras bord et à boire

ensuite. Il me faisait comprendre que je n'avais qu'à me servir si j'avais soif.

En disant cela, il faisait tournoyer sa main devant le front et, en riant, il me

mettait en garde de ne pas m'enivrer.

    Quelques jours après mon arrivée, j'eus la surprise de voir le jeune soldat

qui m'avait accompagné à Metz, trois semaines auparavant, et avec lequel

as pris la fuite? » il me répondit: «Je me suis dit que si Richert était parti,

alors je devais faire pareil.» L'infanterie française était provisoirement

                                   273    

cantonnée à Flavigny et, par hasard, il rencontra son frère qui s'était engagé

dans l'armée française. Lui-même signa immédiatement un engagement et

resta avec son frère. Il me raconta que, dans notre division, il n'y avait plus

un seul Alsacien en première ligne, car on ne leur faisait plus du tout

confiance. De plus, un ordre de la division avait été lu selon lequel Richert,

Beck et Pfaff étaient condamnés à mort pour désertion.

    Décidément, tout est à l'envers en temps de guerre. Parce que nous ne

voulions pas tuer et aussi parce que nous ne voulions pas être tués, on a été

condamnés à mort. Mais un vieux proverbe dit bien qu'on ne pend pas un

coupable avant de l'avoir attrapé. Pour un condamné à mort, je passais du

bon temps! Cependant,j'enrageais à l'idée que quelques officiers bien payés

et qui, peut-être, n'avaient jamais été au feu, avaient pouvoir de vie et de

mort sur de pauvres soldats qui avaient supporté quatre ans de misères et

voulaient simplement sauver leur pauvre peau. En fait, est-ce que ces

individus qui lançaient des attaques meurtrières et qui avaient des quantités

de morts sur la conscience n'auraient pas mérité mille morts?

      Il Y avait à Flavigny des hommes de toutes les races. Beaucoup d'Américains

passaient par le village, des Noirs, des Arabes, des Marocains, des

Indochinois, des Italiens. Je n'en finissais pas d'ouvrir tout grand les yeux.

Dans la grange oùje dormais étaient enfermés quelques Français, plusieurs

Marocains, deux Noirs ainsi que quatre Indochinois, qui attendaient d'être

jugés pour divers délits. Des deux côtés de la grange, de petites cellules

étaient installées, dans lesquelles les prisonniers étaient enfermés. Personne

n'avait le droit d'avoir un couteau ou des bretelles et, la nuit, ils devaient

mettre leurs souliers devant la porte. Les quatre Indochinois étaient soupçonnés

d'avoir violé et assassiné une jeune fille.

   Peu à peu, je sentais revenir mes forces. Je ne désirais qu'une chose:

rester ici. Mais au bout de neuf jours, le 3 août, on entendit: «Demain matin

on s'en va plus loin.» Le lendemain, je pris congé des cuisiniers qui me

donnèrent encore du pain et de la viande pour la route. Avec une quinzaine

d'hommes, moitié Alsaciens, moitié Polonais, on fut conduits jusqu'à la

prochaine gare. On prit le train pour se rendre jusqu'à Neufchâteau. Il y

avait des soldats américains partout. Rien que des jeunes, heureux de vivre,

dont, le visage et les yeux n'étaient pas encore marqués par la guerre. On

nous conduisit sur une colline élevée et on se retrouva soudain devant

l'entrée d'un fort. Au-dessus de la porte était inscrit: Fort Burglemont.

   On passa sur le pont-levis au-dessus du fossé et on arriva à l'intérieur du

fort; on nous mena devant un bureau dans lequel on nous appela l'un après

l'autre. Je fus appelé le dernier. Un officier alsacien me questionna sur mon

régiment, ma région d'origine, etc. Puis,je dus lui donner mon argent. Il me

dit qu'on allait me le rendre à mon arrivée au camp des Alsaciens-Lorrains

de  Saint-Rambert. Après cela je pus partir. On nous logea dans une caserna-

te. A gauche et à droite logeait la garnison. Les soldats avaient tous plus de

quarante ans. Beaucoup de  prisonnier» allemands étaient installés dans 

                                        274

une autre aile. Les Alsaciens et les Polonais avaient droit aux mêmes rations

que les soldats français, tandis que les Allemands devaient se contenter

d'une maigre pitance.

