1 – LE PATRIOTISME, FACE A LA MORT, EST UNE UTOPIE
     HAINE CONTRE LES RESPONSABLES DE LA GUERRE, LES GRADES, SEVICES

– extrait des cahiers d'un survivant : page  24  – Le lieutenant Vogel cria "En avant" …

Un certain lieutenant Vogel, un homme renfrogné, laid, à la voix rauque, commandait notre compagnie depuis la mort de notre capitaine. Il marchait seul en tête. A l'entrée du village, des patrouilles de reconnaissance  nous informèrent que, sur la hauteur, à gauche du village, presque dans notre dos, se trouvait l'infanterie française qui reculait. Nous avons remonté tout le village au pas de gymnastique et avons occupé une pépinière entourée d'un haut mur. Les Français qui, à environ quatre cents mètres de là, s'approchaient de nos positions, furent soudain pris sous un feu terrifiant. Beaucoup s'effondrèrent, d'autres se jetèrent par terre et ripostèrent.Mais ils ne pouvaient pas nous atteindre, à cause du mur qui nous protégeait. Alors quelques-uns, puis d'autres, de plus en plus nombreux, se levèrent, tenant leur fusilla crosse en l'air, signifiant qu'ils voulaient se rendre. Nous avons cessé le feu. A cet instant, quelques Français tentèrent de s'enfuir. Ils furent abattus. Mes bras tremblaient. Je ne pouvais pas me résigner à leur tirer dessus. « En avant, marche, marche! cria le lieutenant Vogel, on va capturer le reste de la bande. » Tous escaladèrent le mur, allant à la rencontre des Français. Ceux-ci ne tiraient plus. Un sifflement se fit soudain entendre de l'arrière, boum! Une grosse mine explosa au-dessus de nous. D'autres suivirent. Plusieurs hommes s'effondrèrent, foudroyés. A présent tout le monde voulait battre en retraite pour chercher un abri; c'était notre propre artillerie qui nous tirait dessus, et c'était particulièrement révoltant. Le lieutenant Vogel criait: En avant! Comme quelques soldats tergiversaient, il en abattit quatre sans hésiter; deux furent tués, deux blessés. Un des blessés était Sand, un de mes meilleurs camarades. [Le lieutenant Vogel fut abattu deux mois plus tard, par ses propres hommes, dans le nord de la France.]

– extrait des cahiers d'un survivant : page 55  – Une fois Je fus affecté …

Une fois, je fus affecté à la garde d'honneur d'un prince de Hohenzollern qui habitait dans un château. Pour ces oiseaux-là, la guerre était agréable! Ils se placardaient des tas de
décorations sur la poitrine sans jamais entendre siffier la moindre balle, ils mangeaient, buvaient à profusion, et couraient les filles. En plus, ils touchaient un salaire élevé, alors que le
simple soldat menait une vie de chien pour cinquante pfennigs de solde    

– extrait des cahiers d'un survivant : page 64  – Un soir, le service fini …
Un soir, le service fini, on se retrouva à quelques Alsaciens autour d'une table. C'étaient tous de jeunes soldats, qui n'avaient pas encore connu le feu. Ils me demandèrent de raconter quelques-uns des épisodes que j'avais vécus. Je leur racontai, entre autres, les événements du 26 août, l'ordre du général Stenger de ne pas faire de prisonniers français et de les tuer tous; je leur dis aussi comment j'avais vu des blessés français se faire tuer, etc. Tout d'un coup, le secrétaire de la compagnie entra dans la salle et cria: «Richert doit se présenter au secrétariat! » Je ne savais pas pourquoi, mais j'allais très vite comprendre.

L'adjudant de compagnie me reçut en disant: «Alors, il paraît que vous savez raconter de belles histoires? Qu'est-ce que vous venez de raconter aux hommes ?» Je lui répondis que je leur avais parlé de ce que j'avais vécu à la guerre. Il commença alors à me prendre à partie: «Quoi, vous voulez dire qu'un général allemand aurait donné l'ordre d'achever des blessés français !Je lui dis: «Mon adjudant, cet ordre a été effectivement donné au niveau de la brigade, le 26 août 1914, et le général Stenger commandait notre brigade. » L'adjudant se mit alors à hurler: « Retirez tout de suite cette affirmation, ou bien vous en subirez les conséquences !» Je lui répondis ;« Je ne peux pas retirer mon affirmation, puisqu'elle repose sur la pure vérité. » «Très bien, disparaissez, on va s'occuper de vous !» hurla alors le sous officier. Et je partis.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 67 Il nous dit que nous….

Il nous dit que nous étions envoyés dans les Carpathes et que nous allions, unis avec nos camarades autrichiens, chasser les Russes d'Autriche. Je me dis en moi-même que c'était
facile à dire lorsqu'on était planqué loin du front. 

– extrait des cahiers d'un survivant : page 84  – J'allais être ligoté d'ici une demi heure …        
Vers quatre heures de l'après-midi, un sous-officier vint me trouver, m'annonçant que j'allais être ligoté d'ici une demi-heure au pommier qui se trouvait dans la cour de la ferme. Je devais procurer moi-même la corde. La rage que je ressentis m'aurait fait démolir le monde entier. Comme la demi-heure était presque passée, je pris dans mon sac le cordon de nettoyage du fusil, et voulus aller me présenter au sous-officier. Juste à ce moment-là, des soldats coururent à travers le village, criant: «Préparez-vous, on repart! » Tout le monde se douta bien qu'un choc avec les Russes s'annonçait; mais pour ma part, je fus comme délivré d'un grand poids; j'avais encore échappé à la honte que représentait le fait d'être ainsi attaché.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 97  – Puis on nous lut quelques articles du règlement 
Puis on nous lut quelques articles de règlement de campagne, qui tous se terminaient par: Sera passible de forteresse … Sera passible de la peine de mort … Rien que des punitions et toujours des punitions. On ne procédait à la lecture de ces articles que pour mieux faire sentir aux soldats leur impuissance et leur insignifiance face à leurs supérieurs. Puis on dut former une ligne dans un chemin creux, à intervalles d'un mètre, et nous enterrer. 

– extrait des cahiers d'un survivant : page 114 – On dut former les rangs et marcher..

On dut former les rangs et marcher au pas de parade devant quelques généraux autrichiens. Il ne manquait plus que ça ! Avec nos vieux os fatigués! Je dus même me mettre sur le côté droit, côté généraux, parce que, en tant que soldat de l'active, j'avais appris à marcher au pas de l'oie durant mes classes. Une musique autrichienne régimentaire donna le rythme. «Au pas, en avant, marche !» Les jambes ne devaient monter que trente pas avant les généraux. Quandje vis les faces de ces deux barriques bedonnantes, couvertes de décorations, qui regardaient d'un air glacial notre défilé, je fus pris d'une telle rage qu'il me fut impossible de marcher au pas de l'oie. Un adjudant qui se tenait derrière moi en tête du 3"peloton me demanda pourquoi je n'avais pas marché. «J'étais trop fatigué », lui répondis-je. «Vous avez bien raison, me dit-il, on n'a pas besoin de ces idioties en temps de guerre. »

– extrait des cahiers d'un survivant : page 159 – Parfois j'étais si abandonné …     

Parfois, quand j'étais si abandonné dans la nuit froide, je me demandais pourquoi et pour qui je me trouvais ici. L'amour de la patrie ou des choses semblables, de toute façon, il n'yen avait pas de trace, chez nous Alsaciens. Sou vent, j'étais pris d'une terrible fureur quand j'imaginais la vie agréable que menaient les vrais auteurs de cette guerre. D'ailleurs, je nourrissais une rage secrète contre les officiers, à partir du grade de lieutenant, qui étaient mieux nourris, mieux logés que nous et qui en plus recevaient une paye rondelette, tandis que le pauvre soldat devait supporter les misères de la guerre pour « la patrie et pas pour l'argent, hourra, hourra, hourra! » comme dit une  chanson militaire. A part cela, on n'avait pas à avoir d'opinion personnelle face aux officiers. De toute façon, on n'avait rien à dire; il n'y avait qu'à obéir aveuglément. 

– extrait des cahiers d'un survivant : page  176 – Près de ce domaine 

Près de ce domaine se trouvait un verger. Je n'en avais jamais vu un aussi grand ni aussi beau. Les arbres étaient chargés à craquer des plus nobles sortes de pommes et de poires. Les qualités précoces étaient presque mûres. Il nous était très sévèrement défendu de pénétrer dans le verger pour y cueillir des fruits; ceux-ci étaient réservés à la table des officiers. Bien sûr, ces messieurs, en plus de leurs traitements élevés et d'un meilleur ravitaillement, se devaient d'avoir des fruits pour le dessert! Au simple soldat, il ne restait rien d'autre que d'avoir faim, de crier « hourra », de se faire torturer par les poux et de se faire tirer comme un lapin pour la patrie passionnément aimée. Pour cela, en plus de la nourriture et des vêtements, nous recevions encore cinquante-trois pfennigs de solde par jour. N'était-ce pas magnifique? Et pour le gîte, on se couchait simplement sur le dos, en se couvrant de son ventre. Eh oui,« la vie de soldat est merveilleuse", avais-je entendu chanter, jadis …

– extrait des cahiers d'un survivant : page 185 – Le Commandant était en train de déjeuner ..

