Nous sommes fiers qu'un grand nombre de gens ait accès à ce document.
 Il est important qu'ils puissent juger par eux mêmes.

Traduction des cahiers de Dominique Richert par Marc Schublin
     Préparatifs de guerre, juillet-août 1914

    Je fus incorporé à l'âge de vingt ans, le 16 octobre 1913, et affecté à la première compagnie du 112° régiment d'infanterie, stationné à Mulhouse, en Alsace. En six mois, après le dressage habituel dans l'armée allemande, nous sommes passés de l'état de jeunes recrues à celui de vrais soldats. A la mi-juillet 1914, notre régiment se rendit au camp de manoeuvre de Heuberg,à la frontière du Bade-Wurtemberg, afin de s'exercer à une plus grande échelle. On nous fit quelquefois subir le pire au cours de cet entraînement.    
     Le 29 juillet 1914, notre matinée fut occupée par un exercice; l'après-midi, l'artillerie de campagne effectua une séance de tir réel. Comme nous avions le droit d'y assister, je m'y rendis, pensant que je n'aurais peut-être plus jamais l'occasion d'observer un tir d'artillerie, ce qui me semblait très
intéressant. Je me tenais juste derrière les batteries et pouvais bien observer les explosions des shrapnels et des obus autour des cibles. Nous autres soldats n'avions aucune idée de la menace de guerre.    
     Le 30 juillet 1914, fatigués par nos activités, on alla se coucher de bonne heure. Vers dix heures du soir environ, la porte de notre chambrée s'ouvrit brutalement et l'adjudant de compagnie nous ordonna de nous lever aussitôt: la guerre était apparemment inévitable. Nous étions abasourdis et incapables de la moindre parole. La guerre, où, contre qui? Bien sûr, tous réalisèrent très vite qu'il s'agissait de combattre la France. Soudain, l'un d'entre nous entonna le Deutschland über alles, presque tous le suivirent et bientôt ce chant résonna dans la nuit, repris par des centaines de poitrines. Je n'avais pour ma part aucune envie de chanter, parce que je pensais qu'une guerre offre toutes les chances de se faire tuer. C'était une perspective extrêmement désagréable. De même. je m'inquiétais en pensant aux miens et à mon village, qui se trouve tout contre la frontière et risquait donc la destruction.  
      On nous donna l'ordre de faire notre paquetage au plus vite, et alors qu'il faisait toujours nuit, on se mit en marche vers la gare de Hausen, dans la vallée du Danube. Comme il n'y avait pas de train pour nous, nous sommes retournés au camp jusqu'au prochain soir, avant de rentrer à Mulhouse, notre ville de garnison, dans un train bondé, serrés les uns contre les autres comme des harengs saurs dans un tonneau. On arriva à destination le matin du 1'" août 1914, à six heures, et on se mit en marche vers la caserne  
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On devait être au repos jusqu'à midi, mais dès neuf heures, je fus réveillé avec d'autres camarades pour aller percevoir un équipement de guerre tout neuf. Chacun de nous reçut cent vingt cartouches. Après cela, on dut passer à l'armurerie, faire aiguiser nos baïonnettes. 
     Mon père et ma sœur me rendirent une dernière visite, pour me donner de l'argent et me faire leurs adieux. L'ordre fut donné aux civils de quitter la cour de la caserne. J'obtins cependant la permission de parler à ma famille devant le portail. Ce fut une séparation pénible, puisque nous ne savions pas si l'on se reverrait un jour. Nous pleurions tous les trois. En s'en allant, mon père me recommanda d'être toujours très prudent et de ne jamais me porter
volontaire pour quoi que ce soit. Cet avertissement était superflu, car mon amour de la patrie n'était pas considérable, et l'idée de «mourir en héros », comme on dit, me faisait frémir d'horreur.  
      Je reçus alors l'ordre de monter la garde avec huit camarades, près du guichet de la gare. D'autres soldats faisaient le guet devant le bâtiment, d'autres encore patrouillaient dans toutes les directions, le long des quais.
        Le 3 août, un avion français survola très haut la ville, en décrivant de grands cercles. Tous les soldats tirèrent en l'air, et à chaque instant, on s'attendait à ce qu'il tombe, abattu; mais il continuait tranquillement son chemin. Une foule de civils s'était rassemblée sur la place de la gare pour mieux voir. Soudain, l'un des badauds cria: «Une bombe! » Très vite, le groupe se dispersa, disparaissant dans la gare et dans les bâtiments environnants. Moi-même, je me précipitai dans la gare, dans l'attente de l'explosion imminente. Mais le calme persista. J'osai alors quelques pas sous l'auvent, regardai en l'air, et vis descendre un objet autour duquel flottait quelque chose. «ça, c'est sûrement pas une bombe », pensai-je. En réalité, il s'agissait d'un beau bouquet de fleurs, de myosotis essentiellement (Vergiss mein nicht, « ne m'oublie pas », maintenu par un ruban bleu, blanc, rouge Un salut de la France à la population alsacienne. 
      Le 4 août, deux trains remplis d'employés allemands quittèrent Mulhouse en direction du pays de Bade. Ils nous firent cadeau de plusieurs bouteilles de vin, aussitôt dégustées avec plaisir. C'est alors que l'on apprit que la guerre n'opposait pas seulement l'Allemagne à la France, mais l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et la Turquie d'un côté, à la France, la Russie, la Belgique, la Grande-Bretagne et la Serbie de l'autre. « Alors là, il va y avoir du grabuge », pensai-je. 
   Le 5 août, je me mis en route avec un petit détachement, en direction d'Exbrücke (Aspach-le-Pont). Nous sommes restés deux jours sur le Kolberg, au nord du village. 
    Le 7 août, je vis mes premiers Français; il s'agissait de patrouilles qui progressaient dans les champs de blé. Nous nous sommes tirés dessus mutuellement, sans qu'il y ait de pertes d'un côté ou de l'autre. Ce baptême du feu me causa beaucoup d'émotion. On reçut l'ordre de se retirer au-delà du Rhin, jusqu'à Neuenburg. A la pointe du jour, on franchit le Rhin sur un                                                              15
pont de bateaux. Nous avons monté notre camp de toile près du cimetière de Neuenburg et nous nous sommes allongés, prêts à dormir, afin de récupérer de notre longue marche. Nous sommes restés deux jours sur place, jusqu'au 9 août. Plusieurs régiments étaient rassemblés. C'était indiscutablement un beau spectacle. 
   Le 9 août au matin, on entendit les ordres: «Préparez-vous! Serrez les rangs! » On repassa le pont et on pénétra dans la forêt de la Hardt. On ne nous dit pas ce qui se passait, ni où nous devions aller. Après toute une journée d'attente, tous les officiers durent se rendre chez le capitaine pour recevoir des ordres. Puis, chaque chef de groupe répercuta à ses hommes: «Les Français ont occupé la ligne Habsheim -Rixheim – Ile-Napoléon- Baldersheim. Nous allons attaquer ce soir et devons les repousser. Notre régiment a pour mission de prendre d'assaut Habsheim, Rixheim et les vignobles situés entre les deux villages. »
   Les rires et la bonne humeur disparurent aussitôt. Personne ne pensait survivre à cette nuit; et l'on vit très peu de manifestations d'enthousiasme guerrier, de joie intrépide, toutes ces choses dont il est tant question dans les brochures patriotiques. Il fallait se mettre en marche à présent. Au bord de la route gisait le premier mort, un dragon français qui avait reçu un coup de lance en plein cœur. Une vision horrible; la poitrine sanglante, les yeux vitreux, la bouche ouverte et les mains crispées. Sans un mot, la colonne passa devant le cadavre.
   On abandonna ensuite la route pour prendre un chemin forestier sur la gauche. A proximité de nos pas de tir, six fantassins allemands gisaient sur le sol, face contre terre. On dut ensuite se déplacer en tirailleurs et progresser jusqu'à la lisière du bois, où on nous dit de nous coucher. Je me trouvais dans la seconde vague d'assaut: Devant nous, à l'orée du bois, se trouvaient les hangars du terrain d'exercice de Habsheim. Notre formation avait pour mission de progresser à découvert sur le terrain d'exercice, large de mille deux cents mètres. «Les Français vont nous abattre dès qu'on va s'avancer », pensai-je. L'ordre retentit: « Debout! en avant, en avant l. La première ligne se leva et sortit du bois en courant. Un adjudant de réserve resta couché. Je ne sais pas si c'était par couardise ou s'il s'était évanoui de peur

         Bataille de Mulhouse, 9-12 août 1914 

     Dès que la première vague apparut à la lisière du bois, les balles crépitèrent, en provenance d'un talus éloigné d'environ douze cents mètres. Elles sifflaient autour de nous, dans les feuillages, ou claquaient contre les arbres. Le coeur battant, nous nous blottissions autant que possible contre le sol de la forêt. «Deuxième vague … En avant! en avant! » On se leva pour foncer hors de la forêt. Aussitôt, les balles nous sifflèrent aux oreilles. La première ligne était couchée et tenait le talus sous un feu soutenu. Déjà, quelques tués et blessés graves se trouvaient en retrait de la première vague. Des blessés plus légers couraient entre nous, vers la forêt protectrice. Notre artillerie se mit à bombarder les vignobles situés entre Habsheim et Rixheim. Le sifflement des obus était nouveau pour nous. Le claquement, le sifflement, le bruit sec de l'éclatement nous impressionna fortement. 
     Soudain, nous avons entendu un sifflement très proche. Deux obus français explosèrent à peine vingt mètres derrière nous. Tout en courant, je me retournai, et me dis en voyant la fumée et les morceaux de gazon voler alentour:- Pourvu qu'un engin pareil ne me tombe pas devant les jambes ».Un ordre éclata: «Déployez-vous dans la première ligne », Nous nous sommes aplatis dans les brèches de la première vague. Nous devions à présent prendre à partie le bosquet d'en face.
     Combien de fois n'avions-nous pas pris d'assaut pareils bosquets, avec des balles à blanc, en temps de paix! Mais à l'époque, l'ennemi était matérialisé par des drapeaux rouges. A présent, il en allait malheureusement tout autrement. « Armbruster est mort », se disaient l'un à l'autre les soldats de la première ligne. C'était un soldat de ma classe. Cela me faisait d'autant plus d'effet. Zing! une balle venait d'arracher l'herbe tout près de moi. Trente centimètres plus à gauche et c'en était fini. «Debout! En avant, en avant ! . Tous se précipitèrent vers l'avant; aussitôt, un feu encore plus nourri crépita contre nous. A nouveau certains
7",g' groupes, à l'assaut! Les 2', 4', 6',8' et 10' groupes, feu à volonté pour les couvrir! » Ainsi se passèrent les choses, en alternance.    Comme nous nous approchions du bosquet, nous avons vu les derniers Français disparaître près de la gare de Habsheim. C'était les premiers Français que je voyais durant un assaut. Dans le bosquet, j'aperçus seulement 
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deux morts. En progressant à découvert vers Habsheim, on fut à nouveau violemment pris à partie par des tirs en provenance dela gare et des vignobles. Lorsqu'on prit d'assaut la gare en poussant de grands cris, les Français s'étaient à nouveau retirés. Il est vrai que nous étions plus nombreux. 
       Puis vint l'assaut des vignobles. Un feu nourri nous accueillit d'abord, mais au fur et à mesure que nous progressions, les Français fuyaient dans les vignes, nous cédant le terrain. La position française ne constituait en fait qu'une tranchée de cinquante centimètres de fond, derrière laquelle on trouva un véritable tas de pain blanc et un petit tonneau de vin, qui disparurent bientôt dans nos estomacs. Même le plus grand des patriotes trouva le pain français bien meilleur que notre pain noir. Les Français défendaient toujours le village de Rixheim, qui se trouvait à présent sur notre droite. Un combat violent se livrait là-bas. Nous devions attaquer Rixheim de flanc.
        La nuit était tombée entre-temps. Dans les vignes, on trouva un jeune Français sans connaissance. A la lueur des allumettes, nous avons vu qu'il avait reçu une balle en haut de la cuisse. Un Badois de Mannheim voulait l'abattre; avec mon camarade Ketterer de Mulhouse nous avons réussi à grand-peine à empêcher ce monstre de passer à l'acte. Comme nous devions progresser, nous avons laissé là le Français. 
       Lorsqu'on attaqua Rixheim en poussant des hourras, les Français durent se retirer pour éviter la captivité. Pourtant, en fouillant les maisons, on fit quelques prisonniers qui, de peur, s'étaient cachés. La plupart des soldats étaient comme fous; ils croyaient avoir vu partout des Français dans la nuit. Une fusillade stupide se déchaîna, contre les arbres et toutes sortes de choses; on tira même vers les toits, sur les cheminées. Les balles sifflaient de tous côtés, et leurs détonations claquaient de partout; on n'était en sécurité nulle part. Le plus grand soldat du régiment, l'aspirant Hedenus, qui mesurait bien deux mètres, tomba mort. Quelques-unes des maisons avaient pris feu et illuminaient les environs. On releva les blessés des deux camps, abandonnant les morts par terre.
     L'ordre de rassemblement fut donné. On se mit en marche en direction de Mulhouse, puis on se prépara à passer la nuit dans les prés, à environ un kilomètre de Rixheim. Comme nous étions tout trempés de sueur, la fraîcheur de la nuit nous fut désagréable; nous pensions avec nostalgie aux paillasses de la caserne. Mais fatigués comme nous l'étions, nous nous sommes très vite endormis. Nous avons été réveillés en sursaut par des coups de feu et le sifflement d'obus au-dessus de nos têtes. «Que se passet- il? . Tout le monde s'interpellait dans le noir. Comme on voyait partir les coups de feu de Rixheim, dans notre dos, que ceux-ci devenaient de plus en plus nourris, que l'on entendait même crépiter une mitrailleuse, on se dit qu les Français nous avaient pris à revers. Le chaos était indescriptible.On entendait les cris déchirants de ceux qui étaient touchés. Les officiers nous ordonnent de former une ligne, de nous coucher et de prendre à 
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partie violemment l'endroit d'où semblaient venir les coups de feu, ce que nous avons fait pendant plusieurs minutes. Puis  soudain, il s'avéra que c'était des Allemands et qu'il fallait cesser le feu. On nous fit alors chanter le Deutschland über alles, afin que les soldats autour de Rixheim se rendent compte à qui ils avaient affaire. Mon Dieu! quel chant puissant! Presque tous tenaient leur visage aplati dans l'herbe, afin de se protéger du mieux qu'ils pouvaient. Lentement, la fusillade perdit de son intensité. Les officiers faisaient du tapage, vitupéraient. Mais ils ne pouvaient pas redonner vie aux pauvres morts. Les balles allemandes nous avaient causé plus de pertes que les françaises. Le lendemain matin, nous nous sommes mis en marche vers l'Ile-Napoléon; partout on voyait des morts, français ici, allemands là; une vision
horrible. Nous avons progressé jusqu'à Sausheim, avons fait demi-tour, revenant en sens inverse jusqu'à Habsheim, puis Zimmersheim et, après une courte pause, Mulhouse, où nous avons pénétré vers dix heures du soir,
au son de la musique du régiment. Les habitants se comportèrent tranquillement; mais il me semblait lire sur de nombreux visages que notre retour n'était pas très désiré. Les deux jours suivants, on nous mit en état d'alerte dans notre caserne, et nous avons pu nous reposer.
     A présent, Dieu sait pourquoi, la plupart prétendaient avoir accompli des tas d'actes héroïques, tué des quantités de Français. Ceux qui avaient eu le plus peur étaient les plus vantards.  Le 12 août, on partit en direction du pays de Bade, traversant le Rhin à Idsteiner Klotz ; nous avons pris nos quartiers en pleine nuit dans le village badois d'Eimeldingen, dans des granges. Le lendemain, on nous embarqua dans un train en direction de Fribourg. Là, nous avons reçu une foule de présents, essentiellement du chocolat, des cigares, des cigarettes et des
fruits.   
     Puis, le voyage reprit. Personne ne connaissait notre destination. Des bruits invraisemblables couraient: «On va dans le nord de la France, en Belgique, en Serbie, en Russie … » Tous s'étaient trompés car, à Strasbourg, nous avons repassé le Rhin et, au petit matin, nous sommes descendus du train en gare de Saverne. Aussitôt, nous avons escaladé le col de Saverne en direction de Phalsbourg, en Lorraine. C'était un très beau matin d'été et, par endroits, la vue sur la plaine d'Alsace était magnifique. Nous avons passé la journée à Phalsbourg, mais sur le pied de guerre: on n'avait même pas le droit d'enlever nos bottes. Au loin, nous entendions tonner le canon. Ici  aussi, il semblait se passer quelque chose. Vers le soir, nous nous sommes mis en route vers Sarrebourg.  

