Textes Hervé De Chalendar – Photos Jean-Marc Loos – Édition Céline Walter

Extrait de Saisons d'Alsace – hors-série octobre 2022. "Malgré eux. 1942-1945. L'incorporation de force : un crime contre l'Alsace et la Moselle".

Le 23 mai 1944, Louis Ebener a quitté discrètement son foyer d’Eschau, honteux
de devoir rejoindre la Wehrmacht malgré
lui. Il n’est jamais revenu.

Sa femme et ses cinq enfants ont dû apprendre à faire sans lui. La famille savait simplement qu’il avait disparu en Hollande quelques mois après son incorporation. Marie-Lou Gross avait alors deux ans. Dernièrement, elle en a parlé au Haut-Rhinois Claude Herold qui a aussitôt retrouvé la sépulture de Louis et reconstitué son parcours. Pour ses 80 ans, fin mars 2022, Marie-Lou a pu pour la première fois se recueillir sur la tombe de son père, alignée parmi des dizaines de milliers d’autres dans un coin de campagne du Limbourg néerlandais.

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116 pages

 

L’Alsacien amoureux
de la « Parisienne »


Début mars 2022, Marie-Lou a recontacté Claude pour lui annoncer que, pour ses 80 ans, ses deux fils avaient eu une belle et originale idée de cadeau : l’emmener se recueillir enfin sur la tombe hollandaise d’un papa dont elle n’avait aucun souvenir.
Et dont même, d’ailleurs, aucune photo n’existe dans le cadre familial ; son seul portrait connu est celui, petit et flou qui figure dans un registre des disparus du Bas-Rhin. Le voyage a eu lieu les lundi 28 et mardi 29 mars 2022. Le premier jour, Marie-Lou, Edgar, Martin et André sont allés visiter le parc floral de Keukenhof, à quelques kilomètres de la Mer du Nord, entre Amsterdam et La Haye. L’occasion d’acheter le bouquet de tulipes jaunes. Le lendemain matin, la famille a traversé le pays en direction du Sud-Est pour se rendre à Ysselsteyn, près cette fois de la frontière allemande.

La veille de ce grand moment, dans le lobby d’un grand hôtel d’une station balnéaire, Marie-Lou a raconté le peu qu’elle sait de l’histoire de ses parents. En particulier ceci : son papa était très amoureux de sa maman… Louis Ebener et Marie Haag se sont rencontrés dans les années 1930 à Nothalten. Née en 1903, Marie avait donc une trentaine d’années. Elle vivait et travaillait à Paris avec une fille née d’un premier mariage et était revenue faire les vendanges dans son village natal. Né six ans après elle à Eschau, Louis faisait partie de la même équipe de saisonniers. Il a été si séduit par cette jolie « Parisienne » qu’il a fait peu après le voyage vers la capitale pour la convaincre de revenir s’installer en Alsace.

Ils ont eu quatre enfants. Le premier (un fils) est né en 1937, le dernier (une fille) en octobre 1943. « Mon frère Jean-Pierre avait sept ans quand papa a quitté notre maison d’Eschau, précise Marie-Lou. Il se souvient qu’il a pris des petits chemins, car il avait honte de partir… C’était pas un Allemand ! »

Mort pour la France

Ce départ a eu lieu le 23 mai 1944. La suite est racontée par Claude Herold : grâce à ses recherches, il a pu révéler à Marie-Lou, Edgar, Martin et André les derniers moments de ce grand inconnu qui fut leur père, beau-père et grand-père. Parce qu’il avait déjà 34 ans et quatre enfants, Louis Ebener a été versé dans une unité a priori tranquille de la Wehrmacht : il faisait partie des Landesschützen, les « gardes territoriaux » tenus loin du front. Or, le front est venu à lui. Le 17 septembre 1944, les Alliés déclenchent aux Pays-Bas l’opération Market Garden dans le but de s’ouvrir un chemin vers la Ruhr. La 82nd Airborne Division, une division parachutiste américaine, saute sur les hauteurs de Groesbeek, au sud de Nimègue. Là précisément où se trouve l’unité de Louis. Entre les paras US tombés du ciel et les gardes territoriaux qui les accueillent, la lutte est inégale. Louis est tué le 18. Il est inhumé dans le cimetière militaire voisin de Molenhoek avant que son corps ne soit transféré, le 27 novembre 1946, à Ysselsteyn, une cinquantaine de kilomètres plus au Sud. « Les Pays-Bas ont décidé de rassembler en ce seul lieu toutes les sépultures de
militaires allemands sur leur sol », précise Claude Herold.