   Puis commença une vie de paresse et d'ennui. Pendant les quatre semaines

de notre séjour,je ne fis rien d'autre que décharger, avec sept hommes,

quatre camions remplis de pain et, deux fois, on partit dans la forêt

ramasser du bois. On tuait le temps en faisant de la gymnastique ou de la

lutte. Un jour, on nous demanda si l'un d'entre nous voulait porter à manger

aux officiers allemands prisonniers. Beck se porta volontaire. Chaque jour,

il venait dans notre chambrée avec la nourriture des officiers. Nous prélevions

le gras du bouillon de viande des officiers que nous mettions dans

notre gamelle. On échangeait aussi leurs plus belles portions de viande

contre les nôtres qui étaient très médiocres. La moitié de leur vin était versé

dans notre cruche et remplacée, pour faire le compte, par de l'eau. On se

disait: « Ces gens nous ont trop longtemps pris les meilleurs morceaux. A

notre tour maintenant.» La concurrence n'est pas un péché. Les officiers

vivaient d'ailleurs dans les mêmes conditions que nous et les soldats

français.

    Après quatre semaines de séjour, il y eut un nouveau départ. On quitta

Langres pour Dijon. On traversa cette belle ville à pied pour rejoindre un

fort qui se trouvait à une demi-heure de l'agglomération. Une grande

quantité de prisonniers allemands y était rassemblée. Presque tous se

trouvaient là depuis très longtemps et portaient des uniformes chamarrés

datant de l'avant-guerre; ils leur avaient été envoyés d'Allemagne via la

Suisse. On voyait là des tenues inimaginables de chasseurs d'infanterie,

uhlans, hussards, dragons, artilleurs, bref, presque tous les uniformes

portés avant-guerre dans l'armée allemande.

         Il y avait aussi beaucoup de prisonniers rétablis de graves blessures et qui

étaient sur le point d'être prochainement rapatriés par la Suisse. Deuxjours

après notre arrivée, on afficha une note en allemand. Elle annonçait qu'il n'y

aurait plus d'échanges de prisonniers, car les Français avaient appris que

beaucoup de ces rapatriés étaient affectés ailleurs, par exemple à l'occupation

de la Roumanie, en remplacement des troupes aptes au combat et

susceptibles d'être lancées dans l'offensive contre Amiens. Tous ces prisonniers,

qui en pensée étaient déjà chez eux, furent naturellement très abattus

à cette nouvelle.

   Dans ce fort, nous avions le même ravitaillement que les prisonniers

allemands. Du riz le matin, à midi et le soir. Le lendemain, encore du riz et

de même le troisième et le quatrième jours. Certes, on mangeait à satiété,

mais toujours la même chose; c'était trop. Le riz était cuit assez épais et

arrosé de lard fondu américain. Le pain était noir, comme du charbon vieux

et moisi. Les Allemands nous dirent que l'on mangeait du riz par périodes de

quinze jours; puis pendant quinze jours, rien que des haricots, et enfin,

pendant quinze jours, des petits pois ou des lentilles, à part cela pas le  

                                           275

moindre changement. On fut ravis de quitter cet endroit lorsqu'au bout de

cinqjours on continua notre route.

On prit le train en direction du sud. On traversa la magnifique vallée de

la Saône avec ses innombrables vignobles, couverts de raisins superbes qui

commençaient à prendre couleur. Arrivés le soir à Mâcon, on nous fit

descendre du train et on nous enferma dans une cave obscure. Cela ne fut

pas de notre goût. Lorsqu'on entra dans la cave, il faisait déjà nuit noire. De

mauvaise humeur, chaque homme trouva sa place sur un des châlits

installés le long des murs. J'entendis soudain parler alsacien. C'était exactement

le dialecte de mon pays.

Je me levai et me dirigeai vers ceux d'en face pour demander s'il y avait là

quelqu'un de Dannemarie. « Oui, dit une voix, je suis de Fulleren.» Vite,

j'allumai une allumette et reconnus immédiatement Emile Schacherer de

Fulleren. Mais lui ne me reconnut pas, bien que j'eusse éclairé mon visage

à plusieurs reprises avec une allumette. Je lui dis qui j'étais. Il me dit que

j'avais bien changé. On parla longtemps du pays, jusqu'à ce qu'on s'endorme

enfin.

       Le lendemain matin, on fut heureux de repartir et de quitter ce trou

sombre et humide. On ne reçut rien à manger de toute la journée. On

descendit à l'une des gares. De gros morceaux de pain fin américain, que des

soldats avaient sans doute jeté, traînaient sur le quai. Je voulus ramasser

un des plus beaux morceaux, mais un gendarme qui nous accompagnait me

l'arracha vivement des mains. Il voulait que je lui demande la permission de

le prendre. Je me mis passablement en colère et aurais préféré mourir de

faim plutôt que de faire l'honneur de demander quoi que ce soit à ce crétin.