    Sur une crête, nous avons dû creuser des tranchées: c'était un véritable supplice car, avec nos petites pelles, il était très difficile de remuer ce sol argileux, dur, desséché. Devant nous, dans un vallon, se trouvait le village de Rieding; plus loin derrière, la petite ville de Sarrebourg. A la tombée de la pluie torrentielle se mit à tomber. Nous étions trempés; l'eau s'était tellement amassée dans nos bottes qu'il nous était impossible de les vider. Nous nous tenions accroupis ou debout dans les champs, à grelotter comme des oies.    
   Un ordre claqua: «Tous à Rieding !Vous chercherez un toit là-bas. << Nous avons piétiné les champs détrempés, avant de parvenir enfin à la route qui menait au village. Celui-ci était tellement bourré de soldats que, longtemps, il nous fut impossible de trouver la moindre place sous abri. Ketterer, de Mulhouse, Gautherat, de Menglatt et moi-même nous efforcions de rester ensemble. Ketterer suggéra: « Dans l'église, il y a sûrement de la place. » Nous nous y sommes rendus, mais le même spectacle s'offrit à nous. Les soldats avaient allumé les cierges de l'autel, de telle sorte que l'église était passablement éclairée. Il y avait des soldats partout, sur les bancs, dans les allées; certains s'étaient même couchés ou assis dans le chœur. Nous avons quitté l'église et enfin, à la sortie du village, avons atteint une maison aux portes closes. Des hussards campaient dans la grange voisine. On sonna, mais il ne vint personne. Ketterer frappa contre la porte avec son fusil, doucement d'abord, puis plus fort. Enfin, quelqu'un demanda: « Qui est là ?» « Trois soldats alsaciens, répondis-je, qui aimeraient bien trouver un toit. On se contenterait de dormir par terre.» La porte s'ouvrit, on nous fit entrer dans la cuisine. « Mon Dieu, vous êtes trempés », s'exclama la femme.D'autorité, elle nous prépara du lait chaud, accompagné de pain, de beurre, que nous avons dégusté avec plaisir. 
    Cette brave femme nous dit qu'elle n'avait qu'un lit de libre. Nous nous sommes alors déshabillés tous trois, puis glissés dans le même lit. La brave femme s'occupa de nos vêtements mouillés, les fit sécher contre le fourneau. A notre réveil, le lendemain matin, tous les soldats avaient disparu du village. Nous avons appelé la femme, qui nous apporta nos habits secs. Elle nous retint pour le petit déjeuner. Chacun voulut lui donner un mark pour la remercier; elle refusa. Nous nous sommes mis à la recherche de notre compagnie, que l'on trouva sur la hauteur où, la veille au soir, nous avions creusé la tranchée.   Vers midi, on se mit en marche vers le village de Buhl; on fit une halte, on reprit la marche, et ainsi de suite. Des régiments bavarois d'infanterie, d'artillerie, de cavalerie, en provenance du front, nous croisèrent. Personne ne savait où on en était. En fin de compte, nous avons fait nous aussi demi tour, avant de devoir creuser une tranchée dans un vallon marécageux, situé en lisière de bois, derrière le village de Rieding. A perte de vue, des soldats alignés creusaient des tranchées; on entendait des batteries. Bientôt, tous comprirent qu'il allait falloir arrêter les Français à cet endroit.    Plusieurs jours s'écoulèrent sans incident.
       Le 18 août, des obus français tombèrent.
Ceux qui s'enfoncèrent à proximité, dans le sol marécageux, n'explosèrent pas; d'autres par contre, explosant sur le sol
durci, éclatèrent avec grand fracas.                                                         20

Bataille de Sarrebourg, 19-20 août 1914                   

      Dans la nuit du 18 au 19 août, les Français avaient occupé les villages qui se trouvaient devant nos lignes ainsi que le terrain les reliant. De notre côté, c'est tôt le matin que l'ordre d'attaque générale fut lancé. En un instant, tout rire, toute bonne humeur furent balayés. Tous les visages avaient la même expression anxieuse, tendue: « Que va nous apporter cette journée ?» Je ne crois pas qu'un seul d'entre nous ait pensé à la patrie ou à un quelconque autre mensonge patriotique. Le souci de sa propre vie faisait passer tout le reste à l'arrière-plan. La compagnie de cyclistes de notre régiment, forte d'environ quatre-vingts hommes, filait à vive allure vers Rieding, sur la route qui, cinq cents mètres en contrebas de notre position, menait à ce village. A peine eut-elle disparu derrière les premières maisons qu'une fusillade endiablée se déchaîna. Excepté quatre hommes, toute la compagnie fut anéantie.    Soudain le feu d'artillerie allemand éclata; les Français ripostèrent. La bataille avait commencé. Le fusil chargé et le sac sur le dos, nous attendions les ordres, le cœur battant, agenouillés dans la tranchée. L'ordre vint: « Le bataillon va s'avancer dans la tranchée, tête baissée, en direction de la route. Faites passer l- Tous se mirent en mouvement, le haut du corps courbé en avant. Plusieurs obus français explosèrent à proximité immédiate de la tranchée, si près que l'on dut se jeter parfois à terre.

    Nous avions atteint la route, et progressé à quatre pattes dans le fossé qui la longeait. Mais l'artillerie française eut tôt fait de nous découvrir. Un sifflement soudain, un éclair sur nos têtes: un obus venait d'exploser. Mais personne ne fut touché. Boum, boum, boum; à présent, ils se multipliaient. Des cris çà et là. Celui qui marchait devant laissa échapper un cri, s'affala, se tordit sur le sol, appelant désespérément au secours. J'en fus très remué. « En avant, marche, marche! » Tous avançaient en courant dans le fossé, mais les obus français allaient plus vite encore, et les pertes s'accumulaient. 

       «Que le bataillon sorte sur la gauche, en tirailleurs par compagnie, écartés de quatre pas, déployez-vous, exécution, exécution}. En moins de deux minutes, le bataillon s'était déployé; au pas de course, on continuait d'avancer. L'infanterie française, toujours invisible, ouvrit un feu nourri. Il y eut de nouvelles pertes. A cause de la course et de l'émotion, les coeurs battaient à    

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tout rompre. On attaqua la gare de Rieding. Comme nous étions en surnombre, les Français durent décrocher. On fit quelques prisonniers. On dut rester allongés, à couvert, derrière le talus de la voie ferrée, ce qui nous permit de reprendre notre souffle. On entendait partout le grondement des pièces d'artillerie, l'éclatement des obus, le crépitement des mitrailleuses.

      Je me disais: « Ah, si seulement on pouvait rester couchés à couvert ici.» Tu parles! Un autre bataillon, venant de derrière, se déployait de notre côté. « Premier bataillon, 112" régiment d'infanterie, se déplace à couvert sur la gauche! » On progressa dans un vallon, avant d'atteindre une forêt; puis, on avança sur deux kilomètres environ, en arc de cercle autour du village de Buhl-lequel était vaillamment défendu par les Français – afin de l'attaquer

de côté. 
       A peine notre première ligne avait-elle quitté la forêt que déjà des obus français se mirent à pleuvoir. Ils étaient tirés avec précision et les mottes de terre voltigeaient bruyamment autour de nos têtes. Pourtant, il n'y eut pas de pertes dans nos lignes. Nous avons dû traverser une vallée plate, au fond de laquelle coulait un ruisseau. Comme les prairies n'offraient guère d'abri, il ne nous restait pas d'autre solution que de nous abriter dans le ruisseau. Nous sommes restés près de deux heures, debout jusqu'à mi-corps dans l'eau, blottis contre le bord, tandis qu'au-dessus de nos têtes, les mortiers déchiquetaient les aulnes et les saules. Après avoir reçu plusieurs lignes de renfort venant de la forêt, nous avons dû atteindre la crête qui domine Buhl, afin d'attaquer le village.
      Un tir d'infanterie crépitant nous fut opposé! Plus d'un pauvre soldat tomba dans l'herbe tendre. Il était impossible d'aller plus avant. Nous nous sommes tous jetés par terre, essayant de nous enterrer, à l'aide de nos pelles et de nos mains. On était étendus là, blottis contre le sol, tremblants de peur, attendant la mort d'un instant à l'autre.     En entendant sur la crête de terribles explosions, je levai un peu la tête. De gros nuages de fumée noire stationnaient là-haut, d'autres étaient projetés vers le ciel, des mottes de terre volaient çà et là. L'artillerie lourde allemande tenait la colline sous un feu très dense. Nous avons réussi à nous en emparer, ainsi que du village de Buhl, sans subir beaucoup de pertes.

     Sur un chantier, dans une cave fraîchement creusée, nous avons cherché un abri contre l'artillerie française. Un réserviste natif du pays de Bade, père de deux enfants, était couché à mes côtés. Il sortit un cigare et me dit en l'allumant: « Qui sait? C'est peut-être le dernier.» A peine eut-il prononcé ces mots qu'un obus de mortier éclata au-dessus de nous. Un éclat tram, perça la bretelle de son havresac, sur sa poitrine, et lui pénétra dans le coeur. Le réserviste poussa un cri, fut projeté en l'air, et retomba, mort. Deux autres soldats et notre capitaine furent blessés. Nous sommes restés couchés dam; notre cave jusqu'au soir. 
    On se remit en route; sans rencontrer de résistance, nous avons occupé les fermes situées au sud-ouest de Buhl. On devait passer la nuit là. On  

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se coucha, épuisés, trempés de sueur et de l'eau du ruisseau. Pour ma part, je cherchai dans le voisinage des gerbes d'avoine, en répandis deux sur le sol sur lesquelles je me couchai, me recouvrant de deux autres. Je m'endormis bientôt. Soudain des cris et une fusillade éclatèrent. «Formez trois lignes! La r- couchée, 2e à genoux, 3e debout! Ouvrez le feu vers l'avant! » Tous se précipitèrent, formant aussitôt les lignes, et opposant un feu d'enfer aux Français qui contre-attaquaient. Pourtant, par endroits, ils parvinrent jusque dans les lignes allemandes, et là on se battit à la baïonnette dans l'obscurité. En fin de compte, les Français se retirèrent, et le calme revint. 

         Je n'avais pas participé à cette affaire, me recroquevillant le plus possible dans mes bottes d'avoine. Je cherchai longtemps le sommeil. Les plaintes, les appels à l'aide et les râles des blessés me paralysaient. Finalement, je 
m'endormis. La roulante arriva enfin vers deux heures du matin. On eut à manger, du café chaud et du pain. Nous appréciâmes beaucoup le café brûlant, car on avait froid dans nos habits humides. Comme il manquait environ la moitié des effectifs, on fut servi à profusion. Je pus remplir ma gourde pour le jour suivant. Puis je me glissai à nouveau dans mes gerbes d'avoine, me réveillant seulement lorsque le soleil me brûla le visage.

      Je me levai. Quelle vision horrible! Des Français morts et blessés gisaient devant nous à perte de vue. Les morts allemands étaient encore là, eux aussi, mais on avait évacué les blessés. Je me dirigeai vers les blessés français les plus proches et leur donnai du café de ma gourde. Les pauvres! Comme ils me remercièrent! Les ambulances allemandes s'avancèrent 'pour emmener les Français blessés. Beaucoup de nos morts étaient horribles à voir, certains couchés sur la face, d'autres sur le dos; du sang, des mains crispées, des yeux vitreux, des visages torturés. Un grand nombre tenaient leurs doigts crispés sur leur arme, d'autres avaient les mains pleines de terre ou d'herbe qu'ils avaient arrachée en luttant contre la mort.

     Je vis un groupe de soldats. Je les rejoignis et là, découvris un horrible spectacle: un soldat allemand et un soldat français étaient agenouillés face à face, chacun ayant transpercé l'autre avec sa baïonnette, avant de s'affaler ensemble. Puis, on nous lut un ordre du jour : hier, sur une longueur de cent kilomètres, de Metz au Donon, les Français ont été attaqués, et malgré une vaillante résistance, ils ont dû battre en retraite. Nous avons fait tant et tant de prisonniers, pris tant et tant de canons. Les pertes sont estimées à quarante-cinq mille hommes de part et d'autre. Nos soldats méritent les plus vives félicitations pour leur courage, leur héroïsme, et la fervente gratitude de la patrie leur est acquise, etc.
      Courage, héroïsme? Je doutais de leur existence car, dans le feu de l'action, je n'avais vu, inscrits sur chaque visage, que la peur, l'angoisse et le désespoir. Quant au courage, à la vaillance et autres choses du même genre,
il n'yen a pas ;ce sont la discipline et la contrainte qui poussent le soldat en avant, vers la mort   

                                                          23 ~

   J'eus pour mission, avec un sous-officier et dix hommes, de chercher des munitions à Buhl, afin de remplacer toutes celles que nous avions tirées. A proximité du village se trouvait un calvaire. Un obus avait sectionné le bois de la croix à hauteur des genoux du Christ, arrachant la planche transversale.   Le Christ se tenait debout, intact, les bras en croix. Une image bouleversante. Sans dire un mot, nous avons continué notre route. Vers dix heures du matin, on nous ordonna de nous préparer et de nous mettre en route. Formant plusieurs lignes, nous sommes allés à nouveau à la rencontre des Français. Bientôt des obus éclatèrent. L'un d'entre eux toucha une ferme (appelée Muckenhof), qui se mit à flamber comme une torche. Personne ne songea à éteindre l'incendie. Je vis au loin un cheval, debout dans un champ d'avoine, la tête basse. En m'approchant je constatai qu'il se tenait près de son maître, mort, un cavalier français, et que lui-même était grièvement atteint à une patte postérieure et au ventre. De pitié, je lui tirai une balle dans la tête, et il s'écroula, mort.

   Quelques pas plus loin, dans l'avoine, je marchai sur quelque chose de mou. C'était une main arrachée, à laquelle pendait encore un morceau de manchette. A quelques pas, à côté d'un trou d'obus, gisait le cadavre déchiqueté du fantassin français à qui elle appartenait. En continuant notre progression, nous nous sommes heurtés à un violent tir d'artillerie. Tous se précipitèrent vers le flanc d'une colline qui se trouvait devant nous, haute comme une maison. Les obus éclatèrent soit sur le sommet de la colline, soit nous dépassèrent en sifflant. Mais d'autres shrapnels se mirent à éclater presque tous au-dessus de nous. Ah! ces satanés canons de 75! Ces projectiles arrivaient à une allure diabolique. On n'avait pas même le temps de se jeter par terre. En une seconde: tir, sifflement et impact. La peur nous faisait tenir nos havresacs sur la tête, ce qui ne nous empêcha pas d'avoir bientôt des pertes. 
        Notre commandant, du nom du Müller, nous donna un bel exemple de sang-froid: fumant le cigare, ne prêtant aucune attention aux obus qui éclataient, il allait parmi nous, de-ci de-là, nous exhortant à ne pas avoir peur. A environ cinq cents mètres à gauche derrière nous, une batterie allemande se déploya, mais elle fut détruite par l'artillerie française en  quelques minutes. Seuls quelques artilleurs purent s'en sortir en prenant la fuite. Peu à peu le tir cessa. Nous avons repris notre marche et avons passé la nuit en forêt, près du village de Hesse

                          Combat de Lorquin, 21 août 1914

    Tôt le matin on continua vers le village de Lorquin en empruntant une  vallée. Un certain lieutenant Vogel, un homme renfrogné, laid, à la voix rauque, commandait notre compagnie depuis la mort de notre capitaine. Il marchait seul en tête. A l'entrée du village, des patrouilles de reconnaissance nous informèrent que, sur la hauteur, à gauche du village, presque dans notre dos, se trouvait l'infanterie française qui reculait. Nous avons remonté tout le village au pas de gymnastique et avons occupé une pépinière entourée d'un haut mur. Les Français qui, à environ quatre cents mètres de là, s'approchaient de nos positions, furent soudain pris sous un feu terrifiant. 
   Beaucoup s'effondrèrent, d'autres se jetèrent par terre et ripostèrent. Mais ils ne pouvaient pas nous atteindre, à cause du mur qui nous protégeait. Alors quelques-uns, puis d'autres, de plus en plus nombreux, se levèrent, tenant leur fusilla crosse en l'air, signifiant qu'ils voulaient se rendre. Nous avons cessé le feu. A cet instant, quelques Français tentèrent de s'enfuir. Ils furent abattus. Mes bras tremblaient. Je ne pouvais pas me résigner à leur tirer dessus. « En avant, marche, marche! cria le lieutenant Vogel, on va capturer le reste de la bande. » Tous escaladèrent le mur, allant à la rencontre des Français. Ceux-ci ne tiraient plus. Un sifflement se fit soudain entendre de l'arrière, boum! Une grosse mine explosa au-dessus de nous. D'autres suivirent. Plusieurs hommes s'effondrèrent, foudroyés. A présent tout le monde voulait battre en retraite pour chercher un abri; c'était notre propre artillerie qui nous tirait dessus, et c'était particulièrement révoltant. Le lieutenant Vogel criait: En avant! Comme quelques soldats tergiversaient, il en abattit quatre sans hésiter; deux furent tués, deux blessés. Un des blessés était Sand, un de mes meilleurs camarades.    [Le lieutenant Vogel fut abattu deux mois plus tard, par ses propres hommes, dans le nord de la France.] 
    Les Français vinrent à notre rencontre en tremblant, les mains en l'air.  On retourna en courant à Lorquin, où l'on s'abrita dans des caves. Vers le  soir, emmenant nos prisonniers, on revint en arrière, vers le village de Hesse, où l'on passa la nuit dans les vergers.

    Alerte tôt le matin, puis café, et en marche vers l'avant. Nom d'un chien, me dis-je, on cherche la mort à tout prix! Je continuai, mais le cœur n'y était    
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pas, loin de là … Après plusieurs kilomètres de marche, nous avons atteint la frontière française. Le poteau frontière portant l'aigle avait été brisé par les Français. Je pensais qu'on allait devoir peut-être hurler des hourras à la cantonade en passant la frontière, mais on poursuivit notre chemin sans avoir à dire un mot. Tous se demandaient surtout s'ils franchiraient un jour la frontière en sens contraire, pour rentrer à la maison. Nous avons marché jusqu'au soir et avons passé la nuit dans un champ.

   C'est un avion français qui nous salua le lendemain matin en nous lançant deux bombes. Mais personne ne fut blessé. La cuisine roulante ne vint pas, la faim s'installa. Devant nous se trouvait un village; nous espérions y dénicher quelque victuaille. Mais il nous fut interdit d'y pénétrer et nous le longeâmes de près. Nous avons arraché quelques carottes dans les champs, avons secoué les arbres tout en marchant afin d'en faire tomber des mirabelles. Voilà ce que fut notre petit déjeuner. La faim est le meilleur cuisinier. Nous allions souvent en avoir la preuve. Notre cueillette eut pour conséquence de terribles coliques! Plus de la moitié des effectifs en fut victime. Beaucoup se firent porter pâles; ils auraient préféré bien sûr être admis à l'hôpital au lieu de jouer aux héros. En fait d'hôpital, le médecin de bataillon nous donna rapidement une goutte d'opium et un morceau de sucre, et en avant marche, sus à l'ennemi!    A midi on fit une halte dans un village. Là s'organisa une véritable chasse aux poulets. Les lapins furent sortis des caisses et des clapiers, le vin des caves, le lard et le jambon des cheminées. Je me mis pour ma part à la recherche d'œufs et en gobai sur-le-champ six à huit. Puis j'entrai dans une maison. Dans la cuisine, sur des étagères, trônaient des pots remplis de lait. J'en attrapai un, rempli de crème fraîche. Comme c'était bon, si doux et si frais! En pleine dégustation j'aperçus, derrière la porte de la cuisine, une femme assez vieille, qui se tenait là, pâle et tremblante. J'eus honte, bien que n'ayant pas commis de crime, d'avoir bu la crème sans autre forme de procès. Je voulus lui donner un demi-mark. Elle refusa, et me donna même un gros morceau de pain. C'était le seul civil que je vis dans le village. « Rassemblement, en avant! » Plusieurs compagnies marchaient déployées. vers l'ennemi. Nous suivions, en réserve. Pan! Pan! Ça recommençait à tirer devant. C'était l'arrière-garde française qui opposait quelque résistance.