. Le commandant était en train de déjeuner. Ici, on ne voyait pas grand-chose des pénuries de la guerre. « Que voulez-vous ?» me demanda-t-il peu aimablement. «Monsieur le commandant, je viens du front, en permission, et voudrais demander un uniforme neuf ici, auprès du bataillon de réserve de mon régiment.» Le major m'examina et déclara que chez moi, en permission, j'avais le droit de porter des vêtements civils. Je répondis: «Mon commandant, je ne puis que porter l'uniforme. Mon pays d'origine se trouve dans la partie de l'Alsace occupée par les Français et, de ce fait, je ne puis m'y rendre. »

– extrait des cahiers d'un survivant : page 232 – C'était le Général Von Adams 
Puis, le général de division arriva, à cheval: c'était le général von Adams, un homme au visage désagréable, unanimement haï à cause de son manque de scrupules et de sa brutalité: «Garde à vous, regardez à droite! » Tout le monde devait regarder ce bonhomme. «Bonjour, les enfants}. dit-il pour nous saluer. Je pensai: «Maudit massacreur, tu oses nous appeler tes enfants, alors que beaucoup sont morts inutilement sous tes ordres et à cause de ta brutalité de gredin stipendié.» Suivit une allocution toute ruisselante de nationalisme, de militarisme, de mort héroïque. «Même si nous n'avons pas atteint le but de notre offensive, nous avons montré aux Britanniques ce que le courage et l'enthousiasme allemands pouvaient faire." En réalité, il n'y avait jamais trace de courage. La peur de la mort dépasse tous les autres sentiments et seul l'effroyable contrainte pousse le soldat en avant.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 243 – Le jeune Berlinois dit à son adjudant ..
Le jeune Berlinois dit à son adjudant que ce n'était pas encore son tour et qu'il n'irait à l'avant qu'à ce moment-là. En fait, il avait parfaitement raison. Mais il semblait avoir oublié qu'il était un outil sans volonté du militarisme prussien. « Ainsi, vous refusez d'obéir à mon ordre », dit l'adjudant. « J'obéirai, quand ce sera de nouveau mon tour -. répondit le soldat. Il dit la même chose au chef de compagnie. Rapport fut transmis plus haut. Le conseil de guerre de la division se réunit et condamna le pauvre jeune homme à être fusillé, pour refus d'obéissance devant l'ennemi. La sentence fut exécutée le lendemain. Ce pauvre jeune homme avait été fusillé pour l'exemple et pour nous intimider, car nos chefs avaient remarqué que les soldats n'obéissaient plus aux ordres qu'à contrecoeur.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 248  – J'avais lu un jour

J'avais lu un jour que nos soldats mouraient pour la patrie le sourire aux lèvres. Quel mensonge impudent! A qui viendrait l'envie de sourire face il une mort si atroce? Tous ceux qui inventent ou écrivent des choses pareilles, il faudrait tout simplement les envoyer en première ligne. Là ils verraient vite quelles balivernes ils ont lancé en pâture au public. L'inhumation de tous ces pauvres garçons devait avoir lieu dans l'après-midi. Vingt hommes de ma compagnie furent désignés pour y assister. 

– extrait des cahiers d'un survivant : page 258   – L'adjudant était assis à une petite table ..
L'adjudant était assis à une petite table; ce gaillard n'avait pas encore vingt ans. Sans me presser, je me débarrassai de mon sac, défis mon ceinturon et dis que j'étais là pour remplacer le sous-officier Peters. Je vis qu'il n'appréciait pas tellement ma désinvolture. Il aurait préféré que je me présente de façon réglementaire, au garde-à-vous. Il me demanda mon nom et ajouta: «Il me semble qu'il y a peu de discipline ici.. Je lui répondis simplement: «Ce n'est pas nécessaire. A la compagnie, on a entre nous des relations aussi amicales que possible, à quelques exceptions près. Amon avis, il n'est pas nécessaire de faire sentir aux subordonnés sa supériorité. » L'adjudant répliqua qu'il n'avait pas l'habitude de cela et qu'en tant que supérieur il fallait toujours se faire respecter. «Avec vos idées, monsieur l'adjudant, vous allez bientôt vous faire haïr par vos subordonnés, au lieu d'être respecté. Et dans certaines circonstances, votre vie peut en dépendre l. «Et comment ça ?» dit-il, étonné: «Admettons qu'un jour, au cours d'un affrontement, vous soyez gravement blessé et que vous restiez au sol. Si vous êtes aimé, vos subordonnés ne vous abandonneront certainement pas sur place. Mais si vous êtes détesté, personne ne prendra le risque de vous sauver, et finalement vous aurez une mort misérable. Vous n'aviez encore jamais été en première ligne?» «Non, dit-il. J'ai un an de service, toujours en garnison, jusqu'à maintenant. Je dois séjourner à présent plusieurs semaines au front; après, je vais revenir à l'arrière pour suivre un cours d'officier et devenir lieutenant.» «Voyez-vous, mon adjudant, c'est là à mon avis la plus grande erreur de l'armée allemande. Il suffit d'avoir un an de service pour devenir lieutenant, même si on ne connaît presque rien aux choses militaires. Même ceux qui ont dix ou douze ans de service à la caserne et qui sont partis à la guerre depuis quatre ans ne peuvent devenir officiers. Ils seraient pourtant bien plus capables de commander une compagnie que tous les officiers volontaires réunis !» Le jeune adjudant fut bien obligé d'en convenir. J'eus cependant l'impression qu'il se sentait offensé.

– extrait des cahiers d'un survivant : page269   – Ici c'était comme chez les Allemands

Ici, c'était comme chez les Allemands: plus le salaire est gros et plus on est loin derrière et plus on est planqué. Le bureau du général de division se trouvait dans un grand baraquement. 

– extrait des cahiers d'un survivant : page273 – Il me raconta que dans notre Division ..
Il me raconta que, dans notre division, il n'y avait plus un seul Alsacien en première ligne, car on ne leur faisait plus du tout confiance. De plus, un ordre de la division avait été lu selon lequel Richert, Beck et Pfaff étaient condamnés à mort pour désertion. Décidément, tout est à l'envers en temps de guerre. Parce que nous ne voulions pas tuer et aussi parce que nous ne voulions pas être tués, on a été condamnés à mort. Mais un vieux proverbe dit bien qu'on ne pend pas un coupable avant de l'avoir attrapé. Pour un condamné à mort, je passais du
bon temps! Cependant,j'enrageais à l'idée que quelques officiers bien payés et qui, peut-être, n'avaient jamais été au feu, avaient pouvoir de vie et de mort sur de pauvres soldats qui avaient supporté quatre ans de misères et voulaient simplement sauver leur pauvre peau. En fait, est-ce que ces individus qui lançaient des attaques meurtrières et qui avaient des quantités de morts sur la conscience n'auraient pas mérité mille morts?

– extrait des cahiers d'un survivant : page 278     – Et Lorsque je lui racontais
et lorsque je lui racontai que j'avais commencé la guerre avec le 112' régiment, il me questionna au sujet des événements de 26 août 1914, surtout pour ce qui était de l'ordre du général Stenger de tuer tous les soldats français qui nous tombaient sous la main. Je répétai ce que j'avais déjà dit lors des autres interrogatoires. Puis Firmin Kloetzlen me dit que si je voulais devenir gendarme, il ferait le nécessaire pour m'envoyer immédiatement au dépôt de gendarmerie de Lure.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 281   – C'est ce jour là que nous avons appris ..
C'est cejour-là que nous avons appris que le kaiser avait filé en Hollande. Dès qu'il y a un peu de danger, ce genre de lascar abandonne tout et décampe, tandis que nous autres, nous avions passé quatre ans de misère parmi les morts, pour rien et trois fois rien. Que dit encore le vieux proverbe? « On prend les petits et on laisse filer les gros » ..

2 – PRESERVATION MIRACULEUSE.
     DESCRIPTION DE SCENES D'HORREUR DE LA GUERRE.

– extrait des cahiers d'un survivant : page15 – Au bord de la route
Au bord de la route gisait le premier mort, un dragon français qui avait reçu un coup de lance en plein cœur. Une vision horrible; la poitrine sanglante, les yeux vitreux, la bouche ouverte et les mains crispées. Sans un mot, la colonne passa devant le cadavre.

– extrait des cahiers d'un survivant : page22   – Beauc0upde nos morts étaient horribles à voir..Beaucoup de nos morts étaient horribles à voir, certains couchés sur la face, d'autres sur le dos; du sang, des mains crispées, des yeux vitreux, des visages torturés. Un grand nombre tenaient leurs doigts crispés sur leur arme, d'autres avaient les mains pleines de terre ou d'herbe qu'ils avaient arrachée en luttant contre la mort.