     On remonta enfin dans le train. Un convoi de permissionnaires stationnait

à côté de nous. Beck entendit les soldats dire: « En voilà qui sont plus

heureux que nous et qui ne risquent plus de se faire tuer l» L'un des

permissionnaires qui savait quelques mots d'allemand voulut entrer en

conversation avec nous. Beck lui répondit en français et lui dit que nous

n'avions encore rien reçu à nous mettre sous la dent de toute la journée. Le

soldat nous donna alors un gros morceau de pain et plus d'un de ses

camarades nous fit boire du vin de son bidon. Et on continua notreroute. On

arriva à Lyon après quelques heures de voyage. Cette ville est admirablement

située, au confluent du Rhône et de la Saône. Des deux côtés de la ville,

les coteaux sont couverts de magnifiques châteaux et villas: c'est.un spectacle

splendide. Le train resta assez longtemps arrêté en gare. On ne reçut

toujours rien à manger. On but un peu d'eau à une fontaine pour apaiser

notre faim. Plusieurs trains passèrent, remplis de soldats venant sans doute

du front d'Italie. Tous avaient bonne mine. Beck entendit deux jeunes filles

qui allaient et venaient devant nous se dire l'une à l'autre: «Ces deux-là ne

ressemblent pas du tout à des boches et celui-là (elle voulait parler de Beck,

qui était bel homme) me plairait bien comme mari. »Beck ne put s'empêcher

de sourire et lui dit en français qu'elle lui plaisait bien aussi. La fille se mit

                                              276

à rougir et Beek lui demanda son adresse. Elle l'écrivit sur un billet qu'elle

lui tendit. Puis notre train arriva en gare et il nous fallut partir. il faisait

déjà nuit quand on arriva à Saint-Etienne.

     On dut descendre et on nous conduisit dans une caserne. En chemin, on

passa devant un grand nombre de restaurants où les clients étaient assis

aux terrasses, passant du bon temps à boire de la bière ou du vin. En les

voyant, je ressentis un grand désir de liberté. Nous espérions toujours

recevoir quelque chose à manger, mais en vain. Dès notre arrivée à la

caserne, on nous enferma tout simplement dans la salle de police. Nous

étions furieux et tout le bien que les Français nous avaient fait était déjà

oublié. Notre sympathie pour la France était en train de tomber au-dessous

de zéro. Nos prédécesseurs avaient sans doute été encore plus furieux que

nous car tous les lits étaient complètement saccagés et des planches traînaient

à travers la pièce. Il y avait des excréments dans tous les coins et il

faisait noir comme dans un four. En m'aidant avec des allumettes,je trouvai

enfin un endroit où Beek, Schacherer et moi pûmes nous asseoir.

    On se remit en route le lendemain matin, sans avoir reçu quoi que ce soit

à manger ou à boire. On arriva enfin à notre terminus: Saint-Just. Il nous

fallut marcher encore vingt minutes jusqu'au camp des Alsaciens de Saint-

Rambert.

 

 

 

             Au «camp des Alsaciens» à Saint-Rambert

            puis à la ferme, septembre 1918-janvier 1919

 

  Le « camp des Alsaciens» se trouvait dans un ancien couvent, situé à côté

de la localité sur une hauteur. Il y avait d'un côté un grand bâtiment pareil

à une caserne. Du côté de la route, le couvent était séparé du monde par une

haute muraille. De l'autre côté se trouvaient les écuries et les communs. A

côté des bâtiments conventuels s'élevait une église. Un soldat français

montait la garde à l'entrée, mais sans armes. On n'avait pas le droit de sortir

sans permission. Les bâtiments et la cour étaient pleins d'Alsaciens. Beaucoup

avaient été faits prisonniers, mais la plupart avaient déserté. On nous

installa dans l'ancienne écurie où il y avait des tables, des bancs et des lits

de camp. On vérifia tout de suite qu'on était entre Alsaciens à notre

mauvaise habitude de jurer. Dire qu'ici des prières s'élevaient jadis vers le

ciel! Et maintenant ces horribles jurons… Dès notre arrivée, on nous

apporta à manger: du riz et du boeuf, un gros morceau de pain et un quart

de vin. Comme nous étions affamés, le repas fut rapidement liquidé.