Notre compagnie n'eut pas besoin d'intervenir. En continuant d'avancer, nous vîmes plusieurs Allemands morts. Nous avons passé la nuit dans une grande forêt de montagne. En voyant l'agitation et l'excitation des officiers, on devinait que quelque chose d'important se préparait pour le lendemain  

          Passage de la Meurthe, 25 août 1914

   Très tôt le matin, les batteries allemandes commencèrent à tirer. On entendait l'impact des obus de l'autre côté. On se tenait dans la forêt, prêts à partir. Les commandants de compagnie firent déployer leurs troupes. La mienne se trouvait en seconde ligne. En avant, marche! Tous se mirent en mouvement. Devant nous, le jour brillait faiblement à travers les arbres. A peine la première ligne se montra-t-elle en bordure du bois que l'infanterie française déclencha un tir très nourri. Quant à la forêt, elle fut bombardée par l'artillerie française à coups d'obus et de shrapnels. Ceux-ci explosaient entre nous et au-dessus de nous, et on courait dans tous les sens, comme des fous. Tout à côté de moi, un soldat eut son bras arraché, un autre eut le cou à demi sectionné. Il s'écroula, gloussa plusieurs fois; le sang jaillit de sa bouche, il était mort. Un sapin touché en son milieu s'abattit sur le sol. On ne savait pas où se cacher.      «Deuxième ligne en avant l » Arrivé à l'orée du bois, je vis devant moi une vallée assez étroite, traversée par une rivière, une route et une voie ferrée: la vallée de la Meurthe. Le village de Thiaville se trouvait de l'autre côté de la rivière, plus à gauche se situait Raon-l'Etape. La ville et les hauteurs alentour étaient solidement tenues par les Français. Mais on ne pouvait en voir que quelques-uns. Ils étaient bien camouflés. On voyait partout les nuages de fumée des obus allemands monter dans le ciel. Les lignes allemandes déployées sortirent de la forêt sur notre gauche et notre droite. En sifflant, les obus français vinrent à leur rencontre et causèrent de nombreuses pertes. Les bruits et les crépitements étouffaient les ordres. On descendit vers la vallée au pas de course; là, on put enfin trouver quelque abri derrière le talus de la route. A deux cents mètres en face de nous se trouvait un pont routier sur la Meurthe. On continua à progresser vers le pont, que les Français arrosaient d'une grêle de shrapnels, de tirs d'infanterie et de mitrailleuses. Les assaillants s'effondraient en masse sur le sol. Il était impossible de passer. 

   Tout tremblant, j'étais couché à découvert sur la prairie, à côté de la route, près de la rivière. Je n'osais pas bouger. Je pensais que ma dernière heure était venue, mais je ne voulais pas mourir. Je priai Dieu de m'aider, implorant comme on le fait face au pire danger. C'était une supplication

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tremblante et pleine de peur, venant du plus profond de moi-même, un cri fervent et douloureux vers le Très-Haut. Une prière bien différente de celles de tous les jours, qui ne sont souvent que des phrases machinales, dites par habitude!

    Boum! Un obus venait d'éclater juste à côté de moi, des éclats et des mottes de terre tombèrent sur le sol avec fracas. D'un saut,je fus dans le trou d'obus. Vlan! Un autre soldat, lui aussi à la recherche d'un abri, me sauta dessus. Mais j'étais dessous et ne perdis pas ma place. « En avant, à l'assaut du fleuve! » Les ordres étaient hurlés dans le vacarme. Tous se levèrent, se jetèrent sans réfléchir dans le fleuve pour trouver un abri sur l'autre rive. L'eau nous arrivait jusqu'à la poitrine, mais on n'y prêtait pas attention. Plusieurs hommes touchés par un shrapnel furent emportés par les flots. Personne ne les aida, chacun ayant assez à faire avec sa propre carcasse.

   En bordure du village, plusieurs maisons avaient pris feu; sous l'effet de la chaleur, les Français durent par endroit abandonner la défense des abords du bourg. Nous attaquâmes à la baïonnette et les Français durent battre en retraite. On fit des prisonniers. Trempés comme des souches, épuisés, on se mit à l'abri des maisons pour se reposer un peu. Petit à petit, les fusillades cessèrent.

  Dans la soirée, nous avons dû encore attaquer la colline boisée située à gauche devant le village. Je dormis dans une grange avec beaucoup de mes camarades. C'était une nuit orageuse. La pluie tombait bruyamment sur les tuiles. Le vacarme causé par l'effondrement des maisons en feu nous empêchait de trouver le sommeil, malgré la fatigue. Beaucoup de bestiaux étaient encore parqués dans les étables en feu et meuglaient de terreur dans toute une gamme déchirante. C'était effrayant! Je finis par m'endormir. Il était minuit passé lorsque j'entendis appeler dans la grange: « Il faut que le groupe Heuchele descende tout de suite.» J'en faisais partie, puisque mon sous-officier s'appelait Heuchele. Nous descendîmes l'échelle, nos vêtements mouillés nous collant à la peau. Nous devions faire le guet à quelques centaines de mètres devant le village, tous les huit avec le sous-officier. Là, debout ou accroupis sous une pluie battante, nous avons écarquillé les yeux dans la nuit, l'oreille aux aguets. Enfin le jour pointa à l'est. Qu'allait-il nous apporter?

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          Combat dans la forêt de Thiaville, 26 août 1914                                   

  Avec l'aube, nous avons attendu la relève, mais personne ne vint. A quelques pas devant nous, il y avait une petite maison, que nous n'avions pas remarquée dans le noir. A côté, dans un buisson, gisait un mort, un fantassin allemand complètement détrempé par la pluie. Dans la cour de la petite maison se trouvaient les corps de deux fantassins français. Un porte monnaie traînait à côté de l'un d'eux. Je le ramassai, il contenait vingt francs-or. Je n'avais cependant plus aucun sens de l'argent et lejetai au loin. Probablement qu'un des deux Français avait voulu donner son argent pour être épargné. 
   Un détachement de dragons vint vers nous à cheval et nous dépassa en direction de la forêt, distante de quatre cents mètres, suivi par les compagnies d'infanterie. Nous devions rejoindre notre compagnie. Personne ne nous demanda si l'on avait bu ou mangé quelque chose. On piétina derrière, dans nos vêtements trempés. Devant, dans la forêt, des coups de feu éclatèrent. Quelle poisse! Encore! Les dragons revinrent au grand galop rendre compte à notre général de brigade, le général Stenger, qu'ils venaient de rencontrer des Français. Ce général donna alors l'ordre suivant aux chefs de compagnie, ordre qui fut lu à chaque compagnie: «Aujourd'hui on ne fait pas de prisonniers. Les blessés et les prisonniers doivent être abattus. » 

   La plupart des soldats restèrent abasourdis et sans voix, d'autres au contraire se réjouissaient de cet ordre ignoble contraire aux lois de la guerre. « Déployez-vous, en avant, marche.» On avança l'arme à la main en direction de la forêt, puis à l'intérieur de celle-ci. Ma compagnie était en deuxième ligne. Il n'y eut pas un seul coup de feu. On espérait que les Français s'étaient retirés, après que les dragons leur avaient tiré dessus.

   Pan! Pan! C'était reparti. Certaines balles arrivèrent jusqu'à nous et pénétrèrent en claquant dans les arbres. Des troupes fraîches avaient été affectées à la compagnie très tôt ce matin-là. Ces soldats, qui n'avaient pas encore été au feu, montraient des visages anxieux et interrogateurs. Comme les tirs devenaient plus nourris, on dut se déployer dans la première ligne. On progressa, employant tour à tour chaque arbre, chaque arbuste comme abri. Plusieurs lignes de tirailleurs nous suivaient. Les fantassins et chasseurs alpins français durent battre en retraite, malgré une vaillante résis 
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tance. ils se nichaient sans cesse derrière des arbres et dans des fossés et faisaient feu sur nous. Nos pertes s'accumulaient.

     Les Français blessés restèrent au sol et tombèrent entre nos mains. Je constatai, horrifié, qu'il y avait parmi nous des monstres pour transpercer à la baïonnette ou fusiller à bout portant les pauvres blessés sans défense qui imploraient la pitié. Un sous-officier de notre compagnie du nom de Schürk, un Badois de la classe précédente qui avait rempilé, tira d'abord en ricanant dans le postérieur d'un blessé qui gisait dans son sang; puis il tint le cànon de son fusil devant la tempe du malheureux qui demandait grâce et appuya sur la détente. Le soldat mourut, libéré de ses souffrances. Mais je n'oublierai jamais ce visage déformé par la terreur.

     A quelques pas de là, dans un fossé, gisait un autre blessé, un homme jeune et beau. Le sous-officier Schürk se précipita vers lui; je le suivis. Schürk voulut le transpercer de sa baïonnette; je parai le coup et hurlai, déchaîné: « Si tu le touches, tu crèves ! » Il me regarda éberlué et, peu rassuré par mon attitude menaçante, marmonna quelque chose puis rejoignit les autres soldats. Je jetai mon fusil par terre, m'agenouillai près du blessé. Il commença à pleurer, prit mes mains et les baisa. Comme je ne savais pas un mot de français, je lui dis, me montrant du doigt: « Alsacien, camarade !» avant de lui faire comprendre par signes que je voulais le panser. Il n'avait pas de pansement. Ses deux chevilles avaient été transpercées par des balles. Je lui enlevai ses bandes molletières, coupai avec mon couteau de poche un morceau de son pantalon rouge et lui pansai ses blessures avec les pansements de mon paquetage. Puis je restai couché à ses côtés, en partie par pitié, en partie à cause de l'abri que je trouvai dans le fossé. Les balles continuaient de siffler sans arrêt dans la forêt. Elles heurtaient les branches et s'enfonçaient dans les troncs. Très près de moi se trouvaient des buissons de myrtilles, pleins de fruits mûrs que je cueillai  et mangeai. C'était mon premier repas depuis une trentaine d'heures.

      J'entendis soudain des pas derrière moi. C'était l'adjudant de compagnie Penquitt, qui faisait montre à la caserne d'un esprit sadique très dangereux, et qui bégayait à chaque début de phrase. Le pistolet levé, il s'adressa à moi en criant: « QU..Qu.. Qu'est-ce que tu fabriques là, dépêche-toi d'avancer !- Que pouvais-je faire? Je pris mon fusil et partis. Quelques pas plus loin je me cachai derrière un arbre pour voir ce qu'il ferait au prisonnier. J'étais bien décidé à l'abattre s'il avait voulu le tuer. Ille dévisagea et s'en alla.   Alors je me mis à courir devant lui à vive allure. Je dus traverser un épais buisson de myrtilles, dans lequel six à huit Français gisaient à plat ventre. Je me rendis très vite compte qu'ils faisaient semblant d'être morts. Il leur était impossible de fuir, car ils se trouvaient derrière les lignes allemandes. J'en touchai un du bout de ma baïonnette en disant: « Camarade.» Il me regarda d'un air apeuré. Je lui fis comprendre de rester tranquillement couché, sur quoi il m'approuva par des hochements de tête empressés. Des morts et des blessés graves gisaient disséminés dans la forêt. On entendait 

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sans cesse les détonations en provenance du front. Des blessés légers couraient vers l'arrière, passant devant moi à toute vitesse. Je me faufilai avec précaution dans la première ligne. On reprit la progression en poussant des hourras. Le nombre de nos pertes devenait terrifiant. Avec mon camarade Schuhmacher, je me trouvais derrière un hêtre, qui n'était pas assez gros pour nous protéger tous les deux. Schuhmacher voulut sauter derrière un sapin distant de vingt mètres au plus. A peine avait-il fait deux pas qu'il s'écroula, face contre terre.

    En continuant d'avancer, on atteignit un large défilé. Dans leur retraite, les Français escaladaient le versant opposé. Beaucoup d'entre eux furent abattus comme des lapins. Certains, touchés, boulaient le long de la pente. A peine venait-on de dépasser le défilé que l'on fut très vivement pris à partie depuis une hauteur plantée de jeunes sapins. Tous se précipitèrent derrière des arbres, ou se jetèrent au sol. Certains prirent la fuite. Le commandant Müller gesticulait en brandissant son sabre et criait: «En avant, les enfants! » Il s'écroula aussitôt, mortellement blessé. Des signes de vie se manifestèrent dans les petits sapins. Puis des légions de chasseurs alpins, la baïonnette au canon, se mirent à nous charger furieusement. On battit en retraite à toute allure. Je courais avec six autres soldats, et quatre d'entre eux s'effondrèrent en criant. Il ne me fut pas possible de m'occuper d'eux. Pratiquement aucun de nos blessés ne put être évacué. En pleine course, je me débarrassai de mon havresac pour aller plus vite.      Plus loin j'entendis appeler mon nom deux ou trois fois. Regardant autour de moi, j'aperçus Schnur, un de mes meilleurs camarades de chambrée, fils de paysan de Wangen sur le lac de Constance; il était couché sur une toile de tente que des brancardiers avaient fixée à des barres de bois. Les brancardiers avaient fui en le laissant en plan. J'appelai aussitôt à la rescousse Risser, un Alsacien de la vallée de Guebwiller, et deux Badois.

   Nous avons hissé les barres sur nos épaules et nous sommes dirigés vers l'arrière en courant. Le malheureux Schnur vivait un vrai calvaire. Les attaches de la tente glissèrent. Il était plié dans la toile d'où émergeaient seulement ses épaules et sa tête, tandis qu'il était agité sans arrêt au rythme de notre course. «Arrêtez! pour l'amour de Dieu, moins vite l» soupirait-il.

Mais nous continuions, pour échapper aux balles. Des officiers s'efforçaient de retenir les soldats qui  battaient en retraite, les forçant à former une ligne pour repousser les Français. Nous quatre pûmes emmener le blessé au poste sanitaire qui se trouvait dans une petite ferme en bordure du bois. Celle-ci croulait sous le nombre de blessés, si bien que nous avons dû laisser Schnur dans la cour. Il avait été touché au bas du dos, et était très affaibli après avoir perdu beaucoup de sang. Comme il recommençait à pleuvoir, je cherchai et trouvai dans la cuisine un endroit où le déposer. Mon Dieu! Quel spectacle que cette maison! Du sang, des gémissements, des râles, des prières! Après avoir souhaité un prompt rétablissement à mon camarade, je quittai cette maison du désespoir.
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      [Schnur mourut trois mois plus tard dans un hôpital de Strasbourg.]

      Comme je n'avais mangé que ma poignée de myrtilles, la faim commençait à me tourmenter sérieusement. Je n'avais rien pu dénicher dans la ferme; aussi, je me remis en route vers le bois pour chercher d'autres baies. Un Français mort se trouvait là. J'ouvris son sac et en sortis une boîte de viande et un paquet de cigarettes. A quelques pas gisait un Allemand mort. Je lui enlevai son sac, afin de remplacer celui que j'avais jeté. J'y trouvai la ration de campagne et une chemise propre. J'enlevai aussitôt ma chemise sale et trempée de sueur pour enfiler la propre. Puis je me mis à manger la boîte du Français avec une avidité incroyable. Peu à peu les tirs cessèrent; Le soir tombait lentement. Les compagnies se rassemblèrent en lisière du bois. La mienne ne comptait plus que quarante hommes, plus d'une centaine étaient tombés. Gautherat et Ketterer étaient là, eux aussi. Ils avaient été plus malins que moi car, dès le début du combat, ils s'étaient cachés dans un buisson. Nous avons passé la nuit à flanc de coteau, sous une pluie battante.

Nous étions hébétés, épuisés, désespérés.

     Le matin du 27 août 1914, une patrouille composée d'un lieutenant et de huit hommes partit dans la forêt avec pour mission de ramener le corps du commandant Müller. On ne tarda pas à entendre des coups de feu venant de la direction qu'ils avaient prise. Aucun des hommes ne revint. Selon les dires des soldats, le commandant Müller avait abattu de sa main deux Français blessés. Il était donc juste que son destin l'ait rejoint. Le sous-officier Schürk manquait également à l'appel, tout comme un réserviste qui avait lui aussi achevé des blessés.

     Je fus envoyé près de Thiaville chercher quelques bassines d'eau pour préparer du café. Une batterie du 76" d'artillerie se trouvait au bord de la  route. La roulante venait juste de leur porter leur repas. Un canonnier cria en alsacien: «Eh, Richert, où cours-tu comme ça?» C'était Jules Wiron, de Dannemarie. «T'as faim ?» me demanda-t-il. Comme je lui répondis que oui, il alla s'enquérir d'une copieuse portion pour moi, que j'engloutis aussitôt.

Puis il prit une grosse bonbonne qui se trouvait sur l'affût et remplit ma gamelle de vin blanc. Je le remerciai, remplis mes récipients d'eau, et .retournai vers la compagnie, où je bus le vin avec Gautherat et Ketterer.      Vers midi, on repassa la Meurthe avant de traverser la vallée en direction de la petite ville de Baccarat, à cinq kilomètres. Les Allemands avaient occupé Baccarat deux jours avant. Apparemment les combats avaient été particulièrement acharnés autour du pont de la Meurthe. Le quartier d'affaires situé sur la rive ouest du fleuve avait entièrement brûlé, le clocher de l'église était transpercé de part en part. On installa nos tentes dans le jardin public et on put se reposer là deux jours durant. Une fosse commune où avaient été enterrés plus de quatre-vingt-dix Français se trouvait à proximité immédiate de nos tentes. A côté, on avait creusé la tombe d'un commandant bavarois. Toutes les poules, tous les lapins et cochons qu'il était encore possible de dénicher furent volés et abattus, malgré les protes- 
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tations de quelques habitants. Les caves furent vidées de leur vin, et des soldats ivres traînaient partout. Les compagnies furent complétées par des troupes fraîches venant d'Allemagne.

     Puis on se remit en marche, empruntant d'abord la route qui monte en direction du village de Ménil, à cinq kilomètres. A gauche et à droite de la route, on voyait des tas de havresacs, de fusils, quelques trompettes et tambours dont les Français s'étaient débarrassés. On pénétra plus haut dans une forêt, dans laquelle gisaient partout des corps de soldats allemands et de chasseurs alpins français. Ils commençaient à se décomposer et dégageaient une odeur pestilentielle. On dut creuser des tranchées sur une hauteur, de l'autre côté du bois. Comme il faisait chaud, un sous-officier m'envoya chercher de l'eau, muni de quelques récipients. J'en trouvai dans un vallon situé derrière notre position, dans un fossé au bord de la route.