– extrait des cahiers d'un survivant : page26 Tout à côté de moi, un soldat eut son bras arraché, un autre eut le cou à demi sectionné. Il s'écroula, gloussa plusieurs fois; le sang jaillit de sa bouche, il était mort.– extrait des 

– extrait des cahiers d'un survivant : page 32 d'un survivant un sous-officier m'envoya chercher de l'eau, muni de quelques récipients.J'en trouvai dans un vallon situé derrière notre position, dans un fossé au bord de la route.J'en bus aussitôt quatre gobelets, puis remplis mes marmites. Après avoir bu, il me sembla que l'eau avait un goût bizarre, mais je mis ça sur le compte du débit qui n'était pas rapide. En faisant quelques pas le long du ruisseau,une puanteur horrible me monta aux narines. Près d'un bosquet de saules,je vis alors dans l'eau un cadavre français en décomposition. Son crâne avait été déchiré par un éclat d'obus et émergeait, tout recouvert d'asticots. Et moi qui avais bu l'eau dans laquelle avait baigné ce cadavre! Un sentiment de répulsion terrible me gagna et je vomis à plusieurs reprises. Puis je vidai les marmites, pour les remplir à nouveau, plus haut, avec de l'eau propre, que les soldats, à mon retour, burent avec avidité.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 34Un obus explosa à trois mètres de moi. Sans réfléchir, je me jetai au sol, me protégeant le visage de mon bras gauche. La fumée me submergea et les projections de terre me frappèrent. Un éclat arracha la crosse de mon fusil,
à hauteur de la culasse. Je m'en sortis miraculeusement indemne. Mes deux voisins étaient morts.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 34-1 Une balle fit une profonde entaille dans le bois de mon arme, juste derrière la main.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 34-2 «Eh, Richert! Regarde ce que fait le grenadier.» Je me soulevai un peu pour m'en assurer; il me tournait le dos, recroquevillé dans le sillon, la tête fléchie et la pelle entre les mains; mais il ne bougeait plus. J'appelai: «Eh,
camarade !» Mais il restait inerte. Je me glissai alors vers lui et le secouai un peu. Il tomba sur le côté et poussa un gémissement. Une balle lui avait fait un trou dans la tête, au-dessus de l'oreille, d'où sortait sa cervelle.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 42 Les corps déchiquetés offraient un horrible spectacle. Un de mes bons camarades, Kramer, avait le ventre déchiré et ses intestins pendaient à 1'extérieur. Il me pria, me supplia de 1'achever, car il ne pouvait plus supporter la douleur. Il me fut impossible de lui obéir, avec la meilleure volonté. Le médecin du bataillon arriva alors, pansa d'abord le capitaine qui avait le pied arraché; puis il ausculta Kramer, remit les intestins en place,cousut la plaie, et nous donna l'ordre d'évacuer le blessé.49 Alors que le tir faiblissait un peu, je vis qu'un des jeunes soldats, qui occupait avec deux autres le trou voisin, regardait prudemment en direction des Anglais. Je lui criai de se baisser, il obéit. Mais sa curiosité l'emporta. Au bout de quelque temps, il voulut jeter un nouveau coup d'oeil.A peine sa tête fut-elle visible qu'il fut atteint en plein front et s'écroula, mort. Les deux camarades cherchèrent alors à se débarrasser de son corps car il n'y avait guère de place dans le trou. Ce faisant, un des deux se redressa un peu trop et fut touché dans le dos. Il retomba mort dans le trou et le cadavre de l'autre s'affala sur lui. Il y avait à présent deux morts et un vivant dans le trou.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 47 De là, on devait, par groupes de huit, courir àtravers champs en direction de quelques saules et s'enterrer. On ne savait pas où se trouvaient les Anglais. Le premier groupe s'élança. Aussitôt les balles commencèrent à claquer. On vit trois hommes tomber. Les autres se réfugièrent derrière une meule de paille. C'était à présent au tour du second groupe de s'élancer, et Zanger et moi en faisions partie. Il m'est impossible 48  de décrire les sentiments qui m'habitaient lorsque je commençai ma course.Cette terrible nécessité d'obéir … Aucune contradiction n'était possible. Un rapide signe de croix et c'était parti. A peine nous étions-nous élancés qu'on entendit bourdonner les balles autour de nous, comme un essaim d'abeilles. Celui qui courait devant moi tressauta, jeta les bras en l'air et s'abattit sur le dos. Un autre s'écroula face contre terre. Je bondis derrière la meule pour me protéger et je vis alors que le sergent Luneg était le seul survivant du premier groupe. On se jeta contre le sol, enfonçant notre visage dans la terre tendre des champs. Tous les occupants des tranchées anglaises faisaient feu sur nous. Les balles ricochaient alentour, la terre était projetée au-dessus de nous.   Une mitrailleuse anglaise se mit en branle. Les balles sifflèrent et, l'un après l'autre, les hommes du groupe furent cloués au sol, morts. Je me dis que ma dernière heure avait sonné et, pensant aux êtres qui m'étaient chers, je me mis à prier. Zanger, qui était couché à côté de moi, me dit :« On ne peut pas rester ici. » Il se redressa un peu, vit à environ cinquante mètres de nous un chemin à travers champs, bordé de fossés. On se leva d'un bond pour se précipiter vers cet abri salvateur. Les Anglais eurent beau déclencher un feu d'enfer contre nous, on arriva indemnes dans ce fossé. Peu après, notre chef de groupe, le sous-officier Kretzer, put nous rejoindre. Comme à cet endroit, le fossé n'était pas profond, on rampa jusqu'à quelques trous de protection qui avaient été abandonnés par les Anglais. Le sergent Kretzer reçut une balle dans les reins tandis qu'il rampait; il put juste me dire «Saluez de ma part. .. » avant de mourir. Zanger et moi étions dorénavant les seuls survivants de notre groupe. Comme le reste de la compagnie avait pu observer notre sort depuis la ferme, personne n'osa plus s'avancer sur le champ; et nous sommes restés ainsi toute une journée allongés dans nos trous de protection.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 49 Alors que le tir faiblissait un peu, je vis qu'un des jeunes soldats, qui occupait avec deux autres le trou voisin, regardait prudemment en direction des Anglais. Je lui criai de se baisser, il obéit. Mais sa curiosité l'emporta. Au bout de quelque temps, il voulut jeter un nouveau coup d'oeil. A peine sa tête fut-elle visible qu'il fut atteint en plein front et s'écroula,mort. Les deux camarades cherchèrent alors à se débarrasser de son corps car il n'y avait guère de place dans le trou. Ce faisant, un des deux se redressa un peu trop et fut touché dans le dos. Il retomba mort dans le trou et le cadavre de l'autre s'affala sur lui. Il y avait à présent deux morts et un vivant dans le trou.

– extrait des cahiers d'un survivant : page49-1  Les blessés graves restèrent au sol; certains poussèrent des râles et des plaintes jusqu'au soir, jusqu'à ce qu'ils meurent eux aussi.

– extrait des cahiers d'un survivant : page  50 Le terrain séparant les deux tranchées était jonché de morts et de blessés que personne ne pouvait secourir. Zanger et moi sommes sortis à nouveau indemnes de cet enfer.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 51  Beaucoup de cadavres anglais, tombés trois semaines plus tôt, se trouvaient encore sur le champ de bataille de Violaines. On vit plusieurs corbeaux installés sur eux, en train de prendre leur repas.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 52  . Une nuit, je fus chargé, avec huit autres hommes, de couvrir les pionniers qui travaillaient devant. On se tenait à six mètres en retrait, prêts à tirer et les sens aux aguets. On ne voyait rien, on n'entendait rien. Soudain 
deux cris terribles éclatèrent dans la nuit; ils avaient été poussés par nos sapeurs. Nous avons ouvert le feu dans la nuit, en nous précipitant vers les deux hommes. Ils gisaient dans la sappe ; l'un était mort, l'autre grièvement
blessé. Tous deux avaient été poignardés par des hindous venus doucement, en rampant.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 53 Durant environ un quart d'heure, on n'entendit ni ne vit plus rien, et on était à nouveau tranquillisés, quand soudain un coup de sifflet transperça le calme de la nuit. Au même moment une salve fut tirée juste devant nous et
les hindous nous assaillirent en poussant des cris stridents. Nous fûmes totalement surpris et beaucoup d'entre nous perdirent leur sang-froid. Je tirai très vite mes cinq cartouches, mis ma baïonnette au canon, puis me
postai contre le mur antérieur de la tranchée. Les hindous tiraient dans la tranchée, du haut de celle-ci. Mais comme on se pressait contre le mur antérieur, leurs balles ne frappaient que le mur du fond; il leur était
impossible de nous voir dans la tranchée très sombre, tandis que nous, on les voyait tout de suite, puisqu'ils se découpaient contre le ciel. On tirait vers le haut, on piquait avec notre baïonnette, et aucun hindou n'osa entrer dans la
tranchée. Mais au bout d'un moment, un horrible cri nous fit comprendre qu'ils avaient réussi à pénétrer à une trentaine de mètres de nous. Une confusion terrible s'ensuivit. On fut emportés par une foule de soldats et
tellement comprimés qu'il me fut impossible de fouiller dans ma cartouchière pour recharger mon fusil. L'agitation et l'obscurité firent que certains d'entre nous tirèrent dans la tête de leurs propres camarades.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 60C'était une vision horrible; les morts, les blessés gisaient partout, Allemands et Anglais pêle-mêle, et le sang ruisselait encore de leurs blessures.En regardant dans les tranchées, on ne voyait qu'un entrelacs de jambes
gainées de bandes molletières et de mains crispées, brandies vers le ciel. Le sol de ces tranchées était complètement recouvert de morts. On dut enterrer ceux qui se trouvaient dans nos positions. On enleva un peu de terre près du
mur du fond de la tranchée; on coucha les morts et on les recouvrit de terre. Comme il n'y avait aucune possibilité de s'asseoir dans les tranchées, ces petits monticules nous servirent de sièges. Puis il recommença à pleuvoir.
Les tranchées se remplirent bientôt d'eau et de boue et, bientôt, on fut si sales que seul le blanc de nos yeux restait visible.   Je fus envoyé chercher des munitions ;je vis partout, sortant de terre, des bouts de bottes, des mains crispées et aussi des cheveux collés par la saleté. C'était une vision épouvantable, qui me poussa presque au désespoir. J'étais tellement dégoûté de tout que je n'attendais plus rien de la vie. Les combats duraient depuis octobre à cet endroit et les morts de cette époque se trouvaient encore sur le terrain, entre les tranchées, car il était impossible de les enterrer.    Un peu à droite de ma meurtrière gisait un soldat allemand, couché sur le ventre, la tête tournée vers moi; son casque était tombé lorsqu'il avait été abattu; sa peau et ses cheveux avaient disparu sous l'effet de la putréfaction,et sur une surface large comme la main, on pouvait voir sa boîte crânienne qui avait été délavée par la pluie et le soleil. Dans une main, il tenait encore son fusil rouillé, baïonnette au canon; la chair de ses doigts avait pourri et les os apparaissaient. C'était surtout la nuit que je ressentais une impression bizarre, en voyant ce crâne blanc devant moi. A cause des  61 balles tirées sans arrêt, surtout de nuit, ce corps était transpercé comme une passoire.