   J'aurais volontiers écrit à ma famille, mais je n'avais pas un sou en poche

pour acheter du papier à lettre. En me promenant à travers la cour, je

rencontrai par hasard une connaissance de mon pays, Hoog, de Manspach.

Je le saluai en lui disant: « Ecoute, Hoog,je suis obligé de faire ce que je n'ai

jamais fait de ma vie: taper quelqu'un. » « C'est inutile, car je ne possède que

5 sous.» Je lui expliquai que j'aimerais bien écrire chez moi, mais que je

n'avais même pas d'argent pour acheter du papier à lettre. Il me donna trois

sous, ce qui suffisait. J'écrivis tout de suite à la maison, en les priant de

m'envoyer de l'argent. J'avais déjà écrit plus de vingt fois chez moi, mais

étais resté sans nouvelles de là-bas, aussi je me demandais si mes lettres

étaient arrivées.

On dut se présenter à un officier au cours de l'après-midi. On attendait

dans un corridor. L'officier arriva et demanda si l'un d'entre nous était de la

région de Dannemarie. Emile Schacherer et moi déclarâmes que l'un était

de Fulleren et l'autre de Saint-Ulrich. L'officier me dit alors de venir à

quatorze heures à son bureau. Je m'y rendis. L'ordonnance nous apporta

tout de suite une bouteille de vin. L'officier me dit qu'il connaissait bien mes

parents et me demanda, tandis que je le regardais étonné, chez qui mes

                                       278

parents achetaient jadis leurs souliers. Je répondis: «Chez Kloetzlen à

Dannemarie. Il dit: «Je suis le fils Kloetzlen, mais ici, je m'appelle Touchart.

» On se mit à parler du pays et lorsque je lui racontai que j'avais

commencé la guerre avec le 112' régiment, il me questionna au sujet des

événements de 26 août 1914, surtout pour ce qui était de l'ordre du général

Stenger de tuer tous les soldats français qui nous tombaient sous la main. Je

répétai ce que j'avais déjà dit lors des autres interrogatoires. Puis Firmin

Kloetzlen me dit que si je voulais devenir gendarme, il ferait le nécessaire

pour m'envoyer immédiatement au dépôt de gendarmerie de Lure. Je le

remerciai de son obligeance, mais lui dis que ça ne m'intéressait pas,

estimant que j'avais porté assez longtemps l'uniforme. Je le priai par contre

de bien vouloir écrire à mes parents.

    J'avais en effet l'impression qu'aucune nouvelle n'était encore parvenue à

la maison. Il me promit que j'aurais une réponse du pays au plus tard dans

une semaine. Je pris congé de lui et me rendis à l'écurie. Cette vie ne me

plaisait pas. C'était trop ennuyeux de ne rien faire. Le deuxième jour, on

changea d'uniforme et on fit de nous des Français. On me donna un pantalon

rouge, des bandes molletières blanches, une courte tunique bleue et sur la

tête un grand calot bleu sombre avec une pointe par devant et une autre par

derrière qui ressemblaient à des cornes. Je ne pus m'empêcher de rire en me

voyant dans une glace. J'avais l'impression d'être un singe de foire.

Et unjour, commeje me traînais avec Schacherer, Beck et quelques autres

camarades devant l'écurie où nous aimions prendre le soleil, le secrétaire

vint nous dire qu'il lui fallait six hommes pour travailler chez des paysans.

Je m'avançai immédiatement le premier, suivi de Schacherer et de Beck. Un

groupe important se forma tout de suite. Tous voulaient quitter le camp. Je

fis partie des six premiers et on ramassa nos affaires. L'empaquetage fut

vite terminé. Je n'avais que ce que je portais sur le dos et une couverture.

Une carriole vint nous chercher. On y grimpa pour quitter le couvent. On

roula pendant près de trois heures, pour monter loin dans les montagnes.

L'homme qui nous attendait était un prisonnier de guerre lorrain, du nom de

Barbier; c'était le chef d'un détachement de près de trente-cinq Alsaciens

qui travaillaient presque tous chez des cultivateurs des environs de la petite

ville de Saint-Héand. Barbier nous raconta qu'il avait la belle vie, qu'il

habitait à l'hôtel Thévenon et que son travail consistait à chercher au camp

la paie, l'habillement, les souliers des Alsaciens. Si une place ne plaisait pas

à quelqu'un, il n'avait qu'à le lui dire, il ferait le nécessaire pour lui trouver

autre chose. On s'arrêta en haut des montagnes; Barbier dit: «Cette ferme

veut trois hommes; qui veut y aller ?» Je fus tout de suite d'accord. Beek et.