J'en bus aussitôt quatre gobelets, puis remplis mes marmites. Après avoir bu, il me sembla que l'eau avait un  goût bizarre, mais je mis ça sur le compte du débit qui n'était pas rapide. En faisant quelques pas le long du ruisseau, 
une puanteur horrible me monta aux narines. Près d'un bosquet de saules, je vis alors dans l'eau un cadavre français en décomposition. Son crâne avait été déchiré par un éclat d'obus et émergeait, tout recouvert d'asticots. Et moi qui avais bu l'eau dans laquelle avait baigné ce cadavre! Un sentiment de répulsion terrible me gagna et je vomis à plusieurs reprises. Puis je vidai les marmites, pour les remplir à nouveau, plus haut, avec de l'eau propre, que les soldats, à mon retour, burent avec avidité.

     Nous sommes restés encore trois jours dans la tranchée. A part l'explosion de quelques shrapnels, tout était tranquille. Devant nous dans un vallon se trouvait Ménil, puis plus au loin Anglemont, et sur la droite le village de  Sainte-Barbe.

     Au matin du quatrième jour, plusieurs bataillons vinrent en renfort. On reçut pour mission d'attaquer et de conquérir les villages de Ménil, d'Anglemont et la forêt qui se trouve derrière. Tous tremblaient à cette perspective. On échangea des adresses, on se montra des photographies de ceux que l'on aimait, là-bas à la maison. Beaucoup priaient en silence. La gravité, la peur, l'angoisse se lisaient sur chaque visage.

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         Combats en Lorraine, septembre 1914     

 

  Vers 10 heures du matin, des officiers et des télégraphistes se mirent à courir en tous sens, donnant le signal de l'assaut. Préparez-vous, passez vos sacs, déployez-vous! Six lignes furent formées. «En avant, marche!- Tous se mirent en mouvement. Notre artillerie commença à bombarder les deux villages. Nous nous étions déjà bien approchés de Ménil sans que les Français ouvrent le feu. On pénétra dans le village. Aucune trace des Français; le village était inoccupé. Une forte puanteur nous poussa à traverser les lieux au pas de course. Beaucoup de bétail avait brûlé dans les étables et commençait à se décomposer sous l'effet de la chaleur estivale. On poursuivit notre chemin vers Anglemont. Un grand nombre de bovins, des vaches, des veaux allaient çà et là devant nous. D'autres gisaient à terre. Ces bêtes avaient trop mangé de jeune luzerne dans les champs et elles s'étaient fait éclater la panse. D'autres avaient été tuées par balles.

   Comme nous approchions d'Anglemont, on fut fortement pris à partie par des shrapnels français et par le feu de l'infanterie qui se déchaîna aussitôt.    On progressait par bonds. On se regroupa derrière un talus, puis, la baïonnette au canon et poussant notre cri de guerre, on se lança à l'attaque du village. Les Français se défendirent bien mais plièrent sous le nombre.Juste à l'entrée du village, un Français blessé était assis sur une charrette à bras. Un soldat de ma compagnie voulut le tuer. Je m'y opposai énergiquement et il renonça à son projet. Un brancardier qui passait pansa sa blessure. L'artillerie française concentrait son tir sur le village. Je sautai derrière un fronton de grange, bâti en pierre, pour rejoindre à l'abri un grand nombre d'autres soldats. Il y eut soudain une explosion au-dessus de nous, des pierres s'écroulèrent, projetant plusieurs soldats au sol. Un obus avait traversé le toit et avait éclaté contre le mur, dans lequel il avait dessiné un large trou. Nul endroit où on se sentait en sécurité. Je me cachai derrière le tronc tordu d'un gros pommier. Mais on reçut l'ordre de continuer. –   A peine étions-nous sortis du village que les Français recommencèrent à tirer comme des fous. Des obus explosaient de toutes parts. Les shrapnels semaient leur pluie de plomb sur nos têtes. Ce n'était que sifflements, explosions, fumée, mottes de terre volant partout et soldats touchés … Un
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obus explosa à trois mètres de moi. Sans réfléchir, je me jetai au sol, me protégeant le visage de mon bras gauche. La fumée me submergea et les projections de terre me frappèrent. Un éclat arracha la crosse de mon fusil, à hauteur de la culasse. Je m'en sortis miraculeusement indemne. Mes deux  voisins étaient morts. Je m'emparai aussitôt du fusil d'une des victimes pour  me précipiter dans le trou d'obus, pas très profond pourtant. Je comptais bien y rester, car j'étais véritablement sous le choc. «Allez, Richert! Debout l . C'était un sous-officier de ma compagnie. Que pouvais-je faire d'autre que me lever et avancer. On continua à progresser parnii les champs de luzerne et de pommes de terre. Depuis la forêt, l'infanterie française nous déversait un feu d'enfer. On se protégea en se couchant dans les sillons, mais il fallait aller de l'avant. Une balle fit une profonde entaille dans le bois de mon arme, juste derrière la main. Comme le feu devenait de plus en plus intense, et vu nos pertes, il nous fut impossible de continuer.     Je me jetai dans un sillon, dans lequel plusieurs hommes se trouvaient déjà. Heureusement pour nous, les sillons couraient parallèlement à la forêt; aussi étions-nous au moins un peu à couvert.

    Durant la progression, nos régiments et compagnies s'étaient entremêlés. Un grenadier du pays de Bade se trouvait à mes côtés. Je sortis ma pelle pour m'enterrer un peu. Couché comme je l'étais, et sur ce sol dur et sec, j'avais toutes les peines du monde à creuser un trou. Un soldat terré à mes côtés était persuadé qu'il serait plus facile de creuser dans le champ voisin, dont le sol planté de pommes de terre ne serait pas aussi dur que celui de notre champ de luzerne. «Reste donc ici et ne te montre pas, lui dis-je, les Français sont à l'affût maintenant que plus personne n'est visible et ils sont prêts à nous canarder au moindre geste.» «Tu parles! Un saut et j'y suis.»

Il se dressa, saisissant son fusil. Pan! Plus de vingt coups de feu le cueillirent. Les balles sifflèrent sur ma tête. Le soldat s'écroula face contre terre et ne bougea plus. Je voyais seulement ses jambes. Le haut de son corps gisait dans le sillon voisin.

   Un réserviste, Berg, rampa jusqu'à moi. Il me dit: «Richert, donne-moi ta pelle. » Le grenadier dit à Berg: «Quand t'as fini, tu me donnes la pelle, pas vrai?» Je me tassai dans mon trou, m'assoupissant presque, mais de temps à autre des explosions me faisaient sursauter. Berg avait terminé son trou et le grenadier se servait à son tour de la pelle. Je m'endormis à nouveau. J'entendis Berg me dire: «Eh, Richert! Regarde ce que fait le grenadier.» Je me soulevai un peu pour m'en assurer; il me tournait le dos, recroquevillé dans le sillon, la tête fléchie et la pelle entre les mains; mais il ne bougeait plus. J'appelai: «Eh, camarade !» Mais il restait inerte. Je me glissai alors vers lui et le secouai un peu. Il tomba sur le côté et poussa un gémissement. Une balle lui avait fait un trou dans la tête, au-dessus de l'oreille, d'où sortait sa cervelle. Je lui enroulai son pansement autour de la tête, tout en sachant bien qu'il n'y avait plus rien à faire. Ses gémissements devinrent peu à peu des râles, de plus en plus faibles. Il mourut deux heures plus tard
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Nous sommes restés couchés ainsi jusqu'à la tombée de la nuit. Doucement, l'ordre nous vint alors de nous retirer, et de nous rassembler à Anglemont. Chacun cherchait à atteindre le village au plus vite. On pouvait entendre certains blessés supplier: «Pour l'amour de Dieu, ne me laissez pas ici, j'ai une femme et des enfants à la maison! » Certains furent emmenés, d'autres simplement abandonnés. La devise du moment semblait être: chacun pour soi et Dieu pour tous!

     Le village d'Anglemont grouillait de soldats. J'entendis mon chef de compagnie crier: « 112ed'infanterie, 1Tecompagnie, rassemblement! » Je m'y rendis. D'autres arrivèrent peu à peu. Beaucoup, beaucoup manquaient à l appel. «1'e compagnie du 112e, rassemblement !» cria à nouveau notre capitaine. Un seul retardataire arriva. On ne dit pas un mot. Tous pensaient à leurs camarades tués. «Sans cadence, marche! » Les compagnies décimées s'ébranlèrent dans la nuit, vers l'arrière. On évacua complètement le village. 

Nous avons dû creuser une tranchée sur une hauteur, derrière le village. Dans l'argile durcie, c'était un vrai supplice!

     Au matin, dès qu'ils virent notre tranchée, les Français commencèrent à la bombarder. Un des tout premiers obus fit mouche, déchiquetant trois hommes. Nous sommes restés là quelques jours. Une batterie allemande d'artillerie de campagne, qui s'était avancée à l'abri, derrière nous, fut littéralement pulvérisée par les canons français. Les nuits de pleine lune, lorsqu'on devait passer là, une vision épouvantable s'offrait à nos yeux. On commença bientôt à faire de grands détours pour éviter la batterie, car la puanteur devenait insoutenable. Personne ne semblait songer à enterrer les corps. Une nuit, les Français essayèrent de prendre notre tranchée d'assaut. :Mais ils furent repoussés. Mon camarade Camil Rein, de Hagenbach, mourut le jour suivant. Un éclat d'obus lui avait ouvert le crâne. Alfons Rogert, de Seppois-le-Haut, fut grièvement blessé à la jambe. Les Français 'étaient à nouveau repliés dans la forêt. Un soir, l'ordre d'attaquer fut donné. Uts, mon camarade de chambrée, me dit: «Richert, je ne rentrerai plus chez moi, je le sens … » J'essayai de lui sortir cette idée de la tête, mais il insista. Nous nous sommes avancés, formant deux minces lignes de tirailleurs. J'étais furieux: que pouvions-nous bien espérer, en si petit nombre, si ce n'est nous faire abattre! Nous avons serré sur la droite, en direction de la forêt, dépassant Anglemont. Des coups de feu isolés claquèrent. Zing! Les balles sifflèrent à nos oreilles. Mon voisin tomba sur le sol sans un mot. Le sergent Liesecke poussa un long «Oh», jeta son fusil et secoua sa main. Une balle lui avait arraché un doigt. Une mitrailleuse crépitait là-bas. «Couchez-vous, enterrez-vous! » Tous se plaquèrent au sol, cherchant à creuser. Uts, mon camarade, fut envoyé avec deux autres en direction d'un bosquet d'ormes et de saules, situé sur la droite, pour voir si des Français s'y trouvaient encore. La nuit tombait lentement. 

     La patrouille n'était toujours pas revenue. «Que les trois suivants [j’étais du nombre] aillent voir dans le bosquet ce qu'ils deviennent! » ordonna le
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chef de compagnie. La terreur nous glaçait, mais c'était un ordre. Nous nous sommes approchés du bosquet avec la plus grande prudence, nous couchant souvent sur le sol pour mieux écouter. Les arbres découpaient leur masse sombre dans la nuit. Nous l'avons enfin atteint, le doigt sur la détente et la baïonnette en avant. Nous entendîmes alors de légers râles. On s'approcha. Uts était devant nous, mort, couché sur le dos par-dessus son sac. Quelques pas plus loin gisait le soldat agonisant dont on entendait les râles. Il n'y avait aucune trace du troisième. On courut vert l'arrière pour rendre compte au capitaine. Puis chacun reprit son poste dans la ligne. «Repliez-vous en silence! Faites passer! » Tous se levèrent et se replièrent d'un pas rapide. Il faisait nuit noire à présent. On trébuchait dans les sillons et les trous d'obus, et plus d'un chuta. Mais on connaissait la direction de notre tranchée. A plusieurs reprises, des soldats se mirent brusquement à courir devant moi. Je me demandais bien pourquoi. Bientôt, je dus courir moi aussi. Une épouvantable odeur de cadavre me monta aux narines. Retenir son souffie ! Courir au loin! Cette odeur se dégageait des morts en état de décomposition, invisibles dans l'obscurité. Enfin, nous sommes arrivés à notre tranchée. On ressentit tous un sentiment de sécurité. La plupart des soldats marmonnaient :« Quelle idiotie! Avancer, pour faire tuer quelques hommes sans but et sans raison, et puis revenir à son point de départ! » «Tout le monde est là ?» demanda le capitaine. «Oui !» «Que la compagnie récupère tout son barda et fasse marche arrière jusqu'à Ménil. Rassemblement devant l'église. » Les soldats se demandaient ce que cela pouvait bien signifier. Nous avons passé une fois de plus nos sacs, avons pris nos fusils puis, sortant de la tranchée, nous sommes ébranlés dans le noir en direction de Ménil. « Uts, mon camarade! tu es là, mort dans ton bosquet, mais tu as au moins la misère de la guerre derrière toi à présent; tu es presque plus heureux que moi»,me disais-je en marchant. Lorsqu'on arriva à Ménil, le village grouillait de soldats. Des ordres résonnèrent dans la nuit: «Compagnies … rassemblement! » On s'aligna tandis que plusieurs bataillons passaient devant nous, marchant vers l'arrière. « Sans cadence, marche! » Nous aussi, on battait en retraite.

     On fit une halte dans la forêt qui domine Baccarat. On entendait alentour les cris des conducteurs de chevaux de l'artillerie. Plusieurs batteries chargées de bagages passèrent devant nous, se dirigeant vers l'arrière. Un ordre retentit: «La 1re compagnie du 112" forme l'arrière-garde !» Nous avons alors compris que cette région, dont la conquête avait coûté la vie à des milliers de soldats, allait être évacuée. On se mit en mouvement après avoir vu défiler devant nous l'ensemble des formations. L'idée de me dissimuler ici en attendant l'arrivée des troupes françaises bourdonnait dans ma tête. Mais la discipline était trop stricte et me dissuada de le faire. Et puis peut-être les Français m'auraient-ils abattu, de rage, en découvrant leurs villages pillés et détruits. Je suivis donc les autres. Comme on traversait la Meurthe sur le pont de Baccarat, on vit des pionniers affairés 

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à le miner. A peine avions-nous quitté Baccarat que le pont sauta dans un effroyable vacarme.     Nous avons poursuivi notre route vers l'arrière durant vingt kilomètres environ; puis on fit une halte dans un village, où l'on reçut du pain et du café. Munis d'outils, on se rendit ensuite sur une hauteur située devant le village. Là, on creusa une tranchée. On se réjouissait déjà à l'idée de pouvoir y rester à l'abri quelque temps. On entendait au loin les boum! boum! incessants de l'artillerie française. Apparemment ils ne s'étaient pas encore aperçus de notre retraite et ils bombardaient nos positions abandonnées. A la tombée du jour, l'ordre nous fut à nouveau donné de nous préparer à partir. On attendit, debout. Qu'allait-il se passer? Allions-nous vers l'avant ou vers l'arrière? On entendit, derrière nous, des troupes s'approcher. C'était un régiment de réserve, qui allait nous relever. On continua durant toute la nuit notre marche vers l'arrière. Le lendemain matin au petit jour, on traversa Avricourt, village-frontière entre la France et la Lorraine. On prit nos quartiers dans diverses granges. Les six jours suivants, on traversa à pied toute la Lorraine, en passant par Mërchingen, Remilly, Metz et Vionville. A Metz, on entendit à nouveau au loin le grondement du canon; vers le soir, il était devenu très proche. Brrr, la chair de poule nous glaça le dos;et la peur du lendemain nous envahit.

        On passa la nuit à Vionville. Je dénichai une botte de paille que je traînai dans une épicerie pillée, et me couchai dessus, à côté de mon camarade Gautherat. L'alarme fut donnée avant le jour. En quelques minutes, tous" furent tirés de leur sommeil, prirent leur sac et se précipitèrent dehors le fusil à la main pour former les rangs. On reçut un gobelet de café brûlant et un morceau de pain de campagne rassis. A peine avions-nous fini de manger que l'on se mit en route. Le matin s'annonçait inamical, pluvieux et brumeux. On marchait depuis une heure environ lorsque l'ordre fut donné de se déployer. La brume se dissipa, et le soleil apparut. Une forêt se trouvait à près de quatre cents mètres devant nous. C'est là qu'on se dirigeait. Des balles tirées du bois commencèrent à claquer et nous sifflèrent aux oreilles.

      « En avant, marche, marche, à l'assaut !» criaient les officiers. Nous avons couru vers les arbres, le corps courbé en avant. Quelques hommes tombèrent.Tching, boum…boum, c'était les shrapnels, et sacrément bien visés.Satanés canons de 75 !Les Français battirent en retraite. On occupa la forêt. Nous avons continué à progresser sur une étroite prairie, enfoncée entre deux forêts. Un peu à l'écart, le médecin du bataillon, un très gros homme, nous criait sans cesse que le fort de Maubeuge était tombé; vraisemblablement pour nous donner du courage. Tching, boum, des shrapnels explosèrent. On accéléra l'allure pour sortir de la zone dangereuse. A ce que l'on disait, le médecin de bataillon venait d'être tué.

     En sortant du bois, on fut accueillis par un feu d'infanterie nourri qui venait d'une petite forêt de sapins située sur une hauteur en face de nous. On se précipita à nouveau dans la forêt puis, après avoir rampé jusqu'à la

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   lisière, on ouvrit violemment le feu contre le petit mur de sapins. Les tirs français faiblirent puis cessèrent tout à fait. On s'avança et on prit possession du lieu. Les Français s'étaient volatilisés. Le soir tombait; on dut enterrer les Français morts qui se trouvaient dans le bois. C'était tous de vieux soldats, âgés d'environ quarante ans. Ces pauvres hommes, sûrement tous des pères de famille, me firent énormément de peine. Même avec la meilleure volonté, il était impossible de creuser des tombes décentes; sous trente centimètres de terre à peine, on attaquait la roche calcaire. On les coucha là quand même, et leurs corps arrivaient juste à la hauteur du sol. On les recouvrit d'un peu de terre. Cette triste besogne terminée, personne ne se préoccupa de déterminer leurs noms ou de mettre en place des signes distinctifs. Ces malheureux allaient, c'était certain, se retrouver sur la liste des disparus. 