– extrait des cahiers d'un survivant : page61Des deux cent quatre-vingts hommes que comptait la compagnie lorsqu'elle partit au front, nous n'étions plus que cinq à avoir vécu la guerre sans  interruption. Il fallait ajouter à cela les pertes de plusieurs centaines
d'hommes provenant des détachements qui nous avaient été affectés en cours de campagne.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 74Les Prussiens nous racontèrent alors qu'ils avaient déjà attaqué à plusieurs reprises les positions russes, mais qu'ils avaient été refoulés chaque fois avec de lourdes pertes. Leurs morts se trouvaient toujours là-haut, ensevelis sous la neige. L'espace d'un instant, je levai la tête, et je vis plusieurs mains raides et des baïonnettes sortir de la neige. Je vis aussi beaucoup de légers monticules dans la neige, sous lesquels devaient se trouver des cadavres. On ne pouvait chercher la nourriture que durant la nuit. Comme aucune cuisine de campagne ne parvenait jusqu'à nous, tout était préparé dans la vallée, dans des marmites portatives. Avant que les préposés à la nourriture aient gravi les mille mètres, le repas était froid, tout comme le café, et, de fait, on ne mangeait chaud que tous les trois jours.    Lorsque ce fut mon tour d'aller chercher la nourriture, je me mis à manger ma portion tout de suite dans la vallée. Le pain de campagne était tellement gelé que l'on arrivait à peine à en couper un bout avec un canif. Je mis le morceau de pain coupé sur ma poitrine, entre ma chemise et mon maillot de corps, pour le réchauffer.    Presque tous les soldats souffraient de maux de ventre et de diarrhées à la suite de refroidissements. La plupart avaient du sang dans les selles. On frôlait le désespoir, sans autre espérance que la mort, une blessure, des membres gelés ou la captivité. Un découragement incroyable régnait parmi les soldats et on ne tenait que par la contrainte terrible. Le plus dur, c'était ces nuits glaciales qui n'en finissaient pas. Il n'était pas question de dormir;tous sautillaient d'une jambe sur l'autre, battaient des bras pour se réchauffer un peu. Parfois les Russes se mettaient à tirer plusieurs salves depuis les hauteurs. Alors la plupart d'entre nous levaient leurs mains au-dessus de la neige, dans l'espoir de se faire blesser pour être renvoyés à l'arrière, à l'hôpital. Les pieds, les bouts de nez et les oreilles de certains soldats gelèrent lors de nuits particulièrement froides. On trouva un matin deux guetteurs morts de froid dans la neige.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 75    Le matin venu, on donna l'ordre de l'attaque. Je crus que nos chefs étaient devenus fous. Attaquer … avec des soldats à demi-morts, épuisés. On sortit de la tranchée à dix heures du matin. Auparavant. on avait fait des escaliers  à l'aide de nos pelles, A peine étions-nous en vue que d'en haut la fusillade nous accueillit, il nous était très difficile de progresser dans l'épaisse couche de neige. Déjà certains s'écroulaient, touchés. Des blessés légers couraient la tranchée. Et puis, tout d'un coup, comme si un ordre avait été donné,regagnèrent la tranchée. Les morts et les blessés graves restèrent au sol;on entendit des plaintes jusqu'au soir, jusqu'à ce qu'ils meurent. On fut
enfin  relevés la nuit suivante, et on redescendit au village d'Orawa. On était restés seize jours en haut, 'sans être relevés

– extrait des cahiers d'un survivant : page 87 Une balle transperça le dessus de mon sac, traversant ma trousse de toilette, déchirant deux paires de chaussettes. Je m'attendais à être transpercé d'un instant à l'autre. J'étais dans un état de terreur indescriptible.Je me mis à implorer plus de saints qu'il n'en existe dans le ciel. Je vis qu'il m'était impossible de rester derrière mon chêne; je retirai mon sac et, en levant la tête, je vis à trois mètres sur ma droite un renfoncement d'une vingtaine de centimètres de profondeur, à peu près de la longueur d'un homme. Je me mis à ramper tout doucement, collé au sol, vers ce renfoncement – 88- , en essayant d'éviter de remuer les basses branches de mûriers. Je tirai
mon sac derrière moi.

– extrait des cahiers d'un survivant : page113Je saisis ses mains pour les éloigner de sa figure, et fus profondément horrifié. Une balle avait rendu aveugle le pauvre malheureux. Ses yeux pendaient hors de leur orbite. Je n'avais encore jamais rien vu d'aussi horrible. Les pleurs du pauvre bougre me touchèrent tellement que je me mis à pleurer moi aussi. Deux brancardiers arrivèrent au bout de quelques instants et le prirent en charge.

– extrait des cahiers d'un survivant : page120 Je découvris un spectacle épouvantable.Becker était assis dans son trou et me fixait. Je voyais bien qu'il voulait me parler, mais n'arrivait pas à sortir le moindre son. Il vomissait sans arrêt, sa chemise et son pantalon en étaient tout tachés. Je me mis à l'examiner et découvris une blessure à la nuque. La balle russe avait traversé la terre fraîchement retournée, avait pénétré dans la nuque et était sans doute restée dans sa gorge. Je lui pansai le cou tant bien que mal, ne pouvant faire beaucoup plus.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 122On fut confrontés à une vision terrifiante en passant devant une maison entièrement brûlée. II s'agissait sans doute d'un dispensaire russe,vu le nombre de cadavres carbonisés qui gisaient sur le sol. Un de ces cadavres se trouvait un peu à l'écart et n'avait brûlé que d'un côté; sans doute un blessé qui avait tenté de s'enfuir mais n'avait pas réussi à ramper plus loin. « Mort en héros pour la patrie! » Quel mensonge! J'ai vécu des tas de choses dans cette guerre mais, sur mille morts, j'ai du mal à me souvenir d'un seul héros.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 27Je priai Dieu de m'aider,implorant comme on le fait face au pire danger. C'était une supplication   tremblante et pleine de peur, venant du plus profond de moi-même, un cri fervent et douloureux vers le Très-Haut. Une prière bien différente de celles de tous les jours, qui ne sont souvent que des phrases machinales, dites par habitude!

