Les carnets de guerre (1914-1918) de Dominique Richert avaient trouvé, après moultes tribulations, un écrin digne de leur valeur historique et littéraire au Mémorial de Haute-Alsace à Dannemarie. Avec la menace de fermeture, d’aucuns s’interrogent sur le devenir de ces précieux documents, offerts au musée par les descendants du cultivateur de Saint-Ulrich.

Noëlle Blind-Gander – Hier à 06:15 | mis à jour hier à 15:47 – Temps de lecture : 5 min

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Le destin et les mémoires de Dominique Richert, soldat allemand originaire de Saint-Ulrich, sont présentés au Mémorial de Haute-Alsace. Dans la vitrine, deux exemplaires fermés de ses cahiers.  Photo Noëlle Blind-Gander

Beaucoup de gens méconnaissent encore l’existence de l’œuvre autobiographique de Dominique Richert, « Nickel » pour ses proches, cultivateur à Saint-Ulrich embarqué à 20 ans dans la première boucherie mondiale. À son retour dans le Sundgau, en janvier 1919, il a ressenti le besoin de raconter ce qu’il avait vécu (lire par ailleurs) à hauteur de ce qu’il était et de ce qu’il est resté, un simple soldat qui ne demandait qu’une chose, « que la guerre cessât et qu’il pût rentrer chez lui », ainsi que l’écrit Angelika Tramitz, une journaliste allemande, à l’origine avec Berndt Ulrich, un historien allemand, de la première publication de ces mémoires en 1989 par la maison d’édition Knesebeck et Schuler de Munich ( Beste Gelengenheit zum Sterben ).

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Deux exemplaires ouverts sur une écriture serrée et sans ratures et un texte écrit en allemand, la langue de Dominique Richert.   Photo Noëlle Blind-Gander

Une notoriété internationale

Cette œuvre qui décrit avec précision les horreurs de la guerre, en n’oubliant jamais que dans les deux camps, il y a des êtres humains qui n’ont pas demandé à être là, où il n’est question ni d’héroïsme, ni de gloire, mais de peur, de faim, de massacres absurdes, de tentatives de désertion et aussi de sens des responsabilités, est aujourd’hui de notoriété internationale. Elle a été traduite et éditée pour la première fois en français en 1991 aux éditions de la Nuée bleue ( Cahiers d’un survivant, un soldat dans l’Europe en guerre 1914-1918 ), traduite en anglais en 2012, rééditée par la Nuée bleue en 2016 et encore traduite depuis, en russe et en mandarin.

Une reconnaissance posthume

Dominique Richert, considéré comme l’un des grands auteurs de la littérature de la Première Guerre mondiale, aux côtés d’œuvres comme Le Feu , d’Henri Barbusse, Les Croix de bois de Roland Dorgelès, A l’ouest, rien de nouveau , d’Erich-Maria Remarque, L’adieu aux armes , d’Ernest Hemingway ou encore Ceux de 14 , de Maurice Genevoix, est décédé en 1977 à l’âge de 84 ans et n’aura jamais rien su de la destinée de ses écrits.LALSACE DR musée scan.JPG
Au musée, les mémoires de Dominique Richert sont feuilletables sur une tablette numérique.   Photo Noëlle Blind-Gander

Un récit d’un jet, sans ratures

En revenant chez lui à la fin de la guerre, il a rempli d’un jet durant l’année 1919 neuf cahiers d’écolier Le Calligraphe d’une écriture serrée, en Sutterlinschrift, sans marges et quasiment sans aucune rature, se libérant ainsi de ce qu’il avait à dire. Ces cahiers sont restés dans le tiroir d’un buffet puis ont été cachés dans une caisse au grenier.

En effet, en 1943, ne voulant pas que ses deux fils de 18 et 20 ans soient incorporés de force dans la Wehrmacht, l’ancien soldat Richert les incite à passer en Suisse. Lui et son épouse subiront alors l’expropriation et la déportation dans une ferme du Palatinat, ils sont condamnés aux travaux forcés

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L’œuvre du Sundgauvien aux côtés des grands noms de la littérature de la Grande Guerre.   Photo Noëlle Blind-Gander

Sauvé de l’oubli par Heinrich Böll

C’est en 1958 que l’un des deux fils redécouvre les cahiers dont un est presque entièrement rongé par les souris. « Après quelques semaines d’insistance, Père a écrit cinq pages, un trait d’union entre le cahier précédent et le suivant », témoigne Ulrich Richert dans son propre ouvrage de souvenirs « Retour vers le Sundgau », publié en 1991 (La Nuée bleue).