        Nous avons passé la nuit dans le petit bois. Un vent froid soufflait, avec des averses, si bien que l'on fut trempés et grelottants. Pourquoi? Pour qui? Une rage impuissante me gagna. Mais en vain. Claquant des dents, proche du désespoir, je me tenais accroupi sur quelques branches de sapins qu'en tordant j'avais ramené au sol. J'étais là, hagard, dans la nuit, pensant à mon village, à ma famille et à mon lit. Une mélancolie terrible me submergea à l'évocation de mon pays, de mes êtres chers, et je ne pus m'empêcher de pleurer. Les reverrais-je un jour ? C'était peu probable. La fin de la guerre? Il était insensé d'y croire. Puis une pensée me traversa l'esprit: mon village existe-t-il encore, est-ce que mes parents vivent toujours, où sont-ils? Je n'ai reçu, depuis le début de la guerre, qu'une seule lettre de là-bas, datée de début août. Que de choses ont pu se passer depuis … Si près de la frontière! Peut-être que tout a été bombardé, que tout a brûlé, que ma famille a fui. Il me fut impossible de dormir. Je me levai, allai çà et là devant moi, battai des bras contre mes flancs pour me réchauffer un peu. Le matin s'annonça enfin. Le jour se leva. Une tasse de café chaud m'aurait fait tellement de bien! Mais la roulante ne vint pas, rien.    On marcha en direction du village de Flirey. Le massacre des lapins et des poules recommença. Tout fut dévalisé, comme si les habitants n'avaient pas été là. On ne vit pratiquement personne, car tous s'étaient cachés lors de notre arrivée. J'entrai dans une étable avec l'idée de traire un peu de lait de vache. Avec toutes les peines du monde, j'arrivai à récupérer un demi-litre.  Entre-temps, d'autres soldats pénétrèrent dans l'étable pour y chercher lapins et poulets. A ce moment-là, une porte s'ouvrit et un vieux paysan entra. En voyant le clapier et le poulailler dévastés, il mit ses mains sur sa tête, en s'exclamant: « Mon Dieu, mon Dieu! » Il me fit pitié et, honteux, je sortis de l'étable. A présent, chacun s'escrimait à faire cuire quelque chose. Les uns rôtissaient des lapins, d'autres plumaient des poulets, certains étaient en train de dévaster une ruche; après avoir renversé les paniers, ils raclaient le miel avec leur baïonnette, tout en écrasant une foule d'abeilles qui, dans ce matin froid, ne parvenaient pas à voler. D'autres encore
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secouaient les pruniers pour en faire tomber les fruits. Je ne pus m'empêcher d'en chercher une pleine poignée. Puis je déterrai quelques pommes de terre dans un jardin. Je les pris, les pelai, les mis dans ma gamelle, ajoutant un peu d'eau et de sel, et m'attelai à la cuisson. J'avais très envie d'un peu de miel; je m'en cherchai un peu et le mis dans le couvercle de la gamelle.Comme  mon eau commençait à chauffer, on reçut l'ordre de se préparer et de se mettre en route. Ils ne se posaient pas la question de savoir si on avait mangé ou pas; je dus me débarrasser de l'eau devenue chaude, gardant les pommes de terre dans l'espoir de les cuire à la prochaine occasion; je remis le couvercle sur ma gamelle, et me mis en route; on sortit du village pour se porter à la rencontre des Français. _

  On traversa le bourg d'Essey. A peine l'avions-nous dépassé que la rengaine recommença. On essuya le tir de shrapnels français. Heureusement ils passèrent au-dessus de nous. Bientôt, un faible feu d'infanterie partit de la forêt d'en face, et quelques-uns furent touchés. Notre artillerie commença à bombarder la forêt. L'infanterie française se retira et on put occuper le bois. Celui-ci était traversé par une étroite prairie large d'environ deux cents mètres. Un talus de chemin de fer, dont nous prîmes possession, la traversait tout du long. Soudain, venant du bois d'en face, un important tir d'infanterie nous surprit. Le réserviste KaIt, qui se trouvait à mes côtés, fut touché et dégringola le long du talus. Plusieurs autres connurent le même sort. Appuyés sur les rails, on commença à tirer vers la forêt. On n'arrivait à voir aucun Français. Mais bientôt leur tir fut si nourri qu'aucun de nous n'osa plus lever la tête. Les tirs français ne cessèrent qu'après un sévère bombardement d'artillerie.   Près d'une heure plus tard, on donna l'ordre à un certain Bohn, qui faisait fonction d'officier, de fouiller la forêt avec quatre hommes ;j'eus la malchance d'être choisi. On pénétra le coeur battant dans le bois, au risque d'être descendu à chaque instant. On se glissa prudemment entre les basses branches des taillis touffus, jusqu'à un sentier, d'où nous apparut l'autre bout de la forêt. On ne vit aucune trace des Français. On s'avança vers la laie, sous le couvert des arbres. Soudain, à vingt mètres du buisson où l'on se trouvait, je vis quelque chose de rouge. Je me mis en garde, après l'avoir signalé à mes camarades. Comme la tache rouge ne bougeait pas, on se • dirigea prudemment vers elle. Un Français assez âgé gisait à côté d'un trou d'obus; sa jambe lui avait été complètement arrachée à la hauteur du genou. Son moignon était enveloppé dans une chemise. Le malheureux était très

faible, le visage jauni par les pertes de sang. Je m'agenouillai à ses côtés, lui posai son havresac derrière la tête et lui donnai à boire de ma gourde. Il me dit merci et me fit comprendre à l'aide de ses doigts qu'il avait trois enfants à la maison. Ce malheureux me fit terriblement pitié, mais je dus le quitter, après lui avoir dit, en le montrant du doigt: «Allemands hôpital.» Il sourit faiblement et secoua la tête, comme pour me faire comprendre que ça n'en valait plus la peine. Bohn m'envoya, avec un autre soldat, annoncer que la
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forêt était libre. En passant près du blessé, je vis qu'il tenait un chapelet dans sa main et qu'il priait. Avec son autre main, m'indiquant sa langue, il me fit comprendre qu'il avait soif. Je lui donnai le reste de mon eau. Lorsqu'une demi-heure plus tard, avec le reste de la compagnie, nous sommes repassés là, il était mort, tenant toujours le chapelet dans sa main. Nous avons donc pris possession de la forêt; je me tenais à l'entrée du sentier, regardant la région vallonnée qui s'étendait devant nous. Soudain, à environ cinq cents mètres de distance, j'aperçus un Français. Dès qu'il me vit, il se jeta au sol; je vis aussitôt monter le nuage de fumée de son coup de feu, la balle claqua dans le sol, à un mètre de moi. Je me cachai aussitôt dans les arbres, cherchant à creuser un trou où m'abriter. Mais il y avait un tel enchevêtrement de racines dans le sol que cela fut impossible. Une salve claqua et les balles crépitèrent à travers le bosquet en siffiant. Puis on entendit salve sur salve. On eut vite des morts et des blessés, car nous étions complètement à découvert. Mundinger, mon chef de chambre, reçut une balle dans l'artère du bras, si bien que le sang se mit à jaillir de sa manche comme d'un tuyau. Je lui fis un garrot au-dessus de sa blessure et, après lui avoir coupé la manche de son uniforme avec mon couteau, je pansai sa plaie. Avec un camarade, nous l'avons emmené vers l'arrière pour sortir de la zone de tir. A présent, c'était l'artillerie lourde du fort de Toul qui nous envoyait ses pains de sucre. Ils passèrent en gargouillant au-dessus de nous et explosèrent à l'arrière, dans la forêt, avec un bruit terrible. Comme on atteignait le talus du chemin de fer où gisaient encore nos morts de la matinée, je voulus que l'on poursuive notre chemin vers Essey en marchant sur la voie ferrée. Mais le blessé insista pour marcher sur la route qui passait non loin de là. Je ne voulus pas le contrarier et nous gagnâmes la route.   A peine avions-nous fait quelques pas qu'un de ces gros obus s'abattit sur les rails dans un vacarme étourdissant. De la terre, des éclats, des pierres et des morceaux de voie ferrée volèrent par-dessus nos têtes et on fut enveloppés de fumée et de poussière. Par chance, personne ne fut blessé. Si on avait suivi mon conseil, nous aurions été déchiquetés tous les trois. Le blessé qui, quelques instants auparavant, s'écroulait de faiblesse, courait à présent si vite que j'arrivais à peine à le suivre. Mais, finalement, il s'effondra dans un pré. Comme le soir tombait, on arriva à Essey, où l'on amena notre blessé chez le médecin. Comme je n'avais pas envie de retourner au front, je décidai de passer la nuit dans le village. Je me dirigeai vers une femme pour lui demander quelques pommes de terre. Je lui en donnai deux nickels; elle me regarda stupéfaite. Il n'avait pas dû lui arriver souvent que des soldats allemands lui donnent de l'argent, pour ce qu'ils prenaient sans façon. Sur ce,je me fis un petit feu dans la cour de la ferme et me mis à cuire les pommes de terre. La femme m'apporta encore un litre de lait. Comme je voulais la payer, elle refusa l'argent, me faisant signe de boire tranquillement. J'avais très faim et trouvai le repas savoureux. Je me couchai dans le foin de la
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grange pour passer la nuit. Ce fut un véritable plaisir de pouvoir dormir en sécurité, au sec et au chaud.    Je fus réveillé dans la nuit par le bruit des troupes qui battaient en retraite. Je me levai pour demander de qui il s'agissait. C'était mon bataillon. Vite, je passai mon havresac et me joignis à eux. On s'arrêta à environ un kilomètre derrière le village, sur une hauteur, et après avoir formé une ligne, on commença à creuser une tranchée. C'était un trayail difficile, car on ne voyait rien et, sous à peine trente centimètres de terre, on  rencontrait une dure couche de calcaire. Mais au lever du jour, on avait quand même réussi à creuser un mètre. Notre tranchée traversait une parcelle de vigne. Je ne pus m'empêcher de manger des raisins à demi mûrs. Suite à quoi j'eus des douleurs d'estomac et des coliques. La moitié des troupes eut la permission d'aller dormir dans la forêt qui se trouvait en retrait. C'était les derniers jours de septembre 1914.     Vers midi on nous distribua du courrier. Je reçus ma première lettre depuis l'occupation de mon village par les Français. Je fus heureux de lire que ma famille se portait bien et se trouvait toujours à la maison. Comme mon village se trouvait à huit kilomètres à peine du front, j'avais toujours craint que ses habitants ne l'évacuent 

    Le soir venu, nous avons dû reprendre position dans nos tranchées. Les Français attaquèrent durant la nuit et on tira dans le noir, sans rien pouvoir distinguer. Comme ils se trouvaient apparemment tout près de notre position, notre artillerie tira au plus près. Peu à peu la fusillade s'atténua. Au petit matin, comme les quatre hommes placés en avant-poste, dans un petit bout de tranchée à cinquante mètres devant nous, ne revenaient toujours pas, je fus envoyé avec un autre pour voir ce qui se passait. On fit le trajet en rampant. Nous les avons découverts morts tous les quatre, tenant encore leur fusil. Comme le prouvaient leurs blessures à la nuque et dans le dos, ils avaient été tués par les tirs trop rapprochés de l'artillerie allemande. Parmi eux se trouvait Sandhaas, un camarade de chambrée. On les laissa là et on retourna rendre compte en rampant.    Durant la  journée, la moitié des effectifs resta dans la tranchée, tandis que l'autre moitié allait un peu en arrière construire des abris pour les réserves. Il fit très chaud cet après-midi-là et on garda juste nos chemises et nos pantalons pour travailler. Un avion français, qui nous avait découverts à cause de nos chemises blanches, se mit à décrire des cercles au-dessus de nous. Puis il disparut et bientôt personne ne pensa plus à lui. Mais subitement on entendit des sifflements et huit obus éclatèrent juste à côté de nous. On entendit aussitôt d'horribles cris de douleur, car beaucoup furent touchés. La plupart s'enfuyaient dans tous les sens. Pour ma part, je me terrai tant bien que mal dans un des trous qui venaient de se former. La seconde salve vint très vite. Un des obus éclata sur le tas de terre situé au-dessus de moi. Un autre explosa à côté, juste sur les faisceaux, en pulvérisant un grand nombre de fusils
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    Je me mis à courir à travers les arbres aussi vite que mes jambes le permettaient, tenant mes mains devant mon visage. Déjà la troisième salve explosait derrière moi. J'atteignis bientôt un talus de chemin de fer, et me réfugiai dans un passage aménagé dessous, dans lequel se trouvaient déjà quelques camarades. Après que le feu eut cessé, on retourna lentement vers le chantier. Les corps déchiquetés offraient un horrible spectacle. Un de mes bons camarades, Kramer, avait le ventre déchiré et ses intestins pendaient à 1'extérieur. Il me pria, me supplia de 1'achever, car il ne pouvait plus supporter la douleur. Il me fut impossible de lui obéir, avec la meilleure volonté. Le médecin du bataillon arriva alors, pansa d'abord le capitaine qui avait le pied arraché; puis il ausculta Kramer, remit les intestins en place, cousut la plaie, et nous donna l'ordre d'évacuer le blessé. On fit de quelques planches une civière, sur laquelle on disposa des manteaux et des toiles de tente; on souleva le blessé avec précaution, pour le poser sur la civière, puis on le transporta vers l'arrière, d'où il fut aussitôt évacué en ambulance. Il m'écrivit deux mois plus tard pour me dire qu'il était complètement guéri, car ses intestins n'avaient pas été touchés; seuls la peau et le gras du ventre avaient été déchirés …

  La nuit suivante, ce fut mon tour d'aller chercher la nourriture. On marchait à plusieurs sur un sentier forestier. Soudain, une balle brisa en deux le petit socle en cuivre sur lequel était fixée la pointe de mon casque; deux centimètres plus bas, on n'aurait plus jamais entendu parler de moi! D'autres troupes nous relevèrent la dernière nuit de septembre et on se mit en marche vers l'arrière, vers Metz, à trente-cinq kilomètres de distance. On atteignit la ville à la pointe du jour et on nous fit prendre nos quartiers dans une salle de cinéma, à Longeville. On nous laissa dormir trois heures puis on dut nettoyer nos fusils et participer à une prise d'armes. En ce qui me concerne, je préférai m'octroyer une journée agréable, aussi sautai-je dans un tram pour me diriger vers la ville. J'avais une envie terrible d'un bon déjeuner, car l'éternel ordinaire de la roulante me dégoûtait. Je trouvai la nourriture si bonne que je mangeai à trois reprises, dans trois restaurants différents. Puis je me rendis dans une pâtisserie pour déguster un café au lait et un gâteau. Après cela je visitai la ville, surtout la belle cathédrale, avant de m'acheter encore une tablette de chocolat et du saucisson; je regagnai ma compagnie vers le soir. L'adjudant m'enguirlanda: «Où étiez vous donc aujourd'hui ?» Je lui répondis tranquillement: « J'ai visité Metz.» Des soldats nous furent envoyés ce jour-là d'Allemagne, pour combler les gros trous des effectifs. Parmi eux se trouvait Auguste Zanger, de Strueth. Avant la guerre, nous étions bons amis. Ces retrouvailles nous réjouirent beaucoup. On alla aussitôt trouver l'adjudant pour lui demander d'être affectés dans le même groupe, et il fit le nécessaire

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                             Vers le nord de la France, octobre 1914 

    Le jour suivant, le 2 octobre 1914, embarqués dans un train, on longea la Moselle jusqu'à Trèves. Une belle promenade à travers l'Eifel. On passa à Aix-la-Chapelle, puis on se rendit dans le nord de la France après avoir traversé la jolie Belgique en passant par Liège, Bruxelles et Mons. C'est un très beau pays, très riche, avec une grosse industrie et beaucoup de mines. TI est sillonné d'un grand nombre de voies ferrées et de canaux. C'est là que je vis des moulins à vent pour la première fois. La population nous regardait de manière tout à fait hostile, ce qui ne m'étonnait guère. On fut débarqués entre Valenciennes et Douai et on pénétra dans la ville de Douai qui venait juste d'être évacuée par les Français. On prit nos quartiers dans une caserne de cuirassiers. Notre commandant de régiment nous tint un discours dans la cour de la caserne, disant que nous avions à présent la pire partie de la guerre derrière nous car nous n'avions dorénavant à faire face qu'à des Anglais et des Noirs. Cette affirmation allait vite être démentie .. .

   On quitta Douai, progressant à travers une belle et riche région. Des mines de charbon, des sucreries, des villes, des villages, des cités ouvrières, tout se juxtaposait. Les routes secondaires étaient presque toutes pavées. C'est dans la région de Richebourg que l'on eut notre premier contact avec des Anglais. On devait ramper vers eux en avançant dans un fossé très sale. Comme celui-ci tournait à un moment dans les champs, on dut sauter pardessus le chemin pour retrouver le fossé de l'autre côté. Les Anglais eurent vite fait de nous repérer. Et dès que l'un de nous tentait le saut, il recevait aussitôt une grêle de balles. Plusieurs morts gisaient sur le chemin; les cinq derniers à avoir sauté avaient tous été tués. C'était mon tour à présent. Comme j'allais au-devant d'une mort certaine, je refusai, malgré les cris de mes supérieurs. Un sous-officier me donna expressément l'ordre de sauter. Je lui répondis froidement qu'il n'avait qu'à me donner l'exemple, mais il n'en eut pas le courage. Et on resta là, à plat ventre, jusqu'à la tombée de la nuit.