– extrait des cahiers d'un survivant : page143Tout à côté de nous, il y avait un abri, occupé par huit fantassins. Une courte tranchée conduisait à la porte d'entrée, à côté de laquelle il Y'avait une petite fenêtre. Un des premiers obus tomba tout près de la porte, si bien
que la tranchée en fut obstruée, empêchant les fantassins de sortir. Ils arrachèrent de l'intérieur la petite fenêtre et l'un après l'autre se mirent à ramper vers l'extérieur pour prendre leur poste dans la tranchée. Comme le dernier d'entre eux allait se faufiler à travers l'ouverture du fenestron, un obus s'abattit sur l'abri qui s'effondra. Le fantassin avait le haut du corps et les mains qui sortaient par la fenêtre, tandis que ses jambes pendaient à l'intérieur de l'abri; il était coincé et ne pouvait se dégager ni vers l'avant ni vers l'arrière. Mort de peur, il criait au secours. Deux de ses camarades essayaient de le tirer de là, mais sans succès. Des obus qui tombaient à proximité obligèrent les deux soldats à rechercher ailleurs une place plus sûre. Le pauvre dut rester là, tout seul, cherchant par tous les moyens, avec les mains et les bras, à se protéger contre les monceaux de terre qui voltigeaient autour de lui. Enfin, au bout d'une demi-heure, le tir d'artillerie prit fin; on put s'occuper du malheureux; comme il était impossible de le dégager autrement, on dut scier le morceau de sapin qui se trouvait sous lui pour le libérer. On descendit alors le soldat à moitié mort de peur et on découvrit qu'il n'avait pas la moindre égratignure
– extrait des cahiers d'un survivant : page 143. La pleine lune illuminait la région comme en plein jour. Pour me réchauffer, je me balançais d'un pied sur l'autre. Soudain, en face, une détonation claqua. La balle frôla mon casque du côté droit à la hauteur du front et en arracha la peinture grise. J'en fus passablement effrayé' et l'officier aussi. Comme la paroi arrière de la tranchée était en biais et couverte de neige, un Russe avait sans doute
144 remarqué le mouvement de ma tête et avait voulu m'expédier dans l'au-delà.Je me montrai dorénavant beaucoup plus prudent 
– extrait des cahiers d'un survivant : page 147. En faisant ce travail, un des hommes, un type sympathique, horloger de métier, fut atteint au cou et tomba. Je pus encore le voir lever une main et me fixer avec des yeux hagards, comme pour me supplier de lui porter secours. Mais immédiatement sa tête tomba en arrière: il était mort. On fut tous effrayés par la mort subite et inattendue de notre camarade. La nuit même, nous avons transporté
sa dépouille sur un brancard, au cimetière du régiment où il fut enterré le lendemain.

– extrait des cahiers d'un survivant : page154A terre, il y avait un tué. Un infirmier nous raconta que le mort était un permissionnaire qui avait quitté la position le matin même pour partir chez lui.Comme il longeait la tranchée, plusieurs obus éclatèrent devant lui.Immédiatement ,il rejoignit l’abri d’infirmerie pour attendre la fin des tirs. Un obus tomba derrière l’abri et un tout petit éclat traversa le morceau de sapin qui formait l’encadrement de la fenêtre pour toucher le malheureux en plein front. Il était tombé raide mort du banc sur lequel il était assis. Le pauvre bougre, qui était déjà chez lui en pensée, ne devait plus jamais revoir les siens.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 158 Soudain, j'entendis en face une sourde décharge. Je connaissais ce bruit;c'était celui d'un lance-mines; comme je ne savais pas où elle allait tomber, je me sauvai dans la tranchée et tendis l'oreille; tout à coup, je l'entendis
justement venir dans ma direction, d'abord faiblement, puis très fort, tseh,tseh, tseh, c'était la mine qui fendait l'air en sifflant. De peur, le sang se figea presque dans mes veines. J'eus à peine le temps de me jeter par terre à plat
ventre que la mine explosa au-delà de la tranchée avec un bruit effrayant, à peine deux mètres derrière moi. De la fumée, de la neige, des mottes de terre et des éclats se mirent à voler de toutes parts. J'avais au moins une brouette
de terre sur le corps. Je me secouai pour m'en débarrasser. Je bondis rapidement pour me mettre à l'écoute, car j'attendais une deuxième mine. Je n'avais pas le droit d'abandonner mon poste.     Le sous-officier Blau vint alors en courant, il avait entendu la mine qui avait explosé tout près de moi. Il cria: «Etes-vous blessé ?» Je lui dit que non. Il ajouta: «Il faut, dès que vous entendez la détonation, vous réfugier dans le terrier.» «Quel terrier ?» lui répondis-je. Il me montra alors, tout près du poste, un trou avecun coffrage de bois, creusé dans le sol de la tranchée et qui pouvait recevoir facilement un homme. Boum, de nouveau une détonation en face. Le sous-officier Blau rampa vers le terrier et comme il n'y avait plus de place pour moi,je me jetai de nouveau à même le sol de la tranchée. Et déjà la mine arrivait en sifflant. Cette fois, elle vola un peu plus loin par-dessus nous. Blau regagna son abri. Plusieurs autres mines nous tombèrent encore dessus, mais plus aussi près. Finalement, je décidai de ne plus occuper mon poste de garde et de rester tout le temps tapi dans le terrier.La relève vint enfin. Nous devions être relevé chaque heure, à cause du froid terrible. J'allai donc vers l'abri, éclairé par une bougie; j'enlevai mes  
159  bottes gelées et dures comme de la pierre. J'essayai de me réchauffer un peu les pieds près du poêle. Le bonnet de laine que j'avais tiré sur ma bouche et mon nez était tellement couvert de glace devant ma bouche qu'un glaçon presque aussi grand que le poing s'y était formé. Lorsque je me fus un peu réchauffé. je me couchai pour dormir. Deux heures passèrent très vite,jusqu'à ce qu'arrive de nouveau mon tour de garde. J'eus à peine le temps de réaliser que je m'étais endormi que déjàje devais assurer la relève. Chaque nuit, nous devions assurer six fois la garde. Naturellement, les autres camarades n'étaient pas mieux lotis. Les nuits nous paraissaient interminables.

– extrait des cahiers d'un survivant : page179La position sur laquelle se trouvait l'infanterie russe ainsi que les barbelés avaient été mis en pièces par le feu roulant. On dut prendre d'assaut la tranchée russe.   C'était facile. On ne nous opposa pas la moindre résistance. D'ailleurs la tranchée avait été complètement pulvérisée. Des cadavres déchiquetés s'y trouvaient épars. De-ci de-là, il y restait encore un blessé russe accroupi dans un coin qui, à notre approche, levait deux mains tremblantes pour se rendre. Derrière la position, il y avait également par endroits des soldats morts, atteints dans leur fuite.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 213Le cadavre offrait un spectacle affreux. L'aviateur était brûlé.Plus aucune trace de ses habits sinon les chaussures et des morceaux de pantalon et de sous-vêtements. Des centaines de mouches assaillaient le corps partiellement calciné. A en juger par son arme, on pouvait constater qu'il ne s'agissait pas d'un soldat allemand. Je vis au bras calciné la chaînette avec la plaque d'identité. Je fis un saut pour savoir qui était le mort. A l'endroit où elle était soudée, la chaînette était fondue, si bien que je pus la saisir avec la plaque. Je ne pus déchiffrer que les mots: «Canada» et «protestant».

– extrait des cahiers d'un survivant : page 214Non loin se trouvaient quelques Anglais tués, dont les uniformes et les visages étaient par endroits entièrement rongés. A côté d'eux, il y avait deux trous d'obus, tout à l'entour le sol était éclaboussé de taches de couleur verte et jaune. Ils avaient été tués par des obus à gaz.

– extrait des cahiers d'un survivant : page 219Au même moment, une mine tomba, à près de trois mètres de moi, dans un trou où trois fantassins étaient tapis. Les membres de leurs corps déchiquetés furent projetés de tous côtés. Je dis à mes hommes que j'allai sauter vers l'avant, qu'ils ne devaient pas me perdre de vue et que lorsque j'aurais trouvé une meilleure protection je lèverais ma pelle. Ils devraient alors courir vers moi aussi vite que possible.

– extrait des cahiers d'un survivant : page231      On amenait sans cesse de nouvelles victimes au cimetière, certaines affreusement défigurées. On publia les pertes de la division: elle avait perdu soixante-cinq pour cent de ses effectifs; des trente-deux officiers qui avaient participé à l'attaque, vingt-deux étaient tombés. Des quarante-quatre hommes de la compagnie de sapeurs de mon bataillon, quatre seulement étaient 232 revenus. Les autres, morts ou blessés. Ma compagnie avait eu beaucoup de chance, car plus de la moitié s'en était tirée sans dommage.

– extrait des cahiers d'un survivant : page239Bientôt, trop tôt hélas, on eut la certitude d'être visés: les obus suivants arrivèrent avec un sifflement qui ébranlait les nerfs; à mon avis, ils étaient de calibre 21. Ils explosèrent juste derrière notre trou et la salve suivante éclata juste devant nous. La batterie avait réglé son tir. «Richert, cria le sous-officier Krâmerdans le trou voisin, cette fois nous sommes perdus! » Je répondis: « Pas encore, peutêtre qu'ils arrêteront bientôt. »    Mais je m'étais trompé. Les salves se suivaient exactement toutes les cinq minutes. Les obus tombaient devant nous, à côté de nous et derrière nous Un quart de notre trou s'était déjà rempli de mottes de terre. Nous étions tassés les uns contre les autres, livides et tremblants. On alluma des cigarettes pour se calmer un peu les nerfs. Toutes les cinq minutes, on tendait l'oreille. Puis, avec une frayeur sans nom, on entendait au loin la décharge, boum-boum-boum-boum, et pendant quelques secondes, plus rien, et puis les obus nous arrivaient dessus en sifflant. Involontairement, chacun se plaquait contre le sol aussi fort que possible, car nous pensions recevoir, chaque fois, un coup au but  « Cette fois, nous l'avons échappé belle, cria Kramer. Un obus est tombé tout près de nous.» Nous étions tout tremblants. Après la salve suivante,une jambe déchiquetée tomba sur nous: quelques fantassins qui s'abritaient  240 non loin de nous avaient été touchés. Le coup les avait certainement tous mis en miettes. Une odeur de cadavres décomposés se répandit aussi. Je me levai et compris pourquoi: un des obus avait explosé sur la tombe, juste derrière nous. Il avait déchiré les cadavres déjà en état de décomposition et les avait projetés en l'air. C'était insupportable. Tout près de nous, il y avait des lambeaux horribles de chair humaine; et de nouveau une autre salve tout près. Nous étions au désespoir. On ne pouvait pas fuir. Si on s'était montrés, on aurait été tout de suite sous le feu des mitrailleuses. Après une autre salve, on entendit derrière nous d'autres cris de douleur. Un obus était tombé pour la deuxième fois sur un entonnoir occupé par des fantassins qui furent tués ou gravement blessés. Malgré leurs gémissements, personne ne se porta à leur secours. Enfin, au bout de deux heures, les tirs cessèrent. Soulagés, on recommença à respirer. La cigarette que j'avais allumée après la première salve s'était éteinte et, dans l'énervement, je l'avais mâchée jusqu'au bout.
– extrait des cahiers d'un survivant : page246. Un conducteur du train qui, assis sur le siège de sa voiture, passait par le ravin, eut la gorge arrachée par un éclat.
Il put descendre de voiture, les bras levés et les yeux remplis d'une angoisse terrible, fit quelques pas et s'écroula, ramassa ses forces pour se relever et retomba dans les bras d'un soldat qui venait à son secours, Il mourut
aussitôt. Mais quand donc ce massacre prendrait-il fin?