En 1960, les cahiers tombent sous les yeux de Jean-Claude Faffa, jeune docteur en économie, qui vient souvent converser avec Dominique Richert. Il en saisit la valeur, les tape à la machine et envoie les tapuscrits à des maisons d’édition ainsi qu’à Heinrich Böll, prix Nobel de littérature. Aucun éditeur ne réagit tandis que l’écrivain allemand, « captivé par le récit », selon les mots d’Ulrich Richert, l’adresse aux archives militaires de l’Allemagne fédérale à Fribourg.

Le manuscrit de Dominique Richert a été édité pour la première fois en allemand en 1989, puis en français, en anglais, en russe et en mandarin.   Photo Noëlle Blind-Gander

Angelika Tramitz : « un style lapidaire fascinant »

C’est là que l’historien Berndt Ulrich, travaillant sur la Première Guerre mondiale, met la main dessus et fait part de sa « trouvaille exceptionnelle » à Angelika Tramitz. Tous deux mèneront alors une patiente enquête pour vérifier l’exactitude des faits rapportés et retrouver la trace de l’auteur dont « le style lapidaire nous a rapidement fascinés, très différents des autres récits et souvenirs de guerre », s’interrogeant même sur son existence réelle « tant les qualités littéraires du texte sont fortes et atypiques ».

Aujourd’hui, ces cahiers et leur auteur sundgauvien sont présentés, de manière pédagogique et fort attractive avec les moyens de la technologie moderne, dans l’une des salles du Mémorial de Haute-Alsace et sont consultables à la mairie de Dannemarie. Qu’en sera-t-il demain ?LALSACE DR musée parcours.JPG

L’odyssée du paysan-soldat

La Première Guerre mondiale a surpris Dominique Richert lors de son service actif à la première compagnie du 112e régiment d’infanterie à Mulhouse. « Fin juillet 1914, nous autres soldats n’avions aucune idée de la menace de guerre », écrit-il dans les premières lignes de ses mémoires… Il reçoit son baptême du feu lors de la bataille de Mulhouse. Il sera ensuite obligé de se battre sur les fronts de l’Ouest et de l’Est, en Lorraine, dans le nord de la France, à Notre-Dame de Lorette. Suite aux nombreuses désertions d’Alsaciens du front français, on les en retire pour les répartir dans les régiments prussiens engagés contre les Russes. Il participe en plein hiver à une meurtrière offensive des Carpates, est engagé en Pologne et sur le front de Riga.

Il revient en France en 1917 dans le secteur de Villers-Bretonneux. Sa compagnie est régulièrement décimée et reconstituée avec des réservistes. Dominique Richert réussit à déserter vers les lignes françaises dans la nuit du 23 au 24 juillet 1918. En novembre 1918, l’Armistice est signé alors qu’il travaille comme commis dans une ferme à côté de Saint-Etienne.

(Source : Retour vers le Sundgau , d’Ulrich Richert)

Un pendant français

Le cultivateur Dominique Richert, soldat allemand de 20 ans en 1914, a son pendant côté français, en la personne de Louis Barthas, tonnelier audois de 35 ans, mobilisé en 1914 au 280e régiment d’infanterie basé à Narbonne. Ce dernier a aussi écrit des Carnets de guerre remarqués et publiés pour la première fois en 1978. Rémy Cazals, professeur d’histoire émérite à l’université de Toulouse Jean-Jaurès, lors d’un colloque à Montpellier (1998) a fait une lecture comparée des textes de Dominique Richert et de Louis Barthas : Deux fantassins dans la Grande Guerre , un texte publié quelques années plus tard.

Une lettre au ministre des Armées

Pour le député Didier Lemaire, le Mémorial de Haute-Alsace doit « rester accessible d’une façon ou d’une autre dans une logique bien comprise, de devoir de mémoire qui revêt aujourd’hui, plus encore, une importante particulière ». C’est ce qu’il a écrit le 15 novembre à Sébastien Lecornu, ministre des Armées, demandant d’évoquer le sujet avec lui « en étudiant toutes les solutions envisageables, avant je puisse mettre, autour de la table, l’ensemble des parties prenantes qui pourraient trouver un intérêt évident à voir perdurer ce mémorial ».

https://c.lalsace.fr/culture-loisirs/2023/11/28/que-vont-devenir-les-carnets-de-guerre-de-dominique-richert