  Le lendemain matin, au lever du jour, on attaqua Richebourg et les Anglais durent battre en retraite. Mis à part leurs blessés, on ne fit aucun prisonnier. Dans presque toutes les maisons, on pouvait passer à table car les Anglais nous avaient fait la cuisine … Un cochon cuisait dans un grand                         44

chaudron et on se le partagea. Partout dans les champs on voyait des corps de cavaliers allemands et leurs hevaux, tués lors d'accrochages. Dans la soirée, on forma une ligne devant le village; on dut s'enterrer dans des trous  de protection pouvant contenir jusqu'à quatre hommes. Vers minuit, Zanger, un volontaire de dix-huit ans et moi-même avons été envoyés aux avant postes. On se tenait accroupis dans un trou, près d'un champ. J'observai droit devant, les deux autres à droite et à gauche. On entendit soudain des pas sur notre gauche. Trois silhouettes émergèrent de l'obscurité. On en prit chacun une dans le collimateur. Les deux jeunes soldats voulaient tirer tout de suite et j'eus du mal à les en empêcher car, après tout, on ne savait pas s'il s'agissait d'Allemands ou d'Anglais. Je les laissai s'approcher à une dizaine de mètres, le doigt sur la détente et leur criai: «Halte! le mot de passe! » Ils bondirent de frayeur. Mais ils donnèrent aussitôt le bon mot de passe. C'était trois hommes de ma compagnie qui tenaient l'avant-poste sur notre gauche. Après avoir été relevés, ils s'étaient perdus dans le noir. On se réjouit beaucoup de ne pas avoir tiré. La relève vint peu après.      Comme je dormais depuis quelque temps dans mon trou, le guetteur revint en courant nous annoncer que les Anglais arrivaient. Une fusillade enragée se déchaîna. Nos jeunes soldats tiraient toutes leurs munitions aussi vite qu'ils le pouvaient. Comme je ne pouvais voir ni entendre aucune trace des Anglais, j'économisais les miennes. Une patrouille fut envoyée à l'aube pour dénombrer les cadavres anglais. Mais que trouvèrent-ils? Deux vaches et un veau! Voilà une attaque qu'il était évidemment facile d'enrayer. Chacun dut ensuite montrer les munitions qui lui restaient et les gradés injurièrent copieusement ceux qui n'en avaient plus. La moitié de nos effectifs fut détachée de notre formation pour aider le 114" régiment. Notre position était très affaiblie. De plus, un grand nombre d'entre nous étaient allés au village pour chercher du ravitaillement.    Soudain, l'artillerie anglaise commença à nous bombarder violemment. Des obus et des shrapnels explosèrent en grand nombre, semant la mort et la désolation. On vit bientôt des lignes de fantassins anglais s'approcher de nous par bonds. On les prit sous un feu nourri. Mais comme ils étaient bien plus nombreux, on dut battre en retraite. Plus d'un fut abattu avant d'atteindre les maisons du village. Les shrapnels anglais éclataient au dessus de nous tandis qu'on se retirait au pas de course dans un canal d'écoulement planté de troncs de saules. Un shrapnel éclata, décapitant la partie supérieure du tronc mort d'un saule. La peur et le fracas me firent me jeter de tout mon long dans le fossé boueux; mais je me levai très vite pour quitter la ligne de tir.

   Les Anglais occupèrent le village, mais ne tentèrent pas de nous poursuivre. On s'enterra à nouveau, restant ainsi durant quelques jours face à  l'ennemi. On devait être très prudents, car les tommies, comme on appelait les soldats anglais, étaient bons tireurs. Dès que l'un de nous se montrait, il écopait de la ferraille. Nous fûmes relevés et envoyés au repos dans le village
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de Douvrin. Le carnage des poulets, lapins et cochons recommença aussitôt. Toute chose comestible ou buvable fut réquisitionnée. Notre détachement était cantonné dans une école. De l'autre côté de la rue, face à nous, se trouvait un grand magasin de vins et spiritueux. Les officiers y firent placer une sentinelle, pour empêcher la troupe d'y pénétrer et, bien entendu, avec l'idée de tout garder pour eux. On remarqua que le soldat de garde descendait souvent à la cave. Il finit par être tellement ivre qu'il s'affaissa contre la porte et s'endormit. Profitant de la situation, Zanger et moi cherchâmes plusieurs litres d'anisette. Et bientôt, comme une nuée de moineaux, tout le  monde envahit la cave; le soir venu, il ne resta pas grand-chose pour les officiers.

    Le troisième jour, vers midi, on reçut l'ordre de se remettre en route. On alla d'abord à l'église, où se rassembla tout le régiment. Comme celle-ci était bondée, plusieurs compagnies s'installèrent dehors. Un aumônier militaire nous fit un bref sermon et nous donna à tous l'absolution. On repartit, traversant plusieurs villages désertés par leurs habitants. On atteignit un canal; le pont qui le traversait avait été détruit. Une péniche chargée de charbon se trouvait à proximité. A l'aide de longues perches, elle fut poussée en travers du canal afin de joindre les deux berges et de nous permettre le passage. On continua notre marche et, à la tombée dujour, on fit halte dans un champ de betteraves pour passer la nuit. Personne ne se doutait que ce serait la dernière pour un grand nombre d'entre nous. Comme il faisait froid, on se réjouit de repartir avant l'aube. Des rangées de maisons émergèrent bientôt de l'obscurité. C'était le village de La Bassée. 

       Dans les jardins, des soldats travaillaient à la construction d'abris. Une voix s'éleva dans la nuit: «C'est quel régiment?» On répondit: «Le 112".» « Quelle compagnie ?» «La première. » Alors un des soldats qui travaillait demanda: «Est-ce que Zanger est là?» Comme on lui dit que oui, il vint en courant. Les deux frères se serrèrent dans leurs bras en pleurant. Quelles retrouvailles! On pleurait tous les trois, car cela faisait bien longtemps qu'aucun de nous n'avait reçu de nouvelles du pays. Charles nous accompagna à l'autre bout de la petite ville, où il nous quitta. On reçut peu après l'ordre de faire halte. 

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                       Attaque de Violaines, 22 octobre 1914                                           

 

      En pleine nuit, on dut former des lignes de tirailleurs dans les champs. Puis on avança. Comme le jour se levait peu à peu, on aperçut des maisons et des arbres fruitiers. C'était le village de Violaines. On mit la baïonnette au canon et on se précipita vers le village au pas de charge. Au lieu de rester tranquilles, nos jeunes soldats crièrent hourra, comme ils l'avaient appris à l'exercice. Les Anglais du village furent alertés par ces cris. Bientôt, quelques balles claquèrent. Une minute plus tard, c'était de chaque fenêtre, de chaque porte, de chaque haie et de chaque mur que les balles crépitaient.

  Une des premières toucha au ventre mon voisin, un paysan d'Ensisheim. Il s'écroula en poussant un cri terrible. Auguste Zanger se tourna vers moi et s'écria: « Nickel, t'es touché?" Au même moment, trois balles transpercèrent son sac et ses gamelles, mais sans le toucher. Son voisin tomba, touché à l'épaule. On se précipita derrière une haie d'épineux, s'aplatissant tant et plus. Les Anglais nous prirent sous un feu terrible; plusieurs de nos camarades furent tués. Comme d'autres lignes de tirailleurs arrivaient, on se joignit à elles pour traverser la haie et passer à travers les jardins à l'assaut des maisons. Ce faisant, plus d'un fut touché. Comme nous étions nombreux, les Anglais se replièrent. On sauta entre les maisons pour rejoindre la route et on put attraper un Anglais qui était en train d'escalader le mur d'enceinte de l'église. Comme les balles sifflaient autour de nous, on fut obligés de chercher un abri entre les maisons. L'Anglais crut qu'on voulait le passer par les armes, mais on lui fit comprendre qu'on ne lui voulait pas de mal, ce dont il nous sembla très reconnaissant. Il voulut même nous donner son argent, mais on ne l'accepta pas. Un lieutenant nous força à continuer notre progression. Plus bas, sur la route, se trouvait une voiture de munitions anglaise, sous laquelle était couché un tommy qui tirait autant qu'il pouvait sur les Allemands venant de l'autre côté du village. Je le touchai par-derrière du bout de ma baïonnette. Il se retourna, et sembla très effrayé; mais au lieu de se rendre, il voulut se jeter vers l'avant de la voiture pour s'enfuir. On lui cria de s'arrêter, mais il continua. Alors, le tambour Richert, de Richwiller, l'abattit. Un peu en arrière se trouvait dans le fossé un canon à barillet anglais, qui nous avait déversé une pluie d'obus. Quelques coups bien placés abattirent ses servants. Le régiment se rassem

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bla, puis passa à l'assaut d'une tranchée anglaise, située à trois cents mètres environ derrière le village. Un terrible tir de mitrailleuse et d'infanterie nous accueillit. Des obus et des shrapnels éclatèrent parmi nous. Malgré nos très lourdes pertes, on prit la tranchée. Certains Anglais levèrent les bras pour se rendre, d'autres s'enfuirent. Mais sur les champs plats et découverts, ils furent presque tous abattus. Pour échapper au tir d'artillerie, Zanger et moi avions pris en charge un blessé pour le ramener au village où nous l'avons confié aux médecins. On se cacha ensuite dans une cave où

toutes sortes de vivres avaient été stockées par les habitants de la maison. Dans un coin se tenaient une femme et une jeune fille d'une vingtaine d'années, tremblantes de peur lorsqu'elles nous virent. On leur fit comprendre par signes qu'elles ne devaient pas être effrayées. Et on passa ensemble trois journées très agréables. On installa un poêle dans la cave, dont on fit rail, et les deux femmes purent ainsi 'nous faire cuire les poulets et les lapins que l'on cherchait le soir venu dans le village. Celui-ci était continuellement bombardé par l'artillerie anglaise. Notre maison fut touchée à plusieurs reprises et, une fois, des briques dévalèrent même les marches de la cave. Le troisième jour, dans la soirée, on entendit des pas résonner sur les marches. C'était un lieutenant, l'officier adjoint du régiment. «Bande de sales tire-au-flanc, sortez de là immédiatement », nous hurla-t-il. On rangea nos affaires; la jeune fille, qui s'appelait Céline Copin, nous donna quelques médailles de la Vierge Marie en souvenir, et on sortit de la cave.

   Une soixantaine d'hommes, qui s'étaient tous cachés dans des caves, se trouvaient sur la route. L'officier adjoint nous emmena devant le colonel. Celui-ci nous tint un terrible sermon de réprimande, ce qui nous laissa complètement indifférents. Notre régiment avait entre-temps progressé de cinq kilomètres et il occupait le village de Rue-du-Vert. On apprit alors que la bataille de Violaines avait coûté la vie à une centaine de soldats de notre compagnie. Plus des deux tiers des effectifs! Comme on avait reçu des renforts d'Allemagne, on rencontra beaucoup de visages inconnus. On passa la nuit dans une grange. Notre nouveau commandant de compagnie fit un discours que j'ai gardé très précisément dans ma tête: «Je suis le capitaine Nordmann, j'ai pris la direction de la ter compagnie du 112e• J'exige que chacun fasse son devoir. Celui qui ne le fait pas, que le diable l'emporte! Rompez les rangs! »    Le lendemain matin, alors qu'il faisait encore sombre, on se répartit en groupes et on se dirigea à couvert vers une ferme, qui se trouvait à environ deux cents mètres du village. De là, on devait, par groupes de huit, courir à travers champs en direction de quelques saules et s'enterrer. On ne savait pas où se trouvaient les Anglais. Le premier groupe s'élança. Aussitôt les balles commencèrent à claquer. On vit trois hommes tomber. Les autres se réfugièrent derrière une meule de paille. C'était à présent au tour du second groupe de s'élancer, et Zanger et moi en faisions partie. Il m'est impossible 

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de décrire les sentiments qui m'habitaient lorsque je commençai ma course. Cette terrible nécessité d'obéir … Aucune contradiction n'était possible. Un rapide signe de croix et c'était parti. A peine nous étions-nous élancés qu'on entendit bourdonner les balles autour de nous, comme un essaim d'abeilles. Celui qui courait devant moi tressauta, jeta les bras en l'air et s'abattit sur le dos. Un autre s'écroula face contre terre. Je bondis derrière la meule pour me protéger et je vis alors que le sergent Luneg était le seul survivant du premier groupe. On se jeta contre le sol, enfonçant notre visage dans la terre tendre des champs. Tous les occupants des tranchées anglaises faisaient feu sur nous. Les balles ricochaient alentour, la terre était projetée au-dessus de nous. 

   Une mitrailleuse anglaise se mit en branle. Les balles sifflèrent et, l'un après l'autre, les hommes du groupe furent cloués au sol, morts. Je me dis que ma dernière heure avait sonné et, pensant aux êtres qui m'étaient chers, je me mis à prier. Zanger, qui était couché à côté de moi, me dit :« On ne peut pas rester ici. » Il se redressa un peu, vit à environ cinquante mètres de nous un chemin à travers champs, bordé de fossés. On se leva d'un bond pour se précipiter vers cet abri salvateur. Les Anglais eurent beau déclencher un feu d'enfer contre nous, on arriva indemnes dans ce fossé. Peu après, notre chef de groupe, le sous-officier Kretzer, put nous rejoindre. Comme à cet endroit, le fossé n'était pas profond, on rampa jusqu'à quelques trous de protection qui avaient été abandonnés par les Anglais. Le sergent Kretzer reçut une balle dans les reins tandis qu'il rampait; il put juste me dire «Saluez de ma part. .. » avant de mourir. Zanger et moi étions dorénavant les seuls survivants de notre groupe. Comme le reste de la compagnie avait pu observer notre sort depuis la ferme, personne n'osa plus s'avancer sur le champ; et nous sommes restés ainsi toute une journée allongés dans nos trous de protection.    
                     Les Anglais soumirent pendant ce temps le village à un tir d'artillerie, mais aucun projectile n'éclata près de nous. Alors que l'on s'apprêtait, le soir venu, à rejoindre notre compagnie, celle-ci vint prendre position à l'endroit prévu le matin. Tous furent très étonnés de nous trouver encore vivants. On dut s'aligner et creuser une tranchée. Chacun s'activa aussi vite qu'il put pour se réfugier dans la terre, car des balles anglaises sifflaient régulièrement dans le noir. Il commença à pleuvoir; ayant trouvé une toile de tente anglaise imperméabilisée, je la mis sur mes épaules. Quand le trou fut assez profond, je partis chercher pour Zanger et moi-même deux gerbes de paille sur la meule voisine pour dormir dessus. En chemin je butai à deux reprises sur des cadavres. Après avoir un peu dormi dans le fossé, je me réveillai; j'avais froid et sentis que j'étais allongé depuis quelque temps dans l'eau que la pluie tombant à verse avait accumulée dans le fossé. 

         Le sergent Hutt vint nous trouver. Nous devions, Zanger, moi et deux autres, aller enterrer le sous-officier Kretzer, qui avait été un ami de Hutt. Nous avons cherché longtemps son corps dans la nuit noire. On dégagea à la

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pelle la terre collante et mouillée; on enveloppa le mort dans la toile de tente que l'on avait détachée de son sac, on le coucha dans sa tombe à peine profonde de trente centimètres, puis on l'ensevelit. On pensait avoir terminé. Zanger tâtonna avec ses mains pour vérifier que Kretzer était bien enterré. Mais la pointe de ses bottes et son nez sortaient encore de terre; on les recouvrit. Zanger prit la baïonnette du mort, la fixa de travers dans son étui, formant ainsi une croix qu'il planta à la tête de la tombe. A peine avions-nous rejoint notre tranchée que l'on reçut l'ordre d'avancer en silence. On atteignit un vallon couvert de roseaux. Le temps de se faufiler à travers les arbustes et on fut trempés jusqu'aux os. La pluie tombait sans arrêt. Un ordre fut donné: «Halte! Tout le monde s'enterre !>> Zanger et moi creusâmes rapidement un trou. Lorsqu'on eut terminé, on dut le refaire dix mètres en avant, car nous n'étions pas alignés. 

     Lorsque le jour se leva, je jetai un coup d'oeil prudent du côté des Anglais, et vis leur tranchée à cent cinquante mètres devant nous environ. Lorsqu'ils aperçurent les tas de terre devant eux, ils tirèrent dessus un certain temps comme des fous. Alors que le tir faiblissait un peu, je vis qu'un des jeunes soldats, qui occupait avec deux autres le trou voisin, regardait prudemment en direction des Anglais. Je lui criai de se baisser, il obéit. Mais sa curiosité l'emporta. Au bout de quelque temps, il voulut jeter un nouveau coup d'oeil. A peine sa tête fut-elle visible qu'il fut atteint en plein front et s'écroula, mort. Les deux camarades cherchèrent alors à se débarrasser de son corps car il n'y avait guère de place dans le trou. Ce faisant, un des deux se redressa un peu trop et fut touché dans le dos. Il retomba mort dans le trou et le cadavre de l'autre s'affala sur lui. Il y avait à présent deux morts et un vivant dans le trou.    Les Anglais nous bombardèrent avec des shrapnels, mais il n'y eut pas de blessé. Il était très ennuyeux de rester ainsi accroupi toute une journée. Notre abri était creusé dans un champ de betteraves fourragères. Pour passer le temps, je mis ma baïonnette au canon, puis après avoir piqué une betterave, je la ramenai dans le trou, la plantai sur ma baïonnette, mis mon casque dessus et levai précautionneusement cette tête fictive. Ma betterave et mon casque furent très vite transformés en passoire. La nuit suivante, on fit se rejoindre nos trous de protection en confectionnant une tranchée ininterrompue. Le 3e bataillon vint nous renforcer au petit matin. Puis l'ordre nous fut donné d'attaquer les positions anglaises. Une entreprise insensée! Les officiers nous firent sortir de la tranchée revolver au poing. Dès qu'ils nous aperçurent, les Anglais commencèrent à nous tirer dessus, avec toute l'intensité possible. Beaucoup d'entre nous tombèrent et le reste fit demi-tour pour rejoindre la tranchée en courant. Les blessés graves restèrent au sol; certains poussèrent des râles et des plaintes jusqu'au soir, jusqu'à ce qu'ils meurent eux aussi. Deux jours plus tard, après avoir reçu de nouveaux renforts, on attaqua une nouvelle' fois et on atteignit la tranchée anglaise au prix de lourdes pertes. Mais il fut impossible d'y pénétrer car les

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Anglais se tenaient là au coude à coude, nous abattant tous. Il ne nous resta pas d'autre solution que de rejoindre notre tranchée aussi vite que possible. Le terrain séparant les deux tranchées était jonché de morts et de blessés que personne ne pouvait secourir. Zanger et moi sommes sortis à nouveau indemnes de cet enfer. 