– extrait des cahiers d'un survivant : page247 . Je courais vers eux pour savoir ce qui se passait au front. Mes hommes m'avaient rejoint et nous marchions vers l'arrière avec les blessés. Ils nous racontèrent qu'ils avaient été couverts tout à coup de mines et d'obus anglais. Manque de tout ce qui nécessaire pour mener une   existence décente Nourriture, logement, habillement, produits    d'entretien   pour faire fonctionner l'armement, faim,  froid, soif, désespoir, peur, poux etc

3 – MANQUE DE TOUT 
 Manque de tout ce qui nécessaire pour mener une   existence décente
 Nourriture, logement, habillement, produits    d'entretien   pour faire fonctionner l'armement, faim,  froid, soif, désespoir, peur, poux etc..

 

– extrait des cahiers d'un survivant : page9. A la tombée de la Nuin un orage violent éclata sur la région ; il fit soudain très sombre et une pluie torrentielle se mit à tomber. Nous étions trempés; l'eau s'était tellement amassée dans nos bottes qu'il nous était impossible de les vider. Nous nous tenions accroupis ou debout dans les champs, à grelotter comme des oies.

– extrait des cahiers d'un survivant : page20 . En un instant, tout rire, toute bonne humeur furent balayés. Tous les visages avaient la même expression anxieuse, tendue: « Que va nous apporter cette journée ?» Je ne crois pas qu'un seul d'entre nous ait pensé à la patrie ou à un quelconque autre mensonge patriotique.

– extrait des cahiers d'un survivant : page20-1 Je ne crois pas qu'un seul d'entre nous ait pensé à la patrie ou à un quelconque autre mensonge patriotique.

– extrait des cahiers d'un survivant : page26-27 Je priai Dieu de m'aider, implorant comme on le fait face au pire danger. C'était une supplication
 27      tremblante et pleine de peur, venant du plus profond de moi-même, un cri fervent et douloureux vers le Très-Haut. Une prière bien différente de celles de tous les jours, qui ne sont souvent que des phrases machinales, dites par habitude!

– extrait des cahiers d'un survivant : page30 Mon Dieu! Quel spectacle que cette maison! Du sang, des gémissements, des râles, des prières! 
– extrait des cahiers d'un survivant : page50 On resta environ quinze jours dans ces tranchées sans être relevés. Comme il pleuvait souvent, elles furent remplies de boue et de saleté, à tel point que l'on restait souvent collé au sol. Nulle part un petit endroit sec, où l'on aurait pu s'allonger ou s'asseoir! Quant à nos pieds, on n'arrivait jamais à les réchauffer. Beaucoup de soldats souffraient de rhumes, de toux, d'enrouement. Les nuits étaient interminables. Bref, c'était une vie désespérante.Et chaque jour les shrapnels causaient des pertes.

– extrait des cahiers d'un survivant : page69       Nous arrivâmes bientôt à destination. J'ouvris la porte et me retrouvai dans une pièce à laquelle il me fut impossible de donner un nom. C'était à la fois une pièce de séjour, une étable et un garde-manger. J'étais ébahi, tout comme mon camarade. Un coin était occupé par deux vaches. Leur urine se frayait un chemin sur le sol argileux jusqu'à la porte d'entrée. Deux enfants à demi-nus grattaient l'argile mouillé pour se confectionner des petites boules qui ressemblaient à nos billes. Une chèvre attachée à un pieu enfoncé même le sol était couchée à côté des vaches. Nulle part un lit ou une table. Un chevalet était fixé au mur, qui devait servir de lit aux quatre soldats autrichiens qui jouaient aux cartes dans un coin. Sous le chevalet, on voyait la réserve de pommes de terre.

– extrait des cahiers d'un survivant : page74 Comme aucune cuisine de campagne ne parvenait jusqu'à nous, tout était préparé dans la vallée, dans des marmites portatives. Avant que les préposés à la nourriture aient gravi les mille mètres, le repas était froid, tout comme le café, et, de fait, on ne mangeait chaud que tous les trois jours.   Lorsque ce fut mon tour d'aller chercher la nourriture, je me mis à manger ma portion tout de suite dans la vallée. Le pain de campagne était tellement gelé que l'on arrivait à peine à en couper un bout avec un canif. Je mis le morceau de pain coupé sur ma poitrine, entre ma chemise et mon maillot de corps, pour le réchauffer.

– extrait des cahiers d'un survivant : page138 . Chacun n'avait droit qu'à une portion, mais plusieurs fois je réussis à en rabioter deux car le soirj'appréciais fort les boulettes avec du pain noir, Je m'arrangeais pour être parmi les premiers servis, je mangeais rapidement ma portion et prenais de nouveau mon tour, en queue de file, Mais un jour, je fus attrapé par le sous-officier qui surveillait la distribution et il en fit rapport à notre énergumène d'adjudant Hoffmann. Je me disais que j'allais drôlement écoper. Mais j'étais à ce point endurci que la chose me laissait indifférent. On entendit: « Richert doit se rendre au bureau. » Je m'y rendis. « Espèce de cafre, vous êtes sûrement Pollak pour qu'une portion ne vous suffise pas. Vous voulez sans doute que je vous flanque au trou. » Tout cela dit sur un ton à faire trembler les murs. Lorsqu'il eut fini, je lui demandai la permission de prendre la parole; je lui expliquai que j'étais originaire de la partie de l'Alsace occupée par les Français et que je n'avais, de ce fait, aucun contact avec les miens; que j'étais réduit à l'ordinaire de la caserne. « S'il en est ainsi, je vous autorise à chercher dorénavant deux portions. » Malgré les apparences, Hoffmann semblait donc avoir encore un peu d'humanité. Ainsi, chaque jour, j'eus droit à mes deux portions. En général, je gardais une portion pour le soir et la réchauffais sur le poêle.

– extrait des cahiers d'un survivant : page148 Un jeune de vingt ans, Seedorf, de Hambourg, nous amusait bien. Tous les deux jours, chacun recevait trois livres de pain. Seedorfmarquait son pain pour y faire des parts. La première marque devait suffire jusqu'au soir, la deuxième jusqu'au lendemain matin, la troisième jusqu'au lendemain soir. Mais dès le premier soir, il avait déjà atteint la marque du lendemain matin. Et d'habitude, il ne lui restait plus rien dès le petit déjeuner. Malgré un ravitaillement serré, il n'y eut jamais le moindre petit vol entre nous, alors même que le pain était là, offert, sur une planche de bois de notre abri                                                          

– extrait des cahiers d'un survivant : page148-1 Notre menu quotidien se composait d'une demi-livre de pain matin et soir, de mauvais café noir, souvent sans sucre, d'un peu de beurre ou de fromage, parfois d'un peu de saucisson, d'ersatz de graisse, le plus souvent de marmelade et également d'une sorte de graisse grise que nous appelions aussi «graisse Hindenburg» ou «graisse de singe». A midi, nous recevions un litre de soupe par tête. Tout était soupe: les nouilles, la choucroute, le riz, les haricots, les petits pois, l'orge, les légumes secs – que les soldats appelaient «barbelés» – les flocons d'avoine, les pommes de terre, etc. Parfois, nous avions droit à de la morue salée et fraîche. Cette pitance était tout à fait immangeable et sentait le cadavre exposé quelques jours au soleil. Les jours sans viande, notre ordinaire se composait de soupe aux nouilles garnie de raisins secs. Jamais la moindre trace d'un petit morceau de viande rôtie, de salade ou de quelque chose de semblable.

– extrait des cahiers d'un survivant : page149 Enfin, après un long trajet, nous avons atteint la ville frontière allemande, près de Eydtkuhnen, où tout le monde dut descendre et se faire épouiller.