Schacherer préférèrent aller chacun dans une ferme, plutôt qu'à trois. Ainsi.

je partis avec Joseph Maier d'Obersasheim, et un certain Alfons, natif

d'Erstein. Il y avait déjà trois Alsaciens qui nous accueillirent amicalement.

Ils nous dirent que nous avions de la chance et que nous allions nous plain·

ici. La ferme, du nom de Poizat, appartenait au maire de Saint-Héand qui

nous avions passé la nuit chez sa soeur. A ma question: «Alors, toi aussi tu

répondis en allemand et l'officier me dit: «Dü bisch a Schwob ; dü redsch net

                                                      279

habitait à cinq cents mètres sur la colline d'en face dans un château, et qui

était plusieurs fois millionnaire! Sinon, il n'y avait à la ferme que l'intendant

et sa femme; lui âgé de quarante-huit ans, elle la quarantaine. Tous

deux nous saluèrent cordialement, en nous disant quelques mots dont

aucun d'entre nous ne comprit la moindre syllabe.

     Les trois autres Alsaciens se trouvaient là depuis un an et demi et

parlaient bien le français à ce qui me semblait. Ils se plaisaient beaucoup ici

et tous désiraient rester jusqu'à la fin de la guerre. Le ravitaillement était

très bon et pour nous c'était l'essentiel. Nous étions arrivés à la ferme un

samedi matin. On passa presque toute la journée couchés sur le gazon du

jardin d'où on avait une vue magnifique sur la belle vallée de la Loire. Le

fleuve ressemblait à un large ruban d'argent. Toute la largeur de la vallée

était parsemée de villages et de petites villes. Et au fond s'élevaient les

hautes montagnes du Massif central. A l'oeil nu, on apercevait dans les

montagnes des centaines de fermes qui ressemblaient à des cubes. Vers la

gauche, dans une cuvette à sept kilomètres de distance, apparaissait la

grande ville industrielle de Saint-Etienne. On voyait partout des mines de

charbon. C'était un beau spectacle la nuit, quand des millions de lumières

s'allumaient. Vers le soir, le maître quitta son château pour faire connaissance

avec les trois nouveaux venus. Il nous demanda où nous en étions avec

l'argent. On lui répondit qu'on n'avait pas un sou. Ce que quelqu'un

traduisit. Le maître des lieux mit immédiatement la main à sa poche et nous

donna vingt francs à chacun. Je me suis dit que c'était vraiment un bon

début. Puis, il nous demanda comment on réglerait la question des vêtements.

     On lui répondit que ce que nous avions sur le dos était notre seule garde robe.

Le soir même, un Alsacien qui travaillait au château nous apporta des

vêtements. On put ainsi se débarrasser de cet uniforme si peu seyant. Nous

étions enfin en civil. Les jours suivants on rentra le foin. Voilà qui nous

changeait de l'ordinaire; mais on n'avait plus l'habitude de ce genre de

travail et, au début, on transpirait beaucoup. Le travail avança bientôt

allégrement. Notre patron était content de nous.

Je reçus enfin des nouvelles de ma famille. Ils étaient tous heureux de me

savoir loin du front et m'envoyèrent tout de suite de l'argent. Ils attendaient

d'avoir un laissez-passer pour me rendre visite et m'apporter mes habits.

L'idée de les revoir bientôt me réjouissait beaucoup. On me retourna

également l'argent que j'avais dû déposer au fort, près de Neufchâteau. Je

reçus dix-neuf francs pour mes trente marks.

Lorsque le foin fut rentré, on m'envoya quelques jours avec Joseph Maier

dans une ferme, chez la famille Masson, pour arracher les pommes de terre;

toute la famille, mis à part le père, était grippée et alitée. On dut ensuite

aider à la récolte de pommes de terre à la ferme près du château. Cela aussi

me plut bien. Le régisseur de la ferme avait perdu une jambe à la guerre. Làbas,

j'appris môme à traire. Puis on retourna à la ferme Poizat. Mes cinq  

                                        280

camarades furent envoyés en forêt pour lier des fagots, tandis que je restai

à la ferme pour faire quelques rangements.

   J'avais beaucoup à faire dans le grand jardin potager. Le régisseur et sa

femme me montraient beaucoup de sympathie et j'avais de ce fait quelques

avantages. Quand je travaillais seul dans le jardin, la fermière m'appelait

souvent dans la cuisine pour me servir un verre de vin ou, s'il faisait froid,

du café bien sucré avec du cognac et souvent un morceau de gâteau. On me

donnait de temps en temps un morceau de chocolat. Je me plaisais de plus

en plus ici et, si j'avais été apatride, je serais certainement resté.

   Lorsque j'avais fini mon travail à la ferme ou au potager, j'allais rejoindre

mes camarades dans la forêt pour les aider à faire des fagots. Chacun en

faisait soixante par jour.

   On reçut chacun cent francs de salaire, au bout d'un mois, alors que le

propriétaire aurait eu le droit de n'en donner que quarante. A cela s'ajoutèrent

les huit francs de ma solde de sous-officier. La nourriture était très

bonne. Le matin, aussitôt levés, on recevait chacun une tasse de café noir

bien fort et un morceau de gâteau. Puis on allait faire son lit et nettoyer la

chambrée … On prenait ensuite le petit déjeuner, avec de la soupe au lard,

de la confiture et du fromage, du pain et du vin. Chaque jour, à midi, il Y

avait deux plats, puis comme dessert du fromage et de la confiture, souvent

un morceau de chocolat. D'ordinaire, le souper était fait de soupe de pommes

de terre, de viande ou de saucisson, suivis de fromage et de confiture.

Près de notre ferme, il y avait trente-deux noyers et une foule de châtaigniers.

Chacun avait près de son lit un sac rempli de noix et de marrons.

Nous étions comme des coqs en pâte.

Mon père et ma soeur me rendirent visite fin septembre. J'étais en train de

tailler une haie lorsque mes camarades m'annoncèrent leur venue. On était

bien sûr très heureux de se revoir. Mais tout de suite, je vis que mon père et

ma soeur avaient vieilli. Il est vrai que cela faisait un bail qu'on ne s'était

vus. Ils trouvèrent eux aussi que j'avais changé. On resta près d'une heure

ensemble à la ferme, puis on alla à l'hôtel Thévenon, où l'on resta les trois

jours suivants.

    Ce furent trois merveilleuses journées. On invita mes camarades et Emile

Schacherer à passer les soirées avec nous, ce qu'ils acceptèrent bien volontiers.

Mon père et ma soeur avaient apporté mes vêtements et on acheta ce

qui me manquait dans les magasins les plus proches. Je me sentais revivre.

Ces trois jours passèrent trop vite; mon père et ma soeur s'en retournèrent

à la maison. Je serais bien parti avec eux, même sije me sentais très bien ici.

Maisje pouvais patienter dans de bonnes conditions car mon père avait bien

garni mon portefeuille.

A partir de ce moment, on alla tous les dimanches à Saint-Héand pour

passer la journée dans les restaurants et les cafés. Les trente-cinq Alsaciens

du détachement se réunissaient à l'hôtel Thévenon, et il y avait là, du coup,

une sacrée ambiance. Début novembre, on apprit que la paix était imminente. 

                                            281

Le 10 novembre, on entendit dire qu'il n'y aurait plus que deux ou trois

jours jusqu'à l'armistice. Le 11 novembre, on travaillait dans la forêt

lorsqu'on entendit un bruit de trompette dans la petite ville de La Fugus qui

s'étendait en contrebas. De Saint-Etienne nous parvenait le bruit de salves

de canon. Les cloches sonnaient ici et là et on entendait claquer des coups de

fusil. Des cris montaient de La Fugus :on ne pouvait distinguer s'il s'agissait

de rires ou de pleurs. On se dit: «C'est la paix! »Les larmes nous vinrent aux

yeux. On s'imaginait qu'on allait partir dans les prochains jours. On se

rassembla pour crier trois . Vive la France! » dont l'écho retentit jusque dans

les montagnes.

    On décida qu'on ne travaillerait plus de la journée et on prit le chemin de

la ferme. Nous étions tous heureux que les Français aient gagné la guerre,

parce que, si ça avait été les Allemands, l'Alsace serait restée allemande et

nous, en tant que déserteurs, n'aurions plus jamais pu rentrer à la maison.

Lorsqu'on arriva à la ferme, le gérant et sa femme nous embrassèrent

chacun deux fois en nous disant que nous étions à présent français, comme

eux. Pour fêter l'événement, la femme prépara un très bon repas au cours

duquel tout le monde fut d'excellente humeur. Dans l'après-midi, on s'en

alla tous à Saint-Héand, pour boire, chanter et danser. Cela dura toute la

nuit et jusqu'au lever du jour; la tête lourde, on s'en retourna à la ferme, où

l'on nous donna congé toute la journée pour dormir à notre aise.

C'est ce jour-là que nous avons appris que le kaiser avait filé en Hollande.

Dès qu'il y a un peu de danger, ce genre de lascar abandonne tout et

décampe, tandis que nous autres, nous avions passé quatre ans de misère

parmi les morts, pour rien et trois fois rien. Que dit encore le vieux

proverbe? « On prend les petits et on laisse filer les gros » …

On allait tous les dimanches à Saint- Héand. Le matin, on allait à la messe.

On avait mis tous ensemble de l'argent de côté pour acheter un accordéon à

un de nos camarades, Michel Strub, fils d'aubergiste à Obermodern dans le

Bas-Rhin, dont il savait jouer à merveille. L'après-midi, on se promenait

d'auberge en café et on faisait danser les gens comme des fous. Beaucoup de

jeunes filles de Saint-Héand qui aimaient bien danser nous suivaient dans

notre tournée. On riait beaucoup, notamment lorsqu'on parlait français. Là

naissaient parfois les situations les plus comiques.

Un jour, la femme du régisseur voulut faire des nouilles. Mais il lui

manquait quatre oeufs. Elle fit venir mon ami Albon et lui dit: «Va vite

chercher quatre oeufs à l'autre ferme, j'en ai besoin pour dîner.. Le brave

Alfons, qui était sûr d'avoir compris, partit aussitôt. Le temps passa. Et

Alfons ne revenait toujours pas. La fermière me fit alors comprendre que je

devais voir où il était passé. Je partis à sa recherche et, à peine étais-je

arrivé au ravin qui bordait la propriété que je vis le pauvre garçon s'escrimer

avec quatre boeufs qu'il essayait de diriger tant bien que mal. J'appelai la

femme du régisseur qui, en voyant Alfons, faillit mourir de rire. Notre ami

eut droit à deux verres de vin et dut bien sûr ramener les quatre boeufs à leur 

                                           282

propriétaire. Une autre fois, il était à la recherche de ciseaux :- Madame, six

sous », demanda-t-il. Madame lui donna six sous, mais Alfons n'en voulut

pas, bien sûr. Il arrivait tous les jours de telles histoires et on riait sans

cesse. Chacun avait acheté un dictionnaire et apprenait le français avec

ardeur. On arriva peu à peu à se faire comprendre. Les Alsaciens qui

parlaient bien le français se faisaient vite des petites amies, ce qui était

d'ailleurs facile, puisqu'il n'y avait plus d'hommes entre dix-sept et quarante-

cinq ans et que beaucoup de jeunes filles avaient bien envie d'avoir un bon

ami.

Emile Schacherer et moi descendions souvent avec le petit train à Saint-

Etienne, où nous rencontrions Pierre Koegler et Joseph Huber, de Fulleren.

Nous passions d'agréables dimanches après-midi. Tous les peuples étaient

représentés à Saint-Etienne, surtout les Indochinois et les Arabes qui

travaillaient dans les usines. Il y avait aussi pas mal de Noirs et d'Américains.

Comme le nouvel an approchait et que nous attendions toujours l'ordre de

rentrer chez nous, on décida de rejoindre le camp de Saint-Rambert plutôt

que d'attendre éternellement un hypothétique retour à la maison. On décida

donc de quitter la ferme. Pour le départ, la femme du gérant nous prépara

encore un bon déjeuner et mes camarades firent leurs adieux. Je les laissai

partir puis je remerciai les époux et, lorsque je leur tendis la main une

dernière fois, tous deux se mirent à pleurer car ils m'aimaient bien.

   On se rendit à Saint-Héand après avoir chargé nos valises et nos malles

sur la voiture que nous avions commandée et on fit nos adieux à nos amis.

C'était apparemment l'usage là-bas que tout le monde s'embrasse en partant,

si bien que les embrassades n'en finissaient pas, ce qui était assez

fastidieux. On quitta en chantant ces lieux qui nous étaient devenus chers.

Toute la population s'était assemblée le long de la rue principale et nous fit

fête. Au sortir de la localité, on cria tous trois fois « Vive Saint- Héand ! » et on

partit vers Saint-Rambert.

Là-bas, l'accueil ne fut pas très aimable. Mais on accepta de nous recevoir.

Le camp était plein de monde: les corridors, toutes les chambres et les salles,

l'écurie, les remises, tout était rempli d'Alsaciens et Lorrains.

C'est le 16janvier au matin qu'on se mit en route pour la gare de Saint-

Just. Tout le monde était d'excellente humeur. Trois grands drapeaux

français flottaient à la tête de notre troupe et nous suivions en chantant.

Pour fermer la marche, il y avait quelques voitures, chargées de caisses et de

valises. On fut répartis par compartiments, on monta dans le train … et en

avant. Cette fois, Dieu merci, il s'agissait de rentrer à la maison. Le voyage

nous mena vers Lyon, Dijon, Lure, Epinal où on arriva à la nuit tombée. On

continua en passant par Lunéville. Je regardais sans cesse par la fenêtre.

On venait de franchir l'ancienne ligne du front. Un frisson me parcourut en

voyant les tranchées enneigées, les barbelés et les abris. J'avais du mal ù

imaginer que j'avais passé des années dans un tel décor. Près d'Avicourt, on 

                                       283

arriva enfin au pays natal. On continua par Sarrebourg où, quatre ans et

demi plus tôt, j'avais participé à de durs combats, et puis Saverne, Strasbourg,

Colmar. En arrivant à Colmar, tôt le matin, on fut conduits dans des

baraques proches d'une caserne d'infanterie où on attendit nos papiers de

démobilisation. Le ravitaillement laissait à désirer, mais nous avions tous

de l'argent et on pouvait se débrouiller autrement. Nous avions deux

permissions de sortie par semaine. Inutile de dire que c'était la fête dans les

auberges voisines.

Ceux qui avaient les moyens achetaient des vivres pour les amener au

camp. Nous avions la chance d'être affectés dans une salle chauffée en

permanence. Nous n'avions aucune corvée à faire, si ce n'était de peler des

patates quelques heures par semaine.

On passait le temps à chanter, à faire de la lutte, à raconter notre vie et à

faire toutes sortes de blagues. Je rencontrais beaucoup de connaissances du

pays, plus de vingt; comme moi, ils attendaient avec grande impatience le

jour du retour. Un jour, je rencontrai Albert Dietsch, de Mertzen. Il venait

d'arriver de Salonique et était à plat côté porte-monnaie. Je lui prêtai vingt

francs pour le dépanner. Un jour, on nous annonça qu'il y aurait récitation

du rosaire à la chapelle dans la soirée; les catholiques étaient cordialement

invités. Je m'y rendis et constatai avec stupéfaction qu'à peine vingt hommes

parmi les milliers qui se trouvaient au camp étaient venus assister à ce

pieux exercice. C'est ainsi que la guerre avait « amélioré» les hommes

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             Retour à Saint-Ulrich, janvier 1919

 

 

   Le 25 janvier 1919, près de mille deux cents hommes furent habillés de

neuf avec l'uniforme français. Un convoi devait partir le lendemain vers le

sud de l'Alsace. Tous se réjouissaient de revoir leurs familles.

Je me souviens avoir passé cette dernière soirée dans une auberge, avec

Emile Schacherer; on mangea de bon appétit et on se dit qu'on n'avait plus

l'habitude d'entendre les jeunes filles et les femmes parler le dialecte du

pays. On se rendit de nouveau à la gare pour expédier nos bagages, puis on

fut obligés d'attendre le dernier train qui allait sur Mulhouse. Là, il n'y avait

plus de train pour Altkirch et on dut passer la nuit dans la salle d'attente. On

prit le premier train du matin pour Dannemarie.

Je fus tout surpris de revoir Altkirch qui était à peine détruit, faiblement

touché par la guerre; pourtant cette ville était proche du front et aurait

facilement pu être bombardée. ACarspach, les choses étaient bien différentes;

mais la plupart des maisons étaient debout. On passa à travers les

tranchées et les trous d'obus, les barbelés et les arbres déchiquetés par les

balles. On contourna le viaduc par une voie de fortune. On s'arrêta enfin à

Dannemarie. De là on se hâta à travers champs vers le village natal. Je

quittai Emile Schacherer près de la grange de Schwarzenberg.

    Du haut d'une colline, dans la forêt de Zinn, j'aperçus enfin Saint-Ulrich,

que j'avais quitté en 1913, voilà près de cinq ans et demi. Les larmes me

montèrent soudain aux yeux. Je me mis alors à courir à toute allure pour

arriver à la maison. J'étais étonné de voir au passage comme les jeunes du

village avaient grandi durant tout ce temps ! J'étais fou de joie de revoir ma

mère. On se serra fort dans les bras l'un de l'autre, au bord des larmes, sans

pouvoir dire un mot.