   Les jours suivants, on resta tranquillement face à face. Le bruit circula que la tranchée anglaise était occupée par des Noirs hindous. Et effectivement,  on voyait çà et là un turban, leur coiffure traditionnelle. Comme on se méfiait d'eux, la moitié des nôtres étaient de garde la nuit. Alors qu'il faisait nuit noire, un hindou sauta dans notre tranchée et leva les mains en l'air. Personne ne l'avait entendu venir. Il nous indiquait sans cesse la direction des Anglais en nous mimant de sa main le geste de trancher la gorge. On alla chercher un engagé qui comprenait l'anglais et l'hindou nous dit que lui et  ses camarades détestaient les Anglais et que tous voulaient nous rejoindre pour les combattre. On le crut et nous le laissâmes repartir «chercher ses camarades », Nous sommes restés à guetter le moindre bruit dans la nuit, nous demandant s'ils allaient vraiment revenir. Mais lorsqu'on entendit un éclat de rire retentissant, on comprit qu'il nous avait bel et bien possédés …

Le lendemain, notre artillerie voulut bombarder la tranchée ennemie, mais son tir était trop court. Le premier obus éclata en plein dans nos lignes. Trois soldats furent déchiquetés et leurs morceaux projetés très haut en l'air. Voyant cela, les hindous rirent et braillèrent de joie. Le deuxième obus explosa quelques mètres derrière la tranchée. On nous dit alors: «La croix de fer à celui qui se porte volontaire pour retourner au village informer la  batterie que ses tirs sont trop courts  . Il n'y eut qu'un seul volontaire, le 1re  classe Himmelhahn. Il se mit à ramper dans un canal de drainage qui n'était cependant pas assez profond pour l'abriter. A peine avait-il parcouru cinquante mètres que les hindous le découvrirent. Plusieurs coups de feu claquèrent. On vit des jets de boue s'élever à côté de lui. Il resta couché là, sans bouger. Lorsque le soir venu on le traîna à nouveau dans la tranchée, on constata à la lueur des lampes de poche que deux balles l'avaient transpercé. On l'ensevelit dans un trou d'obus, derrière notre tranchée.

    Six fusils manquèrent un beau matin, après une nuit pluvieuse. Les hindous s'étaient glissés jusqu'aux meurtrières, avaient subtilisé les armes qui s'y trouvaient et pris la fuite sans que les guetteurs ne remarquent quoi que ce soit.     On resta environ quinze jours dans ces tranchées sans être relevés. Comme il pleuvait souvent, elles furent remplies de boue et de saleté, à tel point que l'on restait souvent collé au sol. Nulle part un petit endroit sec, où l'on aurait pu s'allonger ou s'asseoir! Quant à nos pieds, on n'arrivait jamais à les réchauffer. Beaucoup de soldats souffraient de rhumes, de toux, d'enrouement. Les nuits étaient interminables. Bref, c'était une vie désespérante. Et chaque jour les shrapnels causaient des pertes. Chercher la nourriture de nuit était particulièrement dangereux, car l'endroit était tout

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plat et les guetteurs anglais arrosaient de temps en temps le terrain situé derrière notre tranchée.         Il fut enfin question de relève. Effectivement, le 122"régiment d'infanterie prit possession de la tranchée la nuit suivante. Nous nous mîmes alors en route vers l'arrière. Ce fut pour nous un beau sentiment de liberté que de sortir de la portée des fusils adverses. On fit une halte, on chercha notre nourriture à la cuisine roulante et, au lever du jour, on continua la marche vers l'arrière. '

         Beaucoup de cadavres anglais, tombés trois semaines plus tôt, se trouvaient encore sur le champ de bataille de Violaines. On vit plusieurs corbeaux installés sur eux, en train de prendre leur repas. Les tués allemands avaient, eux, tous été enterrés. On fut cantonnés dans la petite ville de La Bassée. L'état de désolation de la ville était indescriptible. On ne voyait aucun habitant. Tout était sens dessus-dessous, dans chaque maison et dans chaque pièce. Des habits, des chapeaux, des photographies, tout était entassé, pêle-mêle. La plus grande partie des meubles avait été mise en pièces .pour servir de combustible. On vit aussi de grandes quantités de livres et de brochures immorales traîner par terre. Je voulus me chercher, chez un chapelier, une casquette avec des oreillettes, pour me protéger un peu du froid dans la tranchée. Dans le magasin, c'était le même tableau: il y avait, sur le sol, une épaisseur d'un demi-mètre de casquettes, de chapeaux, de canotiers, de hauts-de-forme; et les soldats marchaient dessus avec leurs bottes sales. La maison voisine était un commerce de verres et de porcelaine. Tout le stock brisé recouvrait le sol et je fus incapable de voir quelque chose d'intact, hormis quelques petits verres à vermouth dans un coin. Dans un magasin de tissus, les soldats s'attaquèrent aux rouleaux d'étoffe pour se faire des bandes molletières.    On couchait à huit dans une chambre, près de l'église. On fut réveillés dans la nuit par un fracas terrible. La maison vibra comme lors d'un tremblement de terre. Mais le silence revint et on se rendormit. On comprit le lendemain matin la raison du vacarme: le clocher de l'église, qui avait essuyé auparavant quelques coups d'artillerie, s'était effondré. On resta trois jours à La Bassée, occupant notre temps à faire sécher nos habits, essayant de les rendre à peu près propres. Puis on retourna vers les tranchées. On se retrouva environ un kilomètre plus au nord. Les villages de Festubert et de Givenchi se trouvaient devant nous. Des hindous nous étaient à nouveau opposés, à environ quatre-vingts mètres. On eut bientôt quelques morts et blessés, tous touchés à travers les meurtrières. De l'autre côté, il y avait sûrement un hindou qui restait constamment en joue, tirant à chacun de nos mouvements. Zanger et moi, on se donna toutes les peines du monde pour débusquer ce gaillard. Mais on n'arriva pas à le localiser. Puis un soir, il neigea. Et à travers les meurtrières anglaises, on put voir la neige sur le mur du fond de la tranchée. Dès qu'un hindou nous observait depuis la meurtrière, la tache blanche disparaissait. Et ainsi on repéra

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l'emplacement du tireur. Je plaçai mon fusil dans la meurtrière, visai, mais ratai mon coup, car je vis la neige gicler juste à côté de la meurtrière anglaise. L'hindou disparut derrière son trou. On revit la tache blanche. Ce fut Zanger qui se mit alors à l'affût. La tache blanche disparut bientôt; ainsi l'hindou guettait à nouveau. Zanger tira et l'hindou disparut subitement. Il avait été touché. On fut dès lors un peu plus tranquilles.

    On reçut l'ordre d'attaquer la tranchée ennemie. Nos pionniers firent des sappes ou tranchées en zigzag, jusqu'à proximité immédiate des positions hindoues. Une nuit, je fus chargé, avec huit autres hommes, de couvrir les pionniers qui travaillaient devant. On se tenait à six mètres en retrait, prêts à tirer et les sens aux aguets. On ne voyait rien, on n'entendait rien. Soudain deux cris terribles éclatèrent dans la nuit; ils avaient été poussés par nos sapeurs. Nous avons ouvert le feu dans la nuit, en nous précipitant vers les deux hommes. Ils gisaient dans la sappe ; l'un était mort, l'autre grièvement blessé. Tous deux avaient été poignardés par des hindous venus doucement, en rampant.

        Le 21 novembre, on prit la tranchée hindoue d'assaut. On lança des grenades à main depuis les chemins de sappe dans la tranchée adverse: c'était la première fois que j'en vis utiliser. Puis on sauta de l'autre côté et on repoussa les hindous. Dans une tranchée en cul-de-sac menant aux latrines, on put capturer plus de soixante de ces lascars à la peau brune. Un de nos jeunes lieutenants, arrivé au front depuis quelques jours seulement, grimpa hors de la tranchée et cria aux hindous: « Hands up !» ce qui signifie « haut les mains », Quelques coups de feu claquèrent et le lieutenant s'effondra la tête la première dans la tranchée. Ma compagnie, qui avait été renforcée et se composait alors de deux cent quarante hommes, ne perdit que trois soldats et le lieutenant. Il y avait plusieurs hindous morts dans la tranchée;les plus vieux portaient les cheveux longs, tandis que les plus jeunes étaient tondus à ras. Ils étaient tous habillés de neuf et visiblement installés là depuis très peu de temps. Leurs vivres, auxquels je n'arrivais pas à donner de nom, étaient entreposés dans la tranchée. De même, beaucoup de couvertures en laine toutes neuves traînaient çà et là. On démonta les meurtrières anglaises, les remettant en place de l'autre côté de la tranchée, face aux hindous qui s'étaient réfugiés environ deux cents mètres plus loin. 

Dès que l'on voyait un turban, on se mettait à tirer dessus, et bientôt il n'y en eut plus aucun qui osât lever la tête.

         A la tombée du jour, on fut pris sous un feu d'artillerie anglais très violent. Heureusement nous eûmes peu de pertes. On se tenait tous couchés à même le sol de la tranchée. Quelques hommes furent ensevelis par un glissement de terrain; certains purent se dégager par leurs propres moyens; on dut libérer les autres à la pelle. Comme on redoutait une contre-attaque, la moitié d'entre nous dut monter la garde. A part cela, la nuit fut très longtemps calme. Zanger et moi nous relayâmes: tandis que l'un veillait, l'autre dormait, enveloppé dans plusieurs couvertures hindoues
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                     Une terrible nuit de combat contre les hindous  

                                    22 novembre 1914

     De quatre à six heures du matin, c'était mon tour de faire le guet. Comme je me méfiais des hindous, je scrutais la nuit avec attention. Je crus soudain entendre un bruit devant moi. Le guetteur d'à côté, qui se trouvait à peine à deux mètres, me demanda si j'avais entendu quelque chose. Comme je lui dis que oui, on enleva la sécurité de nos fusils, nous tenant prêts à faire feu, cherchant à percer l'obscurité.    Durant environ un quart d'heure, on n'entendit ni ne vit plus rien, et on était à nouveau tranquillisés, quand soudain un coup de sifflet transperça le calme de la nuit. Au même moment une salve fut tirée juste devant nous et les hindous nous assaillirent en poussant des cris stridents. Nous fûmes totalement surpris et beaucoup d'entre nous perdirent leur sang-froid. Je tirai très vite mes cinq cartouches, mis ma baïonnette au canon, puis me postai contre le mur antérieur de la tranchée. Les hindous tiraient dans la tranchée, du haut de celle-ci. Mais comme on se pressait contre le mur antérieur, leurs balles ne frappaient que le mur du fond; il leur était  impossible de nous voir dans la tranchée très sombre, tandis que nous, on les  voyait tout de suite, puisqu'ils se découpaient contre le ciel. On tirait vers le haut, on piquait avec notre baïonnette, et aucun hindou n'osa entrer dans la tranchée. Mais au bout d'un moment, un horrible cri nous fit comprendre qu'ils avaient réussi à pénétrer à une trentaine de mètres de nous. Une confusion terrible s'ensuivit. On fut emportés par une foule de soldats et tellement comprimés qu'il me fut impossible de fouiller dans ma cartouchière pour recharger mon fusil. L'agitation et l'obscurité firent que certains d'entre nous tirèrent dans la tête de leurs propres camarades.    Beaucoup d'hindous grimpèrent de l'autre côté de la tranchée, la remontèrent en courant, faisant feu de derrière. On était comme pris dans une nasse; les hindous nous tiraient dessus de devant, de derrière, de côté. Tout le monde se précipita vers le couloir de communication qui menait à notre  ancienne position. Les blessés s'effondrèrent et furent piétinés à mort. Tout le monde criait. Il y eut une cohue épouvantable devant le couloir, tous voulaient passer en premier, mais l'entrée était si étroite qu'on ne pouvait passer qu'à la queue leu-leu. Finalement je réussis à y pénétrer avec Zanger 
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  Mais à peine avions-nous fait là une dizaine de mètres qu'il fut impossible d'avancer, car on se heurta aux quelques hommes de réserve restés dans l'ancienne position et qui étaient venus nous aider. On fut pris en tenaille. Alors un cri retentit: «Sauve qui peut! »Zanger et moi avons lancé nos fusils par-dessus la tranchée et avons couru vers l'arrière à travers champs. Je me suis accroupi plusieurs fois sur le sol pour ne pas être vu par les hindous qui se trouvaient à proximité. Et je perdis bientôt Zanger de vue. 

   Je l'entendis soudain m'appeler d'une voix étouffée. Je me dirigeai vite dans sa direction et je vis deux silhouettes en train de lutter. Je reconnus l'hindou à son turban, et le mis hors de combat. On courut aussi vite que possible dans notre ancienne position. Zanger voulut alors charger, mais son chargeur ne rentrait pas dans la chambre de son fusil. En y regardant de plus près il vit qu'il tenait dans ses mains le fusil de l'hindou dans lequel nos chargeurs ne s'emboîtaient évidemment pas.

    Sans cesse des hommes revenaient en courant. Mais devant, la fusillade  continuait toujours. Le jour se levait peu à peu. On tira sur les hindous qui se montraient à découvert, et bientôt tous disparurent dans la tranchée. On les vit soudain à quelques mètres de nous dans le boyau de raccordement. Ceux qui étaient le plus près furent abattus. Vite, on barricada la tranchée de raccordement avec des sacs de sable et on fut tranquilles. On se sentait très fatigués, épuisés, les nerfs en capilotade. Et dans quel état on était! Sales de la tête aux pieds, nos pantalons déchirés sur toute leur longueur; mon havresac avec tous mes biens avait disparu, car je n'avais pas eu le temps de le passer lors de l'attaque. J'avais aussi perdu mon casque, et ma cartouchière était vide. Zanger et les autres camarades étaient à peu près tous dans le même état.

   Vers midi, notre lieutenant, Hussler, vint nous voir; c'était un Alsacien et  un bon supérieur; il nota les noms de tous ceux de la compagnie qui étaient encore là. Il arriva à vingt-quatre; cela voulait dire que quatre-vingt-dix pour cent de la compagnie avait disparu. J'appris par la suite que la  compagnie ne comptait plus que seize hommes.    La nuit suivante, on fut relevés par un autre régiment et l'on marcha vers l'arrière, à travers les tranchées. Par endroits, il était pratiquement impossible d'avancer; on s'enfonçait dans la boue jusqu'aux genoux. Quel plaisir de sentir ensuite la dureté d'une route sous nos pieds. On marcha jusqu'à La Bassée où l'on attendit le lever du jour. La roulante nous donna du café et du pain de campagne sec. Un bien maigre petit déjeuner, on estimait en avoir mérité un plus copieux. On se remit en marche après avoir mangé. Il n'était  plus question d'ordre dans les rangs ni de discipline. Chacun allait comme il  l'entendait. Le chef de bataillon nous donna l'ordre de chanter, personne ne lui obéit.

    On traversa l'agglomération de Courrières. Il y avait quelques années de cela, mille quatre cents mineurs étaient morts à cet endroit dans un coup de grisou. On prit nos quartiers dans la petite ville de Hénin- Liétard. Zanger et

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moi avons été placés chez un couple assez âgé, qui vivait avec une fille de dix neuf ans et un fils de seize. Lorsqu'on entra, la femme était seule. Elle leva les bras au ciel lorsqu'elle nous vit; elle n'avait en effet jamais vu de soldats aussi sales, aussi misérables que nous. En plus de cela on n'était pas rasés. Elle nous fit signe de venir derrière dans la cour; elle nous donna de l'eau chaude, du savon et des brosses. Après une toilette sommaire, elle alla chercher pour chacun un pantalon civil, une veste, des chaussettes et des pantoufles. Cette femme fut très bonne pour nous, bien que l'on ne puisse communiquer oralement. Comme on se sentait bien d'avoir enfin les pieds au chaud et au sec! Puis la femme nous donna encore du café chaud, du cognac et du pain beurré.

   Je me rendis avec mes haillons auprès de l'adjudant de compagnie, pour lui demander de nouveaux effets. Il me donna une attestation pour le fourrier. Je pus percevoir un pantalon, une vareuse, des bottes et un bonnet tout neufs. Je me fis raser et couper les cheveux, avant de retourner chez ma logeuse. La femme me reconnut à peine.

     On passa la soirée dans la pièce principale. Puis le mari revint à la maison. Il ne sembla pas du tout se réjouir de nous voir et il nous contempla avec la mine la plus inamicale du monde. Je dis alors, montrant du doigt: «Alsaciens », mais il ne le crut pas. On lui montra alors notre carnet de solde, dans lequel notre domicile était mentionné. Il devint alors un peu plus amical. Par la suite je lui donnai plusieurs cigares: sa résistance se brisa et il alla même chercher une bouteille de vin. Comme on était très fatigués, on lui fit comprendre qu'on aimerait dormir. On se serait contentés d'une botte de  paille, mais le couple nous fit monter à l'étage et la femme nous indiqua un bon lit dans une chambre accueillante.

   Quelle joie de dormir dans des draps, moi qui n'avais passé qu'une seule nuit dans un lit en presque quatre mois! On s'endormit très vite. Mais bientôt, je me réveillai avec l'impression d'avoir des centaines de fourmis sur mes pieds, restés froids et mouillés des semaines durant, et qui s'étaient enfin réchauffés. Il m'était impossible de les tenir tranquilles; ils suèrent tellement que le drap à cet endroit devint trempé. Je pus finalement m'endormir. On passa deux semaines dans cette famille, avec laquelle on s'entendait mieux de jour en jour. On mangeait ensemble, et plus d'un lapin en fut la victime … On les dédommageait en leur amenant des chemises neuves, des sous-vêtements, des chaussures à lacets, des quantités de cigares et de tabac … Tout cela nous était distribué à profusion à cette époque.

       On n'avait pas grand-chose à faire, si ce n'est monter la garde. Une fois, je fus affecté à la garde d'honneur d'un prince de Hohenzollern qui habitait dans un château. Pour ces oiseaux-là, la guerre était agréable! Ils se placardaient des tas de décorations sur la poitrine sans jamais entendre siffler la moindre balle, ils mangeaient, buvaient à profusion, et couraient les filles. En plus, ils touchaient un salaire élevé, alors que le simple soldat menait une vie de chien pour cinquante pfennigs de solde.

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  Un autre jour, on se retrouva de garde, assignés à la protection d'un port. Le poste de garde se trouvait dans une maison de passe. Je n'aurais jamais cru auparavant que des femmes puissent tomber si bas. Il est vrai que, de toute façon, dans cette région, beaucoup de filles et de femmes menaient une vie dissolue et bientôt les hôpitaux se remplirent de soldats atteints de  maladies vénériennes.

    On reçut de nouveaux éléments de relève venus d'Allemagne; la plupart avaient moins de vingt ans. Et cela recommença: en avant vers le front! C'est avec regret que l'on prit congé des braves gens qui nous avaient hébergés.