– extrait des cahiers d'un survivant : page155  Comme il gelait sévèrement pendant la nuit, il nous fallait constamment chauffer auprès du fourneau de l'abri des sacs remplis d'un peu de sable sec, puis les attacher au manteau de la mitrailleuse, pour éviter que l'eau de la chemise ne gèle, car il est impossible de tirer avec une mitrailleuse gelée. Autrefois, il n'était pas nécessaire de les chauffer, car on mélangeait de la glycérine à l'eau pour l'empêcher de geler. A présent, la glycérine manquait comme beaucoup d'autres choses. Le chauffage n'était pas fameux non plus. Nous ne disposions que de bois de sapin, vert et gelé, qui dégageait une affreuse fumée mais ne voulait pas s'enflammer. Souvent, il fallait presque cracher ses poumons pour avoir un peu de café chaud.

– extrait des cahiers d'un survivant : page160 Très souvent, quand on revenait de la garde avec une faim de loup, il n'y avait même pas un morceau de pain à se mettre sous la dent, sans parler d'autre chose

– extrait des cahiers d'un survivant : page162 Le pain et le reste du ravitaillement qui nous étaient amenés par traîneau étaient durs comme fer. Si un homme n'avait pas tiré le bonnet de laine audessus de son nez, le bout de son nez, devenu insensible, tournait au blanc On reçut l'ordre de se surveiller mutuellement. Chacun reçut en outre une boîte de graisse antigel pour pouvoir s'en frotter les parties gelées et les panser. Le nez, les oreilles, les pommettes, le bout des doigts, les orteils et les talons gelaient le plus vite.    Après quelques jours de repos, nous avons été envoyés tous les jours vers l'avant pour les travaux de mise en état de nos positions. Nous traînions la plupart du temps des plaques de ciment le long de la tranchée vers le poste avancé. Elles allaient servir à la construction des abris. Cen'était pas facile, par ce froid rigoureux. «Mon vieux, t'as un nez tout blanc", se disait-on souvent l'un à l'autre. On se le frottait immédiatement avec de la graisse et on le couvrait d'un pansement. Sur le chemin de l'aller et du retour nous revêtions sur nos uniformes des « chemises de neige» toutes blanches,munies de capuchons, pour ne pas être vus des Russes.

– extrait des cahiers d'un survivant : page167    Dès ce moment, on ne reçut plus sept cent cinquante grammes de pain par homme et par jour, mais seulement une livre. On avait fait le point de l'état des réserves alimentaires en Allemagne et dans les pays occupés, et on avait constaté qu'il était impossible d'assurer la livraison du pain jusqu'à la saison nouvelle. C'est pourquoi, on nous enleva une demi-livre par jour. De toute façon, nous n'avions déjà plus de pommes de terre, car la récolte de l'automne 1916 avait été mauvaise.

– extrait des cahiers d'un survivant : page170    Un jour, je reçus une livre de pain de la famille Gauchel de Rhénanie. Le paquet avait mis quinze jours à me parvenir. La mère Gauchel avait sans doute empaqueté le pain encore chaud car, lorsque je défis le paquet, au lieu de pain, je ne vis rien d'autre que de la moisissure verte. Il était impossible de manger ce pain et pourtant je n'eus pas le courage de le jeter. J'essayai donc d'en faire une soupe. Je mis de l'eau dans une casserole, coupai le pain en morceau et y ajoutai du sel. En chauffant, beaucoup de moisissure se détacha, que j'enlevai à la cuillère

– extrait des cahiers d'un survivant : page172 Lorsque la nuit fut tombée, je pris la direction de l'état-major du bataillon. Déjà la sentinelle faisait le tour du champ de pommes de terre. Chaque fois qu'elle s'approchait de la lisière du bois, je restais agenouillé, en silence, derrière la broussaille. A la fin, il n'y avait plus qu'un buisson entre moi et le chemin qu'empruntait le soldat. Je le laissai passer et après qu'il fut arrivé au bout du chemin, je me mis à ramper vers le champ et, avec les mains, déterrai les tubercules que je fourrai dans un sac de sable vide. Chaque fois que passait la sentinelle, je me couchais immobile entre les plants et, dès que le danger était écarté, je recommençais à fouiller. Aussi, mon sac se remplissait peu à peu et j'estimais mon butin à une douzaine de kilos. Il me sembla qu'il y avait relève de la garde, Car j'entendis deux soldats qui parlaient au bout du champ. Je profitai de l'occasion pour ramper en direction de la forêt d'où je m'éloignai au pas de course.

– extrait des cahiers d'un survivant : page175 je me précipitai vers mon plant de pommes de terre qui se trouvait toujours tout seul, dans ce vieux creux de terrain et que,

visiblement, personne n'avait découvert. Je l'arrachai sur le fumier; il Y pendait quatre pommes de terre. Je les lavai, les mis à cuire dans de l'eau salée et les mangeai. Quel plaisir! Je ne me souviens pas de plus beau repas de fête, avant ou après la guerre. 

– extrait des cahiers d'un survivant : page176 Je m'en fus vers ma voiture, pris le sac dans lequel j'avais entassé tout ce que je possédais, le vidai, détachai la cisaille fixée à l'engin et fis un grand tour autour de la· sentinelle. La nuit était sombre, cela favorisait mon entreprise. Au milieu, entre les deux sentinelles, je me couchai à terre à trente pas de la clôture et attendis le passage de la patrouille pour ramper   177 ensuite en direction du verger, Je pris la cisaille et me mis à couper le fil de fer; je fis un trou, l'écartai et me glissai à travers; puis je refermai le trou. Je posai ma casquette sur le sol pour retrouver l'endroit à mon retour. Prudemment je m'avançai dans le jardin et tâtai les branches tombantes pour voir si leurs pommes et leurs poires étaient mûres, ou bien je ramassai les fruits tombés pour y mordre. Je cherchai longtemps, mais ne trouvai rien à mon goût. Enfin, je sentis sous un arbre beaucoup de fruits tombés, j'en pris un et y mordis. C'était une très bonne pomme, mûre à point. Je remplis mon sac à ras bord, le fermai en le nouant avec une ficelle et je déguerpis. Après avoir cherché un long moment, je retrouvai enfin ma casquette et le passage. Je filai sans être vu.

– extrait des cahiers d'un survivant : page178 En un rien de temps, les canots furent déchargés et poussés dans l'eau. On nous répartit à toute allure et on prit place dans les canots: vingt hommes dans chacun. Six pionniers saisirent les rames et en avant pour passer le fleuve. C'était on ne peut plus inquiétant. Nous étions courbés dans nos barques, l'eau gargouillait, les balles sifflaient au-dessus de nous. Le fleuve tout entier grouillait de barques qui se dirigeaient vers l'autre rive aussi rapidement que possible. Quelques obus russes tombèrent dans le fleuve, entre les canots, et soulevèrent de grandes gerbes d'eau. Juste devant notre barque, une autre embarcation fut atteinte de plein fouet. Elle sombra en quelques secondes. Les soldats indemnes se battirent un court moment contre les vagues avant de disparaître. J'en eus froid dans le dos. En voyant cela, je me débarrassai de mon fusil, défis mon ceinturon et mis le tout à côté de moi dans la barque, au cas où le même sort nous serait réservé, afin de pouvoir mieux nager. Je craignais de recevoir des tirs d'infanterie ou des mitrailleuses russes. Cependant, tout restait calme de l'autre côté. Nous approchions maintenant de la rive et notre artillerie portait son feu plus en avant. Notre canot s'échoua en crissant sur le sable. Nous sautâmes dehors, trop heureux de sentir de nouveau la terre ferme sous nos pieds                         

– extrait des cahiers d'un survivant : page184 Je répondis que oui. Toutes trois étaient pleines d'enthousiasme par les récits de victoires qu'elles avaient lus dans les journaux.

– extrait des cahiers d'un survivant : page186 Non loin de la gare, ily avait un camp de prisonniers installés dans des baraques. De hautes barrières de  
    187 fils de fer barbelés entouraient les cours dans lesquelles ils pouvaient se mouvoir. Comme ces hommes avaient l'air misérables. Blêmes, amaigris, les yeux à moitié éteints, ces pauvres malheureux se tenaient là par groupes. La faim semblait les avoir rendus hébétés et indifférents. Ici, toutes les races et nations étaient représentées: Français, Belges, Anglais, Ecossais avec leurs petites jupes, Italiens, Serbes, Roumains, Russes, Indiens, Arabes et Africains. Tous avaient dû quitter leur pays natal pour payer un lourd tribut à l'effroyable dieu de la Guerre.

– extrait des cahiers d'un survivant : page196 . Sur le pont de la Duna, je croisai une vieille femme qui titubait et qui ne cessait de gémir. Je lui demandai ce qui lui arrivait. « J'ai faim", me dit-elle; ses yeux étaient fatigués et immensément tristes. Elle portait un grand cabas. Je déposai mes pommes de terre et en remplis son sac à ras bord: dix livres environ. La femme n'en finit plus de me remercier. Je lui dis:« N'en parlons plus, ne vous en faites pas, c'est bien ainsi", et je m'en fus vers mon quartier. Ce soir-là. je fis bouillir une marmite entière pour la partager avec mes deux camarades de chambrée.

