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Journal de bord d’un soldat alsacien sur le front russe en 14-18

Incorporé dans l’armée allemande en 1915 à l’âge de 18 ans, Eugène Wurtz d’Oltingue avait à son retour, rassemblé ses écrits (Tagesbuch), ses souvenirs et ses merveilleux dessins à l’encre de chine.

Par Clément HEINIS – 17 sept. 2020 à 05:05 – Temps de lecture : 4 min

Joseph Wurtz a retrouvé le «  Tagesbuch » illustré de son père et l’a fait traduire en allemand moderne puis en français.  Photo L’Alsace /CH

Ses souvenirs, Eugène Wurtz les a compilés dans un cahier, finalisé en janvier 1925 et retrouvé par son fils Joseph. Écrit dans l’ancienne graphie « Sütterlin » , il représentait une énigme entre ses mains. C’est Édouard Bohrer et son épouse qui se sont attelés au colossal déchiffrage et à sa transcription en allemand moderne. La traduction en français a été confiée au colonel en retraite Joseph Lutz de Bettlach qui, spontanément, s’est porté volontaire pour réaliser le travail.

« Quarante années de paix (1874-1914) s’étaient écoulées, lorsqu’arrivèrent les événements de 1914 à 1918, sans se douter que c’étaient ces années-là, qui allaient plonger l’Europe dans une dévastation d’une ampleur comme on n’en avait jamais connu auparavant ». C’est par cette introduction qu’Eugène Wurtz démarre son récit. «  Heureusement que tous n’ont pas eu le malheur de tomber sur le champ de bataille pour que ceux qui ont eu le bonheur de revenir aient la possibilité de raconter à leurs proches le drame et les horreurs de cette guerre mondiale ».

Départ et récits du front

Eugène Wurtz raconte ensuite par le menu, la revue des jeunes incorporés à Mulhouse, le départ, la traversée du Rhin. Le voyage s’est effectué en train avec, déjà, des malades : «  Un passager moribond était couché dans le wagon. Ils l’ont évacué pour l’amener à l’hôpital. La mort l’a-t-elle déjà fauché ? Un autre mourut à Kirchheim. Nous avons été incorporés dans le 51e Régiment de Grenadiers de Marienwârder puis au terme de 5 mois d’instruction je suis entré en campagne de Russie. »

Viennent ensuite les récits du front, spirale infernale pour le jeune alsacien : « 23 mars 1916 : premier jour au front. Durant toute la semaine sainte je me suis retrouvé dans les tranchées. Pas de trêve ! C’est la guerre, les Allemands ont continué à pilonner les positions ennemies par un tir d’artillerie nourri. Le 30 avril lors d’une patrouille, nous avons été attaqués. Le 10 juin lors d’une attaque nous avons subi de grosses pertes, beaucoup d’entre nous sont morts noyés en essayant de franchir la Krewienka en crue. Le 25 juin le « bataillon de la mort » russe, composé uniquement de femmes cosaques à cheval, a effectué une contre-attaque. »

« Les assauts étaient meurtriers »

Lors d’un combat, Eugène Wurtz perd un ami et se retrouve lui-même blessé. Il est alors transporté à Neustadt, « à l’hôpital de campagne installé dans une église. Après six semaines de convalescence, je suis reparti au front puis cinq semaines de permission. Au retour, grande parade militaire à Thorn puis retour au front à Galizien, dans les tranchées, sur la côte 417 surnommée Montagne du Diable. Seuls 64 hommes de ma compagnie ont survécu. Les combats et les assauts étaient meurtriers, les Russes utilisaient le gaz. Le 15 mars les Russes ont bombardé la 3e section dont l’abri contenait 100 litres de dynamite. La montagne a été arasée et nos hommes enterrés vivants !»

Rhum, cochon et moules d’eau douce

Le cahier d’Eugène Wurtz ne manque pas non plus d’anecdotes, des moments étonnants, parfois drôles, mais toujours ponctués par les combats et les pertes : « Le 26 mars, au repos j’ai reçu la communion. Affecté comme ordonnance j’ai tué un cochon pour mon chef de section. Le 8 août, parade militaire avec la musique, en vue de l’arrivée du général d’armée autrichien Böhm Ermolli et du comte Bothmer. Replié dans une position plus calme, j’ai troqué du rhum contre du pain blanc avec les Russes qui avaient hissé un drapeau rouge au-dessus de leurs tranchées en signe de paix. Le 5 juin 1917 nous avons traversé la ville de Drohobitsch qui abrite la résidence de son altesse royale le prince Oscar. J’ai été nommé tambour. Le 8 juillet les combats ont repris au lance-flammes et au gaz et les pertes ont été nombreuses des deux côtés. Le pire c’est qu’avec les combats nous ne pouvions pas enterrer les morts. Par 60° c’était infect. Nous avons été relevés, évacués par le Turken-Schlucht (ravin des Turcs) et repliés au château de Ray. Le 30 juillet nous avons atteint la frontière hongroise, matérialisée par le fleuve Zbruz, large de 100 m, riche en moules d’eau douce comestibles. Nous avancions de village en village et creusions à chaque fois nos tranchées tandis que, dans le ciel, le combat continuait. Le 13 septembre alors que nous étions à Merklysolki, j’ai eu ma permission. Adieu camarades, ma faim de soldat est assouvie ! J’ai fait mon devoir après deux ans de pain noir (kummis) ».

« Notre belle Alsace, notre Heimat »

Le 5 octobre, Eugène Wurtz s’est enfui en Suisse. Le 17 novembre avec trois de ses camarades il est passé en France, à Villars, Delle puis Lure «  où nous avons vécu   wie Gott im Frankreich  , comme Dieu en France. Le 2 janvier, nous sommes arrivés à Saint Rambert au dépôt des Alsaciens lorrains où nous étions entre 1500 et 2000 hommes. Nous allions travailler chez les paysans et le 5 juillet nous avons été libérés. Mais ce n’est que le 11 novembre que la guerre a pris fin et que nous avons pu retourner chez nous, notre belle Alsace, notre Heimat ». La deuxième partie du document est remplie de comptines, de poèmes à sa mère et d’odes à l’Alsace chère au cœur d’Eugène Wurtz mais surtout de multiples dessins exécutés à l’encre de chine et très réussis.

Eugène Wurtz a poursuivi sa vie en se mariant et en cultivant la terre à Oltingue son village natal.