  On fut affectés à une position plus agréable, avec des Français en face de nous, à huit cents mètres de distance. Le village de Vermelles se trouvait juste derrière les positions françaises. La ville de Béthune était en retrait. Bien que cette ville ait été soumise aux tirs d'artillerie allemands, on continuait à travailler dans les mines, comme on pouvait le voir à la fumée. 
        On passa trois jours dans la tranchée en 1re ligne, trois jours en réserve  dans une cité ouvrière à environ un kilomètre du front, puis trois jours au repos cinq kilomètres plus en arrière, dans le village de Vendin-le-Vieil.  Nous avons été violemment bombardés à plusieurs reprises et déplorions déjà quelques pertes. Mis en réserve, on dut travailler toutes les nuits à creuser des positions et des boyaux de communication. Dans cette région, les forêts étaient inexistantes, et, faute de bois, il était impossible de construire le moindre abri; on vécut dans des tranchées à ciel ouvert, exposés aux rigueurs de l'hiver. Notre position passait tout près d'une mine de charbon, du nom de «Fosse 8» avec, à proximité, une cité ouvrière faite de maisons  belles et coquettes. Pour faire du feu, on trouvait des quantités de charbon,mais on manquait de bois. Aussi les fenêtres, puis les portes, les meubles, les planchers, les poutres des charpentes, en un mot tout ce qui pouvait brûler fut enlevé des maisons pour alimenter les feux. Très vite, seuls les murs nus  restèrent debout.

  Nos artilleurs avaient installé leur poste d'observation en haut de la cheminée de la cokerie. Les Français eurent tôt fait de s'en apercevoir et ne cessèrent leurs tirs d'artillerie que lorsque la cheminée fut abattue. Ils entamèrent alors la construction d'une tranchée à proximité de nos positions.     Avec deux autres, je fus détaché auprès de l'artillerie pour apprendre à utiliser un canon d'assez petit calibre, pris aux Belges. Notre instruction dura trois jours. Les artilleurs mirent le canon en batterie dans une gravière, à environ deux cents mètres derrière nos tranchées d'infanterie; le tube dépassait un peu de la surface du sol, mais on le camoufla du mieux  possible. Le jour suivant, on dut commencer à tirer sur les tranchées françaises. On plaça le premier coup juste à côté. L'obus, d'un vieux modèle, était rempli d'une poudre qui dégageait beaucoup de fumée et, lorsque le coup partit, un gigantesque nuage signala notre position. A peine venions

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nous de tirer un autre coup, qui cette fois-ci fit mouche dans la tranchée française, que l'on entendit siffler vers nous un obus français. Il s'écrasa à une centaine de mètres derrière nous. Mais d'autres obus se mirent à pleuvoir. On s'enfuit au fond de la gravière, se réfugiant à l'abri d'un haut  mur. Notre canon, touché à plusieurs reprises, fut projeté au fond de la gravière, pulvérisé. On resta jusqu'au soir dans cet abri, puis on retourna à notre compagnie, pour reprendre notre service d'infanterie. Notre carrière d'artilleurs n'avait pas duré longtemps … Durant ces journées, Théophile Lidy, de Strueth, mourut. Avec Zanger, je me rendis souvent devant sa tombe, au cimetière du village de Huluch. Fraîchement débarqués avec les  nouvelles troupes de réserve, Théophil Walter, de Strueth, et Joseph Walch, de Mertzen, furent affectés à mon régiment

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                                                                    Noël de guerre, 1914    

 

 

  Puis vint Noël, le premier Noël de guerre. Notre compagnie passa la fête "à Vendin-le-Vieil. Des quantités de cadeaux étaient arrivés. Comme Zanger, Gautherat, de Menglat, et moi-même ne pouvions plus communiquer avec notre village, et donc ne pouvions pas recevoir de colis, le chef de compagnie nous donna quelques présents supplémentaires. On reçut également un  gros paquet offert par une riche industrielle de Mannheim, qui avait voulu faire plaisir aux soldats coupés de leur pays natal. On couvrit une table entière de chocolat, de brioches au sucre, de bonbons, de cigarettes, de saucissons, de sardines à l'huile, de pipes, de bretelles, d'écharpes, de gants,

etc.

   Je distribuai du chocolat et des bonbons aux enfants rencontrés dans la  rue. Bientôt ils me connurent tous, et dès que j'allais quelque part ils arrivaient en courant pour me demander des friandises. Mais je ne pus leur en donner que le temps que durèrent mes provisions.    On reçut bientôt l'ordre de se remettre en marche, en direction des hauts  de Lorette, à environ douze kilomètres à l'ouest. Durant cette marche, on traversa la ville de Lens et, à la tombée de la nuit, les villages de Louchez,  Ablain et Saint-Nazareth, qui se trouvaient tous trois sous le feu de l'artillerie française. On creusa des tranchées dans les broussailles des coteaux qui bordaient Lorette: au-dessus de nous on apercevait les ruines bombardées de Notre-Dame de Lorette. Les chasseurs alpins français avaient installé leurs tranchées sur la crête d'en face. Comme notre position formait une courbe, on fut très vite bombardés de côté par de l'artillerie de gros calibre. Ces gros obus explosèrent de plein fouet, de tous les côtés. Un trou  occupé par quatre hommes reçut un tir au but. Les corps déchiquetés des malheureux furent projetés en tous sens. Il était impossible de fuir, car dès  qu'un de nous se montrait, les chasseurs alpins le descendaient aussitôt. C'est là que je perdis un de mes bons camarades, du nom de Sand.

   Alors qu'une nuit la neige tombait, je fus envoyé en patrouille sur la colline, sous la conduite du sergent Hutt. On avait revêtu des chemises  blanches par-dessus nos uniformes, pour passer inaperçus dans la neige. Aujourd'hui encore j'ignore ce que l'on nous envoyait chercher là-haut: c'était de la pure folie. On nous remarqua bientôt, et quelques balles 59 sifflèrent à nos oreilles. Un homme fut atteint en pleine poitrine. On redescendit la colline à toute allure, pour rejoindre notre position. Le sergent Hutt fit un rapport fantaisiste et reçut la croix de fer. Trois jours plus tard, notre compagnie fut envoyée dans ce que l'on appelait le « château d'eau », une grande bâtisse autour de laquelle coulait un cours d'eau. Personne ne devait se montrer, car on se trouvait à portée de fusil de l'infanterie française. Tous se réfugièrent dans les caves voûtées. On entendit sur nos têtes un déferlement et un grondement terribles, et l'entrée de la cave fut obstruée par les poutres et des gravats qui s'étaient effondrés.

Après des heures d'efforts, on réussit à sortir un à un en rampant. J'appris  alors que le 111" régiment d'infanterie se trouvait à côté de nous, sur la gauche. Le réserviste Emile Schwarzentruber, de mon village natal, se  trouvait dans la 11e compagnie de ce régiment. Je décidai aussitôt d'aller le voir, espérant avoir des nouvelles du pays; cela faisait plusieurs mois que je n'avais rien reçu de là-bas.

   Je me rendis au village de Saint-Nazareth et rencontrai des soldats du 111° qui me dirent que la 111° compagnie se trouvait en position sur les  hauteurs. Ils me firent une description du chemin à prendre, et je me mis à sa recherche. Je me trouvai bientôt dans le boyau montant à la position.  Comme la neige était en train de fondre, des masses de boue dévalaient le boyau. Je continuai mon chemin malgré tout, pataugeant dans la nuit noire, et parvins enfin à bon port. Je demandai à un guetteur où se trouvait mon camarade. Il ne put pas me renseigner. Je posai la question à un autre, qui  m'indiqua le groupe auquel il était affecté. Là, on répondit avec détours à mes questions, mais je ne fus pas dupe. Je pris congé et me remis en route.  Quelqu'un me rejoignit en courant; c'était un Alsacien. Il me demanda si j'étais un bon camarade d'Emile. Comme je lui répondis que oui, il m'annonça  qu'Emile avait déserté deux jours plus tôt. Je repris donc le chemin  d'Ablain, vers ma compagnie. A mon arrivée, je dus aider à enterrer les morts. Une triste besogne, surtout que l'on ne savait jamais quand allait  venir notre tour.

     On resta environ dix jours sur les hauteurs de Lorette. Puis on reçut  l'ordre de retourner à notre ancien cantonnement, à Vendin-le-Vieil. Pour ma part, commeje m'étais foulé le pied, je partis avant les autres dans une voiture à bagages. On savait que la route près de Souchez était continuellement bombardée la nuit, aussi on fit cette partie de chemin au galop et, avec beaucoup de chance, on en réchappa. Dès mon arrivée à Vendin-le-Vieil. je  fis du feu pour réchauffer la pièce et préparai du café pour mes camarades.

      Le soir suivant, lors de la distribution du courrier, je reçus une lettre de mes parents. Comme je ne savais pas s'ils étaient toujours à la maison, je décachetai rapidement la lettre et lus: « Saint-Ulrich, le Mon cher fils!   nous sommes tous en bonne santé et toujours à la maison »Je ne pus aller plus loin; la joie et la nostalgie me firent venir les larmes aux yeux, m'empêchant de continuer ma lecture. Je sortis de la maison, car j'avais

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honte de pleurer devant mes camarades. Je me calmai bientôt et pus terminer de lire ma lettre. Elle n'était porteuse que de bonnes nouvelles, et j'étais à présent rassuré quant au sort des miens.

  On resta quelques jours à Vendin-le-Vieil, puis on reçut l'ordre de se mettre en marche vers un secteur d'où le grondement du canon tonnait sans cesse. On arriva de nuit dans le village d'Auchi, presque entièrement en ruine, pour parvenir en première ligne à travers un boyau, en partie démoli par les tirs. Vers le lever du our, notre artillerie et nos mortiers ouvrirent un  feu terrible sur les tranchées qu'occupaient des Anglais. On dut partir à l'assaut. A peine étions-nous sortis de nos tranchées que les Anglais nous accueillirent avec des tirs très violents. Malgré de lourdes pertes, on put conquérir deux tranchées anglaises très proches l'une de l'autre. Les Anglais qui voulurent prendre la fuite dans les boyaux de communication furent presque tous abattus. On attaqua une troisième tranchée. Mais dans celle-ci les Anglais se tenaient au coude à coude et nous repoussèrent. Toute une rangée de morts et de blessés s'accumula bientôt devant leur tranchée, et le reste des compagnies courut se réfugier dans la deuxième tranchée.

C'est là que fut tué Théophil Walter, de Strueth.

     C'était une vision horrible; les morts, les blessés gisaient partout, Allemands et Anglais pêle-mêle, et le sang ruisselait encore de leurs blessures.  En regardant dans les tranchées, on ne voyait qu'un entrelacs de jambes

gainées de bandes molletières et de mains crispées, brandies vers le ciel. Le sol de ces tranchées était complètement recouvert de morts. On dut enterrer ceux qui se trouvaient dans nos positions. On enleva un peu de terre près du mur du fond de la tranchée; on coucha les morts et on les recouvrit de terre. Comme il n'y avait aucune possibilité de s'asseoir dans les tranchées, ces petits monticules nous servirent de sièges. Puis il recommença à pleuvoir. Les tranchées se remplirent bientôt d'eau et de boue et, bientôt, on fut si sales que seul le blanc de nos yeux restait visible.

   Je fus envoyé chercher des munitions ;je vis partout, sortant de terre, des bouts de bottes, des mains crispées et aussi des cheveux collés par la saleté. C'était une vision épouvantable, qui me poussa presque au désespoir. J'étais tellement dégoûté de tout que je n'attendais plus rien de la vie. Les combats duraient depuis octobre à cet endroit et les morts de cette époque se trouvaient encore sur le terrain, entre les tranchées, car il était impossible de les enterrer.

'    Un peu à droite de ma meurtrière gisait un soldat allemand, couché sur le ventre, la tête tournée vers moi; son casque était tombé lorsqu'il avait été abattu; sa peau et ses cheveux avaient disparu sous l'effet de la putréfaction, et sur une surface large comme la main, on pouvait voir sa boîte crânienne qui avait été délavée par la pluie et le soleil. Dans une main, il tenait encore son fusil rouillé, baïonnette au canon; la chair de ses doigts avait pourri et les os apparaissaient. C'était surtout la nuit que je ressentais une impression bizarre, en voyant ce crâne blanc devant moi. A cause des

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balles tirées sans arrêt, surtout de nuit, ce corps était transpercé comme une passoire. 

       La nuit suivante, le 26janvier 1915, on se déplaça de quatre cents mètres sur la droite, derrière ce que l'on nommait Prellbock. Nous nous trouvions contre un talus de chemin de fer et tirions sur les tranchées anglaises pardessus les rails. Leur artillerie commença bientôt à nous bombarder. On se baissa derrière le talus. Soit les obus explosaient sur les voies, soit ils nous frôlaient et éclataient dans les champs. La nuit d'après, on prit position deux cents mètres vers la gauche. Juste devant nos tranchées, il y avait des tas de briques, aussi hauts que des maisons. Une briqueterie à présent détruite avait existé à cet endroit. Les Anglais escaladaient ces tas de briques à la tombée du jour et, dès qu'ils voyaient l'un de nous dans la tranchée, ils l'abattaient.

    Un soir, on se tenait dans la tranchée, Zanger, moi et notre camarade Knopf, en train de discuter. Zanger et moi nous tenions à l'abri derrière la meurtrière, tandis que Knopf était adossé au mur du fond de la tranchée. Soudain, un coup partit des tas de briques; de la terre fut projetée derrière la tête de notre camarade; il s'affaissa en poussant un râle, le front transpercé. Il fut évacué, mais mourut dans l'ambulance. Il fut enterré au cimetière du village de Douvrin.

   Des deux cent quatre-vingts hommes que comptait la compagnie lorsqu'elle partit au front, nous n'étions plus que cinq à avoir vécu la guerre sans interruption. Il fallait ajouter à cela les pertes de plusieurs centaines d'hommes provenant des détachements qui nous avaient été affectés en cours de campagne. Lors d'un assaut contre une tranchée anglaise avancée, Zanger fut blessé au front par une grenade et évacué vers l'arrière. Il m'écrivit bientôt qu'il se trouvait dans un hôpital de la ville de Douai. Dans la compagnie, on nous appelait ({les deux inséparables». Maintenant qu'il n'était plus là, tout me dégoûtait encore plus, et je me demandais par quel moyenje pourrais bien échapper à cette vie de chien. Un de mes camarades, un Badois du nom de Benz, en avait également sa claque, et on se demandait ce que l'on pourrait bien faire. Tout d'un coup, Benz dit: << Ça y est! » Il sortit son dentier de sa bouche et l'enfonça dans la boue avec sa botte. «Voilà! et maintenant je me porte malade pour des douleurs à l'estomac et je me retrouve à l'hôpital, à l'arrière", me dit-il.

   Il me vint alors à l'esprit que j'avais plusieurs mauvaises dents; bien que ne ressentant aucune douleur, je mis mon écharpe raide de crasse autour de ma tête et me rendis chez le commandant de compagnie pour me porter malade, prétendument pour de terribles maux de dents. Benz arriva lui aussi avec son affaire. Le chef de compagnie nous dit qu'il ne pouvait pas nous laisser partir, car il avait reçu l'ordre de garder le plus de soldats possible dans la tranchée, même les moins valides; on redoutait en effet une attaque anglaise. Il refusa, malgré nos prières, de nous faire une attestation et, sans attestation du commandant de compagnie, on ne pouvait pas aller

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très loin. On retourna à nos postes. Les Anglais tiraient sans cesse avec de petits mortiers dans notre tranchée. On dut évacuer la tranchée la plus avancée, car elle ne se trouvait qu'à seize mètres d'une de leurs positions. Il nous envoyaient aussi des grenades à main.

    Benz et moi avons alors décidé de partir, sans attestation. On passa notre havresac et après avoir pris nos fusils, on se glissa vers le boyau conduisant à l'arrière. Dans la boue de celui-ci gisaient plusieurs morts, tombés durant une corvée de munitions. On les évita et on arriva quatre cents mètres plus loin à la fin du boyau, sur la route, entre deux maisons du village d'Auchi. En voulant passer le coin, on tomba sur un gendarme qui nous demanda nos papiers. Malgré toutes nos explications, il refusa de nous laisser passer et nous renvoya à notre compagnie, à l'avant.

    Retour dans le boyau; après environ cinquante mètres, on grimpa hors de la tranchée, pour rejoindre la route en courant à l'abri de quelques maisons. Les Anglais, qui nous virent, tirèrent quelques coups de feu, mais heureusement sans nous toucher. On se mit à la recherche du médecin de bataillon qui se tenait dans une cave. Comme on n'avait pas d'attestation, il nous  traita de « tire-au-flanc» et nous expulsa. On alla alors voir le médecin du régiment, qui habitait lui aussi dans une cave, D'entrée, il nous demanda: «Alors, qu'est-ce qui ne va pas ? . Je lui dis que j'avais très mal aux dents. Il regarda l'intérieur de ma bouche et lorsqu'il vit mes mauvaises dents, il me fit aussitôt un bulletin d'admission pour l'hôpital de campagne n° 2, à Douai, station dentaire. Mon camarade Benz eut la même chance, et on put déguerpir tous les deux. On était les plus heureux du monde d'avoir échappé pour quelque temps à la vie des tranchées. Nous avons pris le train à Hénin-Liétard à destination de Douai. Je me rendis aussitôt à l'hôpital, où on m'arracha deux dents. Durant trois jours, on m'enleva chaque jour deux dents. La douleur n'était pas mince, car l'opération était pratiquée sans anesthésie.

  Comme on avait le droit de sortir, je rendis visite à Zanger, qui se trouvait dans un autre hôpital. Sa blessure au front était en bonne voie de guérison. On était loin de penser en se quittant qu'on allait attendre deux ans pour se revoir. Je sortis de l'hôpital trois jours plus tard et dus me présenter à la caserne de cuirassiers. Là, tous ceux qui quittaient l'hôpital passaient une nouvelle visite médicale et étaient renvoyés au front ou partaient pour l'Allemagne. Le médecin me découvrit un gros catarrhe et de l'emphysème  pulmonaire dus à des refroidissements. Je fus envoyé au bataillon de réserve du 112"RI qui se trouvait à Donaueschingen, dans le pays de Bade. J'étais ravi de pouvoir quitter le front! En même temps je m'en voulais un peu d'abandonner mon camarade Zanger
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