– extrait des cahiers d'un survivant : page197 . Un soir, j'entrai par hasard dans la pièce occupée par mes hommes. Mon étonnement ne fut pas mince de constater qu'ils étaient en train de manger une bassine entière pleine de viande rôtie. «Tonnerre de Dieu! Où avez-vous trouvé cette viande?" Ils me regardèrent en riant et m'invitèrent à être des leurs. Mais je ne savais toujours pas la provenance de leur repas. A la table était assis un Westphalien à la figure très ingrate et aux yeux larmoyants. Il tenait à pleines mains un morceau de viande dégoulinant, y mordait et le dégustait Il pleines dents. Il me faisait penser à un cannibale. «Tu sais, Richert, dit-il enfin, hier soir j'ai abattu un gros chien avec mon revolver. .. » C'était donc du chien qu'ils mangeaient. Voilà jusqu'à quel point les soldats étaient tombés.

– extrait des cahiers d'un survivant : page225 Vers midi, la soif se mit à nous tourmenter. J'avais bu une partie de mon café et distribué le reste à mes mitrailleurs. Nous avons aperçu non loin de nous un imposant trou d'obus. Un des nôtres se mit à ramper dans cette direction, muni d'une casserole, et trouva, comme il l'avait justement présumé, un peu d'eau amassée dans le fond. Il disparut dans le trou, pour reparaître tout de suite avec sa casserole et nous rejoindre. Mais quel jus il nous rapporta là! Une véritable bouillasse … On mit un mouchoir sur une autre casserole pour y faire passer l'eau et la purifier un peu. Puis chacun savoura quelques gorgées de cette boisson dégoûtante

– extrait des cahiers d'un survivant : page230 . Je vis là un petit bâtiment qui ressemblait à une buanderie d'où il me semblait entendre un ronflement sonore. Je m'approchai doucement de la porte vitrée, et appuyai sur la poignée. La porte était fermée à clé. Je vis qu'un coin de la vitre était cassé et, avec la lampe de poche, j'inspectai l'intérieur. Je bondis presque de joie. Sur une table, juste en face de la porte, il y avait un beau tas de pains, à côté de boîtes de trois quart de kilo de saucisse de foie, sans compter les boîtes de cigares et de cigarettes. C'était évidemment le ravitaillement du groupe de camionneurs. J'allai doucement vers mes camarades et les réveillai:«Il faut qu'on déménage », leur dis-je. «T'és fou ou quoi?» me répondi  
231 rent-ils. Je leur fis part de ma découverte. Ils ne tardèrent pas à se lever. On se prépara en silence et, sur la pointe des pieds, on se dirigea vers la porte. Je passai la main à travers le trou de la vitre et tirai le verrou. J'ouvris lentement la porte et entrai à pas feutrés. Je tendis à mes deux compères trois pains, deux boîtes de cent cigarettes et pris trois boîtes de pâtés. On repartit comme on était venus. Le dormeur qui continuait à ronfler fut sans doute passablement étonné de découvrir l'état de ses stocks au réveil. Après avoir longuement cherché, on trouva enfin refuge dans une grange. A la lueur d'une bougie, on se mit à déguster notre butin.

– extrait des cahiers d'un survivant : page252 . On mangeait dans des baraques; deux prisonniers italiens étaient chargés d'enlever les plats et de débarrasser les tables. Ils faisaient peine à voir. Je vis que celui qui emportait la vaisselle nettoyait chaque assiette avec ses doigts avant de les lécher. «Eh bien, pensai-je, ces pauvres gens travaillent dans une cantine et sont presque en train de mourir de faim.» Je leur fis signe de venir tous les deux et leur donnai une de mes portions qu'ils mangèrent avec avidité. Ils me firent beaucoup de gestes, le regard plein de 
 253 reconnaissance Les pertes causées par les erreurs de tir des   batteries amies Les pertes causées par les erreurs de tir des  batteries amies 

4 – LES PERTES CAUSEES PAR LES ERREURS DE TIR DES BATTERIES AMIES  

– extrait des cahiers d'un survivant :18 Les obus allemandes nous avaient causé plus de pertes que les françaises

– extrait des cahiers d'un survivant :24 Une grosse mine explosa au-dessus de nous. D'autres suivirent. Plusieurs hommes s'effondrèrent, foudroyés. A présent tout le monde voulait battre en retraite pour chercher un abri; c'était notre propre artillerie qui nous tirait dessus, et c'était particulièrement révoltant. Le lieutenant Vogel criait: En avant! Comme quelques soldats tergiversaient, il en abattit quatre sans hésiter; deux furent tués, deux blessés.

– extrait des cahiers d'un survivant :41, comme les quatre hommes placés en avant-poste, dans un petit bout de tranchée à cinquante mètres devant nous, ne revenaient toujours pas, je fus envoyé avec un autre pour voir ce qui se passait. On fit le trajet en rampant. Nous les avons découverts morts tous les quatre, tenant encore leur fusil. Comme le prouvaient leurs blessures à la nuque et dans le dos, ils avaient été tués par les tirs trop rapprochés de l'artillerie allemande.

– extrait des cahiers d'un survivant :50 Le lendemain, notre artillerie voulut bombarder la tranchée ennemie, mais son tir était trop court. Le premier obus éclata en plein dans nos lignes. Trois soldats furent déchiquetés et leurs morceaux projetés très haut en l'air. Voyant cela, les hindous rirent et braillèrent de joie

– extrait des cahiers d'un survivant :226 . Vers quatre heures de l'après-midi, un obus allemand tiré trop court éclata soudain trois mètres à peine à côté de nous. Bientôt vint un deuxième qui éclata exactement à côté du trou où se trouvait l'autre mitrailleuse et recouvrit presque tous ses servants de terre. Un autre obus explosa et puis un autre encore. Je dis à mes hommes:« Mettez votre sac, prenez le masque à gaz et le casque lourd, on va ramper vers l'arrière: je ne veux pas être tué par nos propres canons!- Ordres et actes contraires aux lois de la guerre

5 – ORDRES ET ACTES CONTRAIRES AUX LOIS DE LA GUERRE.

28 – extrait des cahiers d'un survivantCe général donna alors l'ordre suivant aux chefs de compagnie, ordre qui fut lu à chaque compagnie: «Aujourd'hui on ne fait pas de prisonniers. Les blessés et les prisonniers doivent être abattus. »

29– extrait des cahiers d'un survivant Je constatai, horrifié, qu'il y avait parmi nous des monstres pour transpercer à la baïonnette ou fusiller à bout portant les pauvres blessés sans défense qui imploraient la pitié. Un sous-officier de notre compagnie du nom de Schürk, un Badois de la classe précédente qui avait rempilé, tira d'abord en ricanant dans le postérieur d'un blessé qui gisait dans son sang; puis il tint le cànon de son fusil devant la tempe du malheureux qui demandait grâce et appuya sur la détente. Le soldat mourut, libéré de ses souffrances. Mais je n'oublierai jamais ce visage déformé par la terreur.      A quelques pas de là, dans un fossé, gisait un autre blessé, un homme jeune et beau. Le sous-officier Schürk se précipita vers lui; je le suivis. Schürk voulut le transpercer de sa baïonnette; je parai le coup et hurlai, déchaîné: « Si tu le touches, tu crèves l »

202– extrait des cahiers d'un survivant Quel tableau s'offrit à nos regards! Six hommes fusillés gisaient le long d'une palissade, tous vêtus de l'uniforme russe. Ils étaient couchés, tout recroquevillés. Un autre était assis, dans la neige, le dos appuyé à la palissade. On lui avait coupé la tête en travers, d'un coup de sabre, d'une oreille à l'autre, jusqu'au menton. Le visage pendait sur la poitrine, tandis que le crâne restait relevé: une image horrible! On s'éloigna en frissonnant pour continuer notre route et acheter,  si possible, de quoi manger.

203 – extrait des cahiers d'un survivantLorsque qu'on leur eut dit qu'ils   n'avaient rien à craindre, ils racontèrent que les pendus étaient des habitants de la ville. Deux d'entre eux étaient rentrés chez eux depuis quelques jours, revenant de l'armée. Tous les cinq avaient la réputation de gens paisibles et n'avaient commis aucun mal. La femme tuée était la mère de l'un d'eux, elle s'était désespérément battue contre l'exécution de son fils Les hussards avaient simplement arrêté les premiers venus et les avaient pendus, pour intimider. C'était affreux. Je ne sais pas si ces dires étaient exacts, mais il y a fort à parier qu'ils l'étaient. Le lendemain matin, on poursuivit notre route. Lorsqu'on passa sur la place du marché, les pauvres malheureux étaient toujours là.

205 – extrait des cahiers d'un survivant Lorsqu'on arriva de nouveau à la Kommandantur, on venait d'y amener deux Russes qui, paraît-il, étaient des bolcheviks. Les deux hommes faisaient très bonne impression. Ils ne comprenaient pas un mot d'allemand. J'entendis un officier leur dire: «Attendez, espèces de cochons,demain vous aurez les pieds froids.» Ces deux pauvres hommes allaient donc aussi être libérés!