Le 18 février 1952, un courrier de la préfecture du Bas-Rhin envoyé au ministère des Anciens combattants faisait valoir que Louis Ebener réunissait les conditions pour l’attribution de la mention « Mort pour la France » ; après enquête, il apparaît bien qu’il a été « mobilisé sous la contrainte » et que « son attitude au point de vue national a été correcte durant l’Occupation ». « C’est inimaginable, presque irréel !, murmure Marie-Lou, toujours sonnée, dans les allées du cimetière d’Ysselsteyn.
Si j’avais su tout ça, je serais venue avec maman. Elle a tellement souffert… » Mais pourquoi, jusqu’à son décès, en 1981, celle-ci n’a-t-elle pas effectué de recherches ?
Tout simplement parce qu’elle n’imaginait pas qu’il était possible d’en apprendre plus. Et parce qu’en tant que veuve de guerre avec cinq enfants, elle était d’abord accaparée par la survie quotidienne. « Nous n’avions pas de sous. Maman devait pomper l’eau et la chauffer dans des bassines. En plus, tout ça, c’était un peu tabou : on n’en parlait jamais. À l’époque, notre situation n’avait rien d’anormal : je n’étais pas la seule enfant de mon âge qui n’avait plus son papa ! »
Tandis qu’Edgar, Martin et André visitent le centre d’exposition installé à l’entrée du cimetière, tandis que Claude Herold noue des contacts fructueux avec les membres du VDK présents sur le site, Marie-Lou s’éclipse une dernière fois : elle repart, toute seule, dans l’immense champ de croix, guidée par l’étoile de fleurs jaunes jusqu’à la tombe U-3-52. On ne solde pas une vie d’absence si facilement.

Chercheurs de Malgré-nous

Depuis qu’il s’intéresse au sort des Malgré-nous (en 1996),
Claude Herold a reçu et traité plus de 600 demandes. On peut soit le contacter directement, soit déposer un « Avis de recherche » sur le site Déportés militaires et « Malgré-nous » géré par l’historien Nicolas Mengus (voir les coordonnées plus bas). Outre sa documentation et ses infos personnelles, Claude se réfère notamment aux bases du site gouvernemental « Mémoire des hommes », de celui des collectivités territoriales sur les « Victimes alsaciennes de la Seconde Guerre mondiale » ou encore de celui du Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge (VDK). A minima, il retrouve les dates et les lieux de décès, mais aussi le lieu de sépulture et le parcours du disparu.

Un travail d’enquêteur

Claude Herold n’est pas le seul à sortir ainsi ces hommes de
l’oubli. Quand il s’agit de repérer des traces en Roumanie ou dans les pays proches (Moldavie, Hongrie, Autriche, Slovaquie…), la grande référence est Patrick Kautzmann. Originaire de Bischwiller, maréchal des logis réserviste, fils d’un Malgré-nous qui a survécu, il a épousé une Roumaine en 1999 et a alors été sollicité pour des recherches ; il les mène depuis, lui aussi, avec passion. Il se rend plusieurs fois par an dans ces pays, où il se livre à un véritable travail d’enquêteur, cherchant les souvenirs des personnes, mais aussi les lieux de captivité et de sépulture. Souvent, il pose des fleurs et se recueille à la demande des familles qui ne peuvent faire le déplacement.
On peut encore citer Nicole Aubert et Jean Bézard, de l’association Solidarité normande aux incorporés de force d’Alsace-Moselle (Snifam) qui, en plus de leurs travaux historiques concernant les Malgré-nous sur le front de l’Ouest, ont aussi effectué des centaines de recherches pour les familles.
Enfin, l’historien Christophe Woehrle effectue des démarches pour que soit attribuée la mention « Mort pour la France » à ceux que l’administration a oubliés. Tous s’investissent bénévolement.

Les 24 d’Ysselsteyn

Outre Louis Ebener, Claude Herold a établi que 23 autres Malgré-nous alsaciens sont inhumés au cimetière allemand d’Ysselsteyn.

Voici leurs noms, dates et lieux de naissance :
– Nicolas Elser, né le 9 août 1913 à Voegtlinshoffen ;
– Ernest Elter, né le 18 septembre 1912 à Schoenau ;
– Frédéric Erb, né le 12 janvier 1909 à Illkirch-Graffenstaden ;
– Joseph Frankhauser, né le 27 décembre 1924 à Strasbourg ;
– Jean Hatt, né le 7 février 1915 à Strasbourg ;
– Antoine Heitz, né le 15 juin 1917 à Kuttolsheim ;
-Jacques Heyer, né le 9 février 1908 à Hohfrankenheim ;
– Charles Hornecker, né le 3 avril 1910 à Hochfelden;
– Henri Husser, né le 21 octobre 1910 à Weinbourg ;
– Henri Kleinmann, né le 1er avril 1912 à Heiligenstein ;
– François Lentz, né le 11 octobre 1925 à Cernay ;
– Roger Meyer, né le 6 septembre 1926 à Riedisheim ;
– Louis Mittler, né le 27 septembre 1909 à Belfort ;
– Joseph Rothwiller, né le 18 décembre 1913 à Strasbourg ;
– Jean Schaal, né le 3 janvier 1912 à Horbourg-Wihr ;
– Joseph Scharrer, né le 20 juin 1909 à Schweighouse-Lautenbach ;
– Léon Schisselé, né le 1er décembre 1922 à Strasbourg ;
– Jean-Charles Schitz, né le 10 mai 1920 à Strasbourg ;
– Pierre Schlumberger, né le 9 décembre 1923 à Mulhouse ;
– Albert Schmitt, né le 20 mai 1909 à Wittisheim ;
– Oscar Sester, né le 12 novembre 1916 à Riedisheim ;
– Lucien Stoeckel, né le 11 février 1911 à Saasenheim ;
– Gustave Weissenstein, né le 4 octobre 1924 à